Les premiers jours n'avaient été que sommeil, douleur physique, soulagement d'être encore en vie et enfin traité avec douceur, abandon confortable aux soins de ceux qui savaient quoi faire et qui disposaient de l'énergie qu'il n'avait plus. Vijendra était alors trop épuisé pour réfléchir. Ses phases de conscience étaient courtes et bien peu marquées. Ses pensées n'étaient concentrées que sur le bonheur d'avoir survécu et l'apaisement que lui procurait la guérison progressive de ses diverses meurtrissures.

Puis, comme son corps commençait doucement à se rétablir, sa lucidité suivit le même chemin. Les cauchemars arrivèrent. Tout le reste arriva. Le sentiment d'appartenance et de familiarité rassurante qui l'avait transporté quand la reine Mab avait posé la main sur lui, peu avant que les infirmières ne prennent le relai, s'était bien malheureusement évaporé. Vijendra ne voulait plus être au Port, mais ne se sentait pour autant pas à l'aise dans cette chambre, dans ce lit... dans ce corps. Il était perdu dans un inconnu qu'il trouvait autour de lui autant qu'en lui. Il sentait dans ses tripes l'irrémédiabilité des changements qui causaient cette bien désagréable désorientation. Parfois, il se sentait juste lent, vide, hébété. Parfois, c'était pire.

On reposa sa tête contre l'oreiller et il soupira, exténué par l'effort qu'il venait de faire pour se sustenter, ce malgré l'aide qu'on lui avait évidemment apporté. Il n'avalait pourtant que des nourritures liquides - les seules dont son nouveau corps avait réellement besoin - mais de se redresser suffisamment sans se faire mal, et de coopérer avec les fées-infirmières, et d'avaler quoique ce soit alors qu'il n'avait pas faim, étaient autant d'épreuves qu'il ne surmontait qu'en donnant tout ce qu'il avait.

Nauséeux, il fermait les yeux avec l'impression de sentir sa tête tourner. Cela ne durerait guère. Il allait rapidement mieux, après les repas. Les nourritures féériques le revigoraient vite et bien.

"Avez-vous besoin de quoique ce soit d'autre, Éclipse ?"

Il frissonnait toujours lorsqu'on l'appelait ainsi mais il ne bronchait plus. Il n'y avait encore qu'à peine réfléchi, mais il avait déjà compris que se plaindre ne servait plus à rien : s'il devait vivre parmi les fées, et s'il devait vivre comme une fée, refuser ce nom ne le mènerait nulle part, si ce n'est à retourner le couteau dans la plaie ainsi qu'à compliquer la vie de tout le monde - la sienne et celle des autres. Il avait promis à Obéron qu'il ne causerait plus aucun problème et il comptait tenir parole. Vijendra serait pleinement coopératif, à partir de maintenant, et ce malgré toutes les douleurs impliquées.

... Dont celle-ci, même si elle pouvait paraître anodine au premier abord. Il aimait son prénom de naissance. Ne plus l'entendre allait vraiment lui manquer. Il avait de plus l'impression d'avoir trahi sa mère, ou en tous les cas son souvenir. C'était elle qui avait choisi de l'appeler Vijendra, C'était comme s'il effaçait encore un peu son existence.

"Non... Merci." souffla t-il difficilement. Son tintement était encore très faible, peu assuré. Le transfert d'énergie par lequel Mab avait assuré sa survie lui avait redonné du poil de la bête, mais l'intensité de ses effets avait fini par s'atténuer.

On le laissa seul et on referma la porte. Le changement formé par le retour d'un silence parfait le sortit de sa léthargie. Il papillonna des yeux à plusieurs reprises et plongea son regard sur la fenêtre. C'était l'un de ces instants où son esprit était complètement vide, et où il était encore capable d'apprécier le cocktail de sensations simples et positives qui se présentaient à lui : il était en sécurité. Il n'avait presque plus mal, si ce n'est à cette aile - ce membre étrange qui n'aurait pas dû exister - qui lui donnait l'impression de symboliser un champ de bataille tout entier. Il était si fatigué qu'il avait l'impression de faire dix fois son poids, mais il se sentait confortable, et au chaud. On s'occupait bien de lui, et on le traitait avec plus de bienveillance qu'il n'en avait jamais reçu.

Il restait bien ce sentiment d'erreur, cette souffrance diffuse qui ne le quittait jamais complètement, mais ce n'était rien. Ce n'était en tous les cas pas grand chose. Son humeur n'irait pas plus haut, et il n'avait vraiment pas hâte qu'elle plonge à nouveau.

Le Printemps s'installe tranquillement et la vie reprend ses droits, au Palais Royal comme ailleurs. Après la mission de sauvetage d'Éclipse, et la dépense d'énergie engendrée, la Reine Mab s'est vue obligée de prendre quelques jours de repos supplémentaires. Elle n'en éprouve pourtant aucun regret : l'ancien humain n'a peut-être pas l'envie d'appartenir définitivement aux leurs, mais ce n'est pas moins le cas. Et l'Étincelante ne laissera jamais l'un des siens périr si elle peut l'éviter.

L'Infortuné possède un cœur de fée, et il finira par se faire à ce changement. A l'apprécier. A embrasser sa nouvelle apparence et la vie qu'elle lui offre. Son Altesse en est convaincue.

Ce n'est pas pour autant une épreuve facile, Mab en est bien consciente. Et si elle n'était pas en état de lui apporter son soutien dans les premières heures de sa nouvelle éclosion, c'est à présent le cas. C'est pourquoi elle arpente les couloirs de son Palais, prudemment, pour rejoindre sa chambre. Son pas léger détonne avec le bruit du sceptre qui claque contre le sol de marbre : Sa Majesté n'est pas aussi alerte qu'elle aimerait l'être. De plus, elle n'a pas l'intention d'affoler ses sujets en manquant de s'effondrer en les croisant. Elle a déjà bien assez des fées infirmières qui lui jettent des coups d'œil inquiets à la dérobée, qu'elle fait mine de ne pas voir.

Sans compter qu'Obéron crierait au scandale s'il apprend qu'elle ne fait pas tout ce qu'il faut pour récupérer. Elle ne veut pas l'inquiéter plus que nécessaire : Ciel, Boréal et lui sont toujours très pris par les affaires du Royaume, qu'elle ne peut encore reprendre entièrement en main. Mais cela ne saurait tarder. La Reine est confiante : son état ne va plus qu'en s'améliorant. Ce n'est plus qu'une question de temps avant que sa Magie ne revienne à son état normal et avec elle son Étincelance habituelle.

Peut-être va-t-elle décider d'organiser un bal, pour fêter cela.

C'est l'esprit occupé par des futilités telles que la nouvelle décoration de la Salle de Bal (hors de question de répéter deux fois le même thème, la forêt des Miracles de Titania est donc hors concours... le thème du renouveau de la Nature reste cependant approprié : pourquoi pas un champ de fleurs ? Voilà qui plairait certainement au Sigisbée...) que la Reine des Fées arrive devant la porte de la chambre d'Éclipse. Avisant une infirmière non loin, elle l'interpelle afin de s'enquérir de l'état de l'ancien jeune homme.

"Il est faible, mais stable et ne semble pas être au bord d'une crise, Votre Altesse. Il vient de se nourrir, cela le fatigue mais également plus apte à la conversation."

Mab remercie gracieusement la fée avant de la laisser poursuivre son chemin, avant de cogner délicatement du dos de la main contre le battant de la porte de la chambre. L'espace d'un instant, elle songe à se présenter, mais un sourire mutin aux lèvres, décide de se contenter d'une simple question.

"Puis-je ?"

Elle se demande bien si l'Infortuné va reconnaître sa voix...

A mesure que de nouveaux instants de silence et de solitude s'égrenaient, les yeux de l'Infortuné se perdaient dans le vide, dans le ciel au-delà de la fenêtre. Il s'efforçait à ne penser à rien, car c'était encore ce qu'il y avait de plus confortable à faire pour lui ces derniers temps.

Force était de constater qu'aujourd'hui, il se débrouillait assez bien. Il commençait à se sentir mieux grâce aux nourritures récemment ingurgitées, et cela l'aidait à trouver le chemin d'une somnolence bienvenue. Il n'y avait plus que dans le sommeil que Vijendra pouvait encore espérer trouver la paix. Ainsi se laissait-il transporter par celui-ci dès qu'il en avait l'occasion. Ce n'était pas comme s'il avait mieux à faire, de toute façon. Il ne pouvait pas bouger, et on attendait justement de lui qu'il se repose, et qu'il guérisse.

Tant que ses besoins et ses envies coïncidaient avec ce qu'il était justement censé faire (ou ne pas faire), il fallait en profiter. Ca n'allait certainement pas durer.

Il ne voyait plus qu'un rai de lumière blanche au travers de ses cils. A l'instant où ses paupières allaient se toucher pour de bon, il entendit des coups frappés contre la porte. Surpris, il rouvrit lentement les yeux puis les tourna, perplexe, en direction de l'entrée.

Les infirmières venaient seulement de passer. Il  était étrange pour Vijendra de recevoir une nouvelle visite si tôt après la précédente. Et puis il y avait à cette situation quelque chose d'autrement inhabituel. Généralement, les fées qui s'occupaient de lui frappaient certes avant d'entrer, mais jamais elles n'attendaient qu'il donne son autorisation - il n'aurait pas tout le temps été en état de le faire, il fallait bien l'admettre.

Sa confusion franchit un nouveau seuil au moment où retentit finalement un grelot qu'il identifia immédiatement.

"Puis-je ?"

Il avait de très bonnes raisons de reconnaître la voix de Mab, entre tous les tintements de fée qu'il avait pris l'habitude d'entendre. C'est par l'intermédiaire de cette voix, après tout, qu'étaient tombés de très douloureux couperets.

"Si j'en avais le pouvoir, je vous rendrais votre enveloppe humaine aussitôt. Mais c'est malheureusement impossible."


Bien plus tard, encore très récemment, cette même voix l'avait accueilli avec douceur et lui avait promis paix et sécurité, juste après que la reine lui ait transmis une riche dose d'énergie, et avec elle, l'expression d'une affection sans bornes qui l'avait complètement retourné. Il avait vécu un moment d'une intensité émotionnelle jamais égalée au cours de son existence. Ou de ses existences.

Vijendra n'aurait jamais rien pu oublier de tout ça. Pourtant, il avait du mal à faire confiance à ses oreilles. Ce n'était pas qu'il se croyait trop insignifiant pour recevoir la visite exclusive d'un personnage aussi important que la reine des fées : après tout, sa vie dans l'Ordinaire l'avait habitué à côtoyer nombre de VIP - et il en avait fait partie. Il en fallait plus pour l'impressionner, d'autant qu'à ses yeux, l'Etincelante et lui  avaient déjà partagé trop de choses significatives - certaines très douloureuses, d'autres moins - pour qu'elle ne soit qu'une figure d'autorité lointaine à qui il devait le respect.

Mais Vijendra savait que la santé de la souveraine était encore fragile. L'énergie qu'il l'avait bien involontairement forcée à lui donner ne devait pas avoir amélioré son état. Ainsi était-ce difficile pour l'Infortuné d'imaginer que Mab prendrait la peine de venir le voir alors qu'elle avait certainement mieux à faire, à commencer par guérir aussi. Quant à gérer les affaires d'un royaume (alors qu'on avait un pied dans la tombe), il ne savait pas du tout comment ça se passait, mais il imaginait que ça devait sacrément occuper, sachant tout le temps que passait déjà son père à diriger son "simple" empire industriel, dans l'Ordinaire.

Après.. Voilà. Il était vrai que la dernière fois que la reine avait vu Vijendra, il était dans un état lamentable. Peut-être voulait-elle constater par elle-même l'évolution qui avait eu lieu depuis. Et il fallait bien dire que Vijendra n'avait jusqu'à présent que très peu cherché à socialiser avec les fées qu'il avait rencontrées au Palais, ou à l'Archefleur... sauf les infirmières, il y avait donc peu de personnes qui auraient trouvé de l'intérêt à venir le voir.

C'était peut-être donc vraiment Mab. Cependant, l'Infortuné ne prendrait pas le risque de la nommer avant d'avoir eu la confirmation visuelle de son identité.

"... Oui bien sûr, je vous en prie..."

Si Vijendra ne s'était pas trahi par les mots, le reste de son attitude contait une autre histoire : l'hésitation palpable dans sa voix était à la hauteur du très long temps de latence qui avait précédé sa réponse.

Il espérait que ladite réponse avait été audible. C'est qu'il était vraiment très faible, et qu'il n'avait à sa disposition qu'un maigre filet de voix. Ses tintements sonnaient à peine et paraissaient étouffés.

De l'autre côté de la porte, Mab attend tranquillement qu'on lui réponde. Il est vrai que la situation n'est pas habituelle (elle est bien plus souvent celle qui fait patienter que l'inverse) mais dans ce cas précis cela ne la dérange pas. Après tout, elle sait que le Renaissant -comme son Bras Droit les appelle- n'est pas en très grande forme, et elle a bien assez devisé avec le jeune Infortuné pour savoir qu'il ne fait pas preuve d'impertinence volontaire. Au contraire : à l'époque où il était encore humain, il faisait déjà partie des plus respectueux de son statut que la reine avait rencontrés.

Les mains posées l'une sur l'autre sur son sceptre, la souveraine reste donc un moment devant la porte. Ses pensées divaguent, revenant sur ses diverses interactions avec Éclipse. A l'époque où il s'appelait encore Vijendra, et que Colibri lui avait joué l'un de ses tours préférés : se faire passer pour la Reine des Fées auprès des humains. Son retour de l'Ordinaire avec Obéron, bien trop tard pour retrouver sa forme originelle. La cérémonie de Nommage, où il lui avait été si difficile d'accepter définitivement son changement de statut. Les discussions qu'elle a surprises à son sujet, dans ses périodes d'éveil, où Obéron s'inquiétait de l'état du jeune fé retourné vivre comme un humain sur le Port. Son retour parmi eux, dans un état particulièrement désastreux, qui l'amenait à présent à occuper cette chambre.

Autour de Son Altesse, la poussière de fée virevolte plus rapidement que d'ordinaire. L'Étincelante ferme les yeux et se concentre sur sa respiration. Rien ne sert de s'énerver à nouveau : les ignobles humains responsables de l'état d'Éclipse subiront leur châtiment bien assez tôt, et elle ne peut se permettre de dépenser plus d'énergie inutilement. Sa prise se resserre sur le sceptre le temps d'un léger vertige, et elle se surprend à être rassurée de l'absence d'Obéron : son Sigisbée n'a pas besoin de se faire plus de souci pour elle qu'il ne s'en fait déjà. Mab soupire. Si seulement il parvenait à se reposer, lui aussi...

"... Oui bien sûr, je vous en prie..."

L'autorisation, bien que prononcée d'une voix qui avait du mal à traverser la porte, sort la reine de ses pensées. Avec un sourire, elle conjure un léger vent, doux et chaud comme une belle soirée d'été, qui se charge d'ouvrir la porte à sa place avant de parcourir la pièce, emportant avec lui la poussière étincelante avant d'envelopper brièvement le corps du malade dans une étreinte bienveillante et se dissiper graduellement.

Le regard de Sa Majesté retrouve sa couleur noisette habituelle alors qu'il se pose sur le lit de l'Infortuné. Une nouvelle fois, elle contient la vague de colère qui la submerge, bien vite remplacée par une immense tristesse. Mais elle ne laisse paraître ni l'un ni l'autre de ces sentiments. Parce qu'elle est la Reine, et qu'une reine est là pour soutenir ses sujets. Pas pour se laisser happer par ses émotions. Mab avance doucement, jusqu'à atteindre le lit.

"Bonjour, Éclipse."

La main délicate de l'Étincelante se pose sur le lit. Pas assez loin de l'ancien humain pour que le geste paraisse anodin, mais pas assez près pour qu'elle risque de raviver les souvenirs des coups et blessures subis. Mab sait pertinemment les douleurs que subit Éclipse, pour les avoir soignées d'elle-même. Elle ne veut pas risquer de lui causer plus de mal.

"Les fées infirmières me font régulièrement part de vos progrès, mais je tenais à venir les constater par moi-même." Un instant de silence, juste assez pour laisser s'esquisser un léger sourire.

"...Comment vous sentez-vous ?"

La question est vague et c'est bien là le but : la souveraine ne fait pas uniquement référence à l'état physique du fé. Comme elle l'a dit, elle reçoit déjà des rapports réguliers à ce sujet.

Vijendra n'était pas tout le temps très vif d'esprit - encore moins dans l'état dans lequel il se trouvait actuellement. Cependant, dès lors qu'il sentit l'air se réchauffer, soulever ses cheveux, caresser son visage agréablement, il sut exactement de quoi il en retournait. Il sut qu'il avait eu raison sur l'identité de sa visiteuse, et qu'elle était encore en train d'utiliser un peu de ses pouvoirs pour lui.

Ce n'était qu'un maigre rappel aux merveilleux sentiments d'amour et de communion qu'il avait expérimenté au travers de la magie de Mab, lors de son sauvetage. Pourtant, une réminiscence impromptue le fit frissonner des pieds à la tête. Ses traits se serrèrent puis se détendirent presque immédiatement. Une larme unique échappa à ses yeux fermés. Ce bien-être soudain avait été à l'origine d'un pic d'émotion inattendu, et une émotion trop forte provoquait vite les pleurs de l'Infortuné, ces derniers temps. Que les causes à cela furent positives ou négatives.

Un bref élan de culpabilité le secoua et lui donna la force d'ouvrir péniblement les yeux pour vérifier l'état dans lequel se trouvait la souveraine, tandis qu'elle approchait de son lit. Elle se servait d'un sceptre pour marcher, mais au-delà de ça, elle semblait tenir debout. Elle n'avait pas trop mauvaise mine. La fée des étoiles éprouva un soulagement mitigé : c'était bien. Mais Vijendra n'était pas certain que ce fut assez.

"Bonjour, Éclipse."

Le frémissement habituel le secoua. Il cilla, tiqua, ses yeux laissèrent accidentellement sortir la douleur qu'il éprouvait chaque fois qu'on mentionnait son nom de fée, mais il ne broncha pas. Il était là pour rester, désormais. Pour survivre, il fallait qu'il parvienne à s'adapter, à s'intégrer. Il le devait aussi à Mab, à Obéron, à toutes les fées qui l'avaient accueilli à bras ouvert et qui faisaient de leur mieux pour l'aider, même quand il ne leur facilitait pas la tâche. Il ne voulait pas être ingrat. Il avait l'impression de l'avoir déjà trop été.

Il tira sur ses lèvres pour essayer d'y accrocher un sourire, mais le résultat ne fut pas très probant et ne dura guère longtemps. Se forcer était trop douloureux. Il fit de son mieux, et produisit la phrase la plus longue qui était jamais sortie de sa bouche depuis qu'il occupait ce lit :

"Bonjour, votre Majesté. Je pensais bien vous avoir reconnue, mais je n'étais pas sûr. Je suis content de vous voir..."

C'était la seconde fois depuis son retour à la Citadelle que Vijendra utilisait un titre honorifique convenable pour s'adresser à l'Etincelante. Il n'avait pas pu s'y résoudre pendant longtemps. C'était comme d'admettre frontalement qu'il était devenu l'un de ses sujets.

Ce n'était plus un tel problème pour l'Infortuné, désormais, mais il préférait éviter d'y réfléchir. Il lui aurait fallu regarder en face ses propres émotions et constater combien les choses avaient évolué : il ne voulait vraiment plus retourner sur le Port. Il avait peur de voir à nouveau des humains. Il sentait au plus profond de lui qu'il avait changé de camp. Il était devenu l'un des sujets de Mab. Il n'aimait pas ce que ça impliquait, mais le fait en lui-même ne le dérangeait plus. Elle était une cheffe qui donnait envie qu'on la suive. Le fantôme du sentiment d'appartenance qu'elle lui avait instillé la dernière fois n'était pas loin.

Lorsqu'il disait qu'il était content de la voir, il était sincère, même s'il n'avait en apparence pas l'air de pouvoir être content de grand chose. Déjà, il était rassuré de constater que la souveraine tenait sur ses jambes et se trouvait en capacité de rendre des visites. Ensuite, sa présence lui mettait réellement du baume au cœur. Dès leur première rencontre, lorsque Vijendra était encore lui-même, il l'avait beaucoup appréciée.

"...Comment vous sentez-vous ?"

Le visage de la fée des étoiles s'assombrit légèrement. Depuis sa transformation, Vijendra n'avait en règle générale plus aucune envie de parler de lui. Les moments où il souffrait le moins étaient ceux où il parvenait entièrement à s'occulter. Toute forme d'introspection était devenue douloureuse, confuse, terrifiante, déchirante, pour ne pas dire désespérante. C'était cent fois pire avec "ce qui venait d'arriver".

Et puis il avait l'impression de n'avoir que des mauvaises nouvelles à apporter. Ce n'était pas agréable.

"Je... C'est..."

Il soupira et détourna les yeux avant de continuer à contrecœur.

"Je.. ne sais pas vraiment. Il y a eu pire."
Il y aura pire.

Tout de suite, il se sentait un peu vide, il ne souffrait pas trop fort. Il savait que cet instant de grâce ne durerait pas.

"Je voulais vous remercier. Je me sentais partir... Sans vous je n'aurais sans doute pas survécu. Je sais que je ne vous ai pas facilité la tâche. Je suis désolé. Merci pour tout."

Ca devenait une habitude : Vijendra profitait de son temps de parole pour éloigner la conversation de lui. Le stratagème était inconscient, d'autant que la réponse aux questions qu'il posait l'intéressait toujours.

"Et vous... Est-ce que vous allez bien ? Je veux dire. Est-ce que vous allez mieux ?" finit-il par demander, vaguement anxieux. Il savait que Mab était fragilisée. Il craignait d'avoir empiré la situation avec les âneries qu'il avait faites et qu'elle avait dû réparer. Il détestait cette idée.