Le Givre est parti, et mes ailes avec lui, c'est bien le seul inconvénient que j'y trouve, dans peu de temps j'irais dans l'Ordinaire pour geler le Monde et mais pour l'instant je dois être tuteur pour les nouvelles fées, enfin...anciens humains...enfin....je ne sais plus trop comment les appeler...tout ça me rends confus, mais je les aime bien, ils sont gentils.

Hélas, Eclipse (une nouvelle fée à ma charge) a fuit alors encore sous ma surveillance...il est donc de mon devoir de ramener le bel-ami vers son nouveau peuple.

Je ne sais vraiment pas ce qui l'a poussé à fuir ainsi, peut-être serais-ce dû au fait que ses anciens amis du Port lui manque? Ou peut-être est-ce parce qu'il a eu peur de sa toute nouvelle et magnifique appartenance au peuple féerique? Je ne saurais dire...

De nombreuses rumeurs et échos ont ricoché sur les murs de la Citadelle, apparemment Eclipse aurait trouvé refuge dans son ancienne maison, et donc, armé de ma lance (au cas où je me retrouverais face à un Pirate) et file au travers des arbres sur le dos de Wilbur mon Scaraneige, jusqu'au Port.

J'arrive vers la maison, trop intimidante à mon goût, mais je perçois une fenêtre à peine ouverte donnant sur le grenier; je fais alors signe à Wilbur de faire le guet.

Je me faufile ensuite et trouve mon bel-ami avec une mine concentré sur un livre me semble-t-il et je glisse à ses côtés avant de signaler ma présence:

-Hey...tu fais quoi?

C'était une journée plutôt tranquille, relativement ressourçante pour Vijendra qui avait décidé de la passer dans son atelier - qui était aussi devenu sa chambre puisqu'on avait octroyé sa maison à quelqu'un d'autre durant son séjour parmi les fées. La nuit avait été peuplée de rêves et de pensées angoissantes qui l'avaient parfois empêché de fermer l'œil. Au moins, il n'avait pas trop pleuré. Il pleurait un peu moins depuis son retour au Port car il avait retrouvé certains repères. Une vie presque normale. Pas assez normale, évidemment.

Il s'était levé avec la vague à l'âme mais à force de concentration saine sur son dernier travail de copie en date, il commençait à se sentir légèrement mieux. C'était comme d'avoir la grippe, de prendre un anti-douleur et d'attendre qu'il fasse lentement effet. Sauf que cette fois-ci, c'était son cerveau qui avait la grippe, pas son corps. C'était la seule comparaison dont Vijendra était capable pour la bonne raison qu'il ne lui était jamais rien arrivé de tel au préalable. Il n'avait presque rien vécu de difficile dans l'Ordinaire, à l'exception certes non négligeable de la mort de sa mère, puis du déménagement forcé aux USA qui avait eu lieu presque dans la foulée.

Il était alors si petit qu'il ne se rappelait pas très bien de ce qu'il avait ressenti quand tout cela était arrivé. Ces derniers temps cela dit, il avait l'impression de mieux s'en souvenir. Il y avait des similarités. Une barrière, un barrage avait cédé. Les ombres qu'il avait jusqu'à présent efficacement tenues à distance de sa conscience prenaient une place qu'elles n'avaient jamais occupée.

Sa pièce était construite sous les combles. Le soleil déversait de chaleureuses vagues au travers des sorte de velux au plafond. C'était bien agréable et cela lui réchauffait aussi le cœur. Il traçait les lettres et les illustrations avec une grande précision, jonglant avec dextérité entre les plumes, les encres et les couleurs.

"Hey...tu fais quoi?"

Il eut un sursaut nerveux. Rien d'énorme : sa réaction avait été très modérée. Par chance, la plume n'était pas posée sur le manuscrit. Aucune goutte d'encre ne gicla non plus.

Vijendra avait toujours été du genre flippé de la vie. C'était devenu pire depuis son retour au Port, comme de nombreux habitants lui faisaient comprendre par leur silence et leurs regards qu'il n'y était plus le bienvenu. Mais tant qu'il était dans son atelier, il était dans une bulle de sécurité. Il savait qu'il ne risquait rien.

En revanche, il était surpris. Il se serait attendu à une visite de Prisme. Mais ce n'était pas la voix - enfin, les clochettes - de Prisme. Sa gorge se serra car il pensait avoir reconnu de qui il s'agissait. Et ça ne mettait pas Vijendra tout à fait à l'aise.

Il tourna les yeux sur la fée nouvellement arrivée et découvrit effectivement Verglas - l'absence de ses ailes ne le frappa pas immédiatement car l'elfe était trop préoccupé. Son regard fut tout aussi rapidement détourné et posé à la surface du livre en cours d'écriture. Voilà qui lui fournissait un prétexte pour ne pas regarder le Vitrail.

Tout dans son attitude suintait la culpabilité. Vijendra se sentait un peu minable. Ne nous y trompons pas : il ne regrettait absolument pas d'être revenu sur le Port. Il était là où il devait être. Il avait eu le besoin vital de retrouver son ancienne vie, ses repères. De se retrouver lui-même. En revanche, il regrettait la façon dont ça s'était passé. Il avait pris la décision de fuir sur un coup de tête. Il avait mis Verglas dans une situation délicate, laissant reposer sur lui la responsabilité de cette fugue non-préméditée.

Il y avait autre chose qui le mettait très mal à l'aise : les raisons de Verglas pour lui rendre visite. Il craignait que la fée cherche à le faire revenir à l'Archefleur avec les autres humains transformés. C'était évidemment hors de question qu'il obtempère, mais ce n'était pas le seul souci : Vijendra n'était pas assez stable mentalement pour qu'il soit possible d'aborder sereinement le sujet.

Pour le moment, cela dit, la discussion restait à sa portée. Il décida de répondre bêtement à la question posée, sans s'embarrasser des salutations qui auraient été de rigueur s'il avait été aussi calme qu'il voulait en donner l'impression. Il se râcla la gorge et pointa du doigt le manuscrit en cours de copie, puis le modèle posé un peu plus loin.

"Hm... Je fais une copie à l'identique de ce livre. Henrik a même tenté de reproduire le grain du papier. C'est mon travail depuis que je suis arrivé ici..."

Mais Vijendra n'était plus assez tranquille pour continuer. Il allait faire des erreurs s'il essayait, et ce n'était pas tolérable. Alors il reposa sa plume dans l'encrier et il posa les mains sur ses chevilles, les épaules crispées. C'est fou comme la contemplation du bout de ses semelles lui paraissait subitement passionnante.

Il a l'air occupé...je ne dis rien...pendant un temps, assez longtemps en fait...

Donc je ne dit rien, je m'assois et j'attends, je le regarde poser plume et mains, je toussote pour lui être sûr qu'il sait que je suis ici, bien qu'il ait tourné la tête vers moi pour revenir tout aussi vite vers son ouvrage.

Mais il me répond et je souris doucement, heureux qu'il s'ouvre un peu à moi...enfin qu'il fasse preuve au moins de diplomatie.

-Hm... Je fais une copie à l'identique de ce livre. Henrik a même tenté de reproduire le grain du papier. C'est mon travail depuis que je suis arrivé ici...

-Wow...c'est impressionnant...tu sais Dame Clarté et Dame Ecorce seraient bien aises de travailler avec toi à l'occasion...surtout que la première aura besoin d'une main pour écrire haha...

Je ne devrais sûrement pas rire, pas dans de telles circonstances.

Je tente de parler de tout et de rien, évitant de lui suggérer directement de revenir à la Citadelle, bien que nous savons, je pense, tout les deux que je suis ici pour ça....pour le ramener.

Mais je ne le forcerais pas.

Je descend alors de mon piédestal et me fait grandir, jusqu'à me retrouver derrière lui, je pose ma main sur son épaule avant de lui demander tout doucement:

-Eclipse...tu veux me dire ce qui ne va pas?

J'enlève vite ma main, de peur de le vexer...il me semble qu'il est assez fragile, autant ne pas le brusquer plus.

C'était un sourire bien pâle qui monta sur ses lèvres, mais un sourire tout de même. Vijendra aimait lorsque son travail était apprécié. Tout le monde sur le Port ne se rendait pas compte de l'œuvre importante qui était réalisée à la librairie par Henrik, à laquelle le copiste contribuait à sa manière. C'était pourtant crucial de compiler le peu de culture qu'il leur restait de l'Ordinaire, de la conserver par tous les moyens, de la rendre plus accessible enfin en rendant sa diffusion plus facile par le biais d'exemplaires supplémentaires.

Ouvertement perplexe, le scribe planta ses yeux sur la fée des glaces et chercha à comprendre ce qu'elle venait de lui dire. Il ne connaissait pas "Dame Clarté". Il avait été en bien trop mauvais état durant son séjour à la Citadelle pour entendre les bruits de couloir qui s'étaient propagés à son sujet. Verglas ricanait et Vijendra avait l'impression d'avoir raté la blague. Pourquoi Clarté aurait t-elle eu besoin d'une "main pour écrire" ? Est-ce qu'il avait loupé un jeu de mot ?

Il ne se posa pas bien longtemps la question. En réalité le second nom qu'avait prononcé son malchanceux tuteur happa bien vite son attention. Vijendra découvrit avec stupeur qu'il avait passé tout ce temps entre la Citadelle et les Archevilles et qu'il n'avait même pas eu une pensée pour la première de ses amies fées (ou en tous les cas la première qu'il avait sue fée). Il avait été très préoccupé - euphémisme scandaleux pour dire qu'il avait été au fond du trou - ce n'était donc pas surprenant. Mais tout de même, maintenant qu'il l'avait à l'esprit...

"Tu connais Ecorce..."

... Est-ce qu'il ne lui serait pas plus facile de la rencontrer, désormais ? Il avait vraiment envie de la revoir.

Cette brève pensée s'envola, aussitôt suivie par une montée d'angoisse, associée à la certitude qu'il allait se perdre, et que son esprit allait voler en éclat s'il se laissait séduire par des pensées pareilles. Il voulait exister. Il ne voulait pas laisser la place à un être qui n'était pas lui. Il n'était pas l'un des leurs. Il était un habitant du Port. Quelques changements physiques - même les plus handicapants d'entre eux - ne pouvaient pas modifier la nature de son identité.

... N'est-ce pas ?

Vijendra secoua la tête pour évacuer ces pensées qui le terrorisaient. Mais il n'avait pas oublié Écorce. Il posa les yeux sur la pile de livres qu'il avait préparée à son effet et qui trônait au coin de la fenêtre depuis même avant que le Givre commence. Elle avait passé tout l'hiver ici, alors que le Port était abandonné. Il faudrait qu'il la dépoussière. Il ne voulait pas qu'Écorce se salisse, ou bien qu'elle fasse des allergies, au cas où elle finirait par venir le voir ici.

Il ne savait pas ce qu'il avait envie de dire à Verglas. Il lui aurait bien demandé de prendre quelques livres avec lui et de les faire passer à l'Archéologue si jamais il la croisait, mais il craignait que la fée des glaces lui rétorque qu'il n'avait qu'à les lui donner lui-même lorsqu'il rentrerait. C'était bien pour lui demander de rentrer qu'il était venu ici, non ?

Aux sons qu'il entendait à côté de lui, Vijendra savait que Verglas était en train de grandir grâce à l'elvicere. Par pudeur, il garda les yeux détournés tout au long du processus. Il avait la sensation que c'était un acte relativement intime. Il aurait été mal à l'aise de le regarder faire. C'était différent durant les leçons, le contexte n'était pas le même.

Verglas qui faisait désormais la même taille que lui posa une main sur l'épaule de Vijendra, dont l'absence de réaction était en soi assez positive. Il n'avait rien contre ce genre de gestes, qui le consolaient efficacement dans de nombreux cas de figures.

Il n'était pourtant pas tout à fait à l'aise de sentir Verglas à ses côtés.

Il était grand. Il était comme lui. Et pourtant, il était toujours aussi fée. Vijendra avait associé sa propre transformation à un retour - même imparfait - à l'humanité. La proximité de l'autre elfe emmêlait l'esprit du scribe, qui ne parvenait plus à se convaincre intérieurement de sa légitimité en tant que pirate autant qu'il l'aurait voulu.

"Eclipse...tu veux me dire ce qui ne va pas?"

Comme à chaque fois qu'on prononçait son nom de fée devant lui, la réaction de Vijendra fut radicalement négative. Il se crispa des pieds à la tête et ses tremblements gagnèrent en intensité. Il plaqua ses membres contre lui pour essayer de se calmer. Et puis il rétorqua nerveusement, sans réfléchir.

"... Ne m'appelle pas comme ça s'il te plaît. Je m'appelle Vijendra."

Ne lui avait-il pas déjà dit ? Il le disait pourtant à tout le monde, depuis le début. Il n'y avait que la Reine qu'il n'osait pas contredire déjà parce qu'elle était une figure d'autorité absolue, mais surtout parce qu'il savait pourquoi elle avait insisté pour que ce renommage ait lieu. Il savait qu'elle n'avait pas eu d'autre choix, et qu'elle avait eu raison. En réalité il n'osait pas reprendre Obéron non plus. Il avait l'impression de lui avoir déjà causé trop de tracas.

"Je... Qu'est-ce que tu veux dire par là, exactement ?"

Demanda t-il avec douceur malgré la tension qui ne le quittait plus. Il osa enfin tourner un regard sur Verglas, sincèrement interrogatif. Il devait certainement déjà savoir ce qui n'allait pas, non ?

-Évidemment que je connaît Dame Ecorce, pourquoi? Je travaille énormément au Palais donc il se trouve que l'on se croise souvent....bien qu'elle n'y soit pas tout le temps elle-même.

Je répond avec un sourire et un petit rire au fond de ma gorge, mais Eclipse n'est pas aussi réceptif que je l'aurais imaginé.

Bien sûr que mon ami ici présent n'étais pas d'humeur à plaisanter, quelle idée? Je suis si stupide de penser que quelques jeux de mots arrangeraient la situation, je soupire alors juste un peu et glisse sur un tabouret entreposé dans un coin, le déplaçant et le posant à côté d'Ecl...Vijendra, pas trop près mais pas trop loin non plus.

-Pardonne moi...Vijendra, je sais que ça te met encore mal à l'aise que l'on t'appelle autrement...

Il me demande ce que je voulais entendre par là, et je lui réponds, le plus sincèrement du monde:

-Je ne vais pas te mentir, tu n'as pas l'air le plus en forme....ni le plus heureux des hommes...

Je pose une main chaleureuse sur son avant bras, et avec un sourire juste exprime ma compassion:

-Je ne peux pas te mentir et te dire que je comprends...mais je me doute bien que cette situation -en plus d'être unique et une première inédite dans toute l'histoire de L'Île- n'est facile pour personne, et il faudra bien du temps à chacun pour...euhm...comment dirais-je? Faire rouler tout les engrenages?

Je pause un instant, cherchant mes mots, afin d'éviter toute vexation de sa part:

-Mais certaines choses dans ce Monde sont impossibles et...je ne veux pas que tu t'en rendes compte trop tard...pour ne pas que tu....

J’hésite un instant, mais finis par dire:

-Perdes ta lumière...

Je le regarde patiemment, l'encre apparaissant et la plume glissant sur le papier, espérant une réponse plus ou moins positive.

Sans mot dire, Vijendra cilla, fixa Verglas durant une courte seconde puis détourna les yeux. Il était un peu désarçonné par le ton catégorique que son interlocuteur avait pris pour lui répondre qu'évidemment, oui, il connaissait Écorce. C'est qu'à l'Infortuné, cela n'avait justement pas paru si évident. Il savait qu'Écorce vivait dans l'Archeforêt et n'avait pas eu vent de la régularité de ses visites au Palais. Lorsque Vijendra s'y trouvait - au Palais - il ne l'avait en tous les cas jamais croisée.

Cette question devint secondaire comme le Vitrail l'appelait par son nom de fée pour lui en poser une autre. La réaction du scribe fut aussi brutale qu'immédiate, comme à chaque fois que ce genre de choses arrivaient. Cherchant tant bien que mal à garder son sang-froid, il se prostra pour tenter de contrôler ses tremblements et demanda à la fée des neiges de le nommer autrement.

-Pardonne moi...Vijendra, je sais que ça te met encore mal à l'aise que l'on t'appelle autrement...
"..."

Il ne bougeait plus, fixant résolument le sol. Il n'aimait pas beaucoup ce qu'il entendait. Ce encore était de trop. Il signifiait que Verglas pensait qu'un jour, cela changerait. Tout comme il s'imaginait peut-être qu'un jour, Vijendra retournerait vivre parmi les fées. L'ancien pirate était incapable d'admettre de tels sous-entendus. La seule idée d'être dans un futur plus ou moins lointain forcé de quitter le Port et sa pièce à l'étage de la librairie l'affectait au point qu'il devait s'obliger à penser à autre chose pour ne pas succomber à la panique.

Eteindre les pensées invasives. Les jeter au loin. Écouter Verglas en espérant qu'il n'allait pas continuer à jouer avec ses nerfs et ses limites.

Je ne vais pas te mentir, tu n'as pas l'air le plus en forme....ni le plus heureux des hommes...
"..."

Perplexe, Vijendra releva le nez et posa un regard involontairement ombrageux sur son voisin. Quel était l'intérêt de faire remarquer qu'il avait une sale tête et donnait l'impression d'aller mal ? Verglas ne l'avait jamais vu autrement, durant son séjour à l'Archefleur. Ce n'était donc pas un argument très convainquant. L'elfe souffrait quotidiennement et il en avait bien conscience. Il savait aussi que cela avait été pire avant, et que son retour au Port, s'il ne s'était pas passé aussi bien qu'il l'aurait espéré, l'avait malgré tout soulagé.

"Je sais... Il n'y a pas grand chose à y faire." répondit-il finalement sur un ton doux, car il n'avait aucune intention de se fâcher avec Verglas, quand bien même celui-ci était en train de lui dire des choses déplaisantes et était certainement venu pour tenter de le convaincre de rentrer - ce qui était aussi très déplaisant.

Il fallut qu'il se morde la lèvre tant il était proche de perdre son sang-froid, emporté par une terreur qui n'était jamais très loin de lui. Il n'aimait pas beaucoup non plus qu'on lui rappelle qu'il était dans une "situation unique et inédite dans toute l'Histoire de l'Île". C'était absolument effrayant car en un sens cela signifiait que personne n'avait vraiment idée de ce qui allait lui arriver, des changements qu'il allait ou non continuer de subir, ni même peut-être de ce qu'il était. Ou de qui il était.

Stop. Coupé. Effacé. C'était ça ou perdre la tête. Il était à deux doigts de hurler pour demander à Verglas de partir et il ne voulait pas faire ça. La situation était telle qu'elle devait être. Vijendra était rentré chez lui et il essayait de faire rouler les engrenages à sa manière, même si ça n'était pas facile. Il était dans une routine qui fonctionnait. Il était où il avait envie d'être et il pouvait continuer son travail. C'était l'essentiel. Tant pis s'il n'était plus en mesure de sortir aussi souvent qu'avant. Et tant pis pour les anciens amis qui étaient devenus hostiles à son égard. Il pouvait faire sans eux.

Je ne veux pas que tu t'en rendes compte trop tard...pour ne pas que tu....Perdes ta lumière...

Un gémissement incontrôlé. Il se boucha les oreilles pour ne pas entendre - trop tard. Il répondit viscéralement, sans réfléchir :

"... Ne dis pas ça comme ça..."

Le scribe enterra son nez dans ses genoux. Il maintenait désormais les mains sur le dessus de son crâne et avait tout le mal du monde à retrouver un calme suffisant pour émettre une réponse plus construite, qui à ce stade devenait pourtant nécessaire.

"... Verglas. Je... Je suis désolé de m'être enfui. Ce n'était pas prévu, et j'espère que je ne t'ai pas attiré de problèmes."

Sa voix tremblait encore, mais au moins parvenait-il progressivement à articuler ses pensées les unes avec les autres. Il continua donc, glissant cette fois ses mains autour de ses genoux.

"... Mais je suis là où je dois être. Cet atelier, c'est le seul endroit où je me sens chez moi. J'ai besoin de ça. Je sais que je ne suis pas heureux, mais je le suis plus ici qu'ailleurs. Je ne regrette pas d'être parti. Je suis juste désolé de l'avoir fait comme un voleur..."

C'était tout ce qu'il y avait à en dire.

Rien à dire, juste la stupéfaction, et un instant je suis attristé de voir un tel assombrissement dans ses pensées et je soupire, je glisse à ses côtés, j'hésite à poser une main sur son épaule mais je le fais tout de même, et tant pis si je suis repoussé.

Je pense un instant, je suis en conflit intérieur, que dois je faire? Est ce une bonne idée que de le laisser faire? Le laisser faire le choix de rester? Et ma loyauté envers la couronne? Mon devoir?

Je mords mes lèvres un instant.

-Es tu sûr que c'est ce que tu veux?

Le voir tourmenté ainsi, l'âme en peine, la tête dans les genoux je ne peux m'empêcher que de me sentir désolé pour lui mais je n'en fais rien. Je ne veux pas plus le contrarier, l'accabler, le faire se sentir coupable ou monstrueux.

Alors je serre un peu plus son épaule, je lui dit:

-Ne t'excuses pas, tu es ton propre maître.

J'inspire profondément, m'apprêtant à recevoir insultes et colère:

-Saches que je viendrai te voir chaque fois que j'en ai l'occasion, m'assurer que tu iras bien...et prend ceci.

Je porte mes mains à mes lèvres, en forme de coupe et souffle, la brume se forme, et un flocon de magie éternelle se forme en leur creux.

Je lui tend le flocon:

-C'est un flocon magique, si tu es en danger, que tu te sens seul, que tu as besoin de quoi que ce soit, souffle dessus, il me trouvera et je te rejoindrais le plus vite possible.

Je tente de prendre un air plus sérieux, plus autoritaire et intransigeant.

-Peut être penses-tu que j'abandonne vite, mais ce n'est pas le cas; je te proposes un "sursis". Je ne te forcerais à rien, mais je ne peux pas t'aider plus que ce qui m'est permis, et je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour un jour voir un sourire de bien être sur ton visage. Tu es mon protégé, et je ne te faillirais pas.

Souhaites tu que je parte? Que je reste? Je ne sais pas mon ami, je ne ferais pas les choses sans que tu me le demande.

-Pourras tu au moins y réfléchir?

"Es tu sûr que c'est ce que tu veux?
- Oui. Absolument" répondit-il immédiatement, et avec dans la voix quelque chose de plus intransigeant que Vijendra ne l'était jamais.

La main sur son épaule l'avait fait frissonner, mais il ne l'avait pas repoussée. Vijendra restait une personne tactile - et actuellement en sévère déficit de contacts sociaux. Ce n'était pas la présence de Verglas qui le dérangeait mais bel et bien les raisons de cette présence, sous-entendues dans l'insistance de son discours.

"Ne t'excuses pas, tu es ton propre maître."

Surprise, que le visage de l'elfe afficha en même temps qu'il se tournait dans la direction de son interlocuteur, immédiatement plus ouvert. Restait une touche de culpabilité qui ne s'effacerait pas si facilement. Il appréciait qu'on lui laisse la liberté de ses choix, mais il restait d'avis qu'il devait ces excuses à Verglas. Et à Obéron aussi.

La perplexité l'empêcha de répondre et il se contenta d'encaisser les paroles suivantes :

"Saches que je viendrai te voir chaque fois que j'en ai l'occasion, m'assurer que tu iras bien...et prend ceci."

... Des visites ? Si ce n'était que des visites de courtoisie, il n'avait rien contre. Il appréciait avoir de la compagnie, que ce fut celle des humains ou des fées. Prisme venait aussi le voir, et il appréciait ses passages. Il connaissait moins Verglas, mais son ancien instructeur ne lui était pas désagréable à fréquenter alors... Pourquoi pas ? Tant qu'on n'abordait pas les sujets qui fâchaient.

Vijendra frissonna en revanche en voyant le flocon se former entre les mains de la fée des neiges. La magie l'avait toujours émerveillé, mais désormais qu'il en avait beaucoup trop en lui à son propre goût, il n'en appréciait plus autant les manifestations. Hésitant tout d'abord, il daigna tendre ses mains pour prendre entre elles le cadeau. Il lévitait à quelques centimètres de ses paumes, tournant doucement sur lui-même. C'était beau, mais...

Verglas était en train de lui expliquer l'utilité de l'objet. Vijendra n'écoutait qu'à moitié car quelque chose de bizarre était en train de se passer. Le froid magique courait dans ses bras, pulsait dans ses mains. Il résonnait avec quelque en lui qui était tout à la fois similaire et différent. Un vent intérieur se leva en même temps que quelques mèches de cheveux timides flottaient, bouclant et se gorgeant de nuances nébuleuses. De brèves lueurs dansèrent dans les yeux de la fée des étoiles... Puis Vijendra les plissa très fort et retint un glapissement terrifié. Il se leva aussitôt pour aller poser délicatement le flocon sur un emplacement libre de l'étagère dans lequel il plaçait normalement ses livres à copier.

Les manifestations magiques disparurent presque aussitôt, ce qui le soulagea d'un poids conséquent.

"... mais ce n'est pas le cas; je te proposes un "sursis" ..."
De nouveau tendu, l'elfe soupira. Il reste persuadé que je ne tiendrai pas comme ça, n'est-ce pas ?

Les bonnes intentions du Vitrail étaient louables, mais Vijendra avait du mal à les apprécier. Il mettait beaucoup de pression sur les épaules de l'elfe qui aurait préféré qu'on se soucie moins de lui. Ou en tous les cas pas comme ça.

"Tu ne me dois rien, Verglas. Ca me ferait plaisir que tu viennes de temps en temps, mais la mission que tu te donnes est vouée à l'échec. Et elle ne me met pas très à l'aise. Merci pour le flocon, c'est gentil."

La dernière phrase avait presque été ajoutée à contrecoeur. Ca n'était pas poli de ne pas remercier les gens après qu'il aient fait un cadeau.

"Pourras tu au moins y réfléchir?
- C'est déjà tout réfléchi."

Et là encore, Vijendra avait répondu sans l'ombre d'une hésitation, sur ce ton un peu intransigeant qui ne lui ressemblait pas.

-Pourquoi être si froid? haha...

Un temps je ris, mais je sens que le moment n'est pas à l'humour alors je me tais, et je l'écoute répondre, poser ses limites.

-Je comprends.

Un regard vers la fenêtre, Willbur m'attend, je hoche la tête, lui faisant signe que oui, nous allions partir, éviter d'attirer trop l'attention des Pirates.

Je vois Eclipse prendre le flocon en main, des manifestations magiques apparaitre un instant puis alors qu'il pose l'objet en vitesse sur une étagère je me dirige vers la fenêtre.

"Tu ne me dois rien, Verglas. Ca me ferait plaisir que tu viennes de temps en temps, mais la mission que tu te donnes est vouée à l'échec. Et elle ne me met pas très à l'aise. Merci pour le flocon, c'est gentil."

Je soupire, baisse la tête et me retourne un léger sourire au lèvres:

-Nous verrons...à bientôt mon ami.

Je souffle, monte sur le cadre de la fenêtre et fait agir ma magie pour retrouver ma taille, un vent froid souffle vers l'intérieur de la pièce, le verglas glisse sur les surfaces de bois et de verre autour de moi.

Je rouvre les yeux et je suis à nouveau de la taille d'un pouce.

C'est déjà tout réfléchi....nous verrons...

Je monte sur Willbur, comment expliquer à Obéron que la mission est échouée?

Et qu'advient il de notre peuple? Je ne sais pas...

Verglas n'insistait pas, ce dont Vijendra lui était toujours aussi reconnaissant. En revanche, il affichait un scepticisme qu'il aurait été difficile de manquer. Cette incrédulité retournait quelque chose dans le ventre de l'elfe, et ça ne faisait pas du bien. L'Infortuné sentait une angoisse sourde s'emparer de lui à mesure que la fée des neiges se préparait au départ.

"Nous verrons..."
... Il n'y croit vraiment pas une seconde.

De légers tremblements secouaient les mains de Vijendra, lequel tentait bon gré mal gré de maintenir en place le contenu de son estomac. Il était au bord de la nausée.

"A bientôt mon ami.
- A bientôt Verglas. Porte toi bien..." répondit-il avec beaucoup plus de douceur qu'au préalable, car il n'aimait pas la façon dont il avait durci le ton, même si c'était important pour lui de définir les limites de ce qu'il pouvait ou non accepter.

Hanté, l'elfe observa silencieusement son ancien instructeur qui utilisait la magie pour retrouver sa taille originelle. Le froid déployé le fit frissonner à l'instar des meubles qui se couvraient de givre. Considérant l'état de nerfs dans lequel l'Infortuné se trouvait, il n'avait pas été bien difficile de lui tirer cette réaction.

Quelques instants plus tard, Verglas était parti.
Vijendra avait toujours aussi froid, et pourtant la seule trace de magie des glaces résiduelle était celle qui ornait son étagère. Le flocon continuait de flotter et de tourner paisiblement sur lui-même. L'elfe jeta à l'artefact un coup d'œil dont suintait un lourd malaise. Nouveau frisson, alors même qu'il se rappelait de la sensation magique qui l'avait traversé quand il avait touché l'objet, peu de temps au préalable.

Il détourna les yeux. Regard sur son pupitre désormais, et sur le travail qu'il devait continuer. Il avait l'estomac trop lourd. Le ventre rempli de pierres. Plus aucune énergie pour rien. Certainement pas celle de saisir sa plume, ni de copier.

Sans trop savoir ce qu'il faisait, Vijendra retourna au niveau de sa couche, dans l'angle de la pièce. Il vint s'asseoir dans le coin du mur, rassuré par la présence des deux parois rigides contre lesquelles il s'écrasait. Il ramena sa capuche sur son visage pour doubler le rideau de ses cheveux puis il plaqua sa joue contre le mur, entourant ses genoux de ses bras et cherchant à fondre sa tête entre le bâtiment et les divers tissus qui recouvraient sa silhouette.

Un soupir saccadé. Plus tard... Il continuerait son travail plus tard. Il ne fallait surtout pas qu'il pense. Il ne fallait surtout pas réfléchir.