Vous lui faites de la peine tous les deux, à être aussi piteux. Mais il est aussi fier de vous que vous disiez les choses. Au moins en partie.

La porte est ouverte pour de bon, et grâce à ça il peut un peu mieux observer les lieux. Ce n’est même pas par curiosité, bien qu’en temps normal ça aurait été le cas. Non, là Owl essaie de voir s’il y a un endroit où Dandy pourra s’asseoir le temps qu’il le soigne. Une brève pensée pour Shrub qui ne peut pas faire la fine bouche sur les endroits où il donne les premiers soins, et déjà il revient à vous. Et plus précisément à toi, Witted, avec ta question qui lui est adressée à demi-mot.

- Ouais. Si tu peux aussi me ramener quelques linges en plus pour nettoyer, ce serait top. Ils sauront ce que c’est à l’infirmerie si tu demandes. Et s’ils ont un rechange de fringues propres, aussi, mais ça je suis moins certain.

Ca se tente. Ils ont une réserve de fringues pour les gosses qui restent un peu plus longtemps. Ca devrait se trouver, donc. Normalement. Parce que s’il n’y a que l’autre empaffé qu’est pas foutu de rien, là.. Oui, le Masseur l’a encore mauvaise du réveil. Tout en sachant que c’est injuste parce que c’est bien, justement, qu’on soit allé le chercher. Mais merde, non, il n’est pas encore prêt à passer outre le manque d’efficacité déprimant de son collègue pour ce qui est de la communication.

- Dandy, y a un coin où tu préfères t’installer pour que je m’occupes de tout ça ?

Owl a son plan : installer Dandy, commencer à nettoyer la plaie. Faire parler Dandy si possible sur le détail du bordel. Soigner le gremlin quand la petite est revenue avec le reste -parce que oui il faudra davantage de stock que ce qu’il a emmené pour ces chutes du Niagara d’hémoglobine, oui il faudra des fringues propres parce qu’il est hors de question de lui remettre les habits dégueulasses ni de le laisser torse nu dans sa tanière. Nettoyer les éclats de bouteille, si possible, quand le reste est fait.

Il n’est pas assez payé pour tout ça. Il n’est même pas payé du tout, c’est de l’arnaque.

Bah.. Si les deux vont mieux ensuite, c’est ok. Ca en vaut la peine.

L’étreinte soudaine de Witted est moins une surprise qu’un véritable choc, qui dévaste Skunk de l’intérieur et le laisse figé, tremblant, le souffle coupé.

Il ne devrait pas être en état de supporter un contact aussi inattendu et franc, encore moins venant de celle qu’il pensait avoir blessée de manière impardonnable. C’est trop, beaucoup trop, et il s’est déjà totalement effondré pour bien moins que cela.

Pourtant, contre toute attente, le Dandy ne se dérobe pas. Il est plus vacillant qu’un château de cartes qui a pris un mauvais courant d’air, mais ses jambes tiennent. Parce que oui, il y a quelque chose d’extrêmement invasif dans ces bras passés autour de sa taille, dans ce front posé contre son dos ; mais même Skunk peut percevoir que c’est une invasion dirigée vers lui, pas contre lui.

Et ça change tout. Absolument tout.

“Ne t’excuse pas. C’est de ma faute. Je ne voulais pas… Je ne voulais pas te faire du mal.”

La tête de Witted appuie un peu plus franchement entre les omoplates du garçon, qui émet un petit soupir étranglé. Ses yeux écarquillés le brûlent, mais aucune larme supplémentaire ne s’en échappe ; les mots de la gamine sont trop immenses pour qu’il en pleure.

“C’est de ma faute, je suis désolée… Je suis désolée.”

Skunk entrouvre les lèvres, mais aucun son n’en sort. Il doit dire quelque chose, pourtant, c’est important, c’est essentiel, mais il a l’impression d’avoir complètement perdu les commandes de sa propre tête. Il doit lutter pour que sa main droite se desserre et laisse tomber son sac à dos. Puis, comme de très loin, il sent que ses doigts vont effleurer les petites mains croisées sur son torse ; ce n’est pas grand chose, certainement pas assez, mais là tout de suite, c’est tout ce dont il est capable.

Il espère que ça aussi, Witted le lui pardonnera.

Elle doit comprendre un peu, en tout cas, vu la douceur avec laquelle elle finit par s’écarter de lui avant de murmurer qu’elle va vite revenir. Skunk parvient enfin à sortir de son immobilité pour se retourner et poser sur elle un regard vide, qui ne semble pas vraiment la voir. Lentement, il hoche la tête. Et c’est là qu’il se rend compte que Owl est rentré dans la distillerie, lui aussi, qu’il est en train de parler de linges propres et de... vêtements de rechange ?

Skunk cille trois fois à la suite, comme s’il se réveillait mal d’un affreux cauchemar, et se tourne vers le Soigneur avec un air paumé qui recommence cependant déjà à se teinter de désapprobation.

“Dandy, y a un coin où tu préfères t’installer pour que je m’occupe de tout ça ?”

“O... Oui, là, je... il y a de la place... Près de l'alambic, faut juste l'allumer pour... pour... Qu’est-ce que tu veux foutre avec des fringues de l’infirmerie ?”

Il fait un geste vers son étagère chargée de chemises et pulls pliés avec soin, sous laquelle une tringle soutient un nombre improbable de cintres, tous équidistants, ornés de vestes et de pantalons.

“Et les chiffons sont là, sur... sur la boîte à pharmacie. La Star Wars.”

Il désigne un vieux mais joli coffret à goûter, orné de vaisseaux spatiaux et effectivement surmonté de deux petites piles de linges propres. Le Dandy esquisse un sourire qui se veut narquois, mais qui ne parvient pas à s’accrocher sur ses lèvres de plus en plus livides. Confusément, il marmonne :

“J’ai tout ce qu’il faut. J’ai... j’ai toujours tout ce qu’il faut. Emm... emmerde pas Witted avec... avec...”

Skunk titube. Et soudain il réalise, avec une drôle de surprise un peu détachée, qu'il va tourner de l’œil.

Les deux gnomes font la paix, et ça réchauffe le cœur de la chouette même si une petite part de lui souffle qu’il faudrait soigner Monseigneur Grognon avant de continuer. D’une pichenette mentale, le soigneur envoie valser la remarque. Même pour lui, c’est trop froid et détaché. Surtout par rapport à ces deux-là.

Alors il écoute de loin, et profite du moment où les deux s’enlacent pour enlever son pull trempé dont les grosses mailles le grattent autant qu’elles pèsent. Putain quel merdier. Avant y avait pas assez d’eau, maintenant y en a trop. Un juste milieu, des fois, c’est vraiment trop demander ? Au moins un petit moment ? Visiblement, oui.

Déjà, son idiot de frère grincheux se remet à râler et Owl, de guerre lasse, lève les mains paumes ouvertes en signe de paix. Arrête de le mordiller, Dandy. Flemme. Oui ok c’est signe de bonne santé chez toi, mais flemme.

- Ok, ok. Pas besoin d’aller à l’infirmerie, alors.

De justesse, Owl retient un commentaire sarcastique. C’est vrai que comme tu l’as si aimablement fait remarquer il y a des habits de change et une petite pharmacie de secours. Quel idiot il est, ce Owl, de ne pas avoir pensé à tout ce qui est rangé avec soin dans cette tanière dans laquelle il n’est jamais entré. Vraiment, c’est d’une stupidité rare, hein ?

Couillon.

Mais son couillon de frangin, pour le meilleur et pour le pire. Alors Owl ne commente pas, et fait un pas en direction de la bo-

- Jebiga !

L’endroit est petit, alors il suffit d’une foulée des jambes de grande perche de Owl pour qu’il soit à ton niveau, Dandy, quand tu vacilles comme une fleur délicate. Le juron en serbe qu’il vient de dire, vous le connaissez probablement tous deux.

- Si tu voulais être dans mes bras aimants t’avais pas besoin d’aller jusque là.

La blague est balancée avec un acide un peu trop présent qui trahit son inquiétude alors qu’il te retient et te porte jusqu’au coin que tu lui as désigné un peu plus tôt.

- Witted, tu peux me chercher la boite Star Wars s’il te plaît ? T’emmerde donc pas avec l’infirmerie, monsieur a tout ici.

Ouais, non. Il s’inquiète, Owl, mais ça ne suffit pas à contenir sa mauvaise humeur. Plus maintenant qu’il est à l’intérieur et qu’il n’a plus besoin de faire patte blanche pour que l’autre gremlin lui ouvre la porte, en tout cas.

- Tu sais allumer un feu, puce ?

Il te demande ça en te jetant un rapide regard, Witted. Il s'en veut de t'encombrer comme ça avec des requête, se dit qu'il ne devrait peut-être pas t'impliquer davantage.. Mais en même temps de l'aide ne serait pas de refus, et tant qu'à choisir il préfère t'épargner si possible la vision des plaies qu'il faut traiter. Plus que nécessaire, en tout cas.

Quelque soit ta réponse, en quelques gestes rapides Owl commence son travail. C’est plus simple de se réfugier dans ces gestes routinier, de s’occuper la tête et les mains. C’est plus utile et efficace que de simplement s’inquiéter. Nettoyer les plaies, désinfecter, vérifier si et où il y en a d’autres.. Ouais, la routine.

Peut-être que si elle avait réfléchi mieux que cela, Witted ne se serait pas aventurée à enlacer le Dandy ainsi. Mais peut-être pas non plus. Elle avait enregistré qu'il n’était pas des plus tactiles, mais cela restait l’un de ses propres réflexes. Et maintenant qu’il avait ouvert la porte, une part d’elle avait peur qu’il finisse par la refermer si on ne l’empêchait pas de le faire.

L’étreinte de l’Astucieuse n’avait cependant rien de coercitif. Au contraire, elle tâchait de se faire la plus douce possible, ce qui n’était pas tout à fait son point fort. Mais avec le Récolteur, cela paraissait possible. Dans ces conditions, cela paraissait même nécessaire.

Dans le dos de l’adolescent, la tête contre lui, Witted attendait. Elle avait passé le moment de crainte qu’il l’envoie brutalement balader. Il l’aurait fait dès le début du contact. Le front légèrement posé contre son dos, elle attendait simplement une réaction, le signe qui lui dirait qu’elle pouvait partir l’esprit tranquille. Elle faillit sursauter quand le sac tomba au sol dans un bruit sourd, mais ne manqua pas l’infime caresse sur ses mains, si légère qu’elle aurait pu être due au hasard. Mais Dandy ne faisait jamais rien au hasard, elle en était certaine.

Un petit sourire aux lèvres, un soulagement immense au fond de ses prunelles vertes, la jeune Diplomate desserra enfin son étreinte, promettant de revenir au plus vite. Elle se tourna néanmoins vers Owl avant de partir, le Soigneur ayant visiblement des demandes particulières. Ce fut son tour de hocher la tête, signifiant qu’elle avait bien compris, avant de se détourner et répéter la liste à voix basse, pour elle-même, histoire de ne rien oublier.

La voix de Dandy la coupa dans son élan. Il n’avait pas dit grand chose depuis tout à l’heure, c’était un nouveau soulagement de l’entendre. Elle s’apprêtait à faire une remarque à ce sujet, mais les deux plus âgés semblaient dans une bataille qui ne la regardait pas. Dandy essayait visiblement d’expliquer qu’il n’avait besoin de rien, et Owl n’avait pas l’air très content, sans qu’elle comprenne exactement pourquoi : elle était plutôt du côté du Récolteur, sur ce point. Il suffisait de regarder autour d’eux pour s’apercevoir qu’il ne manquait pas de vêtements. Ce ne fut cependant qu’à l’entente d’une autre phrase qu’elle prit la parole, un sourire doux éclairant son visage juvénile.

« Vous m’emmerdez pas. »

Elle avait été à bonne école. Son sourire disparut bien vite en voyant Dandy manquer de s’étaler par terre, mais heureusement pour lui Owl avait de bons réflexes. L’inquiétude l’empêcha de faire une remarque à l’insulte -qu’elle commençait à reconnaître- mais elle laissa échapper un raclement de gorge amusé à la phrase suivante : si Dandy était capable de réagir, elle était certaine qu’elle allait l’entendre grogner.

La fillette reporta son attention sur le Soigneur lorsqu’elle l’entendit l’interpeller, relevant le visage vers lui avant de faire un signe de tête affirmatif. Elle se tourna toutefois vers l’étagère avec un froncement de sourcils, marmonnant plus pour elle-même qu’autre chose.

« La boîte quoi... » La référence lui était totalement inconnue, mais il n’était pas très difficile de faire le lien. « Ah ! »

Elle s’empara aussitôt de l’objet en question, ainsi que de quelques chiffons propres, avant de retourner promptement vers les deux autres et de poser ses trouvailles à portée de main du Masseur. A nouveau, elle hocha la tête à sa question, l’air sérieux.

« Je m’en occupe. »

Elle n’avait jamais allumé le feu de l’alambic, mais cela ne devait pas être plus compliqué que d’autres, non ? De toute façon, on lui avait donné une mission et elle avait la ferme intention de la mener au mieux afin que Owl puisse s’occuper du blessé. Quant à Dandy... il avait avant tout besoin de se laisser faire.

Le connaissant, elle était certaine que tout le nécessaire pour le feu était à un endroit évident et logique, en plus. Son regard vert fit le tour de l’appareil, avant de se poser sur ce qu’elle cherchait. Gagné.

Witted jeta un dernier coup d’œil aux deux autres, s’assurant que le Récolteur n’était pas en train de leur filer entre les doigts -un frisson la parcourut au souvenir pas aussi lointain qu’il n’aurait pu- avant de s’atteler à la tâche.

Skunk pourrait jurer qu’il n’a pas vraiment perdu connaissance. Déjà parce que, soyons francs, ce serait la méga honte : ça lui est déjà arrivé, mais là il a une blessure à l’arcade sourcilière, quoi, pas une fracture ouverte. Et mettre ce moment de faiblesse sur le compte de ses nerfs en capilotade, bien que plus exact, serait encore plus humiliant.

Et puis, le Dandy n’a vraiment pas l’impression d’être inconscient : il voit encore très bien Witted et Owl, il les entend parfaitement. C’est juste que, pour une raison qui échappe à l’adolescent, ses jambes ne le soutiennent plus, sa main gauche n’arrive plus à maintenir la pression sur la plaie de son visage – il sent le sang couler à nouveau, tiède et poisseux, mais ce n’est pas aussi intolérable que cela devrait l’être. Juste un peu… lointain.

Peut-être qu’il a trop bu, c’est tout ?

“Si tu voulais être dans mes bras aimants t’avais pas besoin d’aller jusque là.”

Skunk gronde (bien vu Witted), mais l’hostilité de sa réponse reste très relative : aucun mot construit ne franchit ses lèvres livides, son regard continue de passer à travers les choses et les gens et il est évident qu’il ne s’écroule pas uniquement parce que Owl soutient tout son poids.

Le Dandy sent que le Soigneur l’accompagne doucement jusqu’au sol, sur les nattes d’herbes tressées qui décorent le fond de sa distillerie, et ce n’est que lorsqu’il se retrouve allongé par terre que Skunk réalise à quel point il est nauséeux et en sueur. Avec un nouveau grognement, il tente de toucher sa blessure, mais Owl l’arrête, avant de poser une main sur son front pour examiner l’entaille.

“Witted, tu peux me chercher la boite Star Wars s’il te plaît ? T’emmerde donc pas avec l’infirmerie, monsieur a tout ici.”

Skunk frissonne, d’appréhension plus que de douleur : Owl est contrarié, même le Dandy peut s’en rendre compte, et cela remue en lui quelque chose d’acide qui lui donne en même temps envie de mordre et envie de s’excuser. Mais le Soigneur a beau être de mauvaise humeur (de manière très compréhensible), ses gestes restent délicats, assurés sans être brutaux.

Un tissu humide et froid passe sur l’arcade amochée du Récolteur. Ce dernier se tend, mais aucune brûlure ne survient, parce que bien évidemment c’est de l’eau, pas de l’alcool ; Owl n’aurait pas utilisé de l’alcool sans le prévenir, Owl ne fait pas cela.

Skunk soupire et décide enfin de se laisser faire. Il ferme les yeux un instant, pendant que son (ami) pote lave doucement le sang coagulé qui colle à sa peau. Puis, attiré par une sensation de chaleur sur sa joue, le Dandy tourne la tête et croise le regard de Witted, qui vient d’allumer le réchaud sous l’alambic. Un fugitif sourire passe sur les lèvres du Récolteur : c’est bien, comme ça Owl aura plus de lumière, de quoi faire chauffer de l’eau... Et une flamme pour désinfecter ses ustensiles médicaux, aussi ; mais cela, Skunk préfère ne pas trop y penser.

“Je… Ça va en fait, hein. J’ai juste… perdu l’équilibre.”

L’air toujours un peu groggy, il laisse sa tête retomber sur la natte et reste un instant immobile, à fixer le plafond. Puis, si bas que c’est presque un murmure :

“Vous n’étiez pas obligés de venir. Je... C’était pas...”

Il s’interrompt.

“... Il faudra combien de points de suture ?”