Vijendra découvrait des choses auxquelles il n'avait jamais accordé grande importance par le passé, ces derniers temps. Son caractère enjoué, dynamique et bavard avait disparu suite au choc physique et moral qu'il avait subi. Désormais, il n'était plus le même. Beaucoup plus calme. Beaucoup plus silencieux. Beaucoup plus attentif à son environnement, finalement.

Moins insouciant, moins aisément distrait, il découvrait les vertus de la contemplation. Lorsque tout allait mal, ça faisait du bien de s'éloigner, de se mettre à l'écart de tout. De profiter simplement du silence et de la sérénité d'un paysage.

C'était un peu comme de se plonger dans un long travail de copie, puis de prendre à nouveau conscience des quatre murs de l'atelier, ainsi que de tous les objets qu'ils contenaient. On en ressortait apaisé. L'existence devenait presque tolérable.

Vijendra passait le plus clair de son temps enfermé à l'étage de la librairie. Parfois, il en avait évidemment marre. Il n'était pas revenu sur le Port que pour reprendre son activité de copiste, même si cela lui faisait beaucoup de bien. Il avait besoin de s'aérer, et de voir ses amis.

Mais ce n'était pas si simple que ça. Tout le monde n'était pas son ami. Plus le temps passait, plus on le lui faisait comprendre.

Il était allé visiter l'une de ses connaissances qui avait une santé fragile et pour laquelle il s'inquiétait. Il avait été rassuré d'apprendre qu'avec le déclin du Givre, les symptômes de la maladie avaient reflué aussi. Alors qu'il était sur le retour, quelques individus à l'aspect sordide l'avaient abordé. Il avait eu un coup de flippe, mais rien n'était arrivé.

Presque rien. Quelques insultes. Quelques méchancetés parfaitement puériles qui ne valaient pas la peine qu'il y fasse attention.

Mais c'était toujours pareil. Il y avait la théorie, puis ensuite il y avait la pratique. Et en pratique, les mots de ses harceleurs lui avaient fait du mal. Il avait ressenti le besoin de fuir toute présence humaine, et c'est ainsi que ses pas l'avaient conduit jusqu'à la plage. Pas trop loin du Port, non plus. Il ne voulait pas se mettre en danger. Le Givre était parti, mais certaines créatures n'avaient pas besoin d'être orbleu pour être dangereuses.

Assis dans le sable blanc, Vijendra jouait à le prendre par poignées puis à le laisser s'écouler lentement entre ses doigts. Il observait la mer. L'horizon qui n'allait nulle part. Comment était-ce possible, un truc pareil ? Que se passait-il lorsqu'on naviguait à perte de vue sur ces eaux ? Voilà une question à laquelle les marins avaient peut-être une réponse... Il faudrait qu'il le demande aux rares matelots qu'il jugeait fréquentables et auxquels il osait adresser la parole.

Le vent puissant arracha sa capuche. Vijendra eut le réflexe de remonter ses mains pour remettre le vêtement en place, puis finalement, il changea d'avis. Il n'avait pas besoin de jouer la carte de l'anonymat : il était seul. Il ne risquait rien.

Il avait la tête lourde. Le vent frais qui lui frappait les joues, qui emportait ses cheveux, lui procurait une sensation très agréable. Il en aurait presque oublié la pierre qui alourdissait perpétuellement son estomac.

... Bon, le vent contre les pointes impossibles qui lui servaient d'oreilles, avouons que c'était tout de suite moins drôle. C'était assourdissant, et il avait l'impression qu'il allait s'envoler. L'inconvénient restait moindre vis-à-vis du bien-être global qu'il ressentait. Il décida donc d'ignorer ce problème. Il finirait bien par s'y habituer... Peut-être.

Il n'était pas certain de vouloir s'y habituer.

Une voix familière le détourna de sa contemplation déjà dérangée par le vent soufflant trop fort dans ses oreilles. Ce ne fut que parce qu'il la reconnut presque immédiatement que Vijendra ne prit pas peur : il ne l'avait pas entendue arriver. Il n'était pas réellement prêt à recevoir de la visite, plongé comme il l'était dans cette mélancolie sans objet. Mais puisque c'était Annabelle, tout allait bien.

En plus, elle l'avait immédiatement reconnu. Immédiatement nommé par le seul nom auquel il acceptait de répondre. Vijendra tourna la tête en direction de la jeune femme. Un sourire pâle s'accrocha à ses lèvres, bien loin des expressions franches, fantasques et insouciantes auxquelles il l'avait certainement habituée.

"Oh, bonjour Annabelle... Ca me fait plaisir de te voir."

Et c'était vrai : ça lui mettait du baume au cœur. Ca faisait longtemps qu'ils ne s'étaient pas croisés. Leurs discussions animées lui manquaient. D'ailleurs, son amie était justement en train de faire une remarque soulignant la longue absence du scribe. Il eut un pincement au cœur, marque d'une légère culpabilité à l'idée de n'être pas encore allé la visiter, même s'il avait ses raisons pour ne pas l'avoir fait.

"Un fantôme ? Ha... Haha... On ne me l'avait pas encore faite, celle là."

Tout dans ses réactions était très ténu, très discret, presque éteint. Son rire nerveux était quasiment inaudible, il se mêlait au vent. Il y avait quelque chose d'électrique et qui n'était pas totalement sain dans son attitude. Vijendra était à fleur de peau. Ses nerfs, perpétuellement au bord de la rupture.

Le scribe ramena ses genoux contre lui et enroula ses bras autour. Il regardait dans le vide, le visage tourné sur les sillons qu'avaient creusé ses pieds dans le sable.

"Je suis désolé de n'être pas venu te voir depuis que je suis revenu. C'est... Trop. Trop..."

Quelque chose était en train de se coincer dans sa gorge. Sa voix n'était plus très stable. Il fallut qu'il se râcle la gorge pour parvenir à continuer, et ses yeux brillaient un peu. Voilà un sujet qui était difficile à aborder.

Annabelle vivait à la Maison Close. Vijendra en avait été un client très régulier, mais désormais, il osait à peine s'en approcher. C'était mettre du sel sur une blessure à vif. Il ne pouvait pas se rendre là-bas sans que cela mette l'accent sur sa nouvelle infirmité. Puis s'il s'attirait des moqueries, en plus... Ces moqueries là, il aurait bien du mal à les encaisser sans dérailler.

Les mots de Maëlle avaient déjà fait suffisamment de mal. Il les sentait encore inscrits dans sa chair. Sa honte était comme marquée en lui au fer rouge.

"C'est trop compliqué. Je ne peux pas retourner là-bas."

Il n'osait pas la regarder dans les yeux. Il cacha le bas de son visage dans sa paume tremblante. Vijendra ne se rendait pas compte qu'Annabelle n'avait pas compris ce qui lui était arrivé : il savait qu'elle avait été membre de l'expédition, elle aussi, même si ils n'avaient pas fait partie du même groupe. Il pensait qu'elle aurait fait le lien entre le moment de sa disparition et la fameuse expédition. Et c'était sans compter son physique qui selon lui le trahissait irrémédiablement : il y avait ses oreilles trop longues évidemment, mais sa peau était aussi trop foncée, même sous cette forme où l'effet était légèrement atténué. Quant aux traits de son visage...

... C'était lui, mais ce n'était plus lui. Parfois, il avait du mal à se reconnaître dans la glace. Il avait l'impression de voir un étranger.

Annabelle s'était installée à côté de lui en silence. Le vent avait emporté un murmure qu'il n'avait pas pu entendre, sans quoi il aurait probablement évoqué la responsabilité de la bourrasque à la fenêtre, puis de son séjour en altitude. Il regrettait ces événements presque tous les jours, au point que la scène tournait parfois en boucle de façon obsessionnelle dans sa tête. C'était inutile, il ne pouvait plus rien y changer, il n'en retirait qu'un sentiment d'amère injustice. Mais il ne pouvait pas s'empêcher d'y penser.

Aucun mot de plus n'avait encore été échangé, mais ça ne faisait rien : la simple présence de son amie, désormais assise à côté de lui, suffisait à ce qu'il se sente un peu mieux. Même dans ce genre d'instants, la solitude ne lui convenait jamais qu'à moitié.

Puis la voix de la jeune femme perça le silence, et ce qu'elle trouva à dire le toucha plus profondément qu'il ne s'y serait attendu, lui qui était devenu si difficile à atteindre - en tous les cas dans un sens positif du terme - ces derniers temps.

Il accusa le coup et tourna un regard chargé d'émotion sur Annabelle. Elle avait avec justesse décrit toute une facette des épreuves qu'il traversait depuis l'expédition : le changement, suivi du rejet des autres. La comparaison qu'elle faisait lui donnait matière à réfléchir. Il prit incidemment l'air pensif.

C'était vrai que ce n'était probablement pas pareil. Mais c'était aussi vrai qu'il existait des points communs entre la situation qu'il vivait et celles que traversaient de nombreux sans ombres, anciens perdus. Au moins, Vijendra avait-il réussi à revenir au Port, même si ça ne se passait pas aussi bien que ce qu'il aurait voulu.

"Ce n'est pas pareil, non, mais je peux en partie comprendre ce que c'est de perdre et de ne plus se reconnaitre."

Une fois de plus elle avait fait mouche avec une précision impressionnante. Vijendra soutint le regard de son amie. Elle faisait justement partie de ces sans-ombres, qui grandissaient trop vite pour que cela soit anodin. C'était un autre type de métamorphose, extrêmement différent et dont les enjeux n'avaient pas grand chose à voir... Mais une métamorphose quand même.

Et puis Annabelle avait été dans sa position pour une nuit. Elle savait mieux ce dont elle parlait que la plupart des pirates.

Vijendra était simultanément apaisé de se sentir si bien compris et désolé de prendre conscience - ou de se rappeler - qu'Annabelle avait eu à supporter ce genre d'épreuves, elle aussi.

Il aurait voulu la remercier pour sa sollicitude, et peut-être lui renvoyer l'ascenseur, mais il voyait qu'elle n'avait pas fini. Elle cherchait encore ses mots. Alors il la laissa faire.

La logique qui suivit ne lui était plus aussi accessible, même si certaines portions éraflaient quelque chose en lui.

"Je ne m'étais pas encore rendue compte qu'ils ne valaient rien."

Vijendra cilla, mal à l'aise. Il avait toujours eu tendance à chercher le bon chez tout le monde - exception faite de beaucoup des matelots du Jolly Roger qui lui faisaient trop peur. C'était le genre de discours avec lesquels il était généralement en profond désaccord. Depuis quelques temps, il n'arrivait plus à se positionner aussi fermement et cela le perturbait beaucoup.

Il y avait eu Maëlle, et dans la foulée il avait découvert qu'Azel n'était pas celui qu'il pensait. Il y avait eu l'hostilité, les moqueries, les trahisons trop nombreuses de ceux qu'il pensait être ses amis... L'addition de toutes ces baffes portait ses fruits : il n'éprouvait plus la même confiance à l'égard des habitants du Port qu'au temps où il était mieux intégré.

"Tu peux peut-être maintenant voir comment les choses sont réellement. Moi je dois trouver ma "Celephaïs"."

Il se figea brièvement. Il n'avait aucune idée de ce dont Annabelle parlait, mais il ne pouvait pas tout à fait dire qu'elle avait tort non plus. Il était effectivement devenu sensible à des perceptions nouvelles. Des perceptions particulièrement éthérées qu'il comprenait très mal et qu'il ne cherchait pas à développer - au contraire, il aurait préféré pouvoir s'en débarrasser. Il leva instinctivement les yeux au ciel, derrière lequel se trouvaient les étoiles.

"De toute façon, on est mieux sur la plage qu'avec le reste du monde...
- Tu trouves ?" finit-il par répondre distraitement. Lui qui avait toujours énormément apprécié toute forme d'interactions sociales peinait à comprendre comment on pouvait préférer s'exiler sur la plage à moins d'y être obligé. Ou à moins d'avoir beaucoup à évacuer en tête à tête avec soi même. Mais il ne doutait pas qu'Annabelle avait ses raisons.

Elle s'excusa finalement et il se tourna encore vers elle. Elle sous-évaluait l'effet de sa présence et de ses mots. Se voulant rassurant, Vijendra lui adressa un sourire doux :

"Tu y arrives pourtant très bien... Tu es ici. Et tu as compris tout ça si facilement... C'est loin d'être anodin. Merci."

Elle lui avait manqué. Il était content que le hasard lui ait permis de la croiser, désormais qu'il ne pouvait plus se résoudre à s'approcher de la Maison Close.

Habituellement, il ne la relançait pas trop quand ce genre de sujets était lancé, mais elle avait eu des mots très généreux à son égard. Il ne voulait pas amputer la conversation de son déroulement naturel sous prétexte qu'il était mal à l'aise avec ses accès de lovecraftite aigue (... mal à l'aise, oui, parce qu'il n'y connaissait strictement rien et qu'il n'y comprenait généralement pas grand chose non plus).

"Qu'est-ce que c'est, ta 'Celephaïs' ?"

Et puis cela leur offrait une porte de sortie vers une conversation peut-être plus facile, moins chargée. Trop d'émotions d'un coup, ce n'était pas bon.