Il a couru, et cela se voit.

Pourtant il a essayé de limiter les dégâts. Il s’est arrêté à la limite de la lumière du Grand Arbre, avant de croiser le moindre témoin. Penché en avant, les mains sur les genoux, il a attendu que son coeur daigne ralentir, que ses poumons se remettent à fonctionner, que ce goût de bile à l’arrière de sa gorge finisse par s’estomper. Puis il a rajusté sa tenue, discipliné ses cheveux d’un coup de peigne (il en a toujours un dans sa poche), remonté les bretelles de son sac de Récolteur.

Mais il a couru, et cela se voit. Sa cravate est de travers. Sa frange colle à son front poisseux de sueur. Deux tâches rouges s’accrochent à ses joues, d’autant plus visibles que le reste de sa peau est d’une teinte blafarde qui ne va pas avec ses journées passées à l’extérieur. Et il y a toujours quelque chose d’un peu hagard dans ses yeux clairs mangés de cernes, une lueur fiévreuse qui ne s’explique pas par la fatigue.

En fait, le problème, ce qu’il ne veut pas qu’on voie, ce n’est pas qu’il a couru. C’est pourquoi il a couru.

Il a eu la trouille de sa vie, pour rien, et il est impensable que cela se sache.

Pourtant il ne s’en est pas trop mal sorti, jusqu’à présent. Il a continué à aller dans la forêt, tous les matins, malgré les ombres qui s’y accentuaient de plus en plus. Il a poursuivi ses tâches de Récolteur, selon son propre agenda, comme d’habitude. Il n’a pas fait la moindre remarque, il n’a pas esquissé l’ombre d’un refus. Personne ne s’est rendu compte qu’il a maigri. Personne ne s’est rendu compte qu’il ne dort presque plus. Personne ne s’est rendu compte qu’il est à moitié ivre du matin au soir.

Et c’est bien ainsi. Parce que personne ne doit se rendre compte que, depuis que la malédiction de l’Esprit Loup se répand sur l’Île, pour Skunk, chaque pas dans la jungle est une terreur absolue.

Il passe ses journées à guetter la moindre ombre, la plus petite flaque d’obscurité. Il cherche en permanence le sombre, le gluant, le contagieux. Il fuit dès qu’il devine le bruit d’un animal, de peur que ce dernier soit contaminé. Et quand il rentre le soir, il s’inspecte des pieds à la tête, à la recherche d’une marque noire qui signerait sa perte.

Il tient. Pour l’instant, il tient. Mais vu la manière dont il vient de détaler comme une biche effarouchée pour un malheureux bruit dans son dos, pour une simple branche cassée, aussi ridicule qu’un petit garçon qui s’est fait peur dans sa propre cave parce qu’il n’y a pas allumé la lumière...

Avec un soupir dépité, Skunk pioche sa précieuse flasque dans le holster dédié fixé à sa ceinture et vide le peu de rhum qu’il y reste; en ce moment, elle ne tient plus qu’une demi-journée. Il va falloir qu’il se réapprovisionne en rentrant.

Il jette un regard par-dessus son épaule, vers la forêt - où il n’y a rien, merde, rien du tout, il faut vraiment qu’il se calme... Et il constate que par rapport aux alentours de l’Arbre, cette portion de jungle est quand même vraiment, objectivement beaucoup plus sombre.

Quelque chose se serre dans sa gorge, mais aussi dans sa poitrine, et il se hâte de poursuivre en direction de la lumière.

Il n’a fait que quelques dizaines de pas lorsqu’il la repère, assise au pied d’un arbre, absorbée dans un livre. Instinctivement, Skunk ralentit, pris d’une soudaine appréhension - est-ce qu’elle l’a entendu courir, ou lutter pour reprendre son souffle? Elle n’en donne pas l’impression, mais le Récolteur ne s’y fie pas: bien qu’il connaisse mal Witted, il sait qu’elle porte bien son nom.

En tout cas, si elle ne s’est pas rendue compte de son arrivée fracassante, à présent elle doit bien avoir réalisé qu’il est là, même si son livre est particulièrement passionnant. Pourtant elle ne relève pas la tête, ne fait pas le moindre geste à son intention. Elle veut qu’on la laisse tranquille, même lui arrive à comprendre ça - après tout, c’est une attitude qu’il connait bien. En temps normal, il l’exaucerait avec bonheur (on ne peut pas dire qu’il soit d’humeur sociable, lui non plus), mais là c’est un peu différent: elle est très près de la limite du Camp, vraiment très près. De là où ils se trouvent, Skunk devine encore les ombres trop marquées du pan de forêt dont il vient de s’échapper. L’idée de poursuivre sans rien dire lui laisse une sensation désagréable, un peu minable, qu’il n’a pas trop envie de traîner en plus de tout ce qu’il doit endurer en ce moment.

Après tout, c’est juste une gosse. Une Diplomate, mais bon, personne n’est parfait. Et au moins celle-ci ne lui a jamais fait une réflexion désagréable. Ni n’a provoqué son passage au cachot.

“Oy. Witted.”

Il l’a déjà appelée “gamine”, pour rigoler, parce qu’il a vite remarqué que cela la faisait râler. Ou d’autres surnoms, en lien avec ses cheveux flamboyants ou son gros accent irlandais. Mais aujourd’hui, il n’a pas envie de jouer.

Mains dans les poches, pour qu’elle ne voie pas ses doigts qui n’arrêtent pas de pianoter nerveusement, il s’approche de la petite fille et lui dit avec une remarquable absence de cérémonie:

“Tu es trop près de la frontière de l’Arbre. Il y a... une zone noire, juste là.”

Vague geste du menton dans la direction concernée. Et c’est tout. Pas de “tu devrais”, pas de “il faudrait”. Pas de conseil, juste des faits.

Elle saura bien quoi en faire, n’est-ce pas?

Il ne sait pas quoi faire de Witted.

Dans sa tête, il a des catégories, des cases qu’il coche pour chaque personne, avant de les retranscrire dans ses carnets pour ne pas les oublier; qui est une menace, qui est un menteur, qui est un arnaqueur, qui est un voleur. Il conserve une trace de ce qui va lui nuire, ce qui peut le prendre au dépourvu. Le positif ne l’intéresse pas, car il est sans utilité pratique.

Dans ce recueil là, il n’a presque rien sur Witted: elle est Diplomate, et elle apprécie Raven et Peter Pan, voilà à quoi cela se résume. Trois gros défauts, à n’en pas douter. Mais Skunk n’a jamais rien noté d’autre, pas d’insulte, pas de dénonciation, pas d’insistance, pas de contact non anticipé. Rien.

Et puis, il y a l’autre répertoire. Celui que Skunk ne retranscrit pas mais qu’il retient quand même, un peu malgré lui, parce qu’il a toujours fait trop attention aux détails et que oui, parfois, des choses risibles, inutiles, sans importance, s’impriment - Owl boit beaucoup de thé, Apache a du mal à se coiffer comme il le veut, Sick aime la musique.

Witted est Irlandaise. Elle parle gaélique. Elle lit beaucoup, vite. Elle a de l’humour, pour son âge, le genre qui pique un peu. Elle a un frère, aussi roux qu’elle - Bitter, qui ne tient pas l’alcool. Bitter, qui n’est plus au Grand Arbre, sans que Skunk sache pourquoi.

Elle a été l’une des premières à venir lui parler, quand il est arrivé, et l’une des rares qui a continué à le faire par la suite. Ils n’ont jamais partagé de grande conversation à coeur ouvert, ou ce genre de connerie ; mais elle lui a demandé ce qu’il lisait, ce qu’il dessinait, comment fonctionnait sa petite distillerie.

Elle l’appelle Dandy, et ça n’a jamais paru ni hypocrite, ni forcé.

Alors que lui...

Lui, quand il y repense, il n’est pas forcément très fier de sa conduite.

Et il ne sait pas quoi faire de Witted.

"Hey, Dandy."

Il hoche la tête - pas très naturellement, même pour ses standards à lui. La réponse de la petite est tout sauf hostile, mais il la trouve quand même étrange, sans parvenir à dire pourquoi; peut-être quelque chose d’un peu trop plat dans le ton, ou un sourire trop fugitif et lointain. L’absence de plaisanterie ou de réponse verbale, aussi, quand il l’avertit de la proximité des zones contaminées. Witted n’est certes pas la plus extravertie des fillettes, mais tout de même, les autres fois où il lui a parlé, elle n'était pas... comme ça.

Elle ferme doucement son livre, se lève et s’approche, sans le lâcher du regard. D’un côté il apprécie l’absence de remise en question de sa remarque, mais d’un autre il se sent un peu mal à l’aise d’être scruté avec une telle intensité. D’habitude il s’en accommode sans trop de souci, mais c’est autre chose de se faire dévisager quand on consacre la vaste majorité de son énergie à dissimuler son stress et son épuisement - d’ailleurs il prend brusquement conscience qu’il se tient légèrement de travers, les épaules rentrées, les coudes au corps, sur le qui-vive de manière presque caricaturale. Il s’oblige à déglutir et à reprendre une attitude un peu plus détendue, non sans réprimer un long tic douloureux qui tire sur sa nuque.

Allez, du calme. C’est juste Witted. Il n’a vraiment pas grand chose à craindre d’elle. Quand bien même elle se rendrait compte qu’il ne va pas bien, qu’est-ce que ça changerait, pour lui comme pour elle?

"Tu as trouvé quelque chose d'intéressant ?"

Encore une fois, la question est intelligente, l’intention appréciable. Mais il y a toujours ce petit grain de sable, qu’il perçoit sans parvenir à l’expliquer. En temps normal cela l’agacerait, mais ce jour-là, il est trop fatigué et alcoolisé pour s’énerver de sa propre incompétence sociale.

Et en parlant d’incompétence...

“Pas vraiment, non.”

Long soupir dépité.

“Les plantes meurent par bosquets entiers. Ça devient de plus en plus difficile de trouver quelque chose de comestible qui soit juste... sain. Et on ne peut plus atteindre la Plage, quasiment tous les sentiers sont coupés.”

En s’entendant parler, il se rend compte qu’il va peut-être un peu loin dans sa description de la situation: elle est réelle, et Witted est bien assez maline pour le comprendre, mais cela ne veut pas dire qu’elle a besoin de savoir à quel point c’est un désastre. Skunk a tendance à l’oublier, mais elle n’a que huit ans, après tout.

Huit ans.

“Quoique, maintenant que tu poses la question...”

Pris d’une soudaine illumination, il porte la main à une pochette sur le côté gauche de son sac et en défait le rabat à l’aveugle, avant d’y piocher un gros caillou clair, de la taille de sa paume. Il le tend à la gamine, avec un petit geste du menton pour l’inciter à le prendre. Puis, quand elle l’a fait, il frotte distraitement sa main pour en faire tomber les (infimes) traces de terre laissées par la pierre, et il attend patiemment que Witted retourne le caillou.

Lorsqu’elle finit par le faire (évidemment), la lumière tombante de la fin d’après-midi accroche une surface bleue pale, lisse, parcourue d’une galaxie d’éclats de couleur qui semble couvrir tout le spectre de l’arc-en-ciel. D’une voix un peu moins aride, Skunk prend visiblement plaisir à préciser:

“Je l’ai ramassée près de chez les Hurons. Je suis presque sûr que c’est une opale brute. Ça ne vaut rien, ici, mais...”

Infime hésitation.

“... C’est joli, je suppose.”

Skunk n’a même pas fini sa phrase qu’il grimace. “Joli”. Est-ce qu’il a sérieusement dit “joli”? Parmi tous les adjectifs possibles et imaginables de la langue anglaise, dont une myriade sont plus précis et adaptés à son propos... “joli”? Il doit vraiment être très fatigué.

"C'est magnifique..."

L’adolescent émet un petit grognement approbateur, encore alourdi de frustration: magnifique, somptueux, fascinant, splendide, ce n’est pourtant pas compliqué. Il n’en revient pas d’avoir machinalement choisi le terme plus générique mais plus simple; d’habitude il s’oblige à le faire, pour que ces autres crétins du Grand Arbre comprennent vaguement quelque chose quand il leur parle, mais ce n’est pas censé devenir quelque chose d’involontaire. Ça lui donne l’impression de quémander quelques miettes d’attention et d’acceptation, comme s’il en avait quoi que ce soit à foutre de l’opinion de ces cons qui de toute façon ne peuvent pas le blairer.

En plus pour une fois qu’il parle à quelqu’un avec qui il n’a pas besoin de faire semblant sur ce point-là.

Dégoûté d’une manière aussi brutale que violente qui trahit ses nerfs déchiquetés, Skunk porte machinalement la main à sa flasque, avant de se rappeler qu’elle est vide. Et merde.

Il soupire et baisse les yeux vers Witted, pour constater qu’elle a levé la pierre pour l’examiner par transparence; elle n’est pas aussi enthousiaste qu’on pourrait l’attendre, mais il y a quand même comme un vague sourire dans son regard, et Skunk suppose que c’est mieux que rien. Même s’il est clair à présent que la gamine n’est vraiment pas dans son état normal.

Sans détacher son attention de la pierre, Witted commence à marcher - vers le Grand Arbre bien sûr - et Skunk lui emboîte le pas avec un soulagement perceptible. Il jette un autre coup d’oeil par-dessus son épaule, juste au cas où le noir aurait bougé. Encore quelques jours auparavant, l’idée que la malédiction puisse progresser à une telle vitesse lui aurait paru ridicule. Mais plus maintenant.

Ce n’est pas pour rien qu’il n’a pas répondu à la suggestion de Witted d’utiliser des bateaux: au-delà du fait que la simple idée de s’aventurer sur une coquille de noix entre deux rives contaminées lui flanque des sueurs froides, il ne peut juste pas avouer sa crainte que l’eau elle-même ne reste plus une barrière très longtemps.

Bon sang, il a vraiment besoin d’alcool.

"Je me demande comment ça fonctionne..."

Skunk cille et baisse un regard prudent vers la petite fille à côté de lui, pour constater qu’elle le fixe à nouveau, d’un air curieux et interrogateur. D’accord, donc c’est une vraie question.

L’adolescent n’a honnêtement pas très envie de lui répondre - il ne sait pas trop dans quelle mesure Witted s’intéresse vraiment  au sujet ou si elle cherche juste à maintenir la conversation, et la seconde possibilité le laisse mal à l’aise: ce n’est pas un terrain qu’il maîtrise. Du tout.

Mais au fond, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, n’est-ce pas? S’arrêter pour avertir la gamine d’un danger proche était une chose, mais qu’est-ce qu’il lui a pris de lui montrer l’opale? Forcément maintenant elle le pense d’humeur à jouer les bons copains. Quel con.

“C’est juste un prisme.”

Il a beau avoir répondu avec une réticence perceptible, il ne peut s’empêcher d’enchaîner, l’air plus fatigué que vraiment agacé:

“Non c’est faux en plus. Un prisme décompose la lumière blanche en différentes longueurs d’ondes, qui ont chacune une couleur différente; c’est comme ça qu’on obtient des arc-en-ciels, quand la lumière du soleil se décompose en passant dans les gouttes de pluie. Chaque goutte est un prisme.”

Un petit geste du menton vers la pierre.

“Pour les opales, on appelle plutôt ça de l’iridescence. Ce n’est pas vraiment un seul gros prisme, plutôt un alignement d’innombrables cristaux qui ont chacun le rôle d’un prisme. Du coup la couleur change à chaque fois que tu regardes l’ensemble sous un autre angle. C’est un peu le même phénomène optique que ce qu’on voit sur les bulles de savon, ou sur les flaques d’essence. C’est l’intérêt de tailler les opales en respectant leurs angles naturels, ça permet de conserver leur...”

Il s’interrompt brusquement, soudain conscient que son explication dépasse la minute. Mal à l’aise, il rajuste sa cravate, avant de maugréer en guise de conclusion:

“Techniquement, ça en fait une pierre précieuse.”

Witted ne réagit pas tout de suite à son explication, et tous deux s’enfoncent dans un silence amer.

Skunk remet les mains dans ses poches d’un geste raide, sans lutter contre le dépit familier qui grignote sa poitrine comme de l’acide. Ça finit toujours comme ça. Toujours. Il le sait pourtant qu’il explique mal, que son discours est trop dense, qu’il contient trop de détails, trop de jargon. Il le sait. A un moment, dans une autre vie, il a vaguement tenté de s’améliorer, d’être plus synthétique, plus direct; mais il n’a jamais vraiment réussi, et maintenant il est juste fatigué d’essayer. De toute façon, personne ne comprend jamais exactement ce qu’il veut dire.

Même pas Witted.

Pourtant elle essaie de lui dire que si, elle “croit qu’elle voit”. L’adolescent se contente de souffler brièvement par le nez, désabusé: elle n’a pas vraiment le ton de quelqu’un qui a compris l’explication réclamée. Il s’en sent presque déçu pour elle, et regrette d’avoir essayé de répondre alors qu’en plus il est fatigué et à moitié ivre. Elle est intelligente, elle méritait mieux que ça.

Un geste vers lui capte alors son attention: la gamine a tendu la main pour lui rendre l’opale.

"C'est vraiment fascinant comme phénomène, en tous cas. Est-ce qu'il y a..."

Elle s’interrompt à son tour et Skunk cille plusieurs fois, trop vite, visiblement déstabilisé: encore une question? Le fiasco précédent ne lui a pas suffi?

"Non rien, laisse tomber."

Cette fois il tourne franchement la tête, dévisageant la petite fille avec une intensité qui contraste avec son expression soudain très lisse et distante. C’est qu’il la connait, cette phrase. Il la connait très, très bien. Elle fait partie du cortège nauséeux qui commence à tourner dans sa tête à chaque fois qu’il ouvre la bouche, à chaque infime marque de curiosité qu’il laisse échapper, à chaque début de discussion qui passe ses lèvres - tais-toi, ça n’intéresse personne ce que tu racontes, ce que tu sais, de toute façon qu’est-ce que ça peut te foutre, j’ai pas le temps, va emmerder quelqu’un d’autre.

J’aurais aimé que tu me parles. J’aurais aimé que tu m’expliques. J’aurais aimé savoir. Mais non, rien.

Laisse tomber.

Skunk en reste sans voix, toujours là mais plus tout à fait. La phrase ricoche dans sa tête, résonne dans l’espace libre creusé par l’Oubli, bute contre les souvenirs qui restent, et il a du mal à comprendre pourquoi mais il sent sa gorge se fermer à nouveau, sa respiration se refaire courte et laborieuse, comme lorsqu’il a entendu la branche craquer (mais est-ce que c’était vraiment juste une branche qui craque?) là-bas dans la jungle.

Au fond de ses poches, ses mains se ferment en poings, ses ongles mordent ses paumes. Il essaie de reprendre pied, de garder le peu de contrôle qu’il a récupéré; il ne peut pas se mettre dans un tel état pour une phrase, il faut qu’il se reprenne, il faut qu’il se calme.

Mais lorsqu’il essaie de s’arrimer au visage de Witted - pour se rappeler où il est, avec qui, qu’il ne peut pas, qu’il n’a pas le droit de craquer maintenant, pour si peu, pour rien - il se rend brusquement compte que la petite Diplomate a les larmes aux yeux.

C’est encore discret, elle se retient. Mais si même lui peut le voir, c’est qu’elle ne s’en sort pas si bien que ça.

Il ne comprend pas. Il n’ose pas comprendre. Mais sa gorge se resserre encore un peu.

Est-ce que c’est à cause de lui? C’est forcément à cause de lui. Mais pourquoi? Qu’est-ce qu’il a fait? Il ne voulait pourtant pas être méchant, pour une fois, ce n’était pas...

Skunk trébuche. Peut-être sur une racine cachée sous les feuilles mortes, ou peut-être sur rien, allez savoir. En temps normal cela se serait résumé à un simple faux pas. Mais il a bu, il a les mains au fond des poches, il est trop focalisé sur Witted et perdu bien trop profondément dans le chaos angoissé et furieux de ses propres pensées.

Il s’étale de tout son long, sans aucune grâce ni douceur. Il tombe sur son bras gauche, son coude se plante dans ses côtes. Le choc vide ses poumons en un unique râle indigné, mais il n’a pas passé deux secondes par terre qu’il tente déjà de se redresser, avec une exclamation cassée pour Witted avant même qu’elle fasse mine de le toucher:

“Ça va, ce... c’est rien, ça va.”

Sa voix vacille pour bien d’autres raisons qu’une puberté figée pour toujours, et il réalise avec rage que des larmes de frustration sont en train de lui brouiller la vue, à lui aussi. Il les efface d’un unique geste hargneux.

Arrête. Lève-toi. Ne craque pas.

“Fais chier, putain...”

Ne craque PAS.

Il reste un instant assis sur ses talons, figé, son regard arrimé à une branche morte tombée non loin. Tout en lui est rigide, contracté, de ses poings à sa mâchoire, de ses épaules nouées à sa poitrine qui lui fait mal - peut-être à cause de sa chute, peut-être pour d’autres raisons. Il n’est qu’un pur effort de colère et de hargne, fait pour se tenir, se retenir, se contenir, garder dans sa tête cette fatigue et cette angoisse qui débordent et menacent de l’étouffer.

Arrête. C’est ridicule. Tu es ridicule.
Un peu de noir, un truc à peine gluant, une simple phrase et regarde dans quel état tu te mets. T’as cinq ans, ou quoi?

Il s’entend grincer des dents et s’oblige à déglutir, comme s’il pouvait ravaler toute sa frustration et sa honte en même temps que sa salive. Ses yeux brûlent, mais rien ne coule - il refuse que quoi que soit coule.

Tu vas pas chialer, en plus.

La voix, cassante, claque dans ses pensées avec une netteté qui pourtant ne l’inquiète pas. Il la connait. Il sait que beaucoup d’autres gosses entendent des voix, ici; souvent des restes de l’Ordinaire, amputés et mutilés jusqu’à être réduits à leur plus simple expression. Les plus petits en ont peur, les plus grands font semblant de ne pas savoir de quoi ils parlent. Chacun gère sa mémoire déchiquetée comme il le peut.

Skunk, lui, n’a jamais pris cela pour des souvenirs. Les mots viennent peut-être de quelqu’un d’autre. Mais cette voix, dans sa tête, ça a toujours été la sienne.

Il est presque étonné d’en entendre une autre, beaucoup plus douce et réelle, celle-là.

"Tu n'étais pas obligé de me prendre au pied de la lettre, tu sais..."

Ses yeux clairs accrochent le léger sourire de Witted, toujours accroupie à côté de lui. Il en reste interdit, trop surpris par le commentaire de la Diplomate pour le comprendre instantanément. Puis l’information fait tant bien que mal son chemin dans les rouages encrassés d’alcool et d’épuisement de son cerveau, et Skunk se redresse de manière infime lorsqu’il saisit enfin.

Elle lui a dit de laisser tomber.

Ah. Ah.

L’adolescent émet un petit bruit qui s’apparenterait presque à un rire nerveux, avant de se passer lentement les mains sur le visage; d’accord, le jeu de mot n’est vraiment pas terrible. Mis en perspective avec ses nerfs en capilotade ou l’expression mélancolique de Witted, il en devient presque surréaliste, voire grotesque, surtout venant d’une gamine aussi jeune. Mais ça le rend distrayant, au moins, et là tout de suite Skunk n’est pas contre une diversion vaguement amicale.

Ça suffit. Debout.

Obéissant à sa propre injonction, le Dandy se relève, non sans balayer de quelques gestes les feuilles mortes qui se sont accrochées à son pantalon. Il a l’impression de se reprendre un peu, mais son contrôle reste beaucoup trop précaire à son goût. Sans tirer aucune leçon de sa chute, il renfonce immédiatement ses mains dans ses poches, pour ne pas laisser voir à quel point elles tremblent.

Et maintenant, tire-toi!

“Witted...”

"Ça t'ennuie, si on va par là-bas ?"

Elle a parlé en même temps que lui, pour lui désigner une grosse souche proche, entourée de buissons que le Récolteur connait bien: les baies d’arbre à licornes ne sont pas très nourrissantes, mais leurs jolies couleurs et leur goût aléatoire en font un goûter de choix pour les plus petits, et les vertes donnent une liqueur étonnamment fine, avec un agréable arrière-goût d’anis - allez savoir pourquoi Skunk a eu cette idée de tester spécifiquement les vertes...

L’adolescent hésite, cependant: il a vraiment très (besoin) envie d’alcool. Et s’il rentre tout de suite, il pourra peut-être s’accorder quelques instants au calme dans sa distillerie, faire une sieste même.

Mais il sait aussi que s’il met la main sur un surplus de rhum maintenant, il va en boire trop. Et que cela risque de toute façon de ne pas suffire; il est déjà en train d’appuyer sciemment sur ses côtes douloureuses avec son coude, il sait très bien comment cela va finir si on lui laisse juste un peu trop de temps seul.

"Je n'ai vraiment pas envie de voir du monde pour le moment."

Le regard vert-de-gris de Skunk s’attarde face à la couleur nettement plus franche des yeux de la petite Irlandaise. Il prend son temps pour intégrer sa demande, accepter avec réticence qu’elle vient tout à la fois de lui dire qu’elle ne voulait pas voir les autres et qu’elle aimerait quand même bien, peut-être, passer encore un moment... avec lui? Ou pas complément toute seule, en tout cas, version que Skunk a moins de mal à croire.

Il réfléchit sans réfléchir, indécis. Puis, finalement, il soupire et lui fait un signe affirmatif de la tête, avant d’aller s’asseoir sur la souche qu’elle lui a désigné.

Il y a largement assez de place pour deux, et l’adolescent s’y installe sans cérémonie, après avoir laissé tomber son sac au sol. Il prend le temps de replier les jambes en tailleur et se passe encore les mains sur le visage, un peu moins brutalement cette fois-ci. Puis il jette un coup d’oeil à Witted.

“... Je peux te laisser seule, si tu préfères. Tu l’étais. Je ne voulais pas t’interrompre.”

Il hésite de manière perceptible, repense à la manière dont elle l’a regardé juste avant qu’il se casse la figure, repense à ce “laisse tomber”.

Il hésite. Vraiment. Puis, sans la regarder, il ajoute un ton en-dessous:

“Et pour... pour l’opale, je... Je ne sais pas ce que j’ai dit, mais je ne voulais pas... J’aurais dû t’expliquer mieux que ça. C’est ma faute. Je me suis embrouillé.”

Ses épaules s’affaissent légèrement.

“Et j’ai peut-être... un peu trop bu. Aussi.”

“... C'est si terrible que ça, hein...”

Tout comme Witted n’a pas vraiment répondu quand il a proposé de la laisser seule, Skunk ne répond pas à cette remarque, qui sonne moins comme une question que comme un constat. Regard dans le vide, il se contente de croiser les bras, en essayant de ne pas trop montrer à quel point il a envie de se recroqueviller sur lui-même et de pleurer sans s’arrêter. Oui, oui c’est terrible, au-delà de l’explicable, au-delà du justifiable. Terrible, terrible, terrible, tellement plus que cela ne devrait l’être, et il se déteste de se sentir aussi fragile, aussi trouillard, à se retenir désespérément pour ne pas craquer devant une petite fille de huit ans qui gère tout cela tellement mieux que lui.

Pour la énième fois, il maudit sa flasque vide. Et de manière parfaitement consciente et calculée, il profite de l’écran de ses bras entremêlés et presse son poing contre les côtes malmenées par sa chute. Fort. Assez pour lui tirer une fugitive grimace, assez surtout pour se focaliser sur autre chose, s’arrimer à la douleur comme à un ponton lugubre mais familier, ne pas partir à la dérive dans sa propre tête épuisée et si honteusement, ridiculement en panique.

Et cela fonctionne. Un peu.

Assez pour qu’il se sente capable de tourner la tête en entendant que Witted pose quelque chose entre eux, sur la souche, et reconnaitre l’opale qu’il a oublié de récupérer.

"C'est pas toi. Je sais que j'ai tendance à poser beaucoup trop de questions et que ça peut être usant. Je comprends que tu n'aies pas toujours envie de répondre, surtout si tu as eu une journée compliquée. Je me disais juste..."

Skunk cille à plusieurs reprises et dévisage la gamine de ses yeux cernés, à nouveau avec cet air juste un peu trop vide et distant, comme s’il était tout à la fois bien présent et perdu très loin.

“Je me demandais s'il y avait d'autres pierres précieuses qui utilisaient ce principe d'iridescence. Et je n'ai pas bien saisi ce qu'était une longueur d'onde. Mais je ne veux pas t'embêter, je demanderai à mon...”

Cette fois, même lui ne peut rater la fracture dans la voix de Witted, la manière dont elle se détourne et ferme les yeux, et soudain il comprend, et il s’insulte mentalement d’avoir mis tellement de temps à se rendre compte que oui, la petite Diplomate s’est sciemment mise à l’écart alors qu’elle n’a pourtant pas envie d’être seule, que non, elle ne sourit pas comme d’habitude, que oui, elle se retient de pleurer quasiment depuis qu’ils ont commencé à marcher ensemble et bon sang mais quel con, quel con!

“Je veux dire, je trouverai bien un livre quelque part. Je ne voulais pas t'ennuyer.”

“Tu ne m’ennuies pas.”

Il parle lentement, d’une voix rendue sourde par les efforts qu’il fait pour la maîtriser.

“... Tu es l’une des rares personnes qui ne m’ennuient pas. Parce que ce n’est pas toi qui pose trop de questions. Ce sont tous ces abrutis qui n’en posent pas assez.”

Il jette un coup d’oeil incertain à Witted. Une part de lui a envie (une féroce envie) de juste dire à cette petite fille qu’elle est intelligente, brillante, qu’elle vaut mieux que tous ces cons qui la trouvent "usante", que les gens sont juste jaloux et mesquins. Mais il est aussi bien placé pour savoir qu’elle a raison, atrocement raison, que personne n’aime les gosses qui posent trop de questions, qu’ils ne s’attirent que de l’acidité et des reproches, jusqu’à ce qu'ils trouvent quelqu'un pour les écouter... ou qu’ils apprennent à la fermer.

Skunk ne sait pas quoi dire à la petite Irlandaise. Alors, avec un soupir, il se décide à poser une question à la place. Il redoute affreusement ce qu’il s’apprête à faire, et jusqu'au dernier moment il hésite à simplement se taire. Mais Witted a l'air tellement triste et tellement seule, elle a essayé d'être gentille avec lui alors qu'elle était elle-même si mal, même après qu'il ait aggravé les choses comme il trouve toujours le moyen de le faire. Il lui doit bien cela. S'il a le courage de continuer à se lever le matin pour aller dans une forêt mortellement dangereuse dans laquelle rôdent ses pires angoisses, il est capable de poser une unique question pour aider une gamine malheureuse.

Une unique question. La seule qui compte vraiment.

“Qu’est-ce qu’il s’est passé, Witted? Où est Bitter?”

Ce n’est qu’en s’entendant demander ce qu’est devenu Bitter que Skunk réalise qu’il s’attend à ce que le garçon soit mort.

Pourquoi est-ce cette hypothèse qui lui vient en premier? Peut-être parce que la mort est omniprésente, en ce moment. Peut-être aussi parce qu’il a vu beaucoup de jeunes cadavres depuis qu’il est là. Il en a connu certains de leur vivant, il en a trouvé d’autres lui-même. Et il a failli en faire partie, bien sûr. A plusieurs reprises. Au Pays de Jamais, le temps n’existe pas, mais les existences disparaissent quand même, avec une aisance et une rapidité déprimantes.

Et puis, aussi lugubre que cela puisse paraitre, il y a quelque chose d’un peu... apaisant à imaginer que Bitter soit définitivement parti. Ce n’est pas une réflexion très construite, plutôt une espèce d’idée de justice. La sensation que ce n’est pas la pire chose qui pouvait arriver à l’Orageux.

Skunk connait - connaissait l’Irlandais tout à la fois très peu et beaucoup trop bien ; contrairement à sa soeur, Bitter n’avait bizarrement jamais su comment se positionner par rapport au Dandy, et ce dernier l’avait toujours trouvé soit trop proche, soit trop lointain, sans entre-deux. Leur relation en dents de scie, positive mais éprouvante, sincère et pourtant creusée d’incompréhensions, n’était pas de celles qui mettent Skunk à l’aise.

Mais au fil du temps, des galères et d’une mémorable (ou pas) biture commune, le Récolteur a quand même fini par saisir deux ou trois vérités au sujet de Bitter. Il sait que ce garçon en comprenait bien plus sur les autres qu’il ne voulait le laisser voir. Il sait que c’était une tête de mule, dont le caractère de chiotte n’égalait que son affreux sens des responsabilités. Il sait que c’était un brave type, qui l’assumait moyennement.

Il sait qu’il était mortellement loyal envers sa soeur.

Il sait qu’il détestait l’Île. Il sait qu’il se sentait coupable de crimes qui le dépassaient. Et il sait qu’il réfléchissait trop, pour un Perdu. Beaucoup, beaucoup trop.

Et c’est bien pour cela qu’au fond, Skunk sait que Bitter n’est pas mort, n’est-ce pas? Il sait très bien ce qu’il lui est arrivé. Il le sait avant même que Witted le lui confirme.

“Grandi. Banni. Parti.”

Le Dandy ne bouge pas. Il continue de regarder droit devant lui, bras croisés si étroitement contre son torse qu’on dirait qu’il cherche à s’étouffer lui-même. Il encaisse en silence, sans rien dire, les trois mots qui valent deux uppercuts et un crochet du gauche. Il ne sait pas ce qu’il ressent ; l’émotion, trop brute pour sa tête saturée d’épuisement, d’angoisse et d’alcool, flotte en lui de manière diffuse, sans daigner se présenter.

Grandi.
Banni.
Parti.

“Chez les Pirates, je suppose...”

Evidemment.

Skunk ne dit rien. Un peu par égard pour Witted, qui ne connait peut-être pas la profondeur de certaines choses sombres que Bitter et lui ont - avaient ? - en commun. Un peu parce qu’il n’y a rien à dire de plus.

Mais ce qu’elle ajoute ensuite change tout.

“...Je n'ai même pas pu lui dire au revoir.”

C’est juste un murmure, lâché d’une voix écorchée, humide de larmes, ravagée de souffrance. Mais le Dandy a l’impression de l’entendre résonner sous son crâne, fort, longtemps, comme l’aurait fait un hurlement.

La petite fille de huit ans assise à côté de lui pleure parce qu’on lui a pris son grand-frère, l’être le plus important de sa vie, celui qui l’appelait encore par le nom que Pan lui a volé.

Elle pleure, parce qu’elle n’a même pas pu lui faire ses adieux.

Et Skunk est pris d’une fugitive mais brutale envie de voir le Grand Arbre brûler.

Ah.

C’était donc cela, l’émotion qu’il ressentait.

Son poing se presse à nouveau contre son flanc ; ses jointures blanchies s’enfoncent entre ses côtes, vicieuses, parce qu’il a besoin de se recentrer, il a besoin de tenir - pas contre l’angoisse cette fois, oh non. Mais ce qui bout et gronde en lui doit tout autant rester caché que sa peur. S’il le laisse sortir...

Il ne veut pas le laisser sortir.

Skunk a envie de parler, maintenant, de dire quelque chose à Witted, quelque chose qui lui fera du bien, quelque chose qui la réconfortera. Mais il ne sait pas le faire, il n’a jamais su. Il ne comprend pas les banalités comme “je suis désolé”, il ne supporte pas la pitié d’un “oh ma pauvre”, il exècre l’évidence d’un “c’est une bande de salauds”. Il ignore si la petite rouquine a envie d’entendre que “Bitter sait que ce n’était pas ta faute”.

Les yeux soulignés de cernes du Dandy glissent sur le côté, incertains. Est-ce qu’il est censé la toucher, alors? Peut-être pas lui faire un câlin, il est tellement nul pour ce genre de choses que son prévisible échec lui fait mal de manière anticipée. Mais poser une main sur son épaule, ou sur son bras? Cela se fait non? Cela peut aider?

Il ne sait pas, il n’en sait rien, rien putain, et il ne se sent déjà plus tant enragé que stupide, stupide et inutile.

D’un geste que lui-même trouve pitoyable, Skunk porte la main à la poche intérieure de sa veste et en retire un second mouchoir, propre, plié à l’équerre, qu’il tend à Witted. Et juste parce qu’il s’insupporte vraiment trop de ne rien dire, il finit par lâcher d’une voix lisse, toujours aussi atone:

“Tant qu’il est sur l’Île, il reste une chance que tu le retrouves. Et il le sait aussi.”