Parler des fées n'était probablement pas une bonne idée pour lui et Vijendra était d'ailleurs relativement mal à l'aise de cette situation où il s'était mis tout seul, en sous-entendant qu'il avait déjà rencontré Obéron par une remarque dont il n'avait pas assez vite compris la portée. La question d'Eileen était légitime. Il aurait probablement été curieux aussi, à sa place. Ce n'était pas de la faute de la jeune femme s'il savait désormais des choses qu'il aurait préférées ignorer. Être capable de répondre aux interrogations d'Eileen le rapprochait d'un sentiment d'appartenance qu'il ne voulait pas éprouver.

Il répondit pourtant avec fluidité, ignorant le poids et la douleur qui l'empêchaient de respirer aussi librement qu'il l'aurait voulu.

"Non... Il n'y a pas de Roi. Juste une Reine. Mais c'est quelqu'un d'important quand même. Et puis il est très gentil, aussi."

Il ne savait pas pourquoi il disait ça. Il avait la sensation que c'était important. Obéron - en plus de lui avoir sauvé la vie - avait beaucoup fait pour lui, même si Vijendra n'avait pas été en état de profiter de toute la bienveillance dont il l'avait drapé alors qu'il vivait les pires moments de son existence. Il avait l'impression d'avoir été ingrat de bien des manières, et de continuer à l'être parce qu'il n'était pas capable de faire autrement. Il culpabilisait chaque fois qu'il pensait au Sigisbée. Il aurait voulu être en mesure de le remercier proprement.

L'elfe aurait facilement pu donner plus d'informations. Habituellement, il l'aurait fait. Il était du genre à exposer tout ce qu'il savait dans les moindres détails quand on lui posait une question. Mais pas là. Plus il en racontait, plus il se donnait l'impression d'être un imposteur déguisé avec ses propres habits. Il avait l'impression d'usurper sa propre identité.

Il était humain. Il s'appelait Vijendra. Il était né dans l'Ordinaire et y avait passé le plus clair de son existence. On ne pouvait pas lui retirer ça. N'est-ce pas.. ?

"...C'est quoi, un evoli ?"

Cette nouvelle question venait à point. Elle le tirait des ruminations angoissées dans lesquelles il n'était pas loin de sombrer, comme on se serait mis à rêvasser (comprendre cauchemarder) en plein jour.

Il se redressa et eut une inspiration légèrement plus bruyante que les autres, après laquelle il passa une main contre son visage. Vijendra retourna chercher les yeux d'Eileen.

"Ah oui... C'est vrai qu'ici à part les bermudons qui viennent de mon époque, pas grand monde connait. Parfois je l'oublie. C'est que c'est super connu dans l'Ordinaire. En fait ça vient d'une série de jeux vidéos, ça s'appelle Pokemon. Et donc les pokemons c'est des espèces de bestioles qui ne parlent qu'en répétant leur propre nom. Il y a des gens qui les capturent et qui les dressent pour faire des comb... ats."

Vijendra grimaça, peu convaincu par son propre résumé :

"... C'est que ça paraît super glauque résumé comme ça. Mais c'était très édulcoré... Bref. Il y a un pokemon qui s'appelle Evoli. Il ressemble à un fennec, c'est trop mignon. Presque tous les pokemons évoluent avec l'expérience et Evoli, il peut prendre plein de formes élémentales. Il peut devenir Aquali, Voltali, Pyroli, Noctali..."

Vijendra comptait sur ses doigts en même temps qu'il listait toutes les évolutions d'evoli présentes dans les version rouge, bleue, jaune, argent et or. Il avait suivi la mode à l'époque mais après ces jeux là, il avait lâché l'affaire. Il y en avait trop et ça devenait répétitif. Et puis il avait eu d'autres centres d'intérêt, au lycée.

"... Et il se trouve que j'ai croisé un chenapan un jour, il m'a même aidé à rentrer chez moi. Il y avait un paon blanc aussi... Euh bref, une sacrée histoire. J'étais sur le cul parce que c'était vraiment, exactement un Pyroli. Depuis, j'arrête pas de me demander comment c'est possible, une chose pareille..."

Il avait volontairement omis de parler de la Reine Mab. Même si cette rencontre là avait eu lieu bien avant l'expédition de l'Ordinaire et avait été le fruit du hasard, admettre qu'il connaissait Obéron et Mab à quelques instants d'intervalle, c'était un peu trop pour ses nerfs et pour la fragile perception qu'il avait encore de son humanité.

Eileen hocha subtilement la tête à la réponse du scribe. Elle avait noté que parler des fées n'était pas forcément la meilleure chose à faire, et même si Vijendra était en train de dresser un portrait qui l'intriguait réellement, elle ne voulait pas que sa curiosité heurte son collègue.

Avec un tact qu'elle avait toujours possédé, elle qui parvenait à lire chez les autres bien plus facilement qu'elle ne se comprenait elle-même, la rousse choisit de volontairement embrayer sur un autre sujet. Heureusement pour tous les deux, Vijendra avait mentionné assez de choses différentes pour que le changement ne paraisse ni évident, ni brutal. Et la Diligente était toute aussi intéressée par la réponse à cette question-ci qu'à la précédente.

Elle cacha son soulagement derrière un léger sourire en entendant l'Infortuné sortir un peu violemment de ses pensées et se passer une main sur le visage. Non, décidément les fées n'étaient pas un sujet à aborder. Les chenapans, par contre...

Les sourcils de la jeune fille se froncèrent au fur et à mesure de la description. Pouvait-on réellement se passionner pour des bestioles qui passaient leur temps à dire leur propre nom et à les faire se battre les unes contre les autres ? L'image désagréable de l'Arène se superposa aux explications du pirate, et Eileen n'arrivait pas à savoir si c'était une bonne chose... Néanmoins, son interlocuteur paraissait aussi peu satisfait qu'elle, ce qui devait vouloir dire que le résumé n'était pas à la hauteur du jeu en lui-même, supposait-elle.

La remarque sur le côté glauque lui arracha un léger éclat de rire. C'était bien ce qu'il lui semblait. Elle prit ensuite l'air songeur : avait-elle déjà vu un fennec quelque part ? Elle n'en avait pas le souvenir d'en avoir observé un vivant, mais elle était presque sûre d'en avoir aperçu l'image lorsqu'elle parcourait les encyclopédies ou les imagiers d'animaux sur lesquels elle pouvait mettre la main au Grand Arbre... Cela lui disait quelque chose, toujours.

A l'annonce de la liste, qui paraissait ne pas en finir, Eileen ouvrit de grands yeux étonnés.

"Tant que ça ? Mais il en existe combien au total de ces bestioles, au juste ?"

Pas qu'elle jugeait, loin de là, mais si un seul d'entre eux pouvait exister de tant de façons différentes, c'était qu'il devait y avoir une sacrée réserve, finalement. D'un autre côté, elle réfléchissait à voix haute, sans pour autant dénigrer le discours de son interlocuteur.

"Remarque, il y a beaucoup de chenapans aussi. Je crois qu'il y en a un pour chaque région de l'Île... Sauf le Port et le Bayou, évidemment. Mais, à part celui du Grand Arbre, je n'ai pas le souvenir d'en avoir côtoyé régulièrement..."

Et pourtant, ce n'était pas faute de parcourir le Pays de Jamais depuis son arrivée. Mais elle savait que les chenapans étaient plutôt amis des fées et restaient chez elles... Ce qu'elle n'allait pas mentionner au vu de leur discussion précédente. Eileen se concentra donc à nouveau sur le discours de Vijendra et fit une moue réflexive.

"Mhm... Laisse-moi deviner... Pyroli, c'est le chenapan de feu, c'est ça ?" Un instant de pause. "Tu es bien chanceux de l'avoir croisé, il sort rarement du coin du Volcan." Encore plus aux saisons auxquelles l'Infortuné avait pu le voir. "Je crois l'avoir aperçu lors de la Canicule, mais c'est tout."

L'ancienne Diplomate se perdit dans ses pensées, tentant de rassembler ses souvenirs de l'époque. Elle secoua rapidement la tête. Non, finalement, ce qui lui revenait était beaucoup trop désagréable pour qu'elle se prête à ce jeu. A la place, elle continua.

"Tu pourrais les croquer ? J'aimerais bien savoir s'ils ressemblent vraiment tous aux chenapans qu'on connaît..."

Et puis, elle devait avouer qu'elle appréciait beaucoup le talent de Vijendra pour le dessin. Elle finit néanmoins par rebondir sur l'autre partie de sa phrase avec un air pensif.

"Mais, tu sais, rien n'est Impossible sur l'Île. C'est ce qui la rend si belle et si dangereuse à la fois."

Eileen avait un léger sourire aux lèvres. S'il y avait bien une chose sur laquelle son frère et elle ne tomberaient jamais d'accord, c'était leur rapport au Pays de Jamais.

L'exclamation de la jeune femme désarçonna Vijendra, lequel venait d'achever sa liste des types d'Evoli qu'il connaissait. Sans comprendre tout de suite où elle voulait en venir, il tourna les yeux sur elle, cligna brièvement des yeux. Puis il reprit :

"Je sais pas exactement combien il y en a maintenant... J'ai pas suivi au-delà de la seconde génération. Mais Evoli, disons qu'il porte bien son nom, il offre plus de possibilités d'évolution que les autres. Ah. Mais oui après de toute façon y en a beaucoup, des pokémons."

C'est vrai que ça lui semblait évident mais que ça ne l'était pas forcément aux yeux de quelqu'un qui ne connaissait pas. Après tout il lui avait expliqué le système de duels, mais il avait omis de préciser que l'un des buts explicites du jeu était de collectionner autant de ces bestioles que possible.

Eileen réorientait la question sur l'Île et plus précisément sur ses chenapans, lesquels étaient tout aussi élémentaux que les Evoli et semblaient partager leur apparence. Du moins, c'était l'hypothèse à laquelle l'elfe avait tout naturellement adhéré lorsqu'il avait remarqué que le chenapan de feu était le portrait craché d'un Pyroli. Il n'y avait pas de raison que ça soit différent pour les autres, n'est-ce pas ?

"Mhm... Laisse-moi deviner... Pyroli, c'est le chenapan de feu, c'est ça ? Tu es bien chanceux de l'avoir croisé, il sort rarement du coin du Volcan."

C'est avec un sourire un peu triste que Vijendra se remémora l'apparition de la fameuse créature, tandis qu'il était perdu, effrayé, mais surtout en pleine discussion avec la reine des fées accompagnée d'une escorte et de Colibri. Dire qu'il n'avait pas été loin de confondre le paon avec la reine Mab... Après tout ce qui était arrivé, avoir été capable de cette erreur lui paraissait surréaliste.

"Oui, je crois bien que c'est ce qu'on m'a expliqué quand c'est arrivé..."

Ce souvenir lui paraissait déjà très, très vieux. Pourtant, tout ça n'était objectivement pas arrivé il y avait si longtemps, si ? C'était difficile de garder la moindre notion d'un temps devenu inexistant, mais avant, il avait l'impression d'en avoir une perception tout de même plus nette que ça. Tout changeait, tout se déformait, tout se densifiait. Tout devenait tellement plus long et plein, à tel point que le parcours du soleil n'avait véritablement plus aucune correspondance avec ce qu'il ressentait au fond de lui. Ca le terrorisait, parce qu'il savait que ce n'était pas normal.

Ou bien que ça l'était justement trop, compte-tenu de ce qu'on lui avait expliqué avant qu'il fugue.

Il avait déjà l'air un peu perdu dans ses pensées quand Eileen posa une question qui le rendit plus songeur encore. Dessiner des pokemons n'était pas un souci, cela dit il n'était pas sûr d'être encore capable de le faire avec autant d'exactitude qu'il aurait fallu. C'était une chose de reconnaître un Pyroli quand il en voyait un. C'en était une autre de représenter de mémoire un truc auquel il ne s'était plus intéressé depuis son adolescence, surtout compte-tenu des réflexions qu'il venait de se faire : ces mémoires là faisaient vraiment partie de son Antiquité personnelle.

"Je peux essayer, mais ça va être une interprétation personnelle. Je ne pense pas me souvenir de tout en détail. Ca devrait être assez ressemblant pour que tu puisses vérifier cela dit... Je pense."

Vijendra retira le livre inachevé qui dormait sur le pupitre et allait pour se redresser, le temps de poser ça sur une table et de ramener papier vierge et crayons, quand Eileen coupa son élan avec une réflexion qui tapa un peu trop fort où il ne fallait pas.

"Mais, tu sais, rien n'est Impossible sur l'Île. C'est ce qui la rend si belle et si dangereuse à la fois."

L'elfe coula un regard aigu sur l'ancienne garçonne perdue. Il le détourna presque aussitôt. Certes. Rien n'était probablement impossible sur l'Île. N'en étaient-ils pas la preuve vivante, lui, et tous ceux qui avaient subi un sort similaire au sien ?

"... C'est vrai. Et en même temps ce n'est pas vrai. Il y a des choses qui sont vraiment impossibles, visiblement."

Il s'était rendu compte en même temps qu'il parlait que les humains malencontreusement transformés lors de l'expédition dans l'Ordinaire étaient aussi la preuve de l'inverse. Ils étaient condamnés à rester ainsi jusqu'à leur mort prématurée. La reine Mab elle-même ne pouvait plus rien pour eux.

Laissant échapper un soupir discret, Vijendra décida qu'il valait mieux qu'il continue ce qu'il avait commencé avant de faire cette réflexion sensible, qu'il n'était pas certain d'avoir envie de creuser.

"Je vais commencer par Pyroli. Je m'en souviens mieux vu que du coup, je l'ai plus ou moins eu sous les yeux... récemment."

Adverbe rajouté après une longue hésitation et avec un manque de conviction évident. Reste que c'était plus frais dans sa tête que Voltali et compagnie. Vijendra revint à son pupitre avec le matériel adéquat. De nouveau assis à côté de la jeune femme, il saisit son crayon et se concentra pour tenter de rendre son dessin convaincant.

"Oh..."

L'explication de Vijendra lui arracha une légère marque de compréhension. Oui, apparemment, il y en avait beaucoup. Après un instant de pause, elle frotta ses mains sur ses jambes et sur son visage se peignit une moue réflexive. Elle laissa échapper, un peu comme si elle se parlait plus à elle-même qu'à son compagnon.

"Je me demande pourquoi il n'y a qu'eux, alors..."

Eileen ne pouvait présumer de rien. En réalité, il y avait peut-être plein d'autres de ces -comment avait-il dit, déjà ?- pokémons dans la nature, mais c'était bien la première fois qu'elle en entendait parler et elle était presque certaine que l'un ou l'autre des enfants perdus venant de la même période que le scribe (ou quelque chose d'approchant) aurait pu se faire la même réflexion, si ce jeu était si populaire.

Ou alors, ça avait été le cas et elle avait complètement oublié. Cela ne paraissait pas si impossible.

Finalement, elle fit revenir la conversation sur les fameux Evoli, et notamment sur le chenapan de feu, qui était le seul qu'elle connaissait réellement au-delà de celui du Grand Arbre. Ses souvenirs de sa rencontre avec l'animal ne dataient cependant pas d'une époque agréable. Cette expédition au Volcan avait presque été plus risquée que ce à quoi elle s'adonnait d'ordinaire... selon ses critères personnels, du moins. La rouquin n'avait donc pas particulièrement envie d'y repenser. Elle nota néanmoins du coin de l'œil que Vijendra semblait avoir un souvenir plutôt positif de cette fameuse rencontre, même si la tristesse restait présente dans son sourire. Eileen se demanda brièvement s'il était possible que son collègue fasse preuve d'autre chose, à présent... Les sourires éclatants et la personnalité pétillante qu'elle avait entraperçue lors de leur première rencontre semblait bien loin.

Peut-être parce qu'elle cherchait à détendre l'atmosphère, mais aussi par véritable curiosité, la Diligente se décida à demander à Vijendra s'il pouvait dessiner les créatures auxquelles il faisait référence. Un sourire ravi s'esquisse brièvement sur le visage de la jeune femme : c'était qu'elle avait toujours trouvé les talents de dessin de l'Infortuné fantastiques et qu'elle se réjouissait à chaque occasion qu'elle avait de l'observer.

Son sourire disparu rapidement, néanmoins. Parce que l'une de ses prises de paroles entraîna une réaction de la part de Vijendra qui lui fit aussitôt comprendre qu'elle aurait mieux fait de se taire. Eileen baissa la tête en même temps que son ami la détournait, jouant sans s'en rendre compte avec son annulaire gauche.

"...Pardon, je... J'aurais pas dû dire ça. Je ne voulais pas..." Elle soupira. "...Je suis désolée."

Elle n'avait pas de justification particulière à donner. Elle ne savait même pas ce dont il était question, en réalité. Elle se contentait de faire des suppositions depuis tout à l'heure. Mais une chose était certaine : Vijendra ne vivait pas bien ce qui lui arrivait, et elle venait vraisemblablement de mettre les pieds dans le plat avec une innocente méchanceté qui lui donnait envie de se lever et de partir sans demander son reste.

Elle devrait le savoir, depuis le temps, qu'elle n'était pas faite pour s'intégrer correctement parmi ses pairs. Elle ne l'avait jamais été.

"..."

Elle amorça un mouvement pour quitter le banc de travail et balbutier quelques excuses supplémentaires (son frère commençait certainement à s'impatienter, il fallait qu'elle aille cueillir quelques fruits pour cuisiner, elle avait une course à faire pour San) quand Vijendra prit la parole en se réinstallant. La rouquine lui adressa un regard étonné, avant de tourner rapidement la tête. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il l'oblige, après sa dernière bourde en date. Elle se contenta d'hocher la tête avec un petit sourire, soucieuse de ne pas déranger.

Mais le silence n'était pas aussi agréable qu'il aurait pu l'être. Eileen n'avait rien contre, de manière générale, mais elle se sentait un peu mal à l'aise actuellement. Consciente que c'était uniquement de sa faute, elle finit par reprendre alors que son regard vert glissait sur le papier où le jeune homme commençait à tracer quelques contours.

"...Tu sais, j'ai gardé ton dessin de la dernière fois. Je l'ai affiché sur l'un des murs de ma chambre."

Léger abus de langage, ladite chambre n'étant pas tout à fait terminée, mais le scribe n'avait pas besoin de le savoir.

Vijendra redressa le nez vivement, alerté par le ton comme par le langage corporel de sa voisine de pupitre. Il donnait une nouvelle fois l'impression qu'il venait de se sortir d'une rêverie éveillée.

Dans ses pensées, tourné en direction de son drame personnel, il ne s'était pas immédiatement rendu compte que ses propos pouvaient être désagréables à entendre, ou qu'ils étaient en tous les cas susceptibles de mettre son interlocutrice dans une posture difficile.

La réaction de la jeune femme lui avait permis d'en prendre conscience et désormais, il était tout penaud. Inquiet à l'idée de l'avoir contrariée, il adopta un ton beaucoup plus doux et tenta de la rassurer :

"Oh non, c'est moi qui suis désolé... Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise avec ça. C'est juste..."

Détournant les yeux, l'elfe cherchait ses mots. Ils venaient difficilement car le sujet était sensible. Vijendra n'avait pas pour habitude d'en parler. Cela dit, il n'y était pas entièrement réfractaire à condition qu'on se limite aux faits que son esprit ne rejetait pas violemment. En l'occurrence, il se sentait obligé de se justifier, de peur qu'une mauvaise interprétation ne jette un froid entre lui et l'ancienne perdue. Il aurait détesté ça. Même s'ils se connaissaient encore peu, il aimait beaucoup Eileen.

"Ce qui est arrivé, c'est... difficile. Et c'est difficile de ne pas tout rapporter à ça. Mais ce n'est pas de ta faute. Parfois, même des choses très anodines m'y ramènent. C'est juste comme ça. Alors ne t'excuse pas, d'accord ?"

Suite à une tentative de sourire modestement réussie, qui ressemblait encore à une éclaircie lors d'un jour de lourdes pluies plutôt qu'à un véritable éclat de lumière, le jeune homme se redressa pour aller chercher son matériel de dessin. Se recentrer sur leur sujet de conversation préalable leur permettrait sans doute de se tirer mutuellement de l'embarras.

Il expliqua à Eileen ce qu'il comptait faire, à savoir commencer par dessiner Pyroli car parmi les pokémons qu'elle lui avait demandé d'esquisser, c'était celui dont il avait l'image la moins poussiéreuse en tête, grâce à sa "récente" rencontre avec le chenapan de feu.

Soucieux d'apaiser le mal-être résiduel que les précédents instants avaient pu faire naître, il accorda à la jeune femme un dernier sourire avant de se concentrer pleinement sur la feuille de papier, et sur les traits qu'il était en train d'y faire apparaître.

Comme il sentait la présence d'Eileen à ses côtés, Vijendra essayait de ne pas trop se pencher sur le pupitre, afin qu'elle puisse plus aisément voir le processus en cours de réalisation. Il se rappelait que ça avait plu à Witted, à l'époque, et il se disait que ça l'intéressait peut-être encore maintenant. L'elfe avait tendance à rentrer les épaules, à mettre le nez bien plus près de la feuille qu'il n'avait pu le faire par le passé. Il luttait donc autant que possible contre ce nouveau naturel afin d'éviter de ne montrer à son amie que le rideau de ses cheveux.

"...Tu sais, j'ai gardé ton dessin de la dernière fois. Je l'ai affiché sur l'un des murs de ma chambre."

Vijendra s'arrêta brièvement de dessiner, le temps de faire appel à sa mémoire. Une fois de plus, cette "dernière fois" encore récente pour la jeune femme ne l'était plus tant que ça pour lui, si bien qu'il était obligé de fouiller loin pour que les choses lui reviennent. Le coin de sa lèvre se souleva au moment où cela finit par arriver :

"Ah, oui... Le loup rouge. Tu as réussi à le garder malgré tout ça ?"

Question rhétorique puisqu'elle venait de lui dire que oui, mais il était étonné - et flatté - qu'elle ait tant pris soin de cette esquisse dessinée comme il l'avait pu dans le coin d'un buisson. Avec le Givre, la fin du Givre, son grandissement et tout ce qu'il imaginait que ça avait pu impliquer, ça n'avait pourtant pas dû être sa priorité, loin de là.

Il allait doublement s'appliquer pour ce dessin là, puisqu'il était suffisamment bien installé pour faire quelque chose de mieux que la dernière fois. Ca serait sa façon de la remercier.

Un certain temps plus tard, il se redressa donc pour lui tendre la feuille de papier.

"Voilà le premier... Bon, la mise en scène, j'avoue que c'est assez littéralement ce qui est arrivé ici plutôt qu'un truc inspiré de pokémon."

Pour rendre le personnage plus vivant, il avait effectivement choisi de reproduire sa course poursuite joueuse avec Colibri. On le voyait donc souffler du feu tandis que le paon s'envolait pour échapper aux volutes brûlantes.

Le prochain serait sans doute Aquali, dont il se souvenait relativement bien de la queue de poisson et des nageoires qui lui servaient d'oreilles.

Voilà qu'ils étaient tous les deux mal à l'aise, ce qui n'était pas le meilleur moyen de continuer une conversation. De toute façon, la rouquine était plus ou moins convaincue qu'elle avait bien assez abusé du temps de son collègue. Elle s'apprêtait à marmonner des excuses et à s'en aller quand Vijendra reprit la parole, s'excusant à son tour  avant d'expliquer ce qu'il ressentait.

Eileen avait levé le nez pour le regarder à nouveau, l'écoutant sans rien dire. Elle comprenait bien mieux qu'elle n'avait l'intention de le mentionner. Ses petits malheurs personnels n'étaient rien à côté du drame existentiel que l'Infortuné vivait et il ne lui viendrait jamais à l'idée de faire un tel parallèle à voix haute. Mais... elle voyait où il voulait en venir. C'était probablement le plus important.

Sans un mot, elle se contenta donc de hocher la tête et de lui adresser un sourire pour toute réponse. Très bien, elle ne s'excuserait plus dans un cas pareil. Mais elle avait également l'intention de tout faire pour qu'une situation pareille ne se reproduise pas.

Plus déterminée que jamais à réussir à détourner, même l'espace d'un instant, le jeune homme de ses idées noires, Eileen se reconcentra sur ce qu'ils étaient en train de faire. Vijendra se réinstallait à ses côtés pour commencer à dessiner, et la jeune femme sentait une curiosité particulière l'envahir.

Elle avait toujours aimé observer les gens dessiner. Elle ne savait pas d'où ça lui venait, mais elle trouvait passionnant de regarder le crayon glisser sur le papier, tracer des traits qui n'avaient pas toujours grand rapport avec l'idée qu'elle se faisait de l'image et pourtant devenir peu à peu cette créature, ce portrait, ce paysage magnifique. Il y avait de la magie à l'œuvre chez les artistes, elle en était convaincue. C'était probablement ce qui l'attirait autant dans l'activité.

Ce fut ce fil de pensées, associé au reste, qui amena la rouquine à parler à nouveau de leur première rencontre, où ils s'étaient trouvés dans une situation relativement similaire. La réponse de Vijendra mit un peu de temps à arriver, mais elle ne s'en offusqua pas : il était concentré sur ce qu'il faisait, après tout. Même si, dans ses souvenirs, il n'avait pas forcément besoin de l'être autant...

...Certaines choses changeaient, sans nul doute.

A la question de l'artiste, Eileen détourna son regard de l'ouvrage pour le poser un instant sur celui qui l'exécutait. Ses yeux verts, si francs et expressifs, laissaient passer un étonnement non feint.

"...Evidemment. C'est un cadeau."

Elle avait toujours été très sensible à ce genre de chose. Peut-être parce que, dans sa vie d'avant, les cadeaux n'étaient pas légion. Peut-être parce que, tout simplement, elle ne s'attendait jamais à ce qu'on lui offre quoi que ce soit. Elle ne s'accordait pas tant d'importance. Alors chaque cadeau qu'elle pouvait recevoir, aussi minuscule puisse-t-il paraître aux yeux de la personne qui le lui donnait, gardait une place particulière. Et elle en prenait toujours grand soin.

Un peu plus tard, le dessin finissait de prendre vie. Eileen récupéra la feuille de papier et observa l'ensemble tout en écoutant les explications de Vijendra. Son regard s'agrandit et elle laissa échapper un éclat de rire.

"Vraiment ? Ils ont l'air de bien s'amuser." Un instant de silence alors qu'elle observait avec plus d'attention les expressions des deux créatures. "Le paon n'a même pas l'air apeuré... Il a beau faire semblant, je suppose qu'il n'a rien d'une proie."

Ce qui pouvait être étonnant dans le monde Ordinaire mais qui ne le paraissait pas le moins du monde au pays de Jamais. Eileen leva le nez vers Vijendra.

"C'est vraiment chouette, ce que tu fais."

Elle se répétait, mais vraiment, ce genre de choses l'épatait.

Le regard de Vijendra quitta brièvement son esquisse pour chercher celui de son interlocutrice, qui paraissait avoir été surprise par sa question. Légèrement étonné à son tour, il cligna des yeux, mais décida de ne rien ajouter. Il ponctua le silence par l'intermédiaire d'un sourire supplémentaire, et puis il retourna coller le nez sur la feuille de papier.

Il restait bien persuadé qu'il n'avait pas dû être évident pour Eileen de prendre soin de ce dessin dans les circonstances qui avaient été siennes durant le Givre, puis avec son grandissement et le déménagement qu'il avait impliqué. Le gribouillis charmant qu'il avait fait pour lui remonter le moral ne payait selon lui pas de mine, quand bien même il y avait mis du cœur. Vijendra n'avait pas été dans des conditions lui permettant de véritablement s'appliquer.

Mais oui. Ca avait été un cadeau, et malgré la grande générosité dont il faisait preuve avec tout le monde, l'Infortuné n'offrait jamais rien sans que cela vibre et vienne des tréfonds de son être. Il avait simplement trop d'amour pour les gens qui peuplaient son quotidien, qu'il les connaisse depuis longtemps, ou qu'il vienne de les rencontrer. Il était très heureux que ce dessin ait pris de l'importance pour sa destinataire. L'apprendre lui réchauffait un peu le cœur.

Plusieurs instants de silence plus tard, sur lesquels ne se superposait que le son du crayon glissant contre le papier, Vijendra présenta son œuvre à la Diligente. Il lui expliqua que la scène était réellement arrivée, et qu'elle avait donc moins à voir avec l'œuvre vidéoludique dont ils parlaient plus tôt qu'avec les drôles de choses dont on pouvait simplement être témoin lorsqu'on se promenait sur l'Île de Jamais.

"Le paon n'a même pas l'air apeuré... Il a beau faire semblant, je suppose qu'il n'a rien d'une proie."

Cette réflexion arracha un rire doux, discret, mais indubitablement amusé à l'Infortuné. Il gardait en mémoire le caractère difficile de "Monsieur Colibri", qui pouvait aisément se montrer soupe au lait, farceur... Fier, évidemment. C'était un paon, après tout.

"Oh, tu supposes bien... Il m'a même fait peur, quand je l'ai rencontré. Puis c'est là qu'après j'ai cru que c'était la rei... Bref. Mais en même temps j'étais perdu, je m'étais fait téléporter je ne savais pas trop où et j'avais peur de me faire bouffer par la première créature venue... Bon, il est un peu moqueur, mais c'était amusant de faire la route avec lui. Et puis il s'appelle Colibri. C'est quand même quelque chose, un paon qui s'appelle Colibri..."

Quelques derniers éclats de rires couvés, dans lesquels la mélancolie qui ne le quittait jamais vraiment était déjà en train de s'infiltrer.

"C'est vraiment chouette, ce que tu fais."

Il perdit les derniers restes de son sourire. Pas parce que cette réflexion lui avait déplu... Non. Pas du tout, ça lui faisait évidemment plaisir qu'on lui dise ce genre de choses. Mais pour une raison qu'il ne s'expliquait pas, cette phrase avait soulevé quelque chose en lui. Il était ému, à tel point que les larmes lui montèrent aux yeux. Il tenta tout de même un autre sourire, qui ressemblait plus à une grimace qu'à quoi que ce soit d'autre.

"... Merci. C'est gentil. Je suis content de pouvoir continuer..."

... Je veux rester ici. Je ne veux pas partir. Pourquoi est-ce que je pense à ça ? Je VAIS rester ici. C'est chez moi.

Du dos d'un main il essuya les larmes qui s'apprêtaient à couler sur son visage, et puis de façon relativement imprévisible, il émit un nouveau rire. Frémissant, et gêné.

"Je ne sais pas pourquoi je... Vraiment je fais des choses qui n'ont aucun sens en ce moment. Je suis désolé. Je vais essayer de faire les autres même si je m'en souviens moins bien..."

Il s'empressa d'esquisser un geste dans la direction du papier vierge, afin d'étaler une nouvelle feuille sur le pupitre.

Eileen savait qu'elle pouvait paraître étrange, avec cet attachement presque disproportionné à la moindre petite chose qu'on pouvait lui offrir. Il lui était arrivé de s'attirer des moqueries, soit parce que le cadeau en question était tout simplement futile et qu'on trouvait ridicule qu'elle y tienne autant ; soit parce que cela ne faisait que montrer qu'elle n'était qu'un bébé en quête de la moindre bribe d'attention.

Cela ne lui faisait pas plaisir, mais ce n'était pas pour autant qu'elle avait laissé ces bêtises l'atteindre : un cadeau restait un cadeau et méritait d'être traité comme tel, peu importe de qui il venait ou ce dont il s'agissait.

Et puis, la Diligente était assez bonne juge de caractère pour savoir quand le présent venait avec de mauvaises intentions. De ces dernières, Vijendra avait toujours été totalement dépourvu, elle en était certaine.

Alors oui, elle avait pris grand soin de ce croquis, même s'il avait été fait sur un coin de table de genou, même en ayant à le trimballer à travers le Givre. Elle avait réussi à en conserver d'autres bien plus vieux que cela, et tous formaient à présent une frise dans sa chambre dont elle était très fière : autant de souvenirs qu'elle chérissait chaque fois qu'elle posait les yeux dessus.

La vague de nostalgie qui manquait de l'envahir fut bientôt remplacée par un émerveillement quasi-enfantin alors que l'Infortuné lui tendait le dessin terminé. Sourire aux lèvres, la jeune femme commentait l'image, toujours aussi admirative du talent que pouvaient posséder les dessinateurs pour retranscrire expressions et émotions de ce qu'ils traçaient sur le papier. Il y avait là une forme de magie à part entière.

La Diligente ne fut pas mécontente d'entendre le léger rire de son camarade et lui jeta un regard en coin : ce n'était pas grand chose et on était clairement très loin de la personnalité haute en couleurs qu'elle avait rencontrée pendant le Givre, mais c'était rassurant de voir que certaines choses persistaient et qu'il parvenait encore à rire, même faiblement.

Et il y avait quelque chose d'égoïstement réconfortant pour la rouquine de se savoir capable de provoquer ce genre de réaction, même si elle était bien consciente qu'il s'agissait d'un tout.

Elle écouta les explications du pirate avec une moue compréhensive et quelques hochements de tête bien placés entre deux répliques "C'est vrai que les passages facétieux sont souvent traitres..." et "En effet, son nom en dit déjà long sur son caractère...", avant qu'elle ne se fende d'un compliment sincère, qui ne fut pas pris avec autant de sourire que le reste.

Cette fois, néanmoins, Eileen fut capable de mieux appréhender la situation. Elle voyait dans le regard du scribe que ce n'était pas ce qu'elle venait de dire, le problème. C'était autre chose. Ce qu'elle impliquait, potentiellement sans le vouloir. Vijendra était prisonnier d'une situation qui le dépassait et à laquelle il n'arrivait malheureusement pas à se faire, et faisait tout son possible pour s'accrocher à ce qui allait à peu près, mais parfois le reste le rattrapait.

"... Merci. C'est gentil. Je suis content de pouvoir continuer..."

...C'était une situation que l'Irlandaise connaissait bien. Bien mieux qu'elle ne l'avouerait jamais.

Elle observa son interlocuteur essuyer les larmes qui menaçaient de lui couler des yeux avec un sourire un peu triste, sans rien dire. Pourtant, quand le pirate commença à tendre le bras vers ses papiers, pour sortir une nouvelle feuille vierge et continuer ce qu'il était en train de faire, Eileen l'interrompit. Posant sa main sur son bras, elle secoua doucement la tête en signe de négation avant de chercher à croiser le regard de celui qui avait par tous les moyens tenté -et réussi- à lui remonter le moral alors qu'elle n'était vraiment pas en forme.

"...Ne t'excuse pas."

Elle avait envie d'être capable de l'aider, elle aussi.

"Parfois, il vaut mieux laisser couler. C'est pire à l'intérieur, crois-moi."

Eileen serra gentiment la main toujours posée sur le bras de l'Infortuné, souriant doucement avant de faire un geste d'ouverture dans sa direction.

"...Je peux ?"

Le pirate ne l'avait jamais frappée comme étant réfractaire au contact -ou peu tactile, d'ailleurs- et il s'était déjà montré plutôt réceptif (dans le bon sens) aux divers gestes qu'elle avait eu envers lui jusqu'à présent, mais ce n'était pas une raison.

Même si quelque chose lui disait qu'il en avait réellement besoin, elle ne le forcerait pas.

Parce qu'il luttait toujours un peu pour éviter de sombrer dans les états de désespoir lancinant dont il était devenu trop familier, et parce qu'il rechignait à inquiéter sa visiteuse en se laissant ainsi aller en sa présence, Vijendra faisait de son mieux pour se forcer à fonctionner. Ainsi avait-il bondi sur les feuilles de papier vierge, bien décidé à enterrer son mal-être impromptu sous de nouveaux coups de crayon. C'était quelque chose qu'il faisait beaucoup ces derniers temps. S'obliger à s'occuper pour éviter de trop réfléchir, jusqu'à forcer la tristesse à s'éloigner pour un temps, même si c'était artificiel, et même si elle finissait toujours par le rattraper.

Cette fois, il n'eut pas l'occasion d'aller au bout de son initiative. Eileen ne le laissa pas terminer. Les esquisses de composition à base d'Aquali qui commençaient à poindre dans son esprit se fondirent à nouveau dans une abstraction confuse en même temps qu'il sentait la main de jeune femme arrêter son mouvement.

Il tourna sur elle un regard dans lequel on pouvait lire de l'étonnement mêlé à une timidité qui n'existait chez lui que depuis un temps restreint. Avant, Vijendra n'avait jamais été prompt à de tels sentiments. Il avait beaucoup changé. Il lui était devenu difficile d'aborder avec quiconque les sujets personnels qu'impliquaient d'une manière ou d'une autre le geste de la Diligente.

C'était terrifiant, et trop douloureux. Il était de plus devenu incapable d'entendre certains propos sans vriller. Une petite part de lui, en arrière de son esprit, en était consciente. C'était quelque chose qu'il ne voulait pas imposer aux autres. Il ne voulait pas avoir mal et il ne voulait pas non plus mettre autrui mal à l'aise avec ses humeurs et ses pensées morbides.

"...Ne t'excuse pas."

Il baissa les yeux nerveusement car il n'était pas certain de savoir comment réagir. Son réflexe premier aurait été de répondre "Désolé.", ce qui n'aurait ironiquement pas été très à propos compte-tenu du fait que l'ancienne perdue venait justement de lui dire de ne pas le faire. Elle lui donna ensuite un conseil qu'il n'était pas certain de vouloir écouter. Vijendra pleurait, quand il était seul. Beaucoup. Trop. Il n'avait pas l'impression que cela l'aidait de la moindre manière. Il esquissa un sourire qui tenait de la grimace douloureuse en même temps qu'il essuyait le coin d'un œil avec le dos de son index.

"Oui... Peut-être. Je ne sais pas. Quand je commence j'ai l'impression que je ne vais jamais m'arrêter..."

Et puis elle lui ouvrit ses bras, ce à quoi encore une fois il ne s'était pas attendu. Vijendra jeta sur son amie un nouveau regard intimidé, d'abord incertain de ce qu'il devait faire. Bien sûr, le geste d'Eileen était très accueillant, et il n'y avait aucun moyen de douter de sa sincérité, mais Vijendra gardait l'impression qu'il allait la déranger. Il se savait incapable de maintenir les apparences s'il se laissait aller à l'étreinte généreuse qu'elle lui proposait.

"...Je peux ?"
"... Oh. Je... Est-ce que... Oui. Oui, je pense."

... L'elfe avait bien vite capitulé. Il se sentait incapable de rejeter une proposition si généreuse. A ce stade, Eileen aurait certainement été plus embarrassée par son refus que par l'inverse, et il lui fallait bien admettre qu'il se sentait aimanté dans la direction de son amie comme un papillon de nuit se serait approché d'une ampoule.

Un peu gauche, un peu craintif, il s'avança dans les bras de la jeune femme sans envisager ce qui l'attendait vraiment avant que ceux-ci ne se referment sur lui et ne lui fassent ressentir une stabilité, une présence qui contrastait terriblement avec ce qu'il avait en lui constamment.

Malgré les soutiens dont il avait été entouré depuis le retour de l'expédition, Vijendra se sentait extrêmement isolé. Rares étaient les fées qui comprenaient ce qu'il traversait, et les humains n'étaient pas beaucoup mieux. Henrik l'accueillait, bien sûr, mais le libraire, tout plein de bonnes intentions qu'il était, lui avait fait entendre plus d'une fois qu'il aurait préféré le voir rentrer à la Citadelle féérique.

L'elfe était seul, tous les jours. Seul avec ses peurs affreuses, ses regrets affreux, et toutes ces choses inacceptables avec lesquelles il n'avait d'autre choix que de vivre. Eileen tout de suite était solide, quand il se sentait affreusement petit, affreusement fragile, comme si quelque part il restait conscient de ne garder taille humaine que très artificiellement. Il se mit à trembler comme une feuille avant même de comprendre ce qui était en train de lui arriver.

Elle était telle un pilier sécurisant, concrète à un moment où il n'avait jamais eu tant besoin de repères et qu'il ne les trouvait plus en lui-même. Vijendra était déchiré entre l'envie de ne pas trop lui en imposer et celle de s'écraser dans ses bras comme un naufragé sur un rocher.

Il était incapable de parler, encore moins d'admettre les trois quarts des vérités qui le blessaient, mais en cet instant il n'y avait pas besoin de parler. Il y avait simplement quelqu'un pour lui, avec lui, qui savait qu'il souffrait et qui le soutenait sur ce seul critère. Il se sentait étrangement compris et accepté.

Il se sentait un peu moins seul, et comme autorisé à exprimer ce qu'il muselait en temps normal.

Les tremblements gagnaient en force. Un gémissement lui échappa et, devenu incapable de les maintenir, il oublia finalement ses réserves. Il glissa son nez sur l'épaule d'Eileen et se terra contre elle, ne la touchant pourtant qu'avec une délicatesse éthérée. Il céda aux sanglots terrifiés qui voulaient lui déchirer la gorge.

Il était triste. Tellement triste. Mais il avait aussi peur. Si peur... L'effroi le glaçait des pieds à la tête autant que l'affliction lui retournait l'estomac. C'était cette peur qui tentait de se faire entendre chaque fois que ses muscles se crispaient sans qu'il le contrôle pleinement, renforçant donc sporadiquement la force de son étreinte.

J'ai peur... Je ne veux pas.. J'ai peur... J'ai tellement peur...

Elle ne se serait pas vexée s'il avait refusé. Eileen avait toujours eu un rapport au contact particulier, même s'il lui était -heureusement pour elle, quand on y pensait- impossible de s'en rappeler la raison. Elle comprenait parfaitement que certaines personnes le refusent. Par ailleurs, si elle était relativement prompte à avoir de tels gestes envers d'autres, elle assumait beaucoup moins d'en être la cible : il y avait dans ces sollicitations très souvent imprévues quelque chose qui la crispait irrémédiablement, l'amenant parfois à réagir beaucoup plus violemment qu'on pourrait l'attendre, sans qu'elle ne sache pourquoi.

Toujours était-il qu'elle en était devenue très respectueuse des limites d'autrui : il n'y avait bien qu'avec son frère qu'elle ne se posait absolument aucune question, dans un sens comme dans l'autre. Aussi, la question posée à Vijendra en était réellement une, dont elle n'aurait jamais dénigré la réponse, fusse-t-elle négative.

Mais comme elle s'y attendait, le scribe lui répondit par la positive. De manière un peu tremblotante et incertaine, peut-être, mais tout de même. La rouquine lui accorda un léger sourire, avant de le serrer gentiment contre elle. Il ne fallut pas très longtemps pour que des réflexes qu'elle adoptait généralement avec son aîné se mettent en place : l'une de ses mains traça de petits cercles dans son dos et l'autre se retrouva rapidement dans ses cheveux sombres, qu'elle caressait presque distraitement.

Et les vannes s'ouvrirent. La Diligente se mit à se balancer doucement, d'avant en arrière, soutenant toujours l'Infortuné contre elle. Soudain, la comparaison qu'elle lui avait lancée lors de leur première rencontre lui revint en tête : Vijendra avait réellement tout d'un enfant.

Un enfant complètement perdu, à la dérive, et dont la tristesse semblait sans limite.

Ils restèrent ainsi un petit moment, dans ce silence relatif où seuls perçaient les sanglots du jeune homme, avant que l'Irlandaise ne reprenne doucement la parole.

"...Je ne vais pas te dire que je sais ce que tu traverses. C'est faux, et je pense que cette expression est de toute façon bien trop souvent utilisée de manière exagérée : personne ne vit un événement exactement de la même manière que quelqu'un d'autre... Nous sommes tous uniques, avec nos propres ressentis et expériences, cela me paraît impossible."

Elle s'interrompit le temps d'un sourire, posant sa joue contre le sommet de son crâne, son regard vert fixé sur la vue que l'on distinguait au travers des lucarnes.

"Cependant, je crois que je peux comprendre un peu, à mon échelle. Se sentir tiraillé entre deux mondes, de manière plus ou moins volontaire ; avoir la sensation que peu importe ce que l'on fait, ce ne sera jamais assez... et être terrorisé que tout s'arrête un jour, sans savoir quoi faire." Un soupir, témoin que la discussion n'était pas si facile pour elle non plus. "...Je peux comprendre tout ça."

La jeune femme cligna rapidement des paupières, resserrant sa prise sur son ami avant de continuer.

"Tu n'as pas à affronter tout cela seul. Personne ne peut ressentir ce que tu ressens mais beaucoup sont là pour partager ta peine et t'aider à la diminuer, brièvement, dans la mesure de leurs moyens. Je suis là, si tu le souhaites."

Une nouvelle pause, le temps de décaler sa tête pour chercher à accrocher son regard avant d'ajouter, toujours avec un léger sourire même si ses yeux verts brillaient un peu plus que de coutume.

"Alors, n'hésite pas."

Elle espérait qu'elle n'avait pas été trop loin. Parfois, elle se laissait emporter : elle était plutôt douée pour lire dans les sentiments des autres mais pour les exprimer, c'était une autre histoire. Elle voulait vraiment l'aider, pas l'attrister plus encore.

Le temps inexistant s'écoulait dans un silence qu'il était seul à couper. Eileen était très douce. Malgré la façon dont ses émotions venaient d'exploser sans contrôle, les gestes affectueux que la Diligente avait pour lui apaisaient considérablement sa peine. Vijendra lui en était extrêmement reconnaissant. Depuis quand n'avait-il pris personne dans ses bras, et depuis quand ne l'avait t-on pas enlacé en retour ?

Il avait toujours été très tactile et l'isolation qu'il subissait actuellement, malgré la bienveillance de plusieurs de ses amis, ne faisait qu'accentuer chez lui cette caractéristique. Il se rendait compte du point auquel il avait eu besoin d'un tel contact, qui le tirait de la solitude, qui venait combler le gouffre béant qu'avaient laissé derrière elles les interactions qu'il n'était plus capable d'avoir, et qui enfin lui permettait d'éprouver physiquement le soutien de son amie, tandis qu'il avait désormais beaucoup de difficultés à se sentir soulagé par les mots qu'il arrivait qu'on lui glisse lorsqu'on cherchait à faire preuve de sollicitude avec lui.

Elle le tenait fort. Il ne pouvait plus tomber. Il ne pouvait aller nulle part, il n'allait pas disparaître. Il n'était plus perdu. Il était là où il devait se trouver. Et il ne voulait pas que ça s'arrête. Jamais. Ainsi resta t-il calé contre l'épaule d'Eileen même alors que ses larmes s'étaient arrêtées et que ses sanglots s'étaient progressivement éteints, laissant plutôt place à un sentiment de réconfort qui pulsait en lui avec une agréable chaleur. Un peu absent, il regardait dans le vide. Il avait glissé ses bras dans le dos d'Eileen et il la serrait contre lui avec plus de force qu'au préalable.

Puis elle prit la parole, ce qui au premier abord inquiéta Vijendra, qui eut pour réflexe de se tasser et de cacher son nez dans les vêtements de la jeune femme. Les mots lui faisaient peur, désormais. Ceux qui, du moins, le concernaient. Il ne voulait pas qu'on parle de lui. Cela rendait tout beaucoup trop difficile. Il préférait de loin s'intéresser aux vies des autres. Elles étaient bien moins déprimantes que la sienne, laquelle était irrémédiablement détruite.

Pour le moment, Eileen n'avait rien dit qui soit susceptible d'arracher à son esprit le peu de cohérence et de stabilité qu'il parvenait à maintenir au quotidien. Pensif, il frissonna lorsqu'il la sentit poser sa joue sur le sommet de sa tête. Sa tendresse lui faisait vraiment beaucoup de bien. Et sans doute avait-elle raison. Même lorsqu'on se mettait à la place des autres, que ce fut de façon instinctive ou par un effort mental, ce n'était jamais qu'une approximation. Il était impossible de comprendre pleinement autrui. Reste qu'on cernait certainement mieux ce qui présentait des similarités avec ce qu'on avait soi-même vécu. Ironiquement, les autres qui avaient subi cette transformation accidentelle lui avaient paru la vivre bien moins mal que lui. Même ainsi, ils n'accordaient pas de l'importance aux mêmes choses, ou du moins pas à des degrés similaires. Ils ne venaient pas du même endroit. Ils n'avaient pas eu la même vie, ni souvent le même âge. Vijendra détestait se sentir si seul, à devoir porter un bagage que les autres voyaient si peu, ou mal. Un bagage qui de plus était beaucoup trop lourd pour ses épaules. Paradoxalement, il rechignait à leur rendre ce bagage plus visible, parce que la seule manière qu'il avait trouvé pour parvenir à supporter sa présence, c'était de tenter d'oublier qu'il était là, tout court.

"Cependant, je crois que je peux comprendre un peu, à mon échelle. Se sentir tiraillé entre deux mondes, de manière plus ou moins volontaire ; avoir la sensation que peu importe ce que l'on fait, ce ne sera jamais assez... et être terrorisé que tout s'arrête un jour, sans savoir quoi faire ...Je peux comprendre tout ça."

Il eut un frémissement plus brutal qu'il ne l'aurait voulu et il ferma les yeux. Vijendra ne voulait pas de ce tiraillement qu'elle évoquait. Il faisait de son mieux pour minimiser autant que possible ce qui le rapprochait des fées, pour se dire qu'il était rentré "pour de bon", et qu'il avait bon gré mal gré repris sa vie. Bien sûr, il y avait des détails affreux qu'il aurait eu du mal à ignorer. Son corps n'était plus qu'une triste imitation d'humanité. Vijendra en avait bien plus conscience qu'il ne l'aurait voulu. Il savait qu'il ne fonctionnerait plus jamais normalement, et sur tous les plans, c'était pour lui un véritable drame. Son mental faisait de son mieux pour lui faire oublier qu'il n'avait réussi que par un coup de bol imprévu à prendre forme humaine et qu'il dépendait entièrement de Prisme, des ressources que l'Irisé.e lui apportait, tant pour sa survie que pour parvenir à maintenir cette apparence. Il ne voulait pas faire face aux peurs qu'il y avait en lui, et qu'Eileen avait exprimées avec bien trop d'éloquence.

S'il n'était pour le moment pas en état de faire preuve du souci qu'il se faisait habituellement pour les autres, Vijendra nota dans un coin de son esprit les mots qu'Eileen utilisait, qui n'étaient pas anodins. Ils en disaient long sur elle, et peut-être sur le vécu qu'elle n'avait pas souhaité détailler lorsqu'il l'avait questionnée. Il y songerait sans doute plus tard.

C'est vrai qu'il n'était pas entièrement tout seul. Tout le Port ne lui était pas devenu hostile. Henrik restait malgré tout extrêmement bienveillant à son égard, il se faisait juste beaucoup de souci. Il lui avait offert l'asile. Il le protégeait de bien des façons. Il y avait aussi Annabelle... Il y avait même San, si généreuse alors qu'il n'avait qu'à peine fait sa connaissance. Mais il ne pouvait visiter ces deux dernières aussi librement qu'il l'aurait voulu.

Maintenant, il y avait Eileen. Ce n'était que la seconde fois qu'ils se rencontraient, mais Vijendra savait déjà qu'ils étaient faits pour s'entendre. Il avait beaucoup apprécié l'enfant qu'elle avait été. Désormais qu'elle était adulte, elle était déjà en train de devenir une amie précieuse.

"Alors, n'hésite pas.
- ... Merci. Merci beaucoup." commença t-il par dire, même si c'était affreusement difficile de forcer des mots à sortir de sa bouche.

"Je ne peux pas en parler. Je ne peux pas y penser. Je veux juste être ici, comme avant. Mais c'est... bien, que tu sois là. Tu sais, quand tu viens, tu peux monter quand tu veux. Je serai sans doute là, je ne sors plus très souvent... Je ne suis plus très bien accueilli, dehors."

Façon détournée d'admettre qu'il se sentait beaucoup trop seul et qu'avoir sa compagnie régulière lui ferait beaucoup de bien. Il n'aurait pas non plus voulu qu'elle se sente obligée de venir le voir - elle en portait déjà tellement sur ses épaules - mais après tout, elle était déjà régulièrement à la librairie pour les lectures. Il soupira et ferma les yeux, sans esquisser le moindre geste pour se dégager. Il décida d'exprimer le reste par le biais d'une sorte de plaisanterie :

"... Tu dois avoir des bras magiques. Je me sens mieux que depuis longtemps."

... Pour dire qu'elle lui avait permis de se rendre compte du point auquel le contact physique l'aidait.

Eileen n'était peut-être pas adulte depuis très longtemps, mais elle avait déjà assimilé certaines choses. Les priorités n'étaient pas les mêmes. Les difficultés non plus. Et pourtant, il y avait aussi des points communs. Tout le monde avait besoin d'entraide. Tout le monde avait besoin de réconfort. Mais très peu étaient ceux qui osaient le demander.

C'était aussi pour cela qu'elle avait fait cette proposition à Vijendra. Beaucoup pour lui, mais aussi un peu pour elle-même. Parce que ça faisait du bien à tout le monde, au fond.

De plus, la rouquine analysait les réactions de son ami bien plus qu'elle n'en donnait l'impression. Le pauvre scribe paraissait craintif dès qu'elle ouvrait la bouche, tout en cherchant à se perdre le plus possible dans son étreinte. Il était aisé de se rendre compte que ce n'était pas sa personne qui dérangeai, mais bien ce qu'elle pouvait dire : les mots, d'où qu'ils viennent -le regard vert glissa sur l'ouvrage en cours de copie- même lorsqu'ils ne sortaient d'aucune bouche.

Alors, la Diligente continuait de parler. Choisissant ses mots avec soin, comme elle l'avait toujours fait, non pas cette fois dans le but d'être incisive ou pertinente, mais plutôt compréhensive et réconfortante. Et il lui sembla que cela portait ses fruits : au fil du temps qui s'égrainait de manière anarchique, il lui semblait que Vijendra se calmait, se détendait. Eileen en était la première soulagée : faire pire que mieux l'aurait terrifiée.

Enfin, l'homme-fée reprit la parole. Doucement, d'abord, par quelques mots, puis de façon plus fluide. On était loin des longs discours passionnés auxquels il avait habituée l'enfant qu'elle était encore lors de leur première rencontre, mais c'était déjà cela.

"Je ne peux pas en parler. Je ne peux pas y penser. Je veux juste être ici, comme avant."

Eileen hocha tranquillement la tête, passant une main dans le dos du vrai-faux Pirate pour lui laisser entendre qu'elle comprenait. S'il ne souhaitait pas en parler, elle n'allait pas le forcer. Après tout, elle-même frôlait bien souvent trop dangereusement ce genre de regrets pour les imposer à d'autres. Encore moins à quelqu'un qu'elle appréciait.

"Mais c'est... bien, que tu sois là. Tu sais, quand tu viens, tu peux monter quand tu veux. Je serai sans doute là, je ne sors plus très souvent... Je ne suis plus très bien accueilli, dehors."

Un doux sourire étira les lèvres de la jeune femme, même si son ami -la tête toujours dans son cou- ne pouvait le voir. Il n'imaginait pas, lui non plus, à quel point elle était touchée d'entendre ces mots. Elle savait qu'il faisait référence à sa présence ici, à l'étage de la librairie, mais elle ne pouvait s'empêcher d'en faire une validation plus personnelle et à plus grande échelle : l'idée que son Grandissement soit une bonne chose pour plusieurs personnes, qu'elle puisse être utile à d'autres que son aîné, lui faisait beaucoup de bien.

"Alors je me ferai un plaisir de monter te voir plus souvent."

La rouquine avait bien compris le message que l'Infortuné essayait de transmettre et se faisait un plaisir d'accéder à sa demande.

Ils restèrent encore un moment ainsi, sans bouger. Cela ne dérangeait pas Eileen : c'était elle qui avait proposé, après tout. Elle était au contraire plutôt ravie de voir son initiative aussi bien prise, jusqu'à être volontairement prolongée.

"... Tu dois avoir des bras magiques. Je me sens mieux que depuis longtemps."

La jeune femme se mit à rire doucement, signe que la petite plaisanterie avait fait son effet.

"Magiques, je ne sais pas, mais ils ont l'air de faire du bon travail." Elle le serra brièvement un peu plus, appuyant ses propos. "...Et tant mieux. Je suis contente."

Un silence, avant qu'elle n'enchaîne d'un ton malicieux.

"Je veux bien continuer si, en échange, tu me dessines un de ces fameux pokemons lors de mes visites."

Songeuse un instant, elle reprit ensuite.

"...Et que tu viennes un jour à la maison admirer mon agencement de tes oeuvres, bien entendu."

Elle était certaine qu'Asher n'y verrait aucun inconvénient.

"Magiques, je ne sais pas, mais ils ont l'air de faire du bon travail."

Malgré ses nerfs à vif, Vijendra avait le cœur moins lourd, à tel point qu'il eut envie de rire d'aussi bon cœur qu'Eileen venait de le faire. Dans la pratique, ça ne se passa pas exactement ainsi : Il souriait, son visage s'était illuminé, mais des larmes menaçaient encore de tomber de ses yeux. Il frémissait à intervalle régulier, et les sons qu'il produisait lui donnaient l'impression d'être atténués par une sorte de sourdine qu'on lui aurait enfoncé au travers de la gorge.

Il était encore si fragile qu'il avait l'impression que sa propre hilarité était capable à elle seule de le briser à nouveau. Il se serait senti relativement idiot si à force de rire il s'était finalement remis à pleurer, d'autant qu'il ressentait en cet instant précis une joie sincère, bien qu'empêtrée dans le filet de barbelés que représentait sa douleur permanente.

Eileen avait dit qu'elle viendrait plus souvent le voir. Cette affirmation n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Vijendra avait la sensation qu'il avait besoin des interactions dont sa situation le privait autant que des nourritures féériques qu'on lui apportait occasionnellement. La perspective de ces visites régulières venait de panser une plaie qui saignait sans discontinuer depuis qu'il s'était engagé dans sa nouvelle routine.

La jeune femme semblait vouloir prolonger un peu plus leur étreinte, ce contre quoi il ne se manifesta pas, loin de là. Il avait l'impression absurde qu'il risquait de s'effondrer à l'instant où on le lâcherait. Il essayait de réunir ses esprits, mais c'était un peu compliqué.

"...Et tant mieux. Je suis contente."

Un sourire un peu plus large. Un peu plus de chaleur, un peu plus de douceur. Il était content qu'elle soit contente. C'était redondant mais ce n'en était pas moins vrai : le réconfort devenait plus confortable, peut-être parce qu'il s'autorisait à en profiter en taisant les embryons d'arrière-pensées qui étaient nés en lui au préalable.

"Bien sûr. Ca me ferait vraiment plaisir de te faire ça... Je peux dessiner tous ceux dont je me rappelle ! A commencer par tous les évolis. Il risque de manquer des détails mais j'ai encore l'idée globale... Aquali. Je voulais faire Aquali tout à l'heure. Je m'en rappelle plutôt bien ! Même si c'est loin d'être mon préféré. Les trucs à écaille, j'ai du mal à trouver ça mignon."

Annonça t-il avec l'impression de danser tel un équilibriste sur le fil d'une pensée qu'il contrôlait à peine. Sa bouche était un peu entrée en mode automatique. Il dégagea finalement son nez de l'épaule d'Eileen et puis il se redressa, décidé à se tourner lentement mais sûrement vers son matériel.

Dessiner Aquali.
C'était le plan. C'était un but qu'il se donnait et qu'il avait bien l'intention d'atteindre dans un futur qui portait mal son nom, car il se définissait plutôt dans l'immédiateté. Vijendra ressentait le besoin irrépressible de griffonner un autre dessin pour Eileen. Il avait bien conscience qu'elle ne lui demandait pas de tout faire aujourd'hui, qu'il était plutôt question de mettre en place un échange régulier entre eux, mais il voulait au moins en faire un de plus. Aujourd'hui. Tout de suite.

"...Et que tu viennes un jour à la maison admirer mon agencement de tes œuvres, bien entendu."

L'Infortuné manqua de lâcher le crayon en direction duquel il avait déjà eu du mal à se tourner. Il sentit sa gorge se nouer et une humidité chatouillante bien connue glisser contre son visage avant qu'il ait eu le temps de penser "oups".

Les sanglots le prirent par surprise. Il eut juste le temps d'éloigner les papiers qu'il avait devant lui, effrayé qu'il était à l'idée de  tâcher les feuilles avec ses larmes - même si c'était assez improbable, car les larmes en question tomberaient certainement dans ses vêtements avant de toucher quoique ce fut d'autre.

Il y eut un couinement, une secousse, peut-être deux avant qu'il se fasse violence pour tout ravaler. C'était gênant de se remettre à pleurer si vite après la fois précédente. Ca aurait été un peu ridicule de revenir en arrière. Il ne voulait pas s'effondrer deux fois de suite en face d'Eileen. Il voulait lui dessiner un Aquali.

"Oh non." échappa t-il par réflexe avant d'aller sécher ses larmes dans sa manche, puis de sursauter en prenant conscience que c'était la dernière des choses qu'il voulait répondre à son amie.

"Oh. EUH.
Ce n'est pas ce que je voulais dire ! Au contraire je... Je serais vraiment... J'aurais plutôt dû dire "oh, oui !". Enfin, en mieux.
Je.. Je veux dire..."

Il voulait dire... Il voulait dire des choses qui avaient beaucoup de sens, mais à la place il ne sortait qu'un tissu d'âneries sans queue ni tête. Il s'arrêta le temps de reprendre une vraie respiration, et de compter jusqu'à trois, en espérant que cela lui suffirait à retrouver un peu de cohérence.

"... Merci. Je serais... ça serait... Merci, vraiment. Ca... représente beaucoup."

Pas une seule seconde il ne pensa au fait qu'Eileen ne vivait pas seule et qu'aux dernières nouvelles, il avait peur d'Asher, parce qu'Asher ne s'était jamais montré très agréable avec lui et que Vijendra avait toujours très vite eu peur des gens qui ne se montraient pas agréables avec lui. L'elfe était un peu trop occupé à nager dans sa manche tout en tentant encore d'atteindre le fameux crayon. Déjà qu'il était bien étourdi sans avoir besoin de facteurs aggravants, tout de suite il aurait été incapable de voir au-delà du bout de son nez. Au sens propre comme au figuré. Le rideau de larmes rendait tout très flou.