C'était une soirée particulièrement animée au Ranch et qui durait depuis un certain temps. Maëlle avait réuni pas mal de monde dans la salle commune à l'occasion de l'un de ses spectacles et évidemment, Vijendra avait été aux premiers rangs pour en profiter. La chanteuse s'était contentée d'un clin d’œil et de passer devant lui sans lui adresser la parole. Viju savait ce que ça signifiait : "Pas ce soir".

Ok. Pas de souci. Pas ce soir. A défaut de passer du temps avec sa "dulcinée" (haha, très drôle, elle serait la première à ricaner de l'entendre penser des niaiseries pareilles), Vijendra avait décidé de rejoindre un petit groupe de pirates parmi ceux qui lui étaient sympathiques (comprenons : parmi ceux qui se montraient amicaux avec lui, le scribe ayant tendance à se faire des amis de tous ceux qui le regardaient autrement que de travers).

"... Mais nooooon. Paris c'est pas en... Comment tu dis ? Nozvgo...quoi ? A tes souhaits. Mais enfin tout le monde le sait que Paris c'est en France ! Enfin attend voir quand même j'ai pourtant pas fait beaucoup de géographie mais... Paris quoi ! La tour eiffel, tout ça... Pardon ? La tour quoi ? Eiffel ! Ah mais attend... Tu débarques de quand toi déjà ? Ah oui non en effet en 1410 je suis pas sûr qu'elle était déjà là... Je sais même pas si la ville était déjà fondée ! Ah si ? Vraiment ?"

Les rires chaleureux fusaient de cette tablée malgré la pénurie d'alcool. Ils étaient tous lancés dans un jeu très drôle, que Vijendra avait plus ou moins initié. Sur deux vieux bouts de parchemin qu'il avait dans son sac, le scribe avait dessiné à la va vite une carte du monde Ordinaire. Ceux qui s'en souvenaient essayaient de placer dessus des villes qu'ils connaissaient.

"Mon tour ! Alors voyons essayez de me dire où se trouve... Chennai !
- Euuuuh... En Rhodésie ?
- Rhodé quoi ? Non.
- En Turquie ?
- Raté !
- Ici ?" Le pirate montra un point très bas sur la carte.
"Pffrt. Alors non mon vieux ici c'est l'Antarctique au mieux tu trouveras des pingouins !
- En Chine ?
- Tu chauffes ! Allez les gars je vous aide, c'est là que je suis né.
- Ah oui attend tu me l'as déjà dit ! Euh.. Au Sri Lanka ?
- Alors non mais y a de l'idée.
- Je sais ! C'est en Inde !
- Gagné ! Regardez c'est tout en bas, sur la pointe.
- Hey c'est pas juste les gars on est plusieurs à pas suffisamment se souvenir de l'Ordinaire pour jouer là... Quelqu'un pour une partie de tarot plutôt ?"

Vijendra aurait pu continuer la soirée, cependant le moment était idéal pour s'éclipser. Il avait plus ou moins prévu autre chose avant de retourner dans sa chambre pour dormir et d'ailleurs, il s'était un peu oublié. En ce moment, l'île ne connaissait plus le concept de nuits et de jours, mais sa fatigue physique lui indiquait qu'il commençait à se faire tard.

Peut-être aurait-il dû repousser son idée au lendemain ? Oh. C'était peu probable qu'elle pionce, tout de même. Il y avait très peu de couche-tôt parmi les rebelles, ne serait-ce que parce que l'absence de cycles solaires foutait complètement en l'air leur horloge biologique. Et puis si Morrigan dormait, il suffisait qu'il frappe discrètement pour éviter de la réveiller, voilà tout.

Vijendra grimpa donc les escaliers et s'approcha de la porte de la bonne chambre. Il frappa trois coups doux puis entendit qu'on gueulait son nom en contrebas :

"VIJENDRAAAAAA ?"

Le scribe s'éloigna provisoirement de la porte et se pencha par dessus la balustrade pour regarder celui qui l'avait alpagué.

"... Ça va pas la tête de beugler comme ça ? Qu'est-ce qu'il y a ?
- "Jalonner" ça a un n ou deux n ? Je lui dis à l'autre que ça en a deux mais il me croit pas ! Dis lui, toi !"

... Voilà que son statut de copiste venait de le transformer en expert certifié de l'orthographe. Il n'avait pourtant pas eu souvent plus d'un B+ en dictées (mais à force de recopier des bouquins, certes, il s'améliorait).

"... Tu m'expliques comment le mot 'jalonner' est tombé dans la conversation, et comment vous en êtes arrivé à l'épeler ? Vous avez trouvé une flasque de rhum résiduelle ou quoi ?"

L'homme le fixait sans broncher. Il avait le regard très creux et n'attendait visiblement qu'une chose : la réponse à sa question. Si c'était pas l'alcool, peut-être la drogue alors, hein...

"... Oui y a deux n.
- Super merci j'te revaudrai ça !
- ... Si tu veux ..?"

Étonné par la conversation surréaliste qui venait d'avoir lieu, Vijendra secoua la tête puis revint vers la porte. Il n'avait évidemment pas entendu Morrigan lui parler au travers. Personne n'ouvrait. Bon. Elle n'était peut-être pas rentrée, ou bien elle était effectivement endorm...

Qui êtes vous? Que voulez vous? Vous savez quelle heure il est?

... Brutal. Vijendra ne s'était attendu ni à la façon dont la diseuse de bonnes aventures avait ouvert la porte, ni à celle dont elle lui avait bouffé le nez. Il ouvrait de grands yeux choqués et n'arrivait plus à trouver ses mots.

"... N... Non ?"

S'entendit-il dire bêtement. Ça faisait un moment qu'il n'avait plus la moindre notion de ce qu'une "heure" représentait et de ce fait, c'était la seule réponse qu'il pouvait fournir de façon certaine. Ce qu'il voulait ? Il n'en était plus sûr. Qui il était ? Euh. Il avait brièvement perdu la faculté de faire des phrases sujet verbe complément et elle lui était nécessaire pour se présenter.

Marre que vos petits potes et vous fassiez la fête presque en permanence alors que c'est la fin du monde dehors...

Malgré sa grande taille, Vijendra donnait l'impression de rapetisser à vue d’œil. Il continua, aussi penaud que terrorisé :

"Je... Pardon. Euh... Désolé... Je... Repasserai plus tard ? Enfin je veux dire après la fin du monde. Enfin ! Quand il fera jour ? Enfin non on ne sait plus vraiment quand ça arrivera maintenant... Enfin euh... Demain quoi ? Ou pas. Enfin si c'est gênant je peux juste partir et... Bref. Tout ça."

... Quelqu'un lui avait dit que ça pouvait être dangereux d'aborder Morrigan, mais il n'avait rien voulu entendre. Vijendra voulait faire la connaissance de tout le monde ici (à l'exception des pirates du Jolly Roger). Peut-être aurait-il dû écouter les conseils, pour une fois ?

Vijendra était bien obligé de reculer parce que sinon, Morrigan allait certainement lui enfoncer son doigt de 5cm au travers du plexus solaire. Ça ne l'aurait vraiment pas étonné qu'elle fut capable de percer l'os et de faire un gros trou. Etant donnée la tête qu'elle tirait, il s'attendait à ce que des éclairs lui sortent des yeux à tout moment.

Il trébucha contre la barrière derrière lui et poussa un bref cri effrayé. Ses yeux balayèrent le vide en contrebas : Houlà ! Non, non, non. Trop haut. Beaucoup trop haut. Hors de question qu'il recule plus et risque de tomber. Il saisit le bois à pleine main, à s'en faire blanchir les jointures.

Son regard se détacha pourtant du sol, cherchant plutôt celui de la diseuse de bonne aventure. Elle avait réussi l'exploit de lui faire plus peur que son vertige : il craignait qu'elle ne profite d'un moment d'inattention pour l'égorger.

Contre toute attente, elle parut pourtant se raviser. Vijendra avala sa salive et s'empressa d'avancer là où il ne risquait plus de passer par dessus la rambarde d'une minute à l'autre. A tout le mieux, désormais, elle pouvait le pousser dans les escaliers.

Ce n'était pas top non plus, mais ça impliquait de tomber de moins haut d'un coup.

Morrigan disait qu'elle était fatiguée et.. Ah ça, oui ! Il voulait bien le croire. Il fallait être sacrément exténué pour se mettre dans des humeurs pareilles. Elle ne dormait pas la nuit ou bien ..?

Ah bah non. Elle ne risquait pas de dormir la nuit si des idiots comme lui venaient frapper à sa porte toutes les deux minutes aux "heures" où il était décent de pioncer. Pourquoi n'avait-il pas attendu le lendemain, franchement ? Il s'était laissé emporter par la bonne ambiance de la salle commune, et ça lui avait fait perdre toute forme de bon sens.

"Tu veux quoi? T'es qui?"

... Il avait été sur le point de s'esquiver avec un dernier mot d'excuse, mais cette requête inattendue le bloqua. S'il ne lui répondait pas, qui sait ce qu'elle aurait été capable de lui faire ? De le bouffer, au minimum. De le recracher, sans doute, et de s'en faire un tapis.

Il ne voulait pas être un tapis.

"... Je m'appelle Vijendra Pillai ! Je suis acteur."

Mauvaise réponse. Carpette ronde ou plutôt rectangulaire ? Lui laisserait-elle le choix ? Il était troublé et il en oubliait le sens des priorités. Le moment n'était pas venu de lui parler de sa vie dans l'Ordinaire.

"... Enfin je veux dire j'étais acteur. En fait là je travaille à la librairie, je suis scribe copiste. Vous n'êtes jamais venue à la boutique.. ? Euh... Hm."

Il essayait d'avoir une conversation agréable mais elle n'était vraiment pas commode, houlà... Intimidé, il détourna les yeux mais se força très rapidement à les dresser à nouveau dans ceux de son interlocutrice.

"... En fait je suis désolé, je ne m'étais pas rendu compte qu'il était si tard. Je voulais savoir si vous proposiez encore vos services. Mais j'ai clairement mal choisi mon moment pour vous déranger et... Bref, vraiment je suis désolé, ce n'était pas intentionnel."

.. Il pouvait s'en aller, maintenant ? Il reviendrait plus tard, hein. Ou potentiellement jamais. Elle lui avait fait beaucoup trop peur.

Je passerai un jour...histoire de...quand tout ce bordel sera fini.

Encouragé, Vijendra esquissa bon gré mal gré un sourire et acquiesça avec autant de bonne volonté qu'il en était capable, c'est à dire pas beaucoup. Voilà qui lui donnait presque l'impression que Morrigan avait décidé de calmer le jeu et d'entretenir avec lui une conversation normale, mais c'était trop tard : elle l'avait absolument terrorisé et il se sentait tout sauf capable de briser la glace avec elle.

C'était plutôt la glace qui allait lui briser le crâne.

Preuve en image : persuadé qu'il l'avait dérangée à un mauvais moment, il voulut s'excuser puis prendre congé d'elle afin de la laisser tranquille. L'idée avait vraisemblablement été mauvaise car elle le regarda d'une manière telle que le scribe eut l'impression qu'elle allait le transformer en pierre à l'instar de la Méduse des mythes. Vijendra devint blanc comme un linge. Les yeux écarquillés, il cilla. Il donnait l'impression d'être sur le point de s'évanouir, et ça n'était peut-être pas juste une impression.

Ça ne servirait à rien.

Il ne se rendit pas compte que cette remarque ne lui était pas adressée et il pensa que Morrigan jugeait inutile qu'il s'en aille maintenant qu'il l'avait réveillée. Peut-être était-elle insomniaque, incapable de s'endormir hors d'une période précise dans son cycle de sommeil ?

"Ah."

Qu'aurait-il pu dire d'autre ? Ses options des fuite semblaient toutes épuisées. Ne lui restait plus qu'à accepter son destin de carpette, ou peut-être de tapis de douche.

Vijendra sa racla la gorge, très mal à l'aise. Il allait donc falloir qu'il aille au bout de son idée. Il n'était pas venu avec une question précise, on lui avait juste expliqué que Morrigan disait l'avenir et il avait eu envie de tester, par curiosité et aussi parce qu'elle faisait encore partie des pirates auxquels il n'avait jamais parlé. Il avait eu envie de faire connaissance... Ah, eh bien on pouvait dire qu'il était servi !

"Je paierai ce qu'il faudra."

Ce détail lui paraissait très important à préciser, et en premier. On transformait moins facilement en tapis les bons clients (ou du moins l'espérait-il). S'il fallait qu'il débourse tout son argent pour qu'elle le laisse partir en vie, il le ferait.. !

"Il y a besoin de se  focaliser sur une question ? Je venais plutôt pour une euh... lecture générale ? Pour savoir ce qui m'attend, un peu. Mais ah... S'il faut une question, je vous donne une question hein. Vous me dites. Tout ce qu'il faudra. C'est vous le chef."

Vijendra leva les deux mains en signe de reddition. Si il avait eu un drapeau blanc à agiter, il l'aurait fait. Oui vraiment : TOUT ce qu'elle voulait, tant que ça lui évitait d'être contrariée, et incidemment tant que ça évitait au copiste de se faire bouffer.

Vijendra n'avait aucune envie d'entrer dans cette chambre. Il le fit quand même parce que sinon, il n'était pas bien certain de ce que Morrigan risquait de lui faire. Assis à la table, il se  frotta nerveusement les genoux, se racla la gorge et dressa un regard hésitant sur la sorcière, pas tout à fait certain de ce qu'on attendait de lui. Il attendait qu'elle lui explique la suite des événements.

La fameuse suite, qui était destinée à lui faire (encore plus) peur, n'eut pas l'effet escompté. Vijendra était un grand gamin et comme il n'était que très rarement sorti du Port, on ne pouvait pas dire qu'il avait été témoin d'un grand nombre de phénomènes surnaturels malgré son séjour sur l'île qui commençait à s'éterniser. Ce spectacle de magie pure - les bougies qui s'allumaient toutes seules, le vent qui claquait portes et volets - éveilla en lui un sentiment d'émerveillement si absolu qu'il lui en fit presque oublier l'effroi des instants précédents.

Presque.

"... Oh, wow..."

Ses yeux s'illuminèrent. Un sourire candide se dressa sur ses lèvres. Si Morrigan ne s'était pas si bien employée à lui inspirer terreur et sentiment de danger lors de leur premier contact, le pirate l'aurait sans doute observée avec une admiration franche, entière, que rien n'aurait entaché. C'était le "real deal", comme on disait ! De la VRAIE magie, maîtrisée par son interlocutrice avec un brio impressionnant. Impressionné, il l'était, mais du coup, il y avait une petite appréhension qui restait dans le fond de ses yeux. Son sourire n'était pas tout à fait aussi détendu qu'il aurait dû l'être. L'inquiétude agitait son esprit en arrière-plan comme un gamin battant des pieds dans une pataugeoire. Vijendra craignait qu'elle s'énerve à nouveau au moindre de ses gestes, de ses mots, quand bien même il ne comprenait pas ce qu'il faisait de mal. JUSTEMENT parce qu'il ne comprenait pas ce qu'il faisait de mal, et que du coup une connerie était vite arrivée.

Malgré tout, cette démonstration avait su convertir une partie de sa trouille en excitation. Il se sentait comme un gamin qui aurait décidé de dormir avec son groupe de potes sous une tente, dans la nature, et de se raconter des histoires d'horreur à la lueur d'une lampe torche. C'était mieux qu'au cinéma. Un frisson parcourut son échine. La peur coulait dans ses veines comme une drogue agréable.

"Très bien....Une lecture générale....20 pièces d'or...."

... Ah, ça, c'était moins drôle par contre. L'annonce de la somme le fit revenir à la réalité. S'il avait encore été le Vijendra du monde Ordinaire, ça n'aurait évidemment pas posé de souci : il ne s'était alors jamais posé la moindre question au sujet de l'argent. Il suffisait qu'il veuille un truc, qu'il sorte sa Black Card, et tout lui tombait directement dans le bec. Malheureusement, sur l'île, sa carte bancaire n'était plus qu'un vulgaire morceau de plastique et il avait fallu qu'il revoie son niveau de vie à la baisse. Pour l'aider à s'adapter, Henrik lui donnait un (très) gros salaire, ce dont Vijendra n'avait pas conscience. Cela dit, 20 pièces d'or, ça restait cher. Surtout en ces temps de Givre où tout manquait.

Il les avait. Et il n'allait pas négocier. Mais ça le chagrinait un peu car ça voulait dire qu'il devrait attendre son prochain salaire pour aller voir Carmine et lui demander de lui coudre sa dernière lubie vestimentaire. Sa principale source de dépenses (c'est à dire la Maison Close) n'était pas ouverte en ce moment, c'était la seule chose qui le sauvait.

"Oh, d'accord..."

Il fronça les sourcils, un peu contrarié car il était en train de recalculer toutes ses prochaines dépenses en fonction du nouveau trou dans son budget. Ce faisant il sortit sa bourse et commença à compter les pièces. Il soupira et la renversa finalement entièrement sur la table avant de sortir une autre bourse. En cuir rouge, c'était sa réserve de secours, dont il ne se servait que lorsqu'il s'était un peu oublié. Ça arrivait de moins en moins souvent mais... Eh bien on lui demandait rarement de débourser autant d'un coup. Ce n'était pas vraiment sa faute, du coup. Comment aurait-il pu s'attendre à ce que les services de Morrigan soient si chers ? D'ailleurs, ce n'était pas tout à fait honnête de sa part de lui donner ses tarifs uniquement après l'avoir fait entrer... Pour ne pas dire après l'avoir forcé à entrer. Mais bon.

Il ne voulait pas mourir, alors il n'allait pas s'en plaindre.

La somme réunie, Vijendra rangea son peu d'argent résiduel avec l'impression d'être beaucoup trop léger. Il se concentra pourtant sur les explications de Morrigan et balaya les cartes étalées face à lui du regard.

"D'accord... Il faut juste les tirer du paquet ou bien il faut les retourner ?"

Dès qu'il fut certain de la marche à suivre, il entreprit de faire son choix. Qu'allait-il apprendre, tiens ? C'était l'acte du tirage qui l'avait jusqu'à présent rendu curieux plus que le résultat en lui-même, mais suite à la démonstration des pouvoirs de Morrigan, il commençait à se poser de réelles questions sur ce qu'elle allait lire. Elle paraissait plus crédible que les voyantes de l'Ordinaire auxquelles son père - pourtant un grand homme de sciences - avait fait appel de temps à autre.

Vijendra n'était toujours pas très rassuré, mais depuis que Morrigan le traitait comme un client plutôt que comme un vulgaire inopportun, cela commençait tout de même à aller mieux. Voilà même qu'elle lui souriait, tiens... Bon. Avec un sourire froid, inquiétant, qui ne lui montait pas jusqu'aux yeux, mais un sourire tout de même. C'était mieux que de se faire  aboyer dessus, ou fusiller du regard.

Oubliant très (trop) rapidement la contrariété de sa bourse pillée, Vijendra se pencha sur les cartes et acquiesça en silence : en choisir sept, et se contenter de les tirer du paquet sans les retourner. C'était noté. Le pirate s'exécuta rapidement, à l'instinct et sans réfléchir. Mieux valait sans doute laisser faire le hasard, ou quoique ce fut qui se cachait sous l'apanage dudit hasard.

Puis il releva les yeux sur Morrigan sans avoir le temps de formuler la moindre interrogation implicite puisqu'elle était déjà en train de retourner une carte. Il fronça les sourcils en reconnaissant la figure dessinée au verso. Ah, c'était pas beau, ça. Ça faisait peur. Ça ne pouvait pas être positif, si ?

"Ton destin proche est parsemés de dangers et de forces obscures, violentes et même mortelles..."

La jeune homme écarquilla les yeux et perdit quelques couleurs, espérant secrètement que Morrigan n'était pas aussi précise dans ses tirages qu'elle l'était pour souffler des bougies sans bouger l'ombre d'un cil.

Un rire nerveux lui échappa et sans tarder, divers mécanismes de déni se mirent en routent afin que Vijendra parvienne à garder son sang-froid malgré l'annonce qui venait de lui être faite :

"... Ah. C'est pas bon, ça. Mais euh... c'est pas très étonnant, si ? Enfin je veux dire, c'est un peu le cas de tout le monde en ce moment, nan ? Avec le Givre, et les marcheurs bl... les orbleus. Et tout ça..."

La question n'était qu'à moitié rhétorique. Une inquiètude sincère au fond des yeux, il fixait la sorcière et attendait en ne respirant qu'à peine qu'elle lui annonce la seule chose qui l'aurait entièrement apaisé : Oui, c'était courant, elle retrouvait souvent ça dans ses tirages puisque après tout la situation au Ranch, et sur l'île en règle générale pour ceux qui se rebellaient contre le froid triomphant, n'était franchement pas brillante.

Le sourcil soulevé de Morrigan ne semblait pas du tout signifier ce qu'il voulait entendre et Vijendra passa une main nerveuse sur son menton, qu'il frotta un peu trop énergiquement. Il posa un regard non moins nerveux sur la table, et plus précisément sur les cartes qui étaient encore face cachée.

"... Vous pouvez voir tout ça juste avec une carte ??"

Nouvel espoir secret : que son interlocutrice lui annonce que les prochaines cartes retournées pourraient tempérer les précédentes révélations. Si rien de tout ça ne fonctionnait comme il voulait, alors ne restait plus qu'une dernière solution :

"... Et euh, sinon, je peux éviter ça ou bien.. ?"

Pitié, qu'elle lui dise que oui.

Jamais un "Oui" suivi d'un "Non" (... ou l'inverse, ou même l'un et l'autre séparément) ne l'avaient autant contrarié. Le ton cassant de Morrigan n'était pas agréable. Le pirate avait l'impression qu'il aurait dû se taire. Il cillait à chaque aboiement supplémentaire, les dents serrées. Cela dit, son déplaisir tenait moins à la façon dont la sorcière lui répondait qu'à ce qu'elle était en train de lui annoncer l'air de rien.

Donc selon elle, il y avait des chances qu'il crève dans la prochaine quinzaine, et il ne pouvait rien y faire. Génial. Brillant. Parfait. Pourquoi était-il venu la voir, déjà.. ?

Elle dévoila la carte suivante et Vijendra n'eut pas besoin d'attendre son interprétation pour grimacer, mortifié. Il avait quelques notions très basiques sur le tarot de Marseille et il savait que la tour était une carte extrêmement négative, symbole de ruine, de perte. De trucs qu'il était certain de ne pas vouloir voir arriver.

"Le chaos, un changement inévitable."

"Ah bah génial, ça promet..."

Nouveau rire nerveux pour aller avec sa remarque faussement cynique, qui malgré tout tenait lieu de plaisanterie. Il ne pouvait peut-être pas empêcher l'inéluctable, mais il pouvait encore essayer d'alléger l'atmosphère. Ce qui lui éviterait peut-être une crise de panique.

"La divination ce n'est pas l'art de te dire ce que tu veux entendre, je laisse ça aux politiciens, non...la divination est justement ce que tu ne veux pas entendre, tes parts les plus sombres que tu te caches à toi même...et que tu réfutes pour paraître comme quelqu'un de correct, alors non tu ne peux pas les éviter, mais tu peux accepter....et en tirer leçons et profits."

"Oui d'accord mais euh... Quand même, quoi."

Si elle lui annonçait l'imminence d'un danger mortel, puis la venue d'un changement inévitable, elle ne pouvait pas s'attendre à ce qu'il le prenne bien, ni à ce qu'il l'accepte si facilement. Il n'y avait ni leçons ni profit à tirer de la mort. C'était juste la fin de tout, et ça puait du cul. Comme cette fichue arcane de la tour.

Vijendra soupira et laissa ses yeux retomber sur les cinq cartes résiduelles.

"Bon ben je vous laisse continuer alors... On va bien voir à quelle sauce je vais être bouffé, je suppose. J'espère que je ne vais pas être bouffé pour de vrai, quand même. J'ai un ami qui m'a montré Cannibal Holocaust quand j'avais huit ans et c'est devenu une de mes hantises... Brr. Ils ont tué de VRAIS animaux durant le tournage en plus, vous le saviez ? Immonde, ce truc."

Il ne se faisait aucune illusion : Morrigan ne le savait sans doute pas. Il y avait 90% de chances pour qu'elle ne sache même pas de quoi il parlait. Rah, c'était chiant. La culture cinématographique des résidents du Port était souvent inexistante... Ça manquait d'une salle de projection pour leur faire rattraper tout ça.

Idée intéressante, mais encore fallait-il qu'il vive assez longtemps pour en faire quelque chose de concret. Une part de son esprit aurait voulu se dire que ces histoires de divination n'étaient que des foutaises... La magie, c'était une chose. Mais lire l'avenir ? Le concept de Destin, c'était flippant. Il préférait croire en son libre arbitre. Entre ce qu'on préférait croire et ce qu'on croyait réellement, cela dit, la correspondance n'était pas toujours aussi exacte qu'on l'aurait souhaité. D'où son inquiétude grandissante.

A la demande de Morrigan, Vijendra s'arrêta instantanément de parler, mais cette fois ce n'était pas parce qu'elle lui flanquait la frousse. Le jeune homme leva un regard aigu et le posa dans celui de son interlocutrice, sincèrement blessé. Le tempérament cordial de Vijendra l'amenait à avoir plus d'amis que d'ennemis, cependant il ne faisait pas l'unanimité (certains n'avaient jamais oublié son comportement des premiers temps. Ils n'avaient pas apprécié d'être considérés comme des "bouseux", ni que le bermudon se comporte comme un prince capricieux). Ainsi, le scribe était habitué à recevoir des regards peu amènes et à subir sa propre réputation, laquelle s'accompagnait parfois d'insultes.

Cependant, personne ne lui avait jamais dit qu'il avait une voix énervante. C'était une remarque très méchante, parce que ça n'avait pas à voir avec son comportement, ou avec quoique ce soit qu'il aurait pu modifier. Non. Sa voix était comme elle était, il n'y pouvait rien, et s'en plaindre, cela revenait à se plaindre de le voir exister.

Il ne voyait pas le souci avec sa voix, de toute façon. Certes, il n'avait rien d'une basse profonde, il aurait sans doute fait une mauvaise voix off. Il avait malgré tout l'impression d'avoir un timbre plutôt doux et chantant, et même si ça n'avait pas été le cas eh bien... Ça ne se disait pas, voilà !

Elle était super impolie et cassante, Vijendra commençait à en avoir un peu ras le pompon. Morrigan ne lui donnait plus du tout envie de se montrer agréable, ce qui était un exploit en soi comme le scribe avait  tendance à se montrer agréable avec tout le monde à moins d'être contrarié par un événement extérieur - genre son emprisonnement soudain sur une île où on vivait comme au siècle dernier à tout le mieux, dans des conditions à peine mieux que misérables.

Elle lui posa une question. Impassible, Vijendra fixait la sorcière sans ciller. Il décida de répondre quand même mais il se refusa à développer, à embellir son discours de détails généreux comme il l'aurait fait en temps normal. Elle ne méritait pas qu'il s'en donne la peine. De toute façon, elle lui avait clairement signifié que de l'entendre parler la saoulait.

"2013."

Elle retourna la prochaine carte et Vijendra hésita entre rester hébété devant le tirage, rire jaune très fort, et se lever pour se casser purement et simplement de cette pièce. Ses nerfs commençaient à accuser le coup des nombreuses tensions qu'il devait supporter, du comportement anxiogène de Morrigan aux prédictions catastrophiques qu'elle était en train de lui faire.

Au final, il opta plus ou moins pour la première solution. Vijendra posa le bras sur l'accoudoir de son fauteuil et son front s'appuya sur trois doigts. Dépité, blasé, il observa les cartes sans un mot dans l'attente de l'interprétation de la diseuse de bonne aventure.

"Je te laisse imaginer la suite..."

.. Quoi ? C'était une blague ? Il fallait qu'il fasse son taf à sa place, maintenant ? Elle avait un sacré toupet, étant donnés ses prix exorbitants.

Vijendra craignait de comprendre ce que signifiait réellement cette formulation. Par le non-dit, n'essayait-elle pas de lui faire comprendre qu'il allait ... couic ?

Il posa alternativement les yeux sur les cartes puis sur la bermudonne durant plusieurs très longues secondes, dans l'espoir qu'elle le détrompe, mais rien. Peu amène car pas très bien luné et sensiblement tendu, il demanda enfin :

"Bon alors, vérifions si j'ai bien compris le point auquel cette histoire est une VDM de compet... Vous êtes en train de me dire que je vous ai payé vingt foutues pièces d'or, tout ça pour devoir deviner que je vais bientôt crever ? Mais vous avez le droit de dire ça, au moins ? Y a pas un code déontologique des médiums, voyants et autres madames Irma selon lequel ça se fait pas d'annoncer la mort de quelqu'un ?"

Il aurait eu mieux fait de les dépenser ailleurs, ces pièces, histoire de profiter du temps qu'il lui restait.

Oh et puis zut... Ce n'était sans doute que des âneries enjolivées par quelques tours de passe passe - ou même de véritable magie, qui était possible sur l'île, ce qui n'était sans doute pas le cas de la divination. Il allait falloir qu'il s'en convainque en attendant, s'il voulait garder sa santé mentale intacte. Le temps n'existait même pas ici alors bon, que signifiait l'avenir dans ce contexte ? Et au-delà de ça, comment lire dans ce qui n'existait pas encore ?