“Foutue pluie de sa mère.”

Debout sur l’une des plate-formes les plus basses de l’Arbre, engoncé dans un vieil imperméable qui n’empêche pas sa frange détrempée de tomber sur ses yeux, Skunk fixe d’un air maussade ce qu’il reste du Bassin. Il fait nuit, mais la lueur des torches est suffisante pour révéler au Dandy que son habituel lieu de lessive a disparu : l’eau enchantée du point d’eau est encore claire, mais ses berges ne sont plus qu’un affreux marécage. Un instant, Skunk se demande s’il ne peut tout de même pas s’y frayer un chemin, avec une bonne paire de bottes. Mais rien que d’imaginer son pied qui s’enfonce dans la boue fait remonter un frisson d’horreur le long de sa colonne vertébrale.

D’accord. Pas de lessive. Génial. Comme si sa vie n’était pas déjà assez pourrie.

Le Dandy soupire et tire sur les bretelles de son sac à dos chargé de linge sale. Ses yeux s’égarent vers la jungle : peut-être que la rivière est encore accessible ? Il n’y croit pas trop, mais il essaiera tout de même. Tout plutôt que de se résoudre à laver ses chemises à l’eau salée.

“Quel enfer, putain...”

Plus ronchon que jamais, l’adolescent se résout à regagner sa distillerie, dans laquelle il se réfugie maintenant aussi souvent que possible : avec le chaos provoqué par les inondations, personne ne s’est rendu compte qu’il a plus ou moins déserté sa Cabane, et il n’a aucune intention d’y retourner alors qu’il a la chance d’avoir un coin plus sec et chaud où dormir. Qu’ils aillent se faire foutre, avec leurs règles dépourvues de bon sens.

D’ascenseurs en échelles, Skunk se hisse lentement dans les branches. Il s’est presque remis de la Canicule et grimper ne lui pose plus de problème, mais il tient à rester précautionneux : malgré les circonstances, le couvre-feu est toujours en vigueur, et le Dandy n’a aucune envie de tomber sur une Sentinelle zélée pour finir ligoté à un poteau sous la pluie glaciale.

Vigilant comme il l'est, Skunk repère tout de suite la porte qui s’ouvre soudain au niveau d’une Cabane toute proche. Sans attendre, il plonge derrière un relief de l’énorme tronc. Mais la cachette est précaire et ne le dissimule pas complètement à la vue de la silhouette juvénile qui se faufile hors du dortoir ; merde, en plus il est dans les quartiers des Diplomates... A tous les coups il va tomber sur une petite merde qui va s’empresser d’aller le dénoncer à Scorch. Qu’est-ce qu’il peut faire, partir en courant en espérant qu’on ne le reconnaisse pas ? Sauter sur l’autre gosse pour le menacer d’une mort lente et douloureuse ?

Ou peut-être juste apercevoir une tignasse rousse familière et se rendre compte qu’en fait, pour une fois, il a de la chance.

Lentement, Skunk se détache du tronc.

“Witted ?...”

L’affrontement fait rage. Dans le tumulte des armes qui s’entrechoquent, des coups qui partent à distance, des cris guerriers comme des hurlements de douleur, la petite rousse tente de se frayer un chemin.

Elle n’est pas sereine. C’est rare, mais peu étonnant. les échos grinçants se multiplient au fond de son crâne, tentent de se faire une place, lui rappellent qu’elle évite constamment l’Arène comme ces Jeux sans se remémorer exactement pourquoi. Elle est pourtant là, aujourd’hui. Alors que c’est pire que tout.

Mais la gamine est têtue. Elle a un objectif, et elle va s’y tenir. C’est ce qui lui permet de se frayer un chemin, glissant entre les combattants, passant au-dessus d’un corps allongé sans chercher à se demander s’il bouge encore ou non. Elle l’a repéré, plus loin. Cette tignasse au feu si semblable au sien. Malgré la panique ambiante et les bruits de métal de plus en plus puissants, elle sent une sorte d’espoir un peu fou l’envahir alors qu’elle accélère pour tenter de le rejoindre.

Leurs regards, si semblables eux aussi, se croisent. Elle esquisse un léger sourire à son expression de surprise, qui se transforme en grimace de douleur alors que...


Witted sursauta brutalement, manquant de peu de tomber de son hamac. Les yeux grands ouverts dans la pénombre de sa Cabane, la fillette tentait de reprendre son souffle, tentant de respirer le plus profondément possible pour calmer les battements acharnés d’un cœur qui paraissait vouloir sortir de sa poitrine. Elle mit de longues secondes à parvenir à quelque chose d’à peu près satisfaisant, assez pour essayer de se raisonner.

Ce n’était qu’un cauchemar. Encore un foutu cauchemar. Elle pouvait encore entendre les bruits métalliques, mais ce n’étaient que la Pluie contre la tôle de la cabane. Les cris ? Les ronflements de certains de ses camarades ou de leurs bestioles. Et il n’y avait aucun regard pour croiser le sien. Bien évidemment.

Fermant les yeux avec force pour éviter un surplus d’eau supplémentaire, la rouquine attendit quelques secondes, espérant qu’elle finirait par se rendormir. Elle savait pourtant que c’était peine perdue. Ça n’avait jamais été le cas. Il n’y avait qu’une seule chose qui fonctionnait, dans des moments comme ça.

Et ça n’arriverait pas.

Avec un profond soupir, l’Astucieuse finit par descendre de son lit de fortune et mettre les pieds dans les bottes qu’elle portait depuis que la pluie s’était accrue. Il fallait qu’elle aille faire un tour, ne serait-ce que pour se changer les idées et s’empêcher de balancer le premier truc qui lui passait sous la main à la tête de la ronfleuse dont le bourdonnement constant était doucement mais sûrement en train de lui taper sur les nerfs. Elle était certaine qu’il s’agissait d’Avocado, en plus.

Le plus silencieusement possible, la gamine se glissa hors de sa cabane. Inutile de réveiller qui que ce soit, surtout qu’elle risquait de se faire taper sur les doigts pour enfreindre le couvre-feu. Dès qu’elle eut fait trois pas dehors, elle se rendit compte que c’était une mauvaise idée de sortir ainsi : elle aurait peut-être pu prendre son ciré, aussi... Boarf, trop tard.

Avançant sans trop regarder où elle allait, Witted s’interrogeait : est-ce que ça valait le coup de pousser jusqu’au Parapluie ? Malheureusement, l’arbre n’avait pas tout à fait l’étoffe de son surnom : le chagrin de Peter était bien trop rude, le camp de fortune n’était pas assez abrité pour y dormir. Peut-être qu’une simple balade autour du Parlement la fatiguerait assez pour qu’elle puisse se rendormir...

Prise dans ses réflexions, elle ne remarqua pas le manège de la silhouette un peu plus loin. Ce ne fut que lorsqu’il l’interpella que la Diplomate se tourna vers l’adolescent. Passé l’instant de surprise, l’Astucieuse esquissa un léger sourire, un peu fatigué.

« Oh... Salut Dandy. » Elle pencha la tête sur le côté, vaguement intriguée. « Qu’est-ce que tu fais ici ? »

Elle se moquait bien du fait qu’il soit dehors en pleine nuit (qui serait-elle pour le juger, en prime ?), mais elle trouvait tout de même cela étrange qu’il soit à cet endroit précis... De manière générale, il lui semblait plutôt qu’il évitait le coin des Diplomates... Pour des raisons qui ne regardaient que lui, très certainement.

Lorsque la petite fille le reconnait, elle laisse échapper un léger sourire, que Skunk note avec un soulagement hors de propos. C’est qu’ils ne se sont pas vraiment parlé depuis cette triste mésaventure avec Itchy, et le Dandy se sent toujours un peu coupable de ce qu’il s’est passé. Pas au point de remettre spontanément le sujet sur le tapis, mais bien assez pour guetter chaque petit indice que Witted ne lui en veut pas. Ou au moins, pas trop.

Elle lui demande ce qu’il fait là, ce qui tire à Skunk un sourire en coin :

“Je pourrais te retourner la question : ta tenue n’est pas exactement adaptée aux pluvieuses balades nocturnes.”

Il fait un geste du menton pour désigner le pyjama détrempé de la gamine, avant de songer à quelque chose qui lui fait brusquement froncer les sourcils :

“Est-ce que tu as des ennuis ?”

Son regard clair se porte aussitôt sur les Cabanes environnantes, en quête d’une sale petite gueule ricanante postée dans l’encadrement d’une porte ou au coin d’une fenêtre.

Il y avait quelque chose de rassurant à tomber sur Dandy comme ça. La gamine n’était pas certaine de comprendre ce qui motivait ce sentiment, mais elle supposait que de toutes les personnes sur lesquelles elle aurait pu tomber dans ces circonstances, elle préférait largement qu’il eusse s’agit du Récolteur. Même s’il se moquait d’elle, avec ce sourire en coin si caractéristique.

A sa réflexion, elle croisa les bras sur son haut de pyjama détrempé en faisant la moue : elle savait, bon sang. Elle n’avait juste pas pris le temps, parce qu’elle était trop préoccupée. Elle n’était pas inconsciente ! L’Astucieuse n’aimait pas lorsqu’on lui donnait l’impression de la traiter comme une enfant, même s’il s’agissait d’un traitement justifié. Elle était sur le point de répliquer qu’elle savait parfaitement ce qu’elle faisait quand la question du Dandy lui coupa la chique. Elle le fixa sans un mot tandis qu’il inspectait les cabanes alentours, cherchant un potentiel responsable à sa situation. Quelque chose se gonfla avant de se serrer dans le cœur de la petite. C’était doux et douloureux à la fois. Une émotion trop grande qui faisait briller son regard vert si expressif et dont elle ne savait pas quoi faire. Alors, une nouvelle fois, elle opta pour l’indignation, qui lui seyait encore le mieux.

« Mais non ! » Et, comme souvent avec le Dandy, elle se dégonfla aussi rapidement qu’elle s’était révoltée. « ...C’est pas les autres. »

Pour une fois. Elle ne finit pas sa phrase à voix haute mais il en connaissait la teneur aussi bien qu’elle. Baissant le regard sur ses bottes dépareillées, elle continua à voix plus basse.

« ...J’ai fait un cauchemar. C’est rien. » Elle ne savait même pas pourquoi elle prenait la peine de lui préciser tout cela. Parce qu’il avait l’air de... de quoi ? S’inquiéter pour elle ? Peut-être. Ou peut-être qu’il voulait simplement s’assurer que personne d’autre ne le voyait dehors. « Je voulais juste faire un tour pour... » Elle s’interrompit, incertaine de la suite qu’elle voulait donner à son explication. Finalement, elle releva la tête vers lui en haussant les épaules. « ...penser à autre chose. »

Et puis, elle sembla réaliser quelque chose et fronça les sourcils dans sa direction.

« Et toi, alors ? »

Ce n’était pas très juste, au fond : elle avait posé la question en premier !

“Mais non !”

Le ton indigné de la petite fille fait tressaillir Skunk, un réflexe (j’ai merdé) qu’il jugule d’autant plus mal qu’il ne s’attendait pas à cette réaction : en cherchant un coupable à la situation de Witted, il pensait bien faire (comme la dernière fois). Il jette à la gamine un drôle de regard, accusateur et pourtant sur la défensive. Mais heureusement, la Diplomate ne lui laisse pas le temps de déraper plus loin dans ses interprétations excessives.

“... C’est pas les autres.”

La ligne des épaules du Dandy se détend, bien qu'il grommelle à voix basse que "ce ne sont pas les autres". Il reste cependant attentif, tandis que l’Astucieuse lui explique qu’elle a fait un mauvais rêve et qu’elle cherche juste à “penser à autre chose”. Skunk hoche la tête, ni ému ni surpris : il serait plus rapide de compter les Perdus qui ne font pas de cauchemars plutôt que l’inverse. Lui-même est hélas bien placé pour le savoir.

Il note quand même que Witted est sortie de sa Cabane sans passer le moindre imperméable et qu’elle a préféré rester dehors dans son pyjama détrempé plutôt que de faire demi-tour pour s’habiller de manière un peu plus appropriée. Peut-être qu’elle a juste fait un cauchemar, oui. Mais si c’est bien le cas, c’en était un qui l’a secouée.

“Et toi, alors ?”

Skunk désigne son sac à dos du menton et émet un soupir dramatique :

“J’avais de la lessive à faire. Mais cette putain de pluie rend le Bassin inaccessible.”

Il ne se donne pas la peine de mentir : il sait que Witted ne se moquera pas des efforts qu’il fait pour prendre soin de ses affaires. Aussi jeune qu’elle soit, elle n’a jamais ri de cela.

“J’essaierai demain, à la Rivière.”

Le regard du Récolteur s’attarde à nouveau sur la tenue trop légère de la gamine, sur ses cheveux dégoulinants ; la Pluie issue de la tristesse de Peter est loin d’être tropicale et Skunk devine que Witted doit déjà avoir froid. Spontanément, il songe à l’inviter dans son antre, que le feu de l’alambic garde sec et confortable. Et puis il a cru comprendre que la petite Diplomate l’aime bien, cette distillerie ; peut-être qu’elle serait contente de s’y réfugier le temps d’oublier son cauchemar ? Skunk pourrait lui prêter un livre...

Mais depuis leur mésaventure avec Itchy, le Dandy s'est fait précautionneux. Witted a l’air de le considérer comme un ami, au moins un peu, et semble apprécier de passer du temps en sa compagnie. Pourtant elle réagit parfois si vite et si mal lorsqu’il essaie de se préoccuper d’elle... Skunk a la sensation d’empiéter continuellement sur une limite invisible, qui les met aussi mal à l’aise l’un que l’autre. C’est d’autant plus difficile à gérer que le Dandy devine d’où vient cette limite, quel fantôme de protecteur il convoque sans le vouloir dans ces moments-là. Il ne veut pas remuer le couteau dans la plaie de Witted, il ne veut pas devenir un imposteur.

Mais il l’aime bien, cette gamine, merde, et il ne peut quand même pas juste la laisser là toute seule sous la pluie...

Le Dandy s’accorde un temps de réflexion, pèse une idée, une autre. Puis, d’un coup, il prend sa décision, rajuste les bretelles de son sac à dos et lâche :

“J’ai mis quelque chose de côté pour toi. Je pensais te le donner demain, mais on dirait que cela te sera utile dès ce soir. Viens.”

Et sans plus de cérémonie, il se détourne et reprend le chemin des branches des Récolteurs.

Witted adressa un regard mitigé au Dandy en l'entendant marmonner. Ses lèvres se pincèrent en une moue qu'il devait bien connaître, pour la lui provoquer assez souvent : c'était vraiment le moment pour une leçon de grammaire là, sous la pluie battante ?! Ce qui l'ennuyait le plus était que, bien évidemment, elle savait qu'il avait raison. Néanmoins, elle préféra continuer ses explications que de se corriger. Elle n'était pas tout à fait d'humeur. Et elle commençait à avoir froid.

L'acceptation tacite du Récolteur avait quelque chose de rassurant. Ce n'était pas parce que les enfants faisant des cauchemars était chose commune au Pays de Jamais que s'en moquer était une rareté. Bien au contraire, si la gamine se fiait à son expérience. Le fait que le Dandy ne fasse absolument aucun commentaire était donc agréable. Assez pour qu'elle trouve l'aplomb nécessaire pour lui retourner la question -qu'elle avait été la première à poser, d'ailleurs.

A la mention du Bassin, elle hocha la tête avec une grimace. Elle voyait très bien ce dont il parlait, y étant passée quelque temps plus tôt. Et si l'état de l'eau et ses alentours ne dissuadaient pas les plus jeunes -ou les plus stupides, deux catégories complémentaires- qui y jouaient encore allègrement malgré la fraîcheur et l'acidité de la pluie, la rouquine pouvait aisément comprendre la réticence de l'Anglais concernant son linge. La mention de la Rivière lui arracha un autre hochement de tête, sourcils froncés en signe de réflexion.

"Ca peut être une bonne idée."

En temps normal, elle aurait ajouté une explication -le courant, plus important qu'au Bassin, permettrait possiblement un meilleur accès, bien que le mouvement puisse rendre l'eau moins propre- mais elle n'avait pas exactement la tête à cela ni l'esprit aussi vif que d'ordinaire.

Et puis, plus ils restaient là, plus elle était convaincue que si elle ouvrait à nouveau la bouche, ses dents allaient se mettre à claquer.

La rouquine était à deux doigts de souhaiter une bonne fin de nuit à son ancien collègue et de retourner dans sa cabane au sec -quitte à ruminer dans son hamac en maudissant les ronfleurs jusqu'au petit matin- quand le Récolteur reprit la parole. Les yeux verts de la gamine s'agrandirent, avant de s'illuminer malgré les circonstances. Comme toujours, la mention d'une surprise -même indirecte- était très efficace.

C'était plus qu'une surprise, d'ailleurs. Witted était assez perspicace pour le noter : c'était un cadeau. Quelque chose que le Dandy avait préparé pour elle et qu'il souhaitait lui offrir. Volontairement. L'espace d'un instant, cette réalisation lui coupa assez la chique pour qu'elle le regarde fixement au travers du rideau formé par la pluie et ses cheveux roux, sans rien dire. Puis l'ordre la ramena à la réalité, sa curiosité naturelle refaisant surface.

"...Pour moi ?" Elle lui embraya le pas par réflexe plus que par réel effort de volonté. "C'est gentil." Sa voix traduisait autant sa fatigue due à l'heure tardive et aux circonstances qu'une réalisation timide. Elle fit quelques pas de plus en silence, avant de reprendre.

"C'est quoi ? Ca se mange ? C'est pour aider à dormir ?" Il s'agissait là du seul lien qu'elle parvenait à faire actuellement entre sa situation et la mention d'une chose "utile dès ce soir" faite par le Récolteur.

Peu importait sa réponse, en réalité. Elle le suivrait dans tous les cas. Et pas uniquement parce que se mettre en mouvement lui permettait d'avoir moins froid.

L’adolescent ne répond pas vraiment au tendre petit “c’est gentil” que Witted lui accorde. Il se contente juste d’un haussement d’épaule, assez maladroit, qui dit moins “c’est normal” que “je ne crois pas, non”.

Skunk ne pense pas être “gentil”. Il a la désagréable impression que ses cadeaux n’en sont pas vraiment, qu’ils sont plus souvent des excuses que de véritables offrandes. Est-ce qu’il aurait prévu d’offrir quelque chose à Witted s’il n’y avait pas eu l’épisode avec Itchy ? Est-ce que lorsqu’il lui laisse des bricoles qu’il trouve sur la Plage, il fait vraiment preuve d’altruisme, ou il cherche simplement à s’attirer un peu de sympathie, juste pour qu'elle continue à lui parler ?

Ce n’est pas un sujet auquel le Dandy aime trop réfléchir.

“C'est quoi ? Ça se mange ? C'est pour aider à dormir ?”

“Ni l’un, ni l’autre.”

Skunk n’est pas d’humeur à jouer aux devinettes, il est un peu trop occupé à guetter les rares Sentinelles assez motivées et casse-couilles pour monter la garde malgré le temps exécrable - il connait bien leurs chemins de ronde, à force de se balader après le couvre-feu. Mais comme c’est Witted, il fait quand même l’effort de préciser :

“Ça se garde. Tu pourras l’utiliser pendant un moment, normalement. Viens, on va passer par-là : c’est un peu plus long, mais si on prend le pont habituel on risque de tomber sur ce gros con de Right, c’est son itinéraire préféré.”

Il sait que rallonger leur parcours n’est pas très sympa pour la pauvre gamine gelée, mais Skunk s’en voudrait encore bien plus qu’elle finisse au cachot à cause de lui.

“Ne t’en fais pas, on y est presque.”

Son encouragement aurait plus de poids s’il l’assortissait d’un sourire, mais le Dandy n’y pense pas. Tout comme il ne pense pas à proposer son propre imperméable à Witted ; il ne réalise qu’en arrivant devant la porte de la distillerie qu’il aurait dû le faire. Parce que ce n’était pas forcément logique (la petite Diplomate était déjà trempée quand il est tombé sur elle, c’était trop tard), mais peut-être que cela l’aurait réchauffée un peu. Et au minimum, cela aurait été gentil.

Egoïste.
Pauvre petit con égoïste.

Skunk se mord la lèvre et se dépêche de les faire entrer dans son antre, avant de refermer la porte derrière eux. Il laisse tomber son sac de linge dans l’entrée et ôte machinalement son pardessus et ses chaussures imbibés d’eau, avant d’aller secouer ses bocaux de lucioles ; leur apaisante lueur se répand dans le petit espace, tandis que le Dandy attrape une couverture pour l’étendre sur une corde à linge tendue au fond de la distillerie.

“Il ne faut pas que tu gardes ce pyjama trempé sur le dos. Ôte tes bottes et installe-toi là-derrière, je vais te donner de quoi te changer pendant que j’allume le feu.”

Complètement inconscient qu’il donne des ordres bien plus que des conseils, Skunk scanne ses étagères d’un regard expert, avant d’y piocher une serviette puis un pantalon de pyjama pourvu d’une ficelle en guise de ceinture. Il pose la main sur le haut assorti, puis hésite. Finalement, il change de pile pour s’emparer d’un T-shirt noir qu’il tend à Witted avec, pour la première fois, l’ombre d’un sourire.

“Tiens. C’est un peu grand, mais ça fera l’affaire le temps que tes vêtements sèchent.”

Il ne commente pas le logo du T-shirt, qui est une reproduction de l’album “The Dark Side Of The Moon” des Pink Floyd : un prisme, donc. Le Dandy doute fortement que Witted se souvienne qu’ils ont eu une conversation à ce sujet, bien longtemps auparavant ; lui-même ne s’en rappelle que grâce à ses notes. Et depuis tout ce temps, la petite fille n’a sans doute même plus l’opale que Skunk lui a laissée, à l'époque. Mais ce n'est pas grave si elle ne comprend pas la référence : pour lui, cela reste un bon souvenir.

Dandy n’avait pas l’air d’avoir envie de faire la conversation. Cela se sentait à la manière dont il lui avait répondu, mais Witted ne lui en voulait pas vraiment : après tout, ils étaient en train de grimper au Grand Arbre en pleine nuit et sous la pluie battante, ce n’était pas non plus le meilleur moment ni l’endroit pour entretenir la moindre discussion. Ceci étant, la petite fille ne pouvait pas s’empêcher d’en être un peu déçue : ça marchait pourtant, d’habitude... Est-ce qu’elle avait dit quelque chose qu’il ne fallait pas ou posé trop de questions, cette fois ?

La tristesse anxieuse qu’elle ressentait ne dura cependant pas très longtemps, car le Récolteur finit par reprendre la parole, pour une explication un peu plus complète. Le visage de la rouquine s’éclaira brusquement, dans un soulagement qui laissa bientôt place à une obéissance polie. « D’accord », se contenta-t-elle de préciser, consciente que son guide avait peut-être besoin de savoir qu’elle suivrait le mouvement sans pour autant pouvoir se retourner pour la voir.

Quand on disait de la fillette qu’elle n’appréciait pas qu’on lui donne des ordres, ce n’était qu’à moitié vrai : Witted détestait qu’on lui donne des ordres débiles. La plupart du temps, ceux-là venaient avec un air condescendant, ne lui étaient adressés qu’à elle et étaient suivis d’une remarque sur son âge ou ses capacités, parfois les deux. A ce moment-là, oui, elle se rebellait.

Quand on prenait le temps de lui expliquer les raisons pour lesquelles on lui demandait d’agir de telle ou telle façon, ou que l’on s’incluait soi-même dans le processus, cela se passait toujours mieux.

Aussi, la gamine suivait tranquillement son aîné sans rien dire. Leur chemin s’effectua dans un silence relatif, entrecoupé par les ruissellements de la pluie dans les feuilles, les éventuels pas au loin et le murmure de leurs respirations sous l’effort. Elle se contenta d’un bruit en guise d’acquiescement quand l’Anglais lui signifia qu’ils étaient bientôt arrivés. Elle le voyait -plus ou moins, merci la pluie qui lui collait les cheveux dans les yeux- bien, elle reconnaissait les alentours de sa petite distillerie, mais elle était trop fatiguée -ou frigorifiée, au choix- pour le faire remarquer.

Frottant ses bras de ses mains dans un geste tenant plus du réflexe que de la véritable utilité, Witted attendait en silence que Dandy ouvre la porte. Elle se glissa dans la distillerie peu de temps après lui, immédiatement soulagée par la sensation d’être au sec, même si elle était encore trempée : même dans sa cabane, elle ressentait encore l’humidité de l’extérieur. Elle n’avait pas l’impression que c’était le cas, ici.

Elle entreprit d’enlever ses bottes à peu près en même temps que son aîné en faisait la suggestion, passant une nouvelle fois sa main dans ses cheveux pour essayer d’éloigner les mèches rousses de ses yeux. Elle se dirigea ensuite vers l’endroit qu’on lui avait indiqué. Elle pencha la tête sur le côté, observant le détail de son paravent improvisé. Les motifs lui étaient familiers. Un sourire s’étendit sur ses lèvres légèrement bleuies.

« Jolie couverture. »

Elle se demandait bien ce que l’adolescent avait pu apporter aux Delaware pour qu’ils lui échangent un tel objet... Elle la trouvait vraiment jolie. En plus, elle était clairement assortie au Récolteur, est-ce que cela avait été fait exprès... ?

« ...Oh ! Merci. »

Surprise dans ses pensées, la petite Diplomate prit le tas de vêtements sans trop le regarder, occupée à lever le nez vers son propriétaire, qui semblait de meilleure humeur maintenant qu’ils étaient à l’intérieur. L’Astucieuse lui sourit en retour, avant de se détourner pour passer se changer de l’autre côté de la couverture. Elle commença par prendre la serviette et se sécher vigoureusement les cheveux avant d’ôter son pyjama détrempé et s’occuper du reste. Ce ne fut qu’une fois séchée et habillée -dans des vêtements encore trop grands pour elle mais moins qu’ils n’auraient pu- qu’elle poussa doucement la couverture sur son fil pour poser une question en direction du Dandy.

« ...Je peux étendre mes affaires ici ? » L’endroit lui paraissait logique, mais elle préférait demander avant : elle n’était pas chez elle, après tout.

Elle s’exécuta en fonction de la réponse, avec plus ou moins de succès, avant de laisser échapper un soupir de contentement : maintenant qu’elle n’avait plus à se soucier du froid, de la pluie ou de ses cheveux trempés, elle devait avouer qu’elle se sentait déjà un petit peu mieux... Tant qu’elle ne repensait pas trop à son cauchemar. Son regard vert tomba sur les vêtements que le Récolteur lui avait prêtés. Notamment le t-shirt, sur lequel elle se mit à tirer légèrement pour mieux observer le motif.

« C’est vraiment gentil, tu sais, j’aurais pu... Oh, regarde, un prisme ! »

Le regard de la fillette, pétillant, remonta aussitôt la découverte énoncée pour chercher celui de son interlocuteur. Elle lui fit un grand sourire, qui se transforma peu à peu en moue inquisitrice.

« Je peux aider ? »

Après tout, elle savait comment allumer l’alambic, à présent : elle l’avait déjà fait il n’y avait pas si longtemps de cela. Et si elle pouvait faire quelque chose pour lui permettre de se changer les idées, encore mieux.

“Jolie couverture.”

A cette remarque toute simple et sincère, Skunk jette un coup d’oeil mal à l’aise à Witted. Ce n’est pourtant pas un secret qu’il apprécie les belles choses, encore moins qu’il s’en procure auprès des Peaux Rouges ou des fées dès qu’il le peut. Il est tout aussi évident qu’il cache les plus précieux de ces trésors dans sa distillerie, pour les préserver de la convoitise et de la bêtise des autres Perdus. Alors pourquoi se sent-il soudain embarrassé que la petite Diplomate ait noté cette couverture, avec ses motifs géométriques typiquement delawares mais tissés dans un camaïeu de bleus tout sauf traditionnel ?

“C’est un cadeau.”

C’est dit comme une excuse, tandis que Skunk se détourne opportunément pour reprendre l’examen de ses étagères. Alors que Witted passe derrière la cloison improvisée, le Dandy s’empare de vêtements secs et se change avec précipitation - il est mortifié à l’idée que son invitée l’aperçoive en caleçon, mais il prend le risque : cette Pluie qui n’en finit pas lui a appris qu’il est impossible de vraiment se réchauffer avec du tissu humide sur le dos, et quitte à avoir passé une journée de merde, Skunk préfère la terminer au chaud.

Le Dandy ajuste sa chemise, qu’il ferme jusqu’en haut. Il hésite et renonce à repasser sa cravate (c’est la nuit, Witted lui pardonnera cette audace). D’un coup de peigne expert, il remet sa frange en ordre. Puis il s’agenouille auprès de son alambic pour l’allumer ; il est si rapide et rôdé à l’exercice que lorsque l’Astucieuse repousse la couverture et entreprend d’étendre son pyjama trempé sur le fil à linge, il y a déjà un joli brasier qui s’active dans le poêle en cuivre.

“C’est vraiment gentil, tu sais, j’aurais pu... Oh, regarde, un prisme !”

Surpris, Skunk cille un peu trop fort, un peu trop vite. Mais lorsqu’il lève la tête et note l’expression ravie de la petite fille, une joie sincère se glisse dans son étonnement : elle l’a retenu, finalement ?

“Bien vu. C’est la couverture d’un album de Pink Floyd. Pas mon préféré, mais j’ai toujours trouvé cette image superbe.”

Il parle avec l'assurance d’un expert, alors qu’en vérité il serait bien en peine de citer plus d’un titre de l’album en question. Mais bon, un titre, après tout ce temps au Pays de Jamais, c’est déjà beaucoup. Autant que ce soit “Money”.

Il referme la grille qui protège le feu, se lave soigneusement les mains dans une bassine toute proche. Puis, alors qu’il se relève, Witted lui demande si elle peut l’aider. Après un coup d’oeil critique aux alentours, le Dandy finit par lui désigner le coin le plus chaud, entre l’alambic et le mur du fond :

“Oui, tu peux attraper le matelas roulé juste là et l’étaler par terre, en mettant les coussins contre le mur. Ce sera plus confortable.”

Ce qu’il appelle un “matelas” est l’un de ces futons improvisés sur lesquels dorment de nombreux Perdus, guère plus que des chutes de tissus fourrées entre deux couvertures, mais c’est toujours plus accueillant que le bois brut. De toute façon, ils n’ont pas vraiment de comparatif : plus grand monde ici ne se rappelle s’être assis sur un canapé ou avoir dormi dans un vrai lit.

Skunk accroche ses vêtements humides à côté de ceux de Witted, avant de rectifier machinalement la position de ces derniers sur le fil afin qu’ils ne fassent pas de faux pli. Il récupère la couverture, commence à la replier sur son avant-bras, mais son regard tombe alors sur la petite fille en manches courtes et aux cheveux humides en train de s’activer juste à côté de lui.

Une hésitation. Puis il laisse tomber l’épais plaid de laine sur les épaules de Witted, en feignant la nonchalance :

“Installe-toi. Si tu as soif, il doit me rester un peu de jus de fruit non fermenté. Ou de l’eau, si tu préfères.”

Silence. Et parce que c’est plus fort que lui :

“Mais alors tu fais bien attention de ne rien renverser sur la couverture.”

A la réponse concernant la couverture, la fillette laissa échapper un « Oh... » de compréhension. Voilà qui expliquait la couleur des motifs, différente de ce qu’elle avait pu apercevoir lors de ses courtes expéditions auprès du Clan du Corbeau. Satisfaite de l’explication, l’Astucieuse ne chercha pas à insister plus que cela et prit les vêtements qu’on lui tendait avec surprise et reconnaissance, avant d’aller se changer derrière le rideau improvisé.

Le temps qu’elle se sèche, se change et étende son pyjama plus qu’humide, Dandy était déjà en train de s’occuper du feu sous l’alambic. Quelque part, Witted se sentait un peu mal à l’aise. Pas par la situation en elle-même -elle avait l’habitude de passer du temps dans cet endroit, à présent- mais parce qu’elle ne savait pas quoi faire d’elle-même. D’ordinaire, quand ils se retrouvaient ici, c’était pour une raison précise : découvrir un livre, étayer une discussion commencée plus tôt... Mais là, il n’y avait pas de raison particulière, et la gamine n’était pas certaine de comprendre pourquoi ils étaient là.

Sa gêne s’estompa le temps de remarquer l’illustration du t-shirt trop grand qu’elle portait à présent. L’image appelait de jolis souvenirs, aussi agréables que doux-amers. L’après-midi avait été lourd de trop de choses pour que la rouquine l’oublie si facilement. Et puis, elle avait toujours l’opale, rangée précieusement dans son sac, pour le lui rappeler. L’explication du Récolteur lui fit à la fois froncer les sourcils -ça grattait dans son esprit, comme si la mention de ce groupe de musique aurait vraiment du lui dire quelque chose- et esquisser un sourire d’enfant ravie.

« C’est vrai que c’est joli... » Elle baissa à nouveau les yeux sur l’image, comme si elle avait envie de rajouter quelque chose, mais se ravisa finalement pour plutôt proposer son aide. Elle avait besoin de se changer les idées, et raviver des souvenirs n’était absolument pas efficace.

Heureusement pour elle, le Dandy lui indiqua rapidement plusieurs tâches à exécuter. Elle hocha la tête avec conviction avant d’aller chercher le matelas en question et de l’apporter où on le lui avait indiqué. La distillerie du garçon n’était pas grande, mais elle pouvait déjà sentir qu’il faisait un peu plus chaud de ce côté que de l’autre. La présence de l’alambic aidait forcément.

Elle était concentrée sur son travail de réagencement des coussins -en profitant pour les tapoter un peu avant de les mettre contre le mur, dans le même ordre- quand elle sentit un poids lui tomber brusquement sur les épaules. Un petit cri de surprise lui échappa alors qu’elle posait rapidement une main contre le mur de bois pour s’empêcher de tomber. Son regard de surprise indignée remonta rapidement vers le plus âgé (ce n’était pas comme s’il y avait un autre coupable potentiel) avant de s’adoucir en se rendant compte de ce qu’il venait de se passer.

Il lui prêtait son cadeau.

« ... » Ses mains prirent chacune un bout de la couverture en silence, pour l’enrouler correctement autour de ses épaules. Elle tombait jusqu’à ses pieds, ce qui était parfait. Elle leva un nouveau regard vers Dandy qui lui proposait vraisemblablement un verre, avec un petit sourire reconnaissant, qui s’agrandit à la dernière phrase.

« ... Je veux bien du jus de fruits, si ça ne t’embête pas. Et je vais faire attention. »

Sur ces bonnes paroles, la fillette s’installa comme on le lui avait indiqué, en tailleur sur le matelas de fortune et s’enroulant dans le plaid sans laisser dépasser autre chose que sa tête rousse et une main pour tenir le verre. Son regard vert suivait le Récolteur qui s’affairait, toujours sans comprendre totalement ce qui se jouait : elle pensait pourtant qu’il allait juste lui donner ce dont il parlait sur le chemin, et la laisser repartir dans son dortoir...

« Tu viens t’asseoir aussi, hein ? »

...mais quoi qu’il se passât exactement, elle n’allait pas s’en plaindre. C’était bien mieux que tout ce qui pouvait l’attendre dans sa cabane.