Écorce était figée devant la porte.

Depuis combien de temps ? Elle ne savait pas. Seul son index tapotait nerveusement la couverture d’un ouvrage coincé sous son bras. C’était sans doute la première fois de sa vie qu’elle était aussi incertaine et qu’elle retenait autant sa respiration, comme si elle espérait ne pas être entendue par Éclipse.

La Reine en personne avait convoqué Écorce dans ses appartements plus tôt dans la journée. Au départ, sa nervosité était à son paroxysme. Ce n’est pas tous les jours qu’on recevait ce genre de convocation, d’autant que le messager ne lui avait pas donné le motif. Écorce s’était donc monté la tête, comme à son habitude : avait-elle détruit quelque chose sans le savoir dans la bibliothèque ? Ou pire, elle avait peut-être oublié de rendre un livre ? Au final, Écorce était venue - profitant de l’occasion pour apporter un bouquet de fleurs et de branches soigneusement sélectionnées à sa Reine encore alitée.

En se remémorant les paroles de Mab et des infirmiers qu’elle était allée voir juste après, la tête d’Écorce tournait un peu. Elle avait eu vent de cette fée torturée par des Pirates... mais jamais elle n’aurait pu croire qu’il s’agissait de Vijendra. Mab ne lui avait pas tout dit sur l’état actuel d’Éclipse, et les fées de l’infirmerie non plus : et cela voulait déjà tout dire. Avant de se retrouver devant cette porte, elle avait dû se calmer : passée la rage - elle savait de toute façon que ces individus ne perdaient rien pour attendre - laissait place à une étrange tristesse. Dire qu’elle avait complètement oublié de venir à leur rendez-vous... C’était donc lui, cette fée qu’elle avait repérée à la cérémonie de nommage ? Les choses auraient peut-être été autrement si elle avait su ce qu’il se passait avant ?

Écorce secoue la tête et se remet à faire les cent pas, en s'éloignant un peu. Comme si c’était le moment de penser à ça ! Elle pousse un long soupir, et se remémore les conseils des fées de l’infirmerie : ne pas être trop brusque. Éviter de parler ou d’évoquer des sujets qui pourraient renvoyer Éclipse à ses cauchemars. Bref, essayer de lui changer les idées. Logique, jusque là.
L’Archéologue se force à reprendre un peu de contenance : elle jette un œil sur l’ouvrage coincé sous son bras, sur l’immense bouquet composé par ses soins et sur le sac rempli de livres posés devant la porte de la chambre.

Elle ne va pas rester toute la journée là, à attendre que l’Esprit Nuit vienne ! D’un pas déterminé, elle s’avance enfin devant la porte... puis s’arrête, à nouveau hésitante.

Au final, elle toque. Le geste est très lent et doux : elle ne tient pas non plus à faire preuve de violence, qu’elle soit sonore ou gestuelle. Elle ouvre la bouche, puis s’arrête soudainement. Comment doit-elle l’appeler ? Elle hésite très sincèrement à sortir un « eh, toi ! », avant de lâcher un timide :

- Euh. Éclipse ?

Ça lui parait plus logique, de l’appeler ainsi. Enfin, c’est ce qu’elle se dit...
Écorce laisse passer un court silence, avant de reprendre d’une voix peu assurée :

- C’est... c’est Écorce. Je peux rentrer ?

Le tintement de clochette d’Éclipse, ponctué de soubresauts douloureux, inquiète Écorce et la sort pour un court instant de sa timidité habituelle. Inquiète, elle finit par poser la main sur la poignée et pousse délicatement la porte. Elle passe la tête dans la pièce, la parcourt du regard, jusqu’à s’arrêter sur la silhouette allongée dans le lit.

Qu’est-ce qu’elle doit dire ? Que ça faisait longtemps ? Qu’elle est heureuse de le revoir ? Écorce hésite tant qu’à la place, elle adresse un regard d’excuse à la fée des étoiles.

- Je... Pardon. Je ne voulais pas vous... enfin, je ne voulais pas t’effrayer.

Si elle avait vouvoyé Vijendra lors de leur première rencontre, Écorce considère que ce n’est pas de circonstance lorsqu’elle est face à une fée autre que la Reine ou que son entourage proche.
En regardant Éclipse, quelque chose la saisit. Un pincement au cœur, peut-être : dans tous les cas, son esprit est remué par la constatation de l’état de l’Infortuné. Son épuisement se lit clairement sur son visage, et même dans ses gestes. Quant à son aile... un désagréable sentiment, à destination de ces monstres, se loge lentement dans sa poitrine. Il y a une différence entre le savoir, et le voir dans cet état.
Pour autant, Écorce cherche à contrer très vite ce sentiment qu'elle juge inutile, en adressant un sourire empli de sincérité à Éclipse.

Ce n’est pas le moment. L’instant présent est plus important que tout le reste.

- Je me permets d’entrer, alors. ... Je t’ai amené un bouquet, j’espère que ça ne te dérange pas.

Écorce vient poser les livres qu’elle a apporté au pied du lit. Elle fait demi-tour, et saisit dans ses bras l’immense bouquet qu’elle a confectionné et qu’elle peine à faire passer par la porte. La fée retient une remarque acerbe à propos de la taille de ces fichues portes, mais tente malgré tout de s’appliquer afin de ne pas faire de gestes brusques, par peur d’effrayer Éclipse. Après avoir enfin réussit à glisser le bouquet dans la chambre, Écorce se déplace lentement jusqu’à la fenêtre, et le pose contre le mur, juste à côté.

Elle s’applique à redresser les branches et à étoffer les fleurs du bouquet. Un peu de verdure aide toujours à la guérison et remonte le moral. D’autant qu’Écorce a la terrible habitude de communiquer par autre chose que ses mots : souvent, cela passe par des bouquets flamboyants. C’est le cas du bouquet qu’elle a offert à Mab, et c’est également le cas de celui qu’elle a déposé dans la chambre d'Éclipse.

Ravie de l’effet, Écorce se redresse et tourne la tête vers Éclipse. Un court silence s’ensuit, durant lequel elle n’ose pas parler. En s’approchant doucement, la fée des forêts ose enfin le regarder dans les yeux... C’est terrible à dire, mais sa forme actuelle lui va si bien.

- ...

Écorce, sans s’en rendre compte, triture ses mains comme à son habitude lorsqu’elle est nerveuse. Elle n’ose pas non plus bouger davantage ni s’asseoir, et préfère rester debout.

- Ça faisait longtemps. Désolée... j’avais oublié notre rendez-vous. Et avec le Givre... J’espère que tu ne m’en veux pas.

Sa voix trahit clairement le profond regret qu’elle éprouve. Mais la mine attristée d’Écorce n’est que très passagère. Elle se ressaisit bien vite ; après tout, elle n’est pas venue pour se plaindre ni pour lui rappeler le passé, mais pour être là. Elle prend une expression plus adoucie et adresse un nouveau sourire à Eclipse, tout en se baissant pour saisir au hasard l’un des livres rangés dans son sac. Il faut dire que la sélection des ouvrages a été très rude : ne voulant rien prendre qui lui rappellerait trop le Monde Ordinaire, Écorce s’est rabattu sur des livres... assez particuliers. Celui qu’elle présentait à Éclipse était visiblement dédié aux innombrables espèces d’arbres et aux spécificités de chacune.

- Je t’ai amené de la lecture, si tu veux t’occuper un peu. Je peux m’asseoir ? Demande-t-elle en pointant timidement le tabouret placé à côté du lit.

Les mots d’Éclipse lui réchauffaient le cœur. Elle ne cherche pas à cacher cette émotion et la laisse transparaître sur son visage. Les yeux pétillants, elle sourit une nouvelle fois à la fée des étoiles.

- C’est vrai ? J’avais tellement peur de te déranger. Surtout avec mon oubli stupide... Je suis très contente de te revoir moi aussi.

Elle avait cru le contraire, d’autant qu’Éclipse n’avait pas l’air à l’aise lorsqu’elle était entrée dans la pièce. Rassérénée, elle s’installe sur le tabouret, qu’elle rapproche du lit. On lui avait prévenu qu’il ne se levait pas pour l’instant : ce n’est pas grave. Elle s’adapte à tout. Écorce pose délicatement le livre qu’elle tenait sur le lit, puis lui en montre un autre sur les oiseaux.

- Tu préfères lequel ?

Écorce lui montre les deux ouvrages, tout en gardant une distance respectable avec lui par crainte de lui faire peur ou d’éveiller un sentiment d’oppression chez lui. Pour autant, le regard de la fée des forêts se perd fréquemment sur Éclipse sans qu’elle ne le veuille. C’est une étrange sensation d'admiration qui la prend, et qui n’est pas nouveau chez elle, même si le contexte est bien différent. En vérité, Écorce est totalement surprise - dans le bon sens - par l’apparence féérique d’Éclipse. Et ce qui la fascine le plus est sa chevelure sombre, arborant des reflets colorés qui lui rappellent les nébuleuses qu’on remarque parfois dans le ciel lors des nuits dégagées.

Elle finit par sortir de ses pensées en croisant son regard. Rougissant de gêne, elle tourne la tête et mime d’être prise de passion par le résumé de l’ouvrage. Il fallait vraiment qu’elle arrête cette manie, d’autant que ce n’est absolument pas le moment : et s'il le prenait mal ?

- C-Celui-là est mieux je trouve, lâche-t-elle afin de changer de sujet, après un très court instant de bégaiement. Enfin, je te dis ça parce que j’aime bien les oiseaux. Il y en a de toute sorte ici, surtout dans le Bois Joli.

Prise dans un charmant élan, Écorce prend un peu plus d’entrain. Si sa voix commence à partir dans les aiguës, elle se reprend bien vite et garde un ton assez bas, comme si elle craignait de briser le calme de la chambre. Sur un ton presque confidentiel, elle continue :

- Et certains sont si bavards, encore plus que les fées aristocrates ! Ça me fatigue, mais tous les oiseaux ne sont heureusement pas comme ça. Je te présenterai mon moineau un jour. Il est très gentil... quoiqu’un peu blasé de nature.

Écorce fait glisser les pages de l’ouvrage entre son pouce, jusqu’à tomber sur la partie dédiée aux grands perroquets. En reconnaissant les aras, elle tourne l’ouvrage en direction d’Éclipse.

- Ce sont ces perroquets qui sont les plus bavards. J’ai l’impression qu’il y en a de plus en plus à proximité de l’Archeforêt. Il y en a même un qui m’a réveillé un matin en venant hurler à ma fenêtre...

Une petite moue traverse le visage d’Écorce en repensant à cette mésaventure. Les perroquets étaient très farceurs, et elle se faisait parfois surprendre malgré ses connaissances sur le sujet.

- ... Je suis désolée, ça ne t’intéresse peut-être pas. Tu préfères le livre sur les arbres ? J’en ai d’autres sinon, dont un sur les abeilles.

Le petit rire qui s’échappe de sa gorge trahit clairement sa gêne : vraiment, Écorce avait passé un temps fou à chercher quoi faire lire à Éclipse. Mais au goût de l’Archéologue, tout était trop axé sur le Monde Ordinaire : d’où le fait qu’elle n’avait pas encore parlé d’archéologie et d’histoire, et qu’elle ne le ferait sans doute pas.
Avec des gestes presque attentionnées, l'Archéologue s’applique à aligner les livres à côté de la fée des étoiles, afin qu’il puisse faire son choix sans trop bouger.

Surprise par le cri d’Éclipse, Écorce lui adresse un regard presque effrayé. Et à sa demande, ses épaules se tassent. Oh non... Elle venait de faire pile ce qu’elle ne voulait pas : l’effrayer. Presque instantanément, elle lui répond dans un bégaiement embarrassé.

- Oui bien sûr ! Je suis désolée, je ne voulais pas t’effrayer... Je vais changer de sujet alors.

Sa soudaine précipitation lui permettait au moins de ne pas mourir de gêne - et de honte - après ce malencontreux incident. Elle n’avait même pas eu le temps de s’attarder sur le regard curieux de son ami à son égard... ni sur le reste, d’ailleurs. Écorce serre ses mains contre elle, afin de se calmer et de ne pas faire de geste maladroit. En voyant l’expression d'Éclipse, elle lui adresse un regard désolé.

- Excuse-moi... vraiment. Mais ne t’en fais pas, continue-t-elle dans une tentative de rattraper sa gaffe, tu ne risques rien ici. C’est... c’est à cause de mes tâches de fée des forêts que j’attire les oiseaux. Mais ils ne vont pas venir ici ! Je t’assure ! Croit-elle bon de préciser, avant de saisir le livre sur les arbres, qu’elle espère moins risqué.

Par tous les esprits... il faut absolument qu’elle pense à autre chose avant de s’écrouler sous la honte et la culpabilité. Encore une fois, ce n’est pas le moment ! Avec une détermination presque adorable, Écorce ouvre son livre. Elle commence à esquisser un geste vers la fée des étoiles afin de lui montrer de superbes esquisses d’un sequoia... avant de se raviser. Il vient de dire qu’il n’aime pas les animaux trop gros, non ? Mais est-ce que ça s’applique aux arbres ? C’est des êtres vivants, non ?

Écorce fronce les sourcils pour elle-même, comme si elle se réprimandait mentalement. Finalement, elle continue de tourner les pages, encore et encore... jusqu’à tomber sur des cèdres.

- Euh. Tu n’as pas peur des cèdres ?

L’Archéologue pose ses prunelles émeraudes sur Éclipse, et le dévisage un court instant. Non ? Ça avait l’air d’aller. Quoiqu’elle n’était parfois pas très douée pour lire sur le visage de ses compères. Elle prend une brève inspiration, et poursuit :

- Tu savais que les cèdres ont une symbolique très importante dans la mythologie sumérienne ?

Elle s’arrête un court instant. Dire qu’elle s’était promis d’éviter de parler d’archéologie ou d’histoire ! Quoique. La mythologie devait passer, non ?

- Il y a une jolie description des cèdres dans l’épopée de Gilgamesh. Tu veux que je te la lise ? Je crois que j’ai le livre sur moi. Si elle choisissait soigneusement les extraits, ça ne devait pas poser de problème. Ce sont des arbres qui symbolisaient la puissance des héros mythiques. On se servait des ramages pour... pour des rites. Personnellement, ce sont mes arbres préférés.

La fée s'interrompt. Hésitante à poursuivre, elle regarde une énième fois Éclipse, comme si elle cherchait son approbation.

- ... Ça me rassure un peu.  C'est que tout est devenu immense, tu vois... Je n'arrive pas à m'y faire.

Écorce lève le regard vers Éclipse. Elle cligne des yeux, comme si elle était réellement surprise de ce qu’il venait de dire. C’est vrai que ça ne lui avait pas paru évident que tout était trop grand pour un ancien humain... La fée s’en veut un peu de ne pas avoir fait le rapprochement, ni de réussir à se mettre davantage à sa place.

- Tu sais, tu...

Elle s’arrête. Elle allait dire « tu es une fée ». On l’avait déjà prévenu que c’était bien trop tôt pour être aussi direct envers lui. L’Archéologue cherche un court instant ses mots, avant de reprendre :

- Les fées sont des êtres de magie et sont très proches de la nature. C’est très courant qu’elles aient une relation particulière avec les animaux. Aucun (ou presque) ne risquerait de te faire du mal. Mais je comprends, ça prend du temps. Mais vraiment, tu ne risques rien ici. Et je suis là.

Il faut qu’il s’y fasse, c’est vrai. Écorce replonge le nez dans l’ouvrage, tentant d’ignorer la dernière phrase qu’elle vient de lâcher sans même réfléchir. Ce n’est pas un peu exagéré ? N’en fait-elle pas trop ? Les échanges sont décidément trop compliqués pour elle. La fée pousse un léger soupir, et relève au final la tête à la question d'Éclipse. C’est vrai qu’elle n’a pas précisé.

- Je t’avoue que c’est plus une théorie qu’autre chose. Mais dans l’épopée de Gilgamesh, j’ai vu un mot sumérien qui me fait penser à la couronne. Les grecs utilisaient le mot stéphanos pour parler des couronnes de lauriers. Je me demande si ce n’était pas la même chose pour les divinités mésopotamiennes ou les héros divinisés. Peut-être qu’on leur offrait des branches ou des couronnes de cèdres pendant le culte.

Écorce réfléchit très sérieusement à la question. Du moins, jusqu’à ce qu’Éclipse lui avoue qu’il n’a pas oublié ce qu’elle lui avait raconté sur Polybe. Sans aucune retenue, la fée tourne un regard à la fois pétillant et ému sur son compère. Surtout qu’elle a réussi à lui arracher un sourire !

- C’e... C’est vrai ?

Littéralement subjuguée de bonheur, l’Archéologue fouille dans son sac et saisit l’épopée de Gilgamesh, qu’elle ouvre mécaniquement à la bonne page. C’est qu’elle l’a tellement lu... elle saurait presque le numéro exact du vers.

- Ah, je crois que c’est ça.

L’Archéologue prend une longue inspiration, comme si elle cherchait à évacuer le stress avant de monter sur scène. Elle se racle un peu la gorge, avant d’entamer sa lecture :

- « ‘Je veux monter jusqu'à la Montagne des Cèdres et pénétrer dans la forêt, demeure de Humbaba. Une hache me suffit pour le combat, mais toi si tu as peur, reste ici. J'irai tout seul.’ Enkidu ouvre la bouche et dit à Gilgamesh : ‘Comment pénètrerons-nous dans la Forêt des Cèdres, Gilgamesh ? Son gardien est un guerrier puissant qui ne ferme jamais les yeux. Pour qu'il protège la Forêt des Cèdres, le dieu Enlil l'a nommé son gardien, il l'a doté de sept épouvantes, le mugissement de Humbaba est celui du Déluge.’»

Écorce continue à feuilleter les pages, jusqu’à un autre extrait qui concerne cette fameuse montagne des cèdres. Sans même s’en rendre compte, sa voix s’anime, comme les poètes itinérants de l’époque qui comptaient les épopées épiques.

- « ‘Écoutez, Anciens d'Uruk. Je veux moi, Gilgamesh, voir celui dont on parle, celui dont le nom épouvante le pays. Je veux le combattre dans la Forêt des Cèdres, je veux couper les cèdres, et me faire un nom immortel. Je ferai entendre au pays les récits du fils d'Uruk et le pays dira : qu'il est vaillant, ce fils d'Uruk !’»

Sa lecture finie, la fée des forêts tend doucement l’ouvrage vers Éclipse, afin de lui montrer l’extrait en question. D’autant qu’à côté se trouve une superbe gravure - bien que fantasmée - de la « Montagne des Cèdres ».

- Qu’est-ce que tu en dis ? C’est incroyable, non ? Certains pensent que cette forêt de cèdres se trouve dans le pays que les humains appellent aujourd’hui Liban. Pour décrire un lieu réel de cette manière, les gens de cette époque devait être fascinée par cette montagne. Il lui trouvait peut-être des vertus sacrées, qui sait ? Elle reprend sa respiration, et poursuit en pointant la gravure de la forêt des cèdres : Tu vois l’extrait ou Gilgamesh dit qu’il veut aller couper les cèdres ? C’est une forêt sacrée. S’il le fait, ça voudra dire qu’il a vaincu le démon. C’est pour ça que je te disais que la symbolise des cèdres est très importante pour les sumériens. Elle symbolise la réussite de l’humain, son élévation en tant que héros. Il y a beaucoup d'arbres qui sont sacrés, voire associés à des divinités ! Comme le gattilier d'Héra sur l'île de Samos, près des côtes d'Asie mineure.

Emportée par sa passion, Écorce s’arrête finalement et adresse un regard un peu embarrassé à Éclipse.

- Je ne sais pas si j’explique bien... Je parle peut-être trop vite.

Le remerciement d'Éclipse avait beaucoup touché la sensibilité Écorce, même si elle avait tenté de ne pas trop le montrer. Cela l'avait déjà rendu heureuse, mais ce qu'il venait de rajouter achèverait presque la modestie éternelle de la fée des forêts. Celle-ci adresse un sourire plus rayonnant que jamais à son compère... sans même remarquer que sa lumière s’est soudainement faite plus intense, trahissant le bonheur réel qu'elle ressent en cet instant.

- Ça me fait vraiment plaisir ce que tu dis ! Surtout venant de toi.

C’était sincère ! Surtout qu’elle avait noté ses réponses affirmatives à chaque fois qu’elle lui expliquait quelque chose. En se repassant tout ce qu’Écorce a raconté, elle se rend compte d’une chose. A-t-elle seulement expliqué la base ?

- ... Maintenant que j’y pense...

Il faut dire que la logique a tendance à la quitter lorsqu’elle se laisse emporter par ses explications. L’air très sérieux, la fée des forêts se redresse un peu, et se rapproche d’Éclipse. Écorce tend ses mains, comme si elle cherchait à donner de la contenance à ses futurs propos.

- Je te parle de Gilgamesh, mais je ne t’ai même pas expliqué qui sont les sumériens, ni où est la Mésopotamie. C’est une région qui se trouve approximativement sur les pays que les humains appellent l’Irak et la Syrie. La première civilisation connue qui y a vécu sont les sumériens : c’est eux qui auraient inventé le premier système d’écriture connu au quatrième millénaire avant l’ère actuelle. L’épopée de Gilgamesh est le premier grand récit épique écrit qui a été retrouvé. Il y a plusieurs versions écrites entre le troisième et le premier millénaire.

A force de trop parler de ce qu’elle aime, Écorce en oublierait presque de respirer. Elle inspire profondément, avant de reprendre :

- C’est pour ça que c’est l’un de mes textes préférés. Puis, tu sais... Je ne trouve pas ça si impressionnant. Il y a tellement de choses à savoir dans le monde. Et je ne fais presque que ça de mes journées. Quand je ne travaille pas, j’étudie. Pas que ça me dérange... au contraire.

L’air distrait, Écorce continue de feuilleter l’ouvrage qu’elle tient entre les mains, jusqu’à tomber sur la partie dédiée aux arbustes. Au vu de leur taille, elle se dit qu’Éclipse ne risque pas d’être effrayé ou impressionné. Son regard survole les pages, jusqu’à ce qu’elle tombe sur l’une de ses autres espèces préférées : le gattilier.

- Tu connais l’arbre au poivre ? Demande-t-elle en tournant l’ouvrage vers l'Infortuné, afin qu’il puisse y jeter un œil. On l’appelle aussi gattilier. C’est un arbuste qui pousse en abondance à Samos, une île grecque qui se trouve à côté de la Turquie. Dans l’Antiquité, un mythe local racontait que la déesse Héra est née sous un gattilier. Quand on lui rendait un culte, on fabriquait des couronnes de gattilier qu’on déposait sur chacune de ses statues.

Écorce adore tout particulièrement l’utilisation que les humains d’alors faisaient de la nature qui les entourait. Ils étaient bien plus proches de leur environnement qu’elle ne le constatait aujourd’hui. Quel gâchis... En y pensant, la fée des forêts jette un nouveau coup d’œil à la chambre d’Éclipse. Hormis le bouquet qu’elle a rapporté, elle ne trouve pas cette chambre très vivante. Du moins en comparaison de sa maison dans l’Archeforêt, remplie de végétation. A cette pensée, l’Archéologue tourne un regard curieux vers la fée des étoiles.

- Je trouve ta chambre un peu triste. Si tu veux que je rajoute un peu de verdure, n’hésite pas. Enfin... si tu aimes bien. Avoir un peu de végétation dans son champ de vision aide souvent à se sentir mieux.

Un observateur extérieur pourrait être impressionné par la facilité progressive qu’à Écorce à converser avec son ami. Ça avait commencé dès leur première rencontre, mais plus elle lui parlait, plus elle se montrait expressive comme elle ne l’était que rarement. Elle ne s’en rendait pas encore compte, même si elle continuait de prendre un soin particulier à ne pas évoquer des sujets trop sensibles ou délicats.

- Est-ce que tu en as une version originale quelque part ? Oh, c'est probablement compliqué même si on ne sait jamais ce qui peut arriver sur le rivage... Mais peut-être un bout d'exemple de cette écriture, alors ? J'ai envie de voir à quoi ça ressemble maintenant...

Écorce tourne un regard plein d’entrain vers Éclipse. Elle avait presque oublié qu’il était scribe, et qu’il avait l’air d’aimer grandement ce métier qu’il exerçait lorsqu’il était encore sur le port.

- J’ai peut-être quelque chose ici, répond-t-elle en se baissant pour farfouiller dans le sac qu’elle a rapporté.

Hélas, elle n’avait rien de très précis sur l’écriture. Si ce n’est sa mémoire, de quoi écrire, et un ouvrage général sur l’histoire la Mésopotamie, qu’elle promenait partout avec elle en ce moment. L’air sérieux, Écorce extirpe tout le matériel et le pose sur le lit, tout en faisant attention à ne pas déranger Éclipse.

- Je suis désolée, je n’ai rien de très précis sur moi. Mais je peux te ramener des livres sur le sujet la prochaine fois, si ça t’intéresse ! Par contre, je connais quelques signes si tu veux.

De mémoire, Écorce trace avec sa plume l’un des rares signes dont elle a correctement retenu l’évolution : le mot « tête », dont elle dessine sept formes différentes.

- L’écriture a été inventée pour tenir des comptes. Les archéologues du Monde Ordinaire désignent ces écritures comme cunéiformes. On dessinait des pictogrammes assez flagrants au début. Tu vois ? La forme d’écriture la plus ancienne du mot « tête » ressemble vraiment à une tête. Ce n’est pas forcément le cas des suivantes. Je ne sais pas ce qui leur a pris, continue-t-elle sur un ton amusé, Mais ils se sont mis à complexifier leur écriture et à utiliser des clous pour écrire... En deux-mille ans, ça n’a plus rien à voir avec les formes les plus anciennes. Enfin, je pense qu’ils ont fait ça parce qu’il y avait des centaines de signes à apprendre. Tu t’imagines en retenir autant ?

Écorce s’attarde sur quelques explications, notamment sur le changement très lent du système d’écriture : il y a plus de deux millénaires de différences entre les écritures apparues au IVème millénaire, et les dernières datées de l’époque néo-assyrienne, soit entre 800 et 700 avant l’ère actuelle. Emportée dans ses explications, comme elle l’était avant - et comme elle l’est à chaque fois - elle ne remarque aucunement les coups d’œil que lui lancent Éclipse... et ce même si elle fait la même chose lorsqu’il ne la regarde pas. A vrai dire, Écorce ne sait pas trop ce qu’il se passe dans sa tête : elle n’a jamais ressenti quelque chose en particulier pour une fée. Sa timidité fait aussi qu’elle est totalement incapable d’interpréter ces signaux qui commencent à naître.

L’acquiescement d’Éclipse à sa proposition la fait sortir de ses pensées. Elle lui adresse un court regard appuyé... en se disant une nouvelle fois qu’il a de magnifiques cheveux.

- ... Merci. Enfin je l'ai déjà dit. Mais je crois que ça me fait vraiment du bien que tu sois là. J'ai l'impression d'être un peu moins perdu.

En remarquant ses yeux humides, Écorce adresse presque immédiatement un sourire qu’elle veut rassurant à l'Infortuné.

- Je suis contente que ma présence te fasse du bien. Si tu veux, je peux passer tous les jours. Je suis souvent à la bibliothèque du palais, alors si tu as envie d'un peu de lecture pour t’occuper, n’hésite pas. Et tu sais... mon peuple est patient, bienveillant, et ne veut que ton bien.

Afin de surmonter le pic de gêne qui la gagne, Écorce range proprement les livres et le matériel d’écriture qu’elle a sorti et dépose tout sur la table de chevet. La fée se redresse et s’accroupit auprès de l’immense bouquet qu’elle a rapporté. Elle en extirpe deux branches d’arbustes dont elle avait laissé la racine, qu’elle part enterrer après avoir remarqué un pot rempli de terre qui se trouvait dans le coin de la pièce. Il s’agissait peut-être d’une attention de la part d’une fée infirmière. La terre était un peu sèche, mais ce n’était pas bien grave. Écorce enterre soigneusement les branches, puis plante ses doigts dans la terre. La vie qu’elle insuffle ne se fait pas prier et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, des bourgeons se développent le long des branches et éclosent en quelques secondes. L’Archéologue fortifie l’écorce des branches, puis se redresse. La pièce a déjà une meilleure allure, grâce à son bouquet et aux branches parcourues d’un feuillage vert tendre.

- La chambre a déjà l’air moins triste, fait-elle remarquer, tout en se recoiffant afin de dégager les mèches de cheveux devenues vert sapin qui cachent sa vision. Ça te va ?