Le Givre s'est barré, j'ai aidé comme j'ai pu le Peuple Féérique, et j'ai profité d'une grande liberté un temps...jusqu'à ce que Capitaine Malheur s'en revienne et qu'il réinstaure son ordre au Port.

Mais au moins il y a de la vie, pas la plus gaie, ni la plus propre....mais au moins, ça fait plaisir de revoir certaines têtes...

Ce soir c'est la fête et les tonneaux sont sortis puis entaillés pour laisser couler leurs "entrailles"; je passe, je salue les soûlards, me sentant d'humeur aimable, je décide de faire un effort et de pour une fois participer aux réjouissances.

C'est donc avec un certain, mais tranquille, entrain que je bois à la santé de tout les habitants de cette satanée Île.

C'est alors plus en avant dans la soirée que je vois passer un peu plus loin une figure familière, se faufiler entre les gens et les bâtiments.

Je décide de la suivre, mais dès mes premiers pas, je sens que l'alcool fait effet et que ma démarche est loin d'être assurée.

Mais malgré cela je tente de suivre sont pas, bousculant et poussant les habitants du Port qui se trouveraient sur mon chemin.

Je marche un peu plus vite, manquant de m'écraser au sol plusieurs fois et puis enfin réussit à attraper le bras de ma proie qui se retourne sur l'instant.

Et c'est alors que des traits, bien que féeriques, me rappelèrent ceux d'une personne connue d'antan:

-Pillai?

Je sais que c'est lui et je sais qu'il est une fée, et je sais qu'être ici pour lui est très dangereux pour lui.

Vijendra ne faisait pas souvent ce genre de choses depuis qu'il était revenu au Port mais aujourd'hui Henrik l'y avait obligé : il avait pris une journée entière pour lui. Il fallait dire que ses réserves d'énergie s'amenuisaient ces derniers temps. Si le travail lui permettait généralement de tenir angoisse et mal-être à l'écart, la copie restait une activité qui demandait beaucoup de concentration et qui le fatiguait à petit feu sur les plans physique comme mental. Henrik avait vu que l'elfe était au bord de l'épuisement et il avait quasiment retiré le manuscrit du pupitre sous son nez pour l'obliger à prendre une pause.

Henrik aurait préféré que Vijendra prenne cette pause sans quitter l'étage de la librairie, mais il connaissait bien trop son élève pour croire en cette possibilité. L'elfe avait besoin de s'aérer. Il avait aussi probablement besoin de voir un peu de monde, de discuter, de se renseigner sur ce que devenaient ses amis. Alors après avoir poussé un énorme soupir de dépit il lui avait simplement conseillé d'être prudent et de rester discret. Vijendra savait où ne (surtout) pas s'aventurer, désormais. Son unique visite à la Taverne lui avait laissé un sentiment bien amer.

Il avait toqué à quelques portes et pris le thé avec quelques pirates parmi les amis qu'il n'avait pas vu depuis trop longtemps à son goût. Il était passé dans la demeure d'Asher et Eileen qui commençait enfin à ressembler à quelque chose (ça faisait chaud au cœur de voir le pauvre bougre remonter la pente depuis que sa sœur était dans les parages, même si ce n'était clairement pas facile tous les jours). Il avait amené un cadeau à la Diligente : une copie du livre de fables illustrées sur lequel elle s'était exclamée quand ils s'étaient rencontrés au Ranch, alors qu'elle n'était encore qu'une petite-fille. Il avait réalisé cette copie sur son temps libre. Eileen passait souvent le voir après ses lectures et leurs discussions lui faisaient toujours un bien fou. Vijendra avait eu envie de la remercier avec un geste un peu spécial.

Après avoir passé un moment très doux, tout à fait salvateur à parler de livres et d'autres diverses choses avec cette autre amie, Vijendra avait quitté la maison. La demeure des O'Flaherty était très excentrée par rapport au reste du Port. Elle était largement plus proche du littoral que de ce qu'on pouvait appeler le "centre-ville". Vijendra trouva que l'occasion était bonne pour aller se promener sur la plage. C'était un coin que même les pirates du Jolly Roger fréquentaient peu, donc il ne commettait aucune réelle imprudence. Pour se donner un sentiment de sécurité il se coinça entre deux rochers qui émergeaient du sable puis il se perdit dans la contemplation de la mer et de l'horizon, comme il le faisait assez couramment, depuis quelques temps. Avec cela venaient de drôles de pensées. Il finissait toujours par songer à l'Ordinaire et une fois sur deux, par pleurer silencieusement en se rappelant de tout ce qu'il y avait laissé. Tout ce qui était définitivement perdu, tout ce qu'il ne pourrait plus jamais retrouver désormais qu'il était "comme ça", même si d'aventure il en venait à retourner là-bas.

La dernière visite de Prisme n'était pas récente et la fatigue de l'elfe n'était pas uniquement due au travail acharné qu'il fournissait à la librairie. Dans ce genre de périodes, il s'assoupissait très facilement, sans même s'en rendre compte.

... Et c'est ainsi qu'il ouvrit les yeux pour voir que la nuit était en train de tomber.

"... Merde. Il faut que je rentre." commenta t-il alors qu'il était encore à moitié dans le gaz. Il se redressa pourtant à toute vitesse, ce qui lui valut un vertige bien désagréable.

Vijendra ne sortait généralement pas le soir. Il essayait de se convaincre que ça ne risquait rien, que tout le monde savait qui il était, qu'il était légitime à occuper la place qui avait toujours été sienne depuis son arrivée sur l'Île, mais il n'était déjà pas tout à fait rassuré lorsqu'il se baladait dans le Port en plein jour alors lorsque les ombres commençaient à s'étendre dans les rues, et lorsque les pirates avinés qui les écumaient commençaient à se multiplier... Bof. Pas génial. Et puis Henrik allait finir par s'inquiéter.

Il entreprit donc de faire le trajet retour. Hâtif, il courait à moitié. Il s'arrêta à l'angle d'une rue lorsqu'il remarqua un entassement de pirates bruyants qui étaient en train de vider tonneaux sur tonneaux. Tout le monde avait l'air joyeux. Vijendra aimait les festivités. Auparavant, il s'y serait joint avec grand plaisir. Désormais, ce n'était plus vraiment possible. Il y avait des gens qui l'auraient accueilli bras grands ouverts mais d'autres, trop nombreux, lui auraient probablement réservé le silence et le regard noir auxquels ils l'avaient habitué depuis son retour. Et puis il y avait trop de matelots du Jolly Roger parmi les convives. Ceux là lui avaient toujours fait peur, même "avant".

Vijendra décida plutôt de rabattre sa capuche afin de cacher son visage et - surtout - les oreilles beaucoup trop longues qui dépassaient de sa chevelure. Il avançait d'un pas franc, toujours très vif. La librairie n'était plus très loin. Il aurait aimé se dire qu'il était en train de se foutre un coup de stress pour rien mais il y avait un pas rapide derrière lui qui lui donnait l'impression de le suivre et surtout de se rapprocher. Une boule d'angoisse se formait lentement mais sûrement dans sa gorge.

Puis quelqu'un lui saisit le bras sans prévenir et l'elfe sauta en l'air, poussant un cri de terreur qu'il essaya par réflexe d'étouffer pour ne pas alerter tout le voisinage - parce que le voisinage ne serait pas forcément beaucoup plus amical que la personne qui venait de l'arrêter. Terrorisé, il se retourna pour découvrir que son "agresseur" n'était en réalité """que""" Morrigan. Les yeux ronds comme des billes, il observa le visage de la sorcière durant quelques secondes. Il ne comprenait pas ce qu'elle lui voulait. Ils ne s'étaient jamais vraiment bien entendus, n'est-ce pas ? D'ailleurs, elle l'avait encore appelé par son nom de famille plutôt que par son prénom. C'était bien la seule habitante du Port à faire ça. Et dans sa bouche, selon Vijendra, ça sonnait presque comme une insulte.

Il souffla et retrouva un semblant de calme.

"... Morrigan. Vous m'avez fait peur..."

Certes. Cette femme lui faisait TOUJOURS peur. Et ce n'était pas parce qu'elle était une sorcière. Non, ça, au contraire, Vijendra trouvait ça passionnant. Si les choses avaient été différentes, il aurait probablement été très curieux et lui aurait posé plein de questions au sujet de cette magie qu'elle contrôlait. Morrigan lui foutait une trouille pas possible parce qu'elle avait décidé de le prendre en grippe de façon parfaitement gratuite et qu'elle lui aboyait dessus presque systématiquement à chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour parler. Alors qu'il essayait toujours de bien faire.

... Au moins, il se disait qu'elle n'allait pas s'en prendre à lui sous prétexte qu'il avait les oreilles un peu trop longues et la peau légèrement plus foncée qu'au préalable. Morrigan avait bien des défauts, mais d'une part elle était familière de la magie. De l'autre, elle avait suivi le mouvement durant cette fameuse expédition dans l'Ordinaire. Elle avait coopéré avec les fées. Elle semblait bien s'entendre avec Obéron. Ca disait quelques trucs sur elle, si bien que Vijendra pensait qu'il n'avait pas besoin de s'enfuir en courant.

Hésitant, sensiblement méfiant, il ajouta finalement :

"... Que se passe t-il ? Vous avez une commande en cours ? Je ne me rappelle pas avoir vu votre nom sur les listes mais s'il y a un retard ou un oubli je ferai remonter l'information..."

Parce qu'il n'avait pas envie de parler d'autre chose. Alors il espérait que c'était bien pour ce genre de raisons qu'elle l'avait arrêté. Il espérait qu'elle n'allait pas lui parler de... De... Et puis de toute façon ce n'était pas vraiment ses oignons, n'est-ce pas ? Depuis quand Morrigan se souciait-elle d'autre chose que de ses propres oignons ?

Il sursaute...typique...

Me dit que je lui ait fait peur, typique...

Il hésite un temps, mais moins méfiant qu'il aurait pu l'être avant, il finit par me dire:

-... Que se passe t-il ? Vous avez une commande en cours ? Je ne me rappelle pas avoir vu votre nom sur les listes mais s'il y a un retard ou un oubli je ferai remonter l'information...

Mais je l'interromps directement, le doigt devant son visage:

-Qu'est ce que tu fous là? Mab t'envoie pour une mission? C'est quoi ce bordel?

Pendant un temps je reste là à tenter de garder un semblant d'équilibre avant de finalement choisir l'option la plus confortable qui est de m'asseoir sur un rocher voisin.

Je le regarde perplexe et l'air vague me demandant la raison de sa présence ici.

Je le décrit du regard, m'intéressant alors aux petits détails comme ses oreilles...et je comprends:

-Tu t'es barré avant qu'ils t'apprennent à correctement "t'humaniser".

Je sens avoir fais mouche; en effet, quand on remarque quelques détails féeriques qui ne sont pas correctement cachés, ça montre que soit la fée est vraiment novice, soit que ses caractéristiques féeriques sont particulièrement proéminentes ou visibles. Et donc je continue, le sourire au lèvres sortant ma pipe de mon sac et la bourrant de tabac avant de l'allumer d'un geste du doigt.

-Tu te rend compte du danger que tu encoures en te baladant comme ça sur Le Port? N'est ce pas?

L'interruption le laissa pantois, et pas dans le meilleur sens du terme. La bouche entrouverte, les yeux écarquillés, il fixait Morrigan et il avait perdu sa langue. Un sentiment de froid étranger l'envahit instantanément et il se mit à trembler, même si c'était encore discret.

Ils ne s'entendaient pas, mais Morrigan le connaissait suffisamment bien pour que la spontanéité de sa réaction le désarçonne et le blesse profondément. Elle savait qu'il était un habitant du Port. Elle savait même où il travaillait. Pourtant, elle agissait comme s'il n'avait rien à faire ici. Elle l'associait immédiatement à la Reine Mab - que Vijendra appréciait et respectait profondément, sans pour autant supporter d'être considéré comme l'un de ses sujets.

Elle lui parlait... comme à une fée. Qu'il n'était pas. Qu'il ne voulait pas être. Et en plus ça avait l'air de lui paraître complètement naturel. Vijendra ne se sentait pas bien du tout. Sa légitimité en tant qu'humain rendue très fragile par les traitements qu'il recevait venait d'en prendre un coup supplémentaire.

Il sentait le regard de Morrigan qui le scrutait impitoyablement. Mal à l'aise, l'elfe détourna les yeux et se tassa dans sa propre cape. Dans l'action, sa capuche avait glissé. Elle n'était plus très bien mise et dévoilait bien trop de détails à son goût. Vijendra qui avait l'impression d'être observé comme un monstre de foire réajusta le vêtement de sorte à ce que plus rien ne dépasse. Dans la pénombre, c'est à peine si on distinguait encore son visage.

"Tu t'es barré avant qu'ils t'apprennent à correctement "t'humaniser"."

Il se figea et cessa brièvement de respirer, à la fois surpris et froissé par cette nouvelle malencontreuse formulation. Il marmonna à voix basse entre ses lèvres, les tremblements de ses mains rendus plus forts par le sentiment d'aliénation abject qui lui retournait les entrailles.

"... Je suis humain."

Il n'avait incidemment pas appris à "s'humaniser", mais plutôt à redevenir aussi normal qu'il pouvait l'être. C'était du moins ce dont il devait se persuader car son esprit était actuellement bien trop fragile pour admettre une autre réalité. Il ne s'exprimait d'ailleurs pas vraiment pour Morrigan, dont il n'avait pas spécialement envie d'entendre les remarques - qui seraient certainement désagréables, pour changer. Il tentait de se convaincre tout seul, d'exorciser les mots de la sorcière, de leur retirer leur substance et d'y mettre à la place la seule interprétation des faits qu'il trouvait supportable.

N'empêche qu'il ne comprenait pas vraiment comment Morrigan avait fait pour deviner qu'il était parti de l'Archefleur avant d'avoir appris à maîtriser parfaitement l'elvicere. Son actuelle transformation - par un coup de chance inouï - était parfaite. Certes trop éloignée à son goût de son apparence originelle perdue, mais il n'obtiendrait jamais mieux. C'est ce qui avait justifié sa fuite non-préméditée (et tout aussi peu réfléchie).

Se basait-elle, comme Henrik, sur le trop peu de temps qui (ne) s'était (pas) écoulé depuis la fin du Givre, et qui n'avait pas pu suffire à ce qu'il apprenne ce qu'il devait apprendre ?

"Tu te rend compte du danger que tu encoures en te baladant comme ça sur Le Port? N'est ce pas?"

L'absence de réponse qui suivit et qui s'éternisa pendant bien cinq secondes était parlante. Vijendra n'était plus aussi naïf qu'au jour de son retour - où il avait pensé qu'il serait bien accueilli par les pirates, lesquels "savaient qui il était et ne se formaliseraient pas de son changement d'apparence". Les accueils froids qu'il avait reçus, les moqueries dont il était fréquemment l'objet l'avaient fait déchanter. Il savait qu'il n'était plus tout à fait en sécurité au Port, même s'il détestait encore l'admettre.

C'était pour cela qu'il portait en permanence des capes, qu'il se cachait, qu'il sortait peu, et généralement pas la nuit ni dans des endroits sordides, trop ou pas suffisamment fréquentés. C'était aussi pour cela qu'il avait pris peur lorsqu'il avait compris qu'il était suivi, et qu'il avait crié quand on lui avait attrapé le bras, avant qu'il ne se rende compte que son agresseur n'était "que" Morrigan.

"... Je ne vois pas vraiment en quoi ça vous intéresse."

Finit-il par répondre, sa voix rendue incertaine par déjà trop d'émotion. Il évitait de lui faire face mais trouva le moyen de tourner un œil ombrageux sur Morrigan, sur les lèvres de laquelle il découvrit un sourire qui ne lui semblait pas vraiment de circonstances... Est-ce qu'elle prenait plaisir à son malheur, elle aussi ?

J'entends un timide "Je suis humain.", et mon sourire se mue alors en des lèvres pincées, mes sourcils se froncent et je me tourne vers lui.

-Pillai...

Mais je le laisse finir, je ne dit rien, je le laisse finir, s'exprimer...il en a besoin...

-Je ne vois pas vraiment en quoi ça vous intéresse.

Je le sens passer celui là...je le mérite j'imagine, il faut avouer que je n'ai pas toujours été tendre avec lui...

Je finis par me confier à lui:

-Pillai...je pense que tu devrais faire attention dans le coin car dans le Port, en tant que...fée...tu n'auras que très peu d'alliés, et je ne suis pas toute puissante.

J'ai utilisé le terme de fée avec précaution, il n'a pas l'air d'être dans le meilleur endroit en ce moment pour recevoir telle information.

Je fume et regarde la mer aller et venir sur le rivage, le soleil se coucher tout doucement et mon coeur s’épancher avec l'alcool tout doucement alors que le vent nous transporte les vêtements et les esprits vers les cieux.

-Pillai...pourquoi tu es là? Vraiment?

Les mouettes piaillent au dessus de nos têtes et les crabes se cachent dans les cailloux pour échapper aux mouettes.

Les nuages se parent de rose et de violet et d'orange et de rouge, c'est beau, c'est triste, c'est la vie...

Seigneur ce que je peux être tragiquement poétique quand je suis bourrée...

Extrêmement surpris par le changement de ton de Morrigan, qui n'avait jamais été qu'hostile à son égard, l'elfe se détendit sensiblement. Moins méfiant, il se tourna vers elle. Il cherchait à lire l'expression de son visage. Est-ce qu'elle était sincère ? Est-ce qu'elle était en train de se moquer de lui ?

C'est qu'elle lui paraissait vraiment sincère, en plus. Il n'aurait pas cru qu'elle serait réellement capable de s'inquiéter de ce qui lui arrivait.

"... En tant que...fée...tu n'auras que très peu d'alliés, et je ne suis pas toute puissante."

Il avait littéralement senti une pierre tomber au fond de son estomac lorsqu'elle lui avait assigné ce mot. Réaction viscérale : il porta les mains à ses oreilles, trop tard, comme pour tenter de ne pas entendre ce qui avait déjà été prononcé. L'expression de son visage traduisait la perte de contrôle et de cohérence qu'il vivait chaque fois qu'on tentait de le pousser dans cette direction que son esprit n'était pas prêt à admettre. Il s'insurgea sans réfléchir, par pur réflexe :

"... Je ne suis pas une fée."

Les tremblements dans ses membres allaient en s'accentuant. Il avait froid, terriblement froid. Il avait déjà les larmes aux yeux et la suite n'arrangea rien.

Pourquoi tu es là? Vraiment?

Pourquoi fallait-il que tout le monde juge sa présence au Port anormale quand depuis son arrivée sur l'Ile il avait toujours été là - ou au Ranch, quand le Givre n'avait laissé d'autre choix ? Il travaillait ici. Il contribuait à la vie de cet endroit. Il y avait sa place. On n'avait pas le droit de lui dire le contraire.

Pourquoi se sentait-il si illégitime, alors ? Pourquoi se sentait-il dans l'obligation de se justifier ? La lèvre tremblante, il accrocha ses bras l'un à l'autre, comme pour se maintenir en un seul morceau. Il donnait effectivement l'air d'être sur le point de s'effondrer, dans tous les sens du terme.

"... Pourquoi est-ce que ça vous surprend ? ... Je vous l'ai déjà dit, je suis scribe ici. J'ai le droit d'être ici... Je vis ici..."

Et de baisser le nez, misérable, avec l'impression que ça ne suffisait toujours pas.

"... Je fais attention. Je ne sors presque jamais de la librairie, ou bien seulement comme... Comme ça. Je fais attention. Ne faites pas comme si c'était si bizarre... Je vis ici, c'est chez moi..."

Il se rappela alors qu'Henrik lui-même n'était pas très enthousiaste à l'idée de recueillir cette nouvelle version de lui, à la base. Le libraire s'inquiétait de ce qui pouvait arriver à son disciple. Vijendra pensait initialement que son mentor était trop alarmiste, mais ce qu'il s'était passé dans les faits lui avait donné raison : il s'attirait de nombreux regards sombres. Il avait perdu beaucoup d'amis. Certains n'hésitaient pas à se moquer de lui, voire à le harceler occasionnellement.

"... Je ne veux pas tout perdre encore une fois."

Morrigan n'avait peut-être pas décidé d'être malveillante avec lui, cette fois, mais ses propos restaient brutaux dans l'oreille de l'ancien pirate, qui nageait encore dans un déni au-delà duquel il était actuellement incapable de fonctionner. Ses interrogations étaient usantes en le sens qu'elles élargissaient des plaies déjà béantes. Vijendra n'en pouvait plus qu'on lui fasse entendre qu'il n'était plus comme les autres pirates, et qu'il aurait dû être ailleurs.

Il s'était déjà perdu lui-même. Il avait grand peine à se reconnaître. Trop de ses fonctionnements avaient changés, ou disparus dramatiquement. Il paniquait chaque fois qu'il pensait au temps de vie affreusement restreint qu'il lui restait sans doute. Il ne voulait pas que son quotidien lui échappe, lui aussi. Les dents serrées, il se tourna pour tenter de cacher les larmes qui coulaient. Il tentait aussi de garder ses sanglots silencieux. Après tout, ça restait Morrigan, et il n'était pas à l'aise à l'idée de craquer devant elle.

Il m'assure qu'il n'est pas une fée alors que ses mains se portent à ses oreilles.

Mes yeux s'écarquillent et je pince mes lèvres, perplexe face à la réaction physique inattendue de Vijendra, je me tais alors que je le voit trembler et presque fondre sur place.

Pillai n'a jamais été des plus courageux ou des plus forts, mais il n'est pas bête, il sait qu'il n'est pas en sécurité ici.

Plus maintenant...

Alors pourquoi s'efforcer à tenter de rester au Port ? Pourquoi tenter de vivre dans un milieu qui se veut naturellement hostile envers soit ?

L'homme en face de moi me fit penser soudainement plus à un petit garçon, perdu...non...abandonné et esseulé.

Il parle enfin et je l'écoute, patiemment :

"... Pourquoi est-ce que ça vous surprend ? ... Je vous l'ai déjà dit, je suis scribe ici. J'ai le droit d'être ici... Je vis ici..."

"... Je fais attention. Je ne sors presque jamais de la librairie, ou bien seulement comme... Comme ça. Je fais attention. Ne faites pas comme si c'était si bizarre... Je vis ici, c'est chez moi..."

Un instant je semble profondément désolée pour lui et l'instant d'après je siffle, pas à cause de lui, mais à cause de moi, j'ai su, je savais, peut être aurais-je pu faire quelque chose à ce moment là, dans l'Ordinaire, j'aurais pu intervenir mais je n'ai rien fait, je ne m'en veut pas, loin de là...mais ça me rappelle juste une énième fois que je ne suis plus aussi puissante qu'avant. La faute est au Givre, ou à moi ?

Je ne suis plus sûre de rien...

"... Je ne veux pas tout perdre encore une fois."

Je n'entends qu'à peine le petit murmure qui s'échappe du souffle de Vijendra et je fronce les sourcils, tentant d'analyser ce que mes oreilles ont perçues.

J'aspire les herbes de ma pipe et croise mes jambes avant de taper vaguement le rocher sur lequel je suis assise pour signifier à Pilai de s'asseoir à côté de moi.

-Tu tombes bien facilement dans la tristesse Pilai.

Tu tombes bien facilement dans la tristesse Pilai.

L'elfe qui tenait encore ses bras tremblants releva le nez de façon à peine perceptible afin d'observer Morrigan du coin de l'œil. Il était confus. Il percevait son attitude comme hautement contradictoire. Elle tapotait le rocher sur lequel elle était assise pour l'inviter à s'asseoir à côté d'elle, mais Vijendra n'était pas certain d'avoir envie de le faire.

Qu'avait-elle encore à lui dire ? Voulait-il seulement l'entendre ?

"... Facilement.. ?" répéta t-il à voix basse, sans trop savoir quelle valeur donner à ce mot. Que voulait-elle dire, exactement ? Comment devait-il le prendre ?

Sa première réaction avait été de se sentir choqué par l'utilisation que la sorcière venait de faire de l'adverbe. Il avait toujours détesté la manière dont certaines personnes considéraient que les autres n'étaient pas légitimes à se plaindre sous le prétexte fallacieux qu'ils n'étaient pas les moins bien lotis du monde. Ce n'était pas parce qu'on trouvait "pire ailleurs" qu'on ne souffrait pas. Cela revenait de toute façon bien souvent à comparer des situations qui n'avaient rien de comparable.

Vijendra espérait sincèrement que l'intention de Morrigan n'était pas de lui faire la morale. De ce qu'il connaissait du personnage, ça n'aurait pas été entièrement impossible. Cela l'aurait d'autant plus indigné qu'il se savait dans une situation réellement peu enviable, même selon les standards de quiconque n'aurait pas eu son enfance dorée dans l'Ordinaire.

Il laissait à la sorcière le bénéfice du doute. Peut-être n'était-ce pas ce qu'elle avait voulu dire. On ne pouvait nier qu'il était en permanence à fleur de peau depuis l'expédition qui lui avait coûté son humanité apparence d'origine. Son esprit brisé n'en supportait que très peu. Un tel constat, émis de façon objective et sans jugement, n'aurait rien eu de vexant.

"Vous savez, je n'ai vraiment pas envie de parler de ça..." trouva t-il finalement à dire d'une voix qui tremblait encore, car il était toujours au bord des larmes.

La tête basse, hésitant, il se tourna à moitié vers Morrigan. Qu'aurait-il dû faire ? Elle n'avait jamais fait preuve de bonté avec lui, ni de la moindre once de respect. Qu'il parte sans demander son reste aurait été de bonne guerre. Pourtant, il éprouvait des scrupules à cette idée. Peut-être était-ce à cause du récent changement d'attitude de la sorcière à son égard.

... Ca ne pouvait tout de même pas être qu'il se sentait si seul et si désespéré qu'il était prêt à accepter la compagnie de quiconque voulait bien la lui prêter, n'est-ce pas ?

Un événement inattendu balaya son indécision. Soudain sa tête lui parut très légère, si bien qu'il vacilla et fut obligé de chercher une prise où s'accrocher pour éviter de se vautrer tout simplement par terre. Il n'y avait malheureusement rien que le vide autour de lui. Il s'empressa d'aller dans la direction d'une clôture qui se trouvait derrière Morrigan et son rocher mais ne parvint pas à destination. Il préféra se mettre à genoux au milieu du chemin plutôt que de risquer de tomber de toute sa hauteur. Sous la capuche, ses cheveux se gorgèrent de reflets multicolores brillants. Leurs pointes serpentaient timidement contre ses épaules et quelques lueurs dansaient aussi dans son regard. L'accidentelle démonstration restait très modeste car sous forme humaine, sa magie ne pouvait pas pleinement s'exprimer. C'était malgré tout assez pour qu'il "entende" les bribes d'un message qu'il n'avait pas l'intention d'écouter.

"... Ah non, pas maintenant. Laissez-moi tranquille, ce n'est pas le moment..."

Bien sûr, il n'était pas très objectif : selon lui, ce n'était jamais vraiment le moment que les étoiles lui parlent. Il aurait voulu qu'elles aillent embêter quelqu'un d'autre. Il tentait en vain d'oublier les quelques concepts qu'elles étaient parvenues à lui transmettre. Pourquoi lui parlaient-elles de Morrigan ?

Il n'est clairement pas dans son assiette et je lève un sourcil en entendant sa voix tremblante; évidemment qu'il est au bord des larmes, ce n'est pas pas son genre...

Il me fait savoir qu'il n'a pas envie de parler de "ça" puis se tait dans ses pensées, je ne dit rien, je le laisse cogiter, continuant de fumer et de regarder le crépuscule.

Mais des mouvements vifs derrière moi attirent mon attention et l'homme qui se tenait auparavant à mes côté est à présent agenouillé au sol, parlant dans le vide et je pense qu'il reprend son apparence féerique.

Je m'approche, pose une main sur son épaule, tentant de l'aider autant que possible, dans la mesure ou je ne sais pas quoi faire...

Des bruits de pas, des rires et des braillements s'élèvent de derrière les buissons un peu plus loin...Des pirates complètement torchés s'approchent de nous, et il ne vaut mieux pas qu'ils voient Pillai dans cette forme.

Je prend Pillai par la main et lui dit:

-Pillai, il faut qu'on arrange ça tu peux pas reprendre cette forme ici, est ce que tu as de quoi faire pour garder ta forme humaine?

Je fouille ma sacoche en quête d'éventuelle Hilaris mais rien...je soupire et voit plus loin les autres qui s'approchent dangereusement vite.

Une main sur le dos de mon camarade et un sourire plus ou moins maladroit se dessine sur mon visage alors que je tente de le rassurer:

-Ça va aller...

Vijendra avait du mal à garder l'esprit clair. Les murmures des étoiles l'empêchaient d'entendre son environnement direct avec une acuité suffisante. Il n'était plus entièrement là, malgré ses furieuses tentatives pour ignorer le message que les astres cherchaient tant bien que mal à lui transmettre. Quoique dans un état second, il restait pourtant suffisamment lucide pour s'étonner des réactions de Morrigan à son encontre.

Depuis le début de cette conversation, l'elfe avait ressenti des changements dans l'attitude que la sorcière adoptait face à lui. Il s'était évidemment méfié : lors de leurs précédentes rencontres, Morrigan n'avait jamais été autrement que désagréable avec lui, injuste, voire cruelle. Même pour quelqu'un d'aussi idéaliste que Vijendra, qui cherchait à voir le bien partout et en tout le monde, il était donc difficile de croire en l'actuelle sincérité de la magicienne.

Pourtant, il ne pouvait que constater la persistance avec laquelle Morrigan œuvrait à modifier la dynamique de leur relation. Cela se confirmait : il avait l'impression de n'être plus exactement en face de la même personne, et qu'un mur qui se trouvait précédemment entre eux s'était abattu. Il n'était pas certain d'apprécier les raisons implicites à cette surprenante évolution, mais n'était pas vraiment capable d'y réfléchir non plus tant que les étoiles confondaient sa tête avec une énorme caisse de résonance. Vijendra s'entendait à peine penser.

Il avait relevé la tête au moment où Morrigan s'était penchée sur lui, puis qu'elle avait posé la main sur son épaule en guise de soutien. Leurs yeux s'étaient croisés et si Vijendra n'était actuellement pas capable d'aligner la moindre phrase cohérente de plus de trois mots, s'il paraissait toujours aussi troublé, presque absent de lui-même, l'expression de son visage restait très éloquente.

L'Infortuné était ouvertement perplexe. Les expériences relativement désagréables qu'il avait faites sur le Port depuis sa fugue de l'Archefleur le poussaient à rester très précautionneux, mais sa méfiance s'effilochait sans qu'il parvienne à l'empêcher à mesure que le temps passait. Vijendra avait eu beaucoup d'amis parmi les pirates, mais c'était du passé. C'est avec beaucoup d'amertume qu'il l'avait constaté : ils existaient, mais rares étaient ceux dont l'attitude à son égard était restée inchangée. Beaucoup se montraient hostiles, moqueurs, malveillants. Cela n'avait fait qu'ajouter à son malheur. Vijendra s'était rendu compte que cette expédition dans l'Ordinaire lui avait coûté plus encore qu'il ne l'aurait pensé. Et pourtant, même avant son retour parmi les pirates, l'elfe considérait avoir quasiment tout perdu.

Alors si sa malencontreuse transformation avait eu l'effet inverse sur Morrigan, même s'il n'aimait pas l'idée d'être considéré différemment sous prétexte de cet incident magique qui avait mis sa vie sans dessus dessous, pouvait-il vraiment refuser la main qu'elle lui tendait ? Vijendra n'en avait pas envie. Il avait désespérément besoin d'alliés, et n'avait de toute façon pas une personnalité prompte à la rancune ou aux inimitiés. Il détestait les conflits. Il se prenait donc à espérer que le changement d'attitude de Morrigan soit permanent, car il aurait voulu pouvoir lui faire confiance et mettre de côté leur passif houleux.

Des voix grasses et alcoolisées s'élevèrent, beaucoup trop fortes au goût de l'elfe, qui eut un grand sursaut. Il était devenu très nerveux dès qu'il sortait dehors. Hagard, il se tourna dans la direction du bruit et aperçut un groupe d'hommes qui avançait tout pile dans sa direction et celle de Morrigan. Ce n'était qu'un hasard malencontreux, et Vijendra ne voulait pas croire que les pirates iraient réellement jusqu'à lui faire du mal, mais il avait déjà subi trop de brimades pour rester naïf et penser qu'une rencontre nocturne avec un groupe de marins éméchés serait forcément anodine. Et puis les marins du Jolly Roger lui avaient toujours fait peur, même lorsqu'il était encore entièrement lui-même.

"Pillai, il faut qu'on arrange ça tu peux pas reprendre cette forme ici, est ce que tu as de quoi faire pour garder ta forme humaine?"

Comme Morrigan prenait sa main pour l'aider à se redresser, Vijendra se montra coopératif : il fit de son mieux pour suivre le mouvement, même s'il peinait encore à garder seul son équilibre. Les étoiles se montraient insistantes et n'avaient pas encore complètement cessé de répéter leur message, même si les chuchotements dans sa tête étaient désormais moins nombreux, et lui laissaient donc plus d'espace pour réfléchir. Il retrouvait aussi progressivement le contrôle de son corps.

Il lui fallut quelques instants pour comprendre de quoi Morrigan était en train de lui parler. Comme au travers d'un rêve brumeux il l'entendit qui cherchait à le rassurer, il la vit sourire, il sentit encore sa main dans son dos. Lorsque la lumière se fit et qu'il comprit que la sorcière avait mal interprété les phénomènes dont elle était témoin, considérant l'urgence de la situation, il apparut à l'elfe qu'il ne pouvait pas la laisser dans l'ignorance. Et cela même s'il rechignait à faire un sujet de conversation de l'ensemble des choses qui le séparaient de "l'humanité standard". C'est avec une bonne volonté et une ouverture nouvelles qu'il s'empressa donc d'expliquer :

"Oh ! Vous croyez que je suis en train de..."

Il s'arrêta, frissonnant. Vijendra ne voulait pas penser à ce qui arriverait s'il finissait par être privé d'Hilaris pendant trop longtemps. C'est vrai qu'en ce moment, ça tirait un peu. Il était très fatigué. Il savait que c'était parce que son corps n'avait absorbé aucune nourriture féérique depuis longtemps. Mais il n'en était pas encore à perdre le contrôle de son apparence. Prisme lui rendrait sans doute bientôt visite. Il ne voulait surtout pas imaginer ce qu'il se passerait si l'Irisé.e se présentait à lui trop tard, ou cessait un jour tout simplement de lui fournir sa pitance.

Son esprit refusait avec véhémence d'explorer ces pensées, ces inquiétudes qu'il gardait pourtant en lui en permanence. Il était donc incapable de finir sa phrase. Mais ce n'était pas grave, ça ne l'empêchait pas de dire la suite.

"Ce... n'est pas ça qui est en train d'arriver. C'est juste.... Elles."

Dans les yeux de la fée des étoiles dansaient des lueurs colorées similaires à celles qui agitaient encore le bout de ses cheveux. Il leva au ciel ce regard scintillant et continua avec difficulté.

"Elles parlent mais c'est trop bruyant même si ça l'est peu, comme ça... Elles veulent que j'écoute, mais je ne peux pas maintenant... Parce que je ne veux jamais. Mais maintenant ce n'est vraiment pas adapté."

L'influence actuelle des étoiles sur son esprit était évidente. Ce n'était pas le genre de façons de parler que Vijendra adoptait généralement, mais l'elfe était transporté par le peu de ce qu'il avait entendu et compris, ainsi que par les pensées et les émotions étrangères qu'il recevait encore.

"Hey... C'est pas Clochette là-bas ? Z'avez-vu ? Il brille, maintenant, on aura tout vu."

Vijendra se figea. Ils avaient mis trop de temps à partir et on les avait repérés. Pire : les pirates avaient remarqué la magie qui émanait de lui sans contrôle. Considérant le surnom qu'ils venaient de lui donner, ils faisaient clairement partie de ceux qui s'amusaient à le martyriser. Vijendra ne savait pas s'il devait ce sobriquet aux bermudons - dans l'Ordinaire, Clochette était certainement l'une des fées les plus connues de la culture populaire - ou aux autres, qui auraient pu l'associer à Tinkerbell, la fée qui suivait effectivement Peter Pan. Dans les deux cas, une chose était claire : ce surnom n'avait rien d'une taquinerie gentillette. On cherchait à lui faire passer un message qu'il refusait d'entendre. Une constante, dans l'existence actuelle de l'elfe.

Vijendra s'empressa de ranger ses cheveux sous sa cape et de mieux rabattre la capuche sur sa tête, mais il ne pouvait rien contre la lumière qui allumait encore son regard, moins discrète encore dans la pénombre qu'elle ne l'aurait été en journée.

"C'est quoi l'étape suivante, tu vas nous chier des paillettes ?
- Il peut pas, t'as oublié ?
- Ah oui, c'est vrai, qu'il peut même plus aller sur le trône. Mais ça sort par où ce qu'il bouffe alors ?
- J'sais pas moi... Ptetre qu'il mange pas ! T'a qu'à lui demander !
- HEY ! Clochette, tu manges quoi maintenant, et ça sort par où ?"

Les pirates semblaient trop ivres pour se préoccuper de Morrigan. Considérant ce qu'on savait de la relation entre Vijendra et cette dernière, ils partaient peut-être aussi du principe qu'elle serait prompte à rentrer dans leur jeu ,de la même manière que Maëlle pouvait le faire lorsqu'elle en avait l'occasion. Vijendra n'avait qu'une envie : partir d'ici sans demander son reste. Mais il savait qu'on ne le laisserait probablement pas faire avant qu'il s'écrase et réponde quelque chose d'humiliant. En espérant que cela leur suffise.

"... Laissez moi tranquille..." murmura t-il trop bas pour que les pirates l'entendent. Vijendra n'était pas certain de savoir s'il parlait aux étoiles, à ses harceleurs, ou aux deux.

Oh.... je n'avais jamais vu la magie des fées des étoiles à l'œuvre, et peu importe ce que l'on en pense, il faut reconnaître que c'est très beau.

Les yeux de Vijendra se transforment en feu d'artifice et alors qu'il m'explique vraiment ce qu'il se passe j' acquiesce, et écoute.

-Ce doit être bien douloureux de refouler une telle puissance, un tel destin.

Je me prend à éprouver une certaine peine et affection pour lui, c'est bien triste qu'il ai fallut qu'il soit transformé en fée et qu'il trouve son destin misérable pour que je le découvre sous un angle qui ne m'est pas insupportable.

Mais des railleries de soûlards viennent interrompre notre discussion et apportent un éclair de lucidité dans ma propre ébriété.

"Hey... C'est pas Clochette là-bas ? Z'avez-vu ? Il brille, maintenant, on aura tout vu.

Rien de méchant pour l'instant, ils ne sont pas les plus futés du Port, je les connaît de très loin...il ne sont cependant pas les derniers pour déclencher une bagarre.

"C'est quoi l'étape suivante, tu vas nous chier des paillettes ?
- Il peut pas, t'as oublié ?
- Ah oui, c'est vrai, qu'il peut même plus aller sur le trône. Mais ça sort par où ce qu'il bouffe alors ?
- J'sais pas moi... Ptetre qu'il mange pas ! T'a qu'à lui demander !- HEY ! Clochette, tu manges quoi maintenant, et ça sort par où ?"

Vijendra lâche un léger "Laissez moi tranquille"

Je claque ma langue contre mon palais, lève un coin de ma lèvre supérieure en signe de déception, sa couardise me désappointe...

Je le redresse, le prend par les épaules faisant face à la viande soûl qui raille encore derrière lui.

-Pillai, tu fais maintenant parti d'un peuple qui respire la magie comme moi je respire l'air, la puissance fait partie de ton être.
Tu as a présent la protection d'une des Force les plus Puissante de ce monde et d'autres: Mab. Et tu peux considérer que tu as la mienne...alors je sais que tu es dans une nouvelle vie, une vie où tu n'es plus le toi que tu as connu, mais...tu peux te permettre d'avoir confiance en toi quand on viens t'emmerder parce que tu sais que ces pauvres merdeux ne s'en tirerons pas dans tout les cas.

-Hey grognasse! Qui tu traites de merdeux?!

Un coup d'oeil par dessus l'épaule de Pillai, les trois soûlards sont encore là, en train de se chauffer, et je jette un oeil à la mine livide de mon compagnon.

-Un mot de ta part et je t'aide Pillai. Un mot.

-Ce doit être bien douloureux de refouler une telle puissance, un tel destin.

La magie coulait en Vijendra avec trop de force pour qu'il puisse refuser cette déclaration avec autant de véhémence qu'il l'aurait souhaité, voire pour qu'il puisse la refuser tout court. Les étoiles l'incitaient à coopérer. Tu sais qu'elle a raison. Torturé, il se contenta de fixer Morrigan de ce regard dans lequel tournoyaient encore mille et une lueurs multicolores. Sa lèvre inférieure trembla brièvement. Ce qui lui arrivait était très douloureux. Même sous cette forme grandie, son corps n'était plus le même, et l'elfe expérimentait en permanence la différence entre l'avant et l'après.

... Les sensations de l'avant devenaient de plus en plus floues. Le souvenir de certaines lui était déjà devenu inaccessible. Viendrait un jour où il n'arriverait sans doute plus à se remémorer ce que ça avait été, d'être pleinement humain. Mais il refusait d'y penser. S'il se laissait y réfléchir, il allait paniquer sans contrôle.

Le Destin.
Morrigan avait été la première à lui en parler. Vijendra avait refusé de l'écouter. Terrorisé par ce qu'elle lui avait annoncé, il avait préféré croire que ce n'était là qu'un tissu d'âneries. Désormais il voyait bien qu'elle avait été réellement clairvoyante, au moins concernant certaines des fatalités auxquelles il n'échapperait pas, qu'il cherche ou non à vivre comme avant. Il allait exister puis s'éteindre aussi vite que la flamme d'une bougie.

Stop.
Ils furent coupés par une bande de pirate dont la finesse des plaisanteries était à la hauteur de leur évidente ébriété et - sans doute - de la couche de sueur sale qui devait recouvrir ces saoulards. Leurs réflexions faisaient mal. Ils le savaient, ils en jouaient. Les marins avaient toujours fait peur à Vijendra, qui était très loin d'être courageux. Il les trouvait violents, cruels, immoraux.

Certains d'entre eux s'amusaient à le harceler désormais qu'il était devenu comme ça. Vijendra ne savait pas se défendre contre eux. Il était effrayé. Il voulait simplement qu'ils partent.

"Laissez moi tranquille"

La déclaration ne parut pas plaire à Morrigan, qui surprit l'elfe en le prenant par les épaules et en le forçant à se redresser. Cette initiative l'avait un peu chamboulé, mais ce ne fut rien vis-à-vis du discours qu'elle lui tint ensuite. Il en aurait fallu moins pour qu'il perde complètement la tête, s'il n'avait pas été dans un état second. Les étoiles le guidaient encore et l'empêchaient de définitivement chavirer.

"Pillai, tu fais maintenant parti d'un peuple qui respire la magie comme moi je respire l'air, la puissance fait partie de ton être."

Il serra les dents. Se crispa. Ferma les yeux. Détourna la tête. Retint un gémissement. Je ne suis pas une fée. Mais tout son corps essayait de lui dire l'inverse alors que la magie pulsait encore doucement dans ses membres, certes faible à cause de son actuel manque d'énergie. On tentait de le relier à quelque chose de plus grand, et c'était terrifiant, et il n'en voulait pas, car ce n'était pas lui.

"Tu as a présent la protection d'une des Force les plus Puissante de ce monde et d'autres: Mab. Et tu peux considérer que tu as la mienne..."

Mab n'était pas là. Elle allait très mal, de ce qu'il savait, épuisée au-delà du raisonnable par l'effort qu'elle avait fourni pour mettre fin au Givre. De quelle protection bénéficiait-il concrètement ? Celle de Morrigan, visiblement. Une protection conditionnelle et liée, comme il l'avait bien senti, à ce qu'il était devenu.


"...je sais que tu es dans une nouvelle vie, une vie où tu n'es plus le toi que tu as connu..."

NON. Ca, c'était impossible. Il ne pouvait pas l'entendre. Il eut l'impression de sentir un gouffre s'ouvrir sous lui et il serait peut-être tombé si Morrigan ne le tenait pas aussi bien. Il retrouva vite son équilibre mais plaqua les mains sur ses oreilles trop longues, sous la capuche. Hagard, il tremblait et fut obligé de couper son interlocutrice :

"... Je suis toujours moi-même. Je suis toujours moi-même ! Ne dites pas ça... Ne dites surtout pas des choses pareilles !"

"...tu peux te permettre d'avoir confiance en toi quand on viens t'emmerder parce que tu sais que ces pauvres merdeux ne s'en tirerons pas dans tout les cas."

Vraiment ? Vijendra ne se sentait pas puissant du tout. Il se sentait plus faible et fragile qu'il ne l'avait jamais été. Cette forme grandie était un moindre mal, mais que pouvait-il faire face à ces gens s'ils s'en prenaient à lui ? Ils ne seraient pas sensibles à ses menaces, quoiqu'en dise Morrigan, indépendamment des conséquences futures de leurs actions. La sorcière avait été la première à le lui dire tout à l'heure : c'était dangereux pour Vijendra de se promener dans le Port, surtout à ce genre d'heures.

"Un mot de ta part et je t'aide Pillai. Un mot."
Il cessa de trembler. Ses yeux toujours brillants de magie cherchèrent ceux de la sorcière, hésitants. On ne voyait presque plus que ça, dans la pénombre qui s'installait : une cape qui cachait parfaitement sa silhouette et son visage, vaguement déformée par ses oreilles, et deux yeux donc les lueurs tournoyantes effaçaient le détail de ses traits.

Il n'était pas tout seul ce soir. Il pouvait avoir de l'aide.


Il ne voulait pas se retrouver seul face aux marins. Qu'allaient-ils encore le forcer à dire avant de le laisser tranquille ?


Je ne suis pas une fée.


JE NE SUIS PAS UNE FÉE.


Je ne veux pas qu'elle me voie comme une fée...


Alors je dois refuser.


"... Aidez-moi s'il vous plaît." s'entendit-il finalement murmurer en même temps que des larmes silencieuses coulaient contre son visage.

Il avait l'impression de s'être trahi tout seul.

"... Je suis toujours moi-même. Je suis toujours moi-même ! Ne dites pas ça... Ne dites surtout pas des choses pareilles !"

Bien évidemment qu'il est encore lui même.

Je vois bien qu'il se bat actuellement contre sa propre nature, contre ses responsabilités.

Et ça lui fait mal, ça l'affaiblit et le torture.

Je ne dit rien quand il proteste. Mais quand il accepte mon aide, je lui réponds juste:

-Tu portes ta croix et affronte tes propres démons. Chacun d'entre nous doit faire la même chose, mais personne n'est forcé de le faire seul.

Je pose une main sur son épaule, l'aide à s'asseoir sur un rocher ou au moins s' y accouder juste à côté.

Je me tourne vers le trio de soûlards et leur demande:

-Je vous demande de bien vouloir ne pas importuner mon ami je vous prie, il a assez sur son assiette.

-Ben quoi? Clochette supporte pas les blagounettes, elle est devenue bien susceptible.

Je ris jaune, la langue claquant contre mon palet je réitère:

-Je vous déconseille de nous chercher des noises messieurs.

Le troisième gaillard m'envoie alors le contenant de sa chope à la figure, je n'ai pas le temps d'esquiver, j'affiche une mine sombre, je m'imagine les tuer de toutes les façons possibles dans ma tête mais je reste calme, je vais faire les choses proprement.

-Ben alors les filles, on fait moins les malines hein?!

Je pose mes affaires à terre et ne garde que mon bâton en main:

-Bien!

Je secoue ma tête, histoire d'accéder à une certaine lucidité, je me colle de petites gifles pour me réveiller mais je sens que l'alcool dans mon organisme influencera mes capacités.

Un profond soupir, une inspiration pour réguler , comme pour récupérer un second souffle.

Je relève la tête, bâton en main, je me tiens prête à taper.

Le meneur du trio s'avance, confiant, il tente de prendre mon bâton, il reçoit un coup au ventre, pas très violent, juste un coup de semonce.

-Sale pute!

-Je vous l'avais dit! Vous auriez dû laisser tomber tant que vous en aviez l'occasion.

Je profite de la stupeur des trois sacs de viandes bourrée pour donner un second coup à la tête du leader puis je recule d'un mètre, prenant mes distances pour éviter d'encaisser de mauvais coup, je les aurais à l'usure.

Je ne me retourne pas vers mon compagnon d'ennui mais attire son attention:

-Sans mauvaise blague Pillai, regarde donc, tu pourrais en apprendre un peu!

"Tu portes ta croix et affronte tes propres démons. Chacun d'entre nous doit faire la même chose, mais personne n'est forcé de le faire seul."

Des larmes chaudes continuaient de rouler contre les joues de l'elfe et pourtant, cette phrase prononcée avec une bienveillance inattendue pansa un peu de l'immense blessure qui le déchirait tout entier. Vijendra soupira. Son corps se détendit légèrement, presque imperceptiblement. Ce n'était plus la même Morrigan, qu'il avait face à lui - du moins était-ce l'impression qu'il avait.

Pourquoi les mots qu'elle venait de prononcer le soulageaient-ils ainsi ? Vijendra n'arrivait pas à le comprendre. Il constatait le résultat sans avoir la moindre idée de ce qui se passait dans sa tête et dans son corps Quoiqu'il en fut, Morrigan avait réussi à le rendre plus docile, plus coopératif. La méfiance qu'il éprouvait à l'égard de la sorcière était en train de se dissoudre, et il se laissa asseoir sans protester. Il était bien mieux sur ce rocher qu'il ne l'aurait été debout, surtout considérant ce qui était sur le point d'arriver.

Je vous demande de bien vouloir ne pas importuner mon ami je vous prie, il a assez sur son assiette.
Ben quoi? Clochette supporte pas les blagounettes, elle est devenue bien susceptible.

Les provocations des pirates à son égard continuaient. A une autre époque, Vijendra ne se serait pas laissé toucher par des moqueries visant son manque présumé de virilité. Il se fichait parfaitement de ces trucs là : il portait du rose s'il en avait envie. Dans l'Ordinaire, encore adolescent, il s'amusait à mettre des pâquerettes sur ses oreilles ou à se faire des nattes en soirée. Il pleurait devant des comédies romantiques, il avait les goûts qu'il avait et il les assumait pleinement.

Mais il n'en était pas au stade d'accepter les plus frustrants aspects de la transformation qu'il avait subi - déjà qu'il ne l'acceptait pas dans sa globalité. Vijendra était sûr que ces malotrus le savaient et en jouaient sciemment, usant d'associations d'idées douteuses mais qui malheureusement fonctionnaient trop bien sur l'Infortuné. Déjà avec Maëlle lorsqu'elle l'avait largué. Puis avec d'autres, qui riaient de son malheur et de sa privation forcée. Honteux, blessé, l'elfe ramena ses genoux contre lui et glissa contre le rocher, plaquant son corps et son visage tout contre la paroi froide comme pour tenter de s'en faire une carapace.

Il tourna juste assez la tête pour regarder ce qu'il se passait d'un oeil qui commençait à devenir moins lumineux, alors qu'il entendait un liquide qu'on projetait contre une surface... Surface qui n'était autre que Morrigan.

... Oh elle ne va pas être contente.

Mais elle n'était déjà pas contente avant, et les pirates laissaient entendre à leur posture qu'ils étaient prêts à en découdre. Tout le corps de Vijendra se crispa. Il ne voulait pas être là. Il ne voulait pas voir ça. Il exécrait la violence.

Premier coup dans le ventre d'un des soulards. Vijendra cligna des yeux.

"Sale pute!"
... Charmant. Quelle bande de rustres, décidément. L'Infortuné venait d'un milieu où on parlait un peu mieux que ça. Il avait eu la chance d'avoir une amie qui lui avait appris plein de choses - Riley lui manquait beaucoup. Il n'appréciait pas du tout ce genre de propos, surtout depuis qu'il était devenu ami avec nombre d'adorables personnes qui logeaient et travaillaient à la maison close. Il y avait des mots qui n'auraient pas dû être des insultes. Les utiliser comme tels, c'était manquer de respect à plein de gens qu'il aimait bien, et ça le contrariait très fort.

Pour autant, il ne vécut pas mieux le moment où Morrigan envoya son bâton dans la tête du pirate qu'elle avait déjà frappé. Horrifié par la brutalité de ce qui se passait à quelques mètres de lui, il couvrit sa bouche de sa main et retint un cri d'effroi. Ses épaules contractées en disaient presque aussi long sur l'effet que ce spectacle avait sur lui.

"Sans mauvaise blague Pillai, regarde donc, tu pourrais en apprendre un peu!"

Il... Il regardait, mais il n'était pas sûr d'apprendre grand chose, et encore moins d'être capable de reproduire ce qu'il voyait. Et encore moins d'en avoir envie. Cela dit il était bien conscient que Morrigan n'avait pas le choix : elle se défendait, et elle le défendait aussi lui.

"... A.. Attention à droite !" parvint-il à glapir, épouvanté, tandis qu'il voyait l'un des laquais sortir une lame brillante de sa ceinture. Morrigan l'avait peut-être déjà remarqué, mais il n'avait pas pu s'empêcher de la prévenir.

Ce fut celui de gauche qui fonça en premier sur la sorcière, probablement dans le but de former une diversion pour que l'homme qui avait l'arme cherche et trouve une ouverture.

Le seul avantage à cette situation était qu'au moins, les marins concentrés sur le combat ne parlaient plus (enfin. Ils criaient sans élégance de toute la force de leurs corps plein d'alcools, mais sans les mots, c'était déjà beaucoup moins désagréable).

"... A.. Attention à droite !"

Je regarde dans la direction pointée, en effet, le métal scintillant glisse hors d'une ceinture et sur ma peau, déchirant des vêtements au passage, mais je tente d'esquiver, le bâton planté en barricade dans le sol, qu'il se prenne les pieds dedans dans son élan.

Le gaillard raillant de m'avoir touché, une main portée à ma hanche, un sifflement entre mes dents:

-Hiiiich....

Il se relève vite pour un soulard...pas grave...

Ce n'est pas tant profond, l'alcool et l'adrénaline rendent la douleur supportable, pas grave.

Un derrière, un devant, le premier encore au sol, évanoui? Trop pataud pour pouvoir se lever?

Ce n'est pas une si bonne situation.

Les armes sont dégainées, des dagues, gros trucs fait pour dépecer du gibier, pas très rassurant.

Alors trichons.

Un coup envoyé à la mâchoire de celui de derrière:

-Conasse!

Un pas de côté pour éviter un deuxième coup de couteau.

J'aurais dû regarder l'autre qui s'est retourné pour s'en prendre à Pillai, il profite de sa faiblesse pour le planter, une dague levée, une colère montante.

Je m'élance, saute sur son dos, le bâton appuyé contre sa trachée, un rodéo s'enchaîne, l'autre, le pif en sang reprend légèrement ses esprits...

Merde.

-Pillai bouge!

Un saut sur le rocher, toujours la tête de l'autre enserrée, je prend un élan en avant, le faisant tomber face contre terre avec moi.

Je me relève au plus vite, je tente en tout cas, le souffle vif...c'est la dernière fois que je bois.

-Bande de tocards! Je vous explose HAHA!

De l'esbrouffe, de la provoc pour s'assurer qu'ils se dirigeront pas vers Pillai.