Ce n’est pas le début du Vent Frais qui allait arrêter Écorce.

Cela faisait déjà un bout de temps que, sous sa forme humaine, elle arpentait le rivage des objets échoués en quête de nouvelles trouvailles. Elle tenait un sac à la main, et ramassait tout ce qui lui paraissait vieillot, antique. Écorce s’était arrêtée, et avisait un superbe chandelier entre ses mains. Elle soupira. Il était trop grand, vraiment trop grand... Tant pis. De toute façon, elle avait beau réfléchir, la petite Fée ne trouvait pas d’endroit propice pour l’accueillir dans sa maison. Alors elle le reposa, avec une solennité charmante, et poursuivit ses recherches.

Plus loin, Écorce s’accroupit face à un coffre en bois pourri. Bien qu’il soit verrouillé, ce n’est pas du bois qui allait arrêter une fée des forêts. Elle l’ouvrit, et découvrit à l’intérieur... un superbe livre. Les yeux de la Fée s’écarquillèrent sous l’émerveillement, et elle prit délicatement entre ses mains le précieux ouvrage.

- Tu es si beau. Elle passa sa main sur la couverture de l’ouvrage. Qu’est-ce que tu as à me dire ?

Elle l’ouvrit, mais n’y comprit rien. Le livre était empli d’écritures arabesques et d’enluminures ; c’était de l’arabe, mais Écorce ne connaissait pas encore cette langue humaine, ni cette écriture. Dans le Monde Ordinaire, elle ne s’était que très peu rendue au Moyen-Orient. Mais au fond, ce n’était pas bien grave : ça ferait un bel objet d’étude et de décoration. Écorce reposa sa trouvaille au fond du coffre, qu’elle fourra dans son sac, avant de poursuivre sa route.

Il y eut un long moment où elle marchait, s’arrêtait, retournait des choses du bout de son pied. Elle admira un long moment une épave échouée et désossée sur la plage, avant de s’arrêter net en entendant des bruits de pas s'enfonçant dans le sable. Écorce paniqua sans prévenir, et trébucha en arrière. La plage était trop dégagée pour qu’elle ait un endroit où se cacher. Empêtrée dans sa maladresse, elle mit du temps à se relever, mais prit quand même le temps de remettre en place les fleurs et les branches qui parsemaient ses cheveux.

De toute façon, il était trop tard pour se cacher. L’humain était malheureusement déjà là.

Mais enfin.

Plus cet homme parlait, plus Écorce écarquillait ses grands yeux oblongs tandis que ses épaules s’affaissaient. Elle faisait tout pour esquiver les humains, et se contentaient de les observer de loin lorsque ceux-ci éveillaient un vague intérêt chez elle : là, elle avait eu peur. Allait-il lui faire du mal ? La torturer ? Elle en avait frissonné. Vu sa tenue, ce n’était pas un Peau-Rouge : elle en avait déduit qu’il s’agissait d’un Pirate.

Mais à peine l'avait-elle écouté que ses peurs s’étaient envolées. Cet homme était bizarre ; il n’était pas comme les autres de prime abord. Alors qu’Écorce se demandait d’où il pouvait bien sortir, elle fronça les sourcils. Peut-être que c’était un piège. Un sale piège digne d’un adulte. Elle était sur ses gardes, un peu craintive. Et, pis encore, il osait critiquer à demi-mots sa coiffure. L'Archéologue n’était pas haineuse ni rancunière, mais il y avait tout de même des limites, surtout de la part d’un Pirate. Bougonne, elle croisa les bras.

- Je ne vis pas au Port.

Un lieu grouillant d’humains, d’adultes. Même pas en rêve.

- Je suis une Fée, clama-t-elle après une courte hésitation. Elle se félicita mentalement d'avoir réussi à garder une voix assurée.

S’il était arrivé depuis peu, ce benêt n’avait peut-être jamais vu de Fée, qui plus est sous forme humaine. Le pauvre... ou pas.

Elle ne dit rien plus, mais son ton sonnait un peu comme une menace : en soit, cette île était plus l’île de son peuple, que celle de ces enfants et de ces adultes qui sortaient de n’importe où. Alors elle cachait bien sa peur, puisque attenter à une Fée finirait mal pour lui. Très mal... du moins elle espérait.

- Et vous, qui êtes-vous ?

Un Pirate, évidemment. Mais elle avait tout de même envie de savoir à qui elle avait affaire.

Peut-être avait-elle été un peu trop bougonne. Plus Écorce observait le Pirate, plus elle baissait sa garde. A force de détester les humains et d'en être aussi méfiante, elle savait différencier ceux qui étaient dénués de mauvaises intentions. Et il y avait quelque chose qui lui paraissait assez inoffensif, chez Vijendra : tout autant dans ses gestes, que dans sa façon de parler. D’autre part, il avait l’air drôle. La Fée garda sa main devant sa bouche et retint un sourire sincèrement amusé en le regardant mimer ce qu’elle supposait être la taille normale d’une Fée. Elle ne dit rien de plus, et le laissa se présenter, dans une révérence un peu bizarre. Là, elle se figea.

Un. Copiste.

Écorce ne put retenir l’éclat de passion qui passa dans ses yeux. Un scribe ! Elle n’en avait jamais rencontré en chair et en os. Tellement de questions lui venait en tête, tant et si bien qu’elle en avait presque oublié sa méfiance à son égard. A tort ? Elle aurait encore le temps de fuir, de toute façon. Mais avant tout, elle devait se présenter : il avait été poli, elle se devait de faire pareil.
C’était sans doute le plus dur à faire, dans tout cette histoire. Écorce baissa un peu les yeux, les mains jointes... L’espace d’un instant, elle hésita à fuir pour éviter de se présenter. Mais après tout, elle devait être polie. Vijendra l’avait été, malgré la mauvaise première impression qu’il lui avait fait. Elle se refusait de l’être moins qu’un homme.

- Eh bien...

Sa timidité naturelle reprit le dessus. La Fée se déplaça légèrement sur la droite. Avant même qu’elle ne puisse s’en rendre compte, elle trébucha sur un caillou et s’étala face la première contre le sol. Elle n’attendit pas l’aide de Vijendra pour se redresser, comme si tout ce qui se passait était parfaitement naturel.

- ...

Un court silence passa. La Fée rougissait de honte, et aurait voulu s’enfoncer dans le sol pour ne plus en sortir. A la place, elle fixa la mer, et se présenta. Plus vite elle le ferait, plus vite tout ceci serait oublié.

- ... Enchantée. Je m’appelle Écorce, je suis une Fée des forêts. Elle s’épousseta, puis montra à Vijendra ses oreilles pointues. Nous pouvons prendre forme humaine pour quelque temps lorsque nous le souhaitons. En temps normal, je fais la longueur d’une main humaine.

Elle ne comprit pas de quoi il parlait, lorsqu’il évoqua le mot « télé ». A vrai dire, Écorce avait déjà dû en voir une, mais elle l’avait oublié, ne connaissant pas le mot définissant cette étrange boîte à images utilisée par certains humains.  

- Vous êtes copistes au Port ? Reprit-elle soudainement, le regard pétillant. En l’espace d’un instant, elle avait totalement oublié sa gêne. Je ne pensais pas qu’il y en avait chez les Pirates. Vous copiez quel genre de livres ? Est-ce que vous avez beaucoup de commandes ? Vous parlez plusieurs langues ? Vous aimez ce que vous faites ?

Elle s’arrêta alors, osant enfin croiser le regard du Pirate. Peut-être qu’elle en faisait trop et qu'il allait se moquer d'elle.

- ... Je suis désolée de vous ennuyer avec ça. Je suis passionnée par le patrimoine humain, continua-t-elle, fière de trouver une occasion pour placer ce nouveau mot qu’elle avait lu dans un livre, il y a quelques jours. Je n’ai jamais l’occasion de parler de cela avec des humains.

Vijendra ne s’en doutait pas encore, mais Écorce tombait tout le temps. A tel point que la moindre chute la rendait presque insensible - si ce n’est que pour le coup, son nez la grattait un peu avec le sable. De toute façon, la Fée n’avait pas eu le temps de répondre que le Pirate embrayait déjà sur un autre sujet qui concernait des elfes d’une contrée qui lui était inconnue. C’est qu’il parlait vite, celui-là ! Dans d’autres circonstances, Écorce en aurait été fatiguée et aurait fui. Là, c’était différent, pour la simple et bonne raison que ce qu’il disait était intéressant. L’Archéologue l’écoutait avec une fascination sincère ; plus elle buvait ses paroles, plus son visage s’illuminait. C’était comme vivre l’un de ses rêves, mais éveillé.

C’est.
Trop.
Bien.

- C’est fantastique ! S’exclama-t-elle sans même le remarquer. Vous êtes vraiment doué en plus de ça, les reproductions sont magnifiques. C’est un incroyable travail de conservation que vous faites là, vous pouvez en être fier ! Je pensais que les humains d’aujourd’hui se fichaient royalement de leur histoire passée. Sans s’interrompre, elle embraya : vous avez parlé de tamil. Je n’ai jamais entendu ni lu quelque chose de cette langue... Où se parle-t-elle, dans le Monde Ordinaire ? Je connais quelques langues anciennes humaines, mais uniquement dans le... Mince. Le nom lui échappait. Le bassin méditerranéen ? Enfin. Par là en tout cas. J’ai lu des livres assez anciens qui disait qu’il s’agissait du berceau de l’humanité. Un peu à tort, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire.

Ecorce se tut, n’osant pas étaler davantage sa passion qui pouvait être envahissant. Elle détailla Vijendra, sans rien ajouter de plus. A vrai dire, sa connaissance des langues humaines s’arrêtait à quelques langues vivantes comme l’anglais et le français. En langue ancienne, elle connaissait le grec, le latin, le sumérien, l’égyptien... L’Archéologue jeta un nouveau regard sur le manuscrit que tenait Vijendra entre ses mains. Elle trouvait parfois des livres anciens, mais jamais en aussi bon état. Là, c’était tout un monde qui s’offrait à elle. Et la Fée se rendait compte qu’elle avait déjà commencé à être copiste sans même le remarquer.

- Je vous comprends tellement. C’est apaisant et fascinant comme travail, même si c’est parfois long et compliqué. Mais lorsqu’on voit le résultat... C’est la récompense pour tout notre travail et notre sueur.

Décidément, cet humain remontait dans son estime. Un homme qui souhaitait partager un livre, un patrimoine au plus grand nombre, ne pouvait qu’être fondamentalement bon. Du moins, c’est ce qu’elle se disait, si elle omettait les quelques livres aux sombres arrières-pensées qu’elle avait lu dans sa vie.

- A vrai dire, je viens souvent ici pour ramasser des vieux objets. J’ai quelques livres chez moi, que j’ai commencé à recopier afin de les rendre plus lisibles et pour pouvoir les conserver. Mais je ne reproduis pas aussi bien les images que vous... Écorce était soudainement gênée. Elle lorgna vers le sac de Vijendra, qui contenait d’autres ouvrages. Ce... Ce serait possible pour vous de me prêter l’un des livres sur lesquels vous avez travaillé ? J’en prendrais soin. J’ai d’autres livres en échange que je n’ai pas encore copié, si vous le souhaitez... J’en ai d’ailleurs un avec moi.

D’ordinaire, Ecorce aurait probablement arraché le sac des mains. Mais là, elle ne pouvait s’y résoudre. Ce Pirate ne le méritait pas... Et ses livres encore moins. La petite Fée farfouilla dans la sacoche, et en sortit le coffret en bois qui contenait le livre aux arabesques. Elle n’avait pas hésité un instant, malgré la beauté de l’ouvrage et le fait qu’elle aimerait le garder rien que pour elle : mais parfois, Écorce se forçait. La culture, le patrimoine, c’était du partage.

- D’ailleurs, vous pourriez peut-être m’aider. J’ai trouvé ce livre avant de vous rencontrer, mais je n’arrive pas du tout à le lire. L’alphabet à l’air différent... Il n’y a que des arabesques.

Écorce ouvrit soigneusement le coffret afin d’en extraire l’ouvrage, qu’elle tendit solennellement à Vijendra.

Cette conversation était riche, mais si rapide. Écorce ne savait même plus par où commencer ; alors elle se contenta de s’installer sans un mot à cette étrange table de pique-nique qu’avait indiqué Vijendra, suivi par ce dernier qui y déposa le coffret qu’elle lui avait tendu. Elle restait néanmoins émerveillée, et gardait l’éternelle expression de l’enfant découvrant un trésor pour la première fois. Il était si intéressant, si cultivé ! Et il parlait bien. Loin de ces rustres de Pirates ou des gamins du Grand Arbre qui lui faisait toujours mauvaise impression, puisqu’elle n’aimait personne de prime abord. Sa première impression avait belle et bien été la mauvaise.

- Je... Oui, je recopie parfois des livres. Mais ça ne fait pas très longtemps que je le fais. D’habitude, je me contente venir ici pour ramasser des objets qui me paraissent intéressants, où d’en voler dans le Monde Ordinaire, rajouta-t-elle sur un ton taquin, avant de poursuivre : J’adore observer les archéologues du monde des humains. Parfois, je prends les petits objets qu’ils découvrent lors de leurs fouilles. Je conserve absolument tout chez moi, et je prends soin de mes trouvailles. Je fais de même pour les livres, et je recopie les plus abîmés afin de les conserver. Mais c’est vrai que je ne suis jamais allée en Inde... C’est bien dommage. Je rattraperai ça. Et ça me permettra de découvrir votre langue natale.

Écorce s’imaginait déjà fouiller la bibliothèque de la citadelle, avant de s’adonner à une petite excursion dans le Monde Ordinaire, lors de la prochaine saison. Peut-être qu’elle y trouverait des livres évoquant l’histoire de ce pays qui lui était inconnu.

- Oh vous savez... Je ne parle pas tant de langues que ça. Je comprends bien l’anglais, et dans une moindre mesure le français, l’italien et l’espagnol. Pour les écritures anciennes, je sais lire le grec ancien, mais c’est si compliqué de le déchiffrer ! Je ne suis pas très douée dans ce domaine, je dois encore m’entraîner. Oh, et je lis aussi le latin - ce qui est facile me direz-vous. Mais j’ai besoin d’un support pour m’aider à la traduction. Je connais aussi le sumérien, l’akkadien et les hiéroglyphes égyptiens, mais je ne comprends que quelques caractères.

Ça faisait déjà beaucoup ! Mais Écorce, dans son perfectionnisme, ne s’en rendait pas compte. Pour elle, on n’apprenait jamais assez : la preuve, elle venait d’ajouter le tamil à ses apprentissages futurs. Sans compter toutes les langues anciennes qu’elle avait évoqué et qu’elle ne maitrisait pas encore sur le bout des doigts... Décidément, une vie ne suffisait pas pour tout apprendre.

Écorce s’était tu lorsque Vijendra avait gentiment analysé le livre qu’elle lui avait tendu. Elle eut rapidement un peu honte de l’avoir craint : il tenait cet ouvrage avec un respect qui traduisait bien son travail de copiste. Il n’avait pas menti. L'Archéologue se rapprocha pour regarder cette étrange écriture, tout en l’écoutant attentivement.

- De l’arabe ?

Et une nouvelle langue à apprendre, avec le tamil.

Elle connaissait, sans le savoir. Elle avait déjà entendu cette langue, mais la déchiffrer allait être une autre épreuve. En tout cas, c’était une très belle écriture, qui rappelait à la petite Fée une superbe calligraphie stylisée. Ravie de la proposition de Vijendra, elle manqua de sautiller de bonheur et lui adressa un sourire éclatant. Comme dit, elle n’avait plus peur : d’autant que le Pirate était près à lui prêter ses propres livres, en échange...

- Ce serait merveilleux ! Oh, c’est si gentil de me faire cette proposition. Il faut que je prenne le temps de me renseigner sur cette langue et sa culture... Mais aussi sur le tamil et votre culture. Écorce s’arrêta. D’ailleurs, est-ce que vous vous en rappelez un peu ? Cela m’intéresserait grandement. Je ne connais rien du tout de l’Inde ni des pays alentours ! Sinon, vous pouvez évidemment me prêter des livres qui en parlent. Je me ferais un plaisir de les lire, en plus de vos copies personnelles. Nous pourrions nous revoir pour en discuter ! Ajouta-t-elle en joignant ses mains, déjà impatiente à la simple évocation de cette idée.

Avait-elle été trop loin ? Une expression un peu étrange avait traversé le visage de Vijendra. Écorce peinait énormément à discerner ce genre de choses, vu qu’elle côtoyait peu de personnes hors de son peuple. Elle fronça légèrement les sourcils, et pour un peu, s’en serait voulu : c’est qu’elle commençait vraiment à l’apprécier, ce Pirate... Ils avaient tant de points communs. La Fée ne voulait pas le gêner. Son mal-être la fit rougir, et heureusement qu’elle était assise et qu’elle se tenait : elle était capable de tomber en arrière sans prévenir.

- Désolée, je ne veux pas vous ennuyer avec mes histoires... dit-elle d’une voix de plus en plus basse, qui s’acheva par un murmure au dernier mot.

La remarque sur le Monde Ordinaire avait au moins eu le mérite de faire comprendre à Écorce que, peut-être, ce Bermudon regrettait sa vie d’avant. N’y connaissant absolument rien sur les mœurs actuelles, puisqu’elle s’intéressait davantage aux territoires reculés, Écorce ne comprenait pas quel regret il y avait à avoir : elle avait toujours vécu ici et pour elle, l’île était bien mieux que ce monde froid, rempli d’humains débiles et hypocrites qui détruisent leur propre environnement. Au moins, si un humain se décidait, il pouvait faire ce qu’il voulait. Enfin, c’est ce qu’elle se disait.

Au compliment de Vijendra, Écorce se mit à rougir. Beaucoup trop. Elle vacilla un peu, ne sachant pas où se mettre, et rétorqua en bégayant :

- N-non, p-pas du tout ! J’ai beaucoup de temps pour moi, quand je ne fais pas mes tâches de Fée des forêts, et... voilà tout. Puis... je ne sors pas beaucoup.

Hors de son travail féérique, Écorce ne faisait qu’étudier. Pour elle, il lui paraissait donc facile de savoir tant de choses...
Mais elle se ressaisit rapidement et l’écouta avec grand intérêt, remarquant qu’il détournait les yeux. Etait-il gêné ? De quoi ? Etonnement, ça intriguait Ecorce alors que d’ordinaire, elle s’en serait bien fichu.

- Oh, je vois. Mais tout ce que vous racontez est très intéressant, vous savez. C’est juste que les humains sont pour la plupart bêtes et égocentriques, et ne sont absolument pas curieux ni intéressés par les histoires des autres.

Elle embraya rapidement :

- J’ai lu un livre, qui parlait de personnes qui avaient été arrachées de force ou de manière plus insidieuse à leur culture. Vous regrettez de ne pas avoir davantage été baigné dans votre culture natale ? Demanda sincèrement Écorce, interpellée par l’embarras qu’il semblait avoir. Vous connaissez Polybe ? C’est un citoyen grec qui a été pris en otage par Rome. Il a été tellement assimilé à la culture romaine qu’il a écrit tout un livre là-dessus, pour dire que le système politique de Rome était le meilleur d’entre tous. La Fée parut gênée d’un coup, et battit des mains dans les airs. Enfin, je ne dites pas que vous êtes comme lui ! Je ne veux absolument pas vous froisser. Je dis juste que... c’est dommage. Et que votre culture natale a été assimilée, alors qu’elle a l’air de vous manquer...

Peut-être qu’elle se trompait ? Ah, j’aurais mieux fait de me taire !
Vite, changer de sujet. Écorce jeta son dévolu sur les livres qu’avait posé Vijendra sur la table. Et de suite, elle regretta. En choisir un relevait de l’impossible, du cornélien... alors elle effleura les couvertures une par une.

- Je... Je peux vous en emprunter deux ? Le plus ancien, et l’un de ceux que vous avez recopié. Je n’ai pas eu souvent l’occasion de consulter un livre très illustré. En échange, je vous en prête un deuxième, en plus du livre en arabe. Mais il faudrait que j’en prenne un chez moi... Qu’est-ce qui vous plairait ? Vous avez un genre de préférence ? Un livre plus ou moins ancien ? Très illustré ?

Oui, cela impliquait de se revoir.
Et Écorce était ravie de cette idée.

Écorce rougit une fois de plus. Ne pouvait-il pas arrêter de la complimenter autant ? Encore un peu et Vijendra réussirait à achever la petite Fée, déjà rouge vive. Elle n’osa pas croiser le regard du Pirate, et fixa les planches vermoulues de la table où ils s’étaient assis.

- Vous exagérez, vraiment...

N’y avait-il pas un peu de fierté, au fond ? Si, totalement. C’était la première fois que quelqu’un - un humain, en plus ! - complimentait le savoir d’Écorce. Il faut dire qu’elle était capable de passer des nuits entières à étudier, tant elle avait soif de connaissances. L’Archéologue mit du temps à se ressaisir, et se concentra intensivement sur les propos de Vijendra afin de détourner sa timidité maladive. Contrairement aux apparences, cet homme avait des choses intéressantes à écouter. Écorce avait l’impression de l’avoir un peu déstabilisé, avec ses questions trop poussées. Elle aurait voulu s’en excuser une nouvelle fois, mais refusait de l’interrompre. Si elle n’était pas douée avec les relations sociales, elle sentait bien que ce n’était pas le moment.

- Je vois... Eh bien, je me renseignerai davantage sur votre culture natale.

Elle ne dit rien de plus, fermant ainsi cette conversation sans doute un poil délicate. Écorce s’imaginait déjà une expédition future dans le Monde Ordinaire. Où pourrait-elle trouver ce genre d’ouvrages traitant de l’Inde ? Sans doute pas à la bibliothèque royale, quoique... Cette histoire n’allait pas être facile, mais elle passionnait déjà la Fée. Il fallait bien qu’elle trouve quelque chose à faire ! L’ennui était l’une de ses plus grandes Némésis.

- Le livre de contes me plairait beaucoup ! Je pourrais prendre le temps d’apprécier votre travail si je le ramène avec moi.

Puis, Vijendra lui proposa un ancien ouvrage. Tout comme à son habitude, la Fée le saisit délicatement, et l’ouvrit du bout des doigts. L’ouvrage était en latin et avait l’air bien plus ancien qu’elle ne l’imaginait... Il ne manquerait plus qu’elle l’abime.

... OH.

Aristote, en plus ! C’était l’un des auteurs qui fascinait Écorce. Elle avait déjà lu une traduction de la Poétique, mais avait été fort déçue de constater que l’ouvrage était partiel : beaucoup de fragments manquaient à l’appel. Ah, si elle pouvait remonter le temps, parfois...
Ecorce se permit de survoler l’ouvrage et de vérifier la table des matières. C’est là qu’elle se figea, et qu’elle jeta un regard abasourdi à Vijendra.

- Je... Vous...

Ecorce n’arrivait plus à parler. Etait-elle en train de rêver ? Il lui fallut un moment pour remettre ses idées en place.

- C’est... une version complète de l’œuvre. D’où sortez-vous cet ouvrage ? Les versions les plus récentes sont fragmentaires...

Là, c’était à son tour de respirer à peine. Son cœur battait si fort, elle n’avait jamais connu ce sentiment de manière aussi intense : celui d’avoir fait une découverte incroyable, rare dans une vie - encore plus dans la vie d'une Fée. Écorce était à demi-larmoyante, et il lui en manquait peu pour pleurer de joie et se jeter dans les bras du Pirate. Enfin... c’est ce qu’elle aurait fait si ce n’était pas un humain, et si elle ne haïssait pas autant le contact avec ces derniers. Lorsqu’elle se remit à parler, sa voix partait un peu dans les aigus.

- Vous n’imaginez pas comme vous faites de moi la plus heureuse des Fées.

Sa voix tremblait un peu. Écorce n’avait jamais été aussi sincère. Elle dut véritablement se forcer pour revenir à la réalité. C’était à son tour, de proposer un ouvrage à Vijendra. C’était quand même la moindre des choses !

- Évidemment que vous pouvez recopier mes livres ! C’est bien la moindre des choses. Je vous ramènerais plusieurs ouvrages illustrés qui sont en ma possession. J’espère que vous trouverez votre bonheur.

En tout cas, Écorce l’avait bel et bien trouvé.

Ecorce ne savait plus sur quel pied danser. D’autant que l’air surpris de Vijendra la rendait d’autant plus ébahie. Avoir un ouvrage aussi précieux en sa possession, sans même le soupçonner... Il fallait vraiment être tête en l’air, où juste ignorer l’importance dudit livre.

- Vous... me le donnez vraiment ?

Elle était figée, croyant à un rêve éveillée. Si elle avait été sous sa forme normale, Écorce aurait probablement battu ses ailes, à la manière d’un chiot heureux et hyperactif. A la place, elle se ressaisit un peu, et adressa un immense sourire au Pirate. Elle n’était pas loin de pleurer, mais jamais elle ne se le serait permis devant un humain. Cela rendait la tâche d’autant plus ardue qu’Écorce n’était pas habituée à retenir ses émotions quand elle faisait face à un interlocuteur intéressant - normal, aussi. Elle parlait si peu aux autres, et le peu de rencontres qu’elle faisait étaient toujours intéressantes ou importantes à ses yeux.

Celle-ci tout particulièrement.

- Mer-Merci beaucoup ! J’en prendrais grand soin ! Si vous voulez, je vous parlerai de ce livre une fois que je l’aurais traduit...

Ceci fait, la Fée s’empressa de ranger les ouvrages dans sa besace dans le plus grand soin, s’assurant qu’ils ne seraient pas abimés durant le transport, referma le tout, serrant la boucle au maximum afin de maintenir correctement ses trésors.
Écorce eut une petite moue à la proposition de Vijendra. Elle était un poil délicate : en soit, les Fées pouvaient se rendre au Port... Mais l’endroit n’en restait pas moins dangereux pour des êtres de sa taille. La plupart du temps, l’Archéologue se contentait d’endroits normalement peu fréquentés. Mais là...

- En effet, c’est un peu compliqué. La Pluie Salée n’a pas arrangé les choses, et nous devons faire très attention au moindre de nos déplacements... C’est déjà exceptionnel que nous nous soyons rencontré ici aujourd’hui. Je ne m’aventure que très rarement sur le Port, et je vous avoue que c’est un peu risqué pour les Fées... On ne sait jamais ce que certains Pirates ont en tête. Ce n’est pas l’envie qui me manque de vous rendre visite là où vous travaillez, pourtant ! Mais...

Les risques étaient bien plus grands qu’avant.
Elle marqua une pause, et fixa Vijendra. C’était l’une des premières - et rares - fois où elle se sentait capables de regarder quelqu’un dans les yeux sans faillir.

- Vous savez, dans le cas présent, c’est bien moins dangereux pour un humain de se rendre près du territoire des Fées. La seule chose que vous risquez, c’est d’être victime des farces de mon peuple. Si vous vous rendez dans le Bois Joli, vous trouverez l’Archeforêt. C’est là où je vis. Vous pourriez m’y attendre à l’entrée, disons... Elle fixa le ciel. Dans sept nuits ? Le lendemain de la septième nuit, nous pourrions nous revoir afin que je vous apporte un nouveau livre. Mais si ça ne vous va pas, nous pouvions très bien nous retrouver sur le Rivage des objets échoués ! Il est certes grand, mais l’épave que vous voyez là n’a pas bougé depuis des lustres. Elle pourrait nous servir de point de repère.