C’est une journée comme une autre, où il fait toujours plus froid, où les espoirs de certains s’amenuisent toujours plus.

De son côté, Tayysn n'avait pas le temps d’y penser. Elle venait d’aider aux champs d’opium, et se plaisait une nouvelle fois à donner un coup de mains dans les ateliers aménagés pour les artisans. On fabriquait de futurs outils, là où d’autres s’attelaient à des tâches plus grandes, comme de futurs meubles ou au renforcement du Ranch en lui-même, qu’il s’agisse des portes où des murs. La jeune femme bricolait çà et là, aidant là où il y en avait besoin.

Comme à son habitude, la jeune femme était silencieuse, et se faisait la plus discrète possible. Pourtant, un homme avait attiré son attention depuis quelques temps déjà. Ses retrouvailles avec Witted dataient d’il y a peu, et les souvenirs étaient frais.
Ses paroles aussi.

"Il est grand, très grand -mais vraiment hein, je dis pas ça du point de vue d'un enfant- il a les cheveux roux comme les miens, courts et mis un peu n'importe comment. Il a des yeux verts et l'air toujours fatigué, un peu de barbe là aussi -il pique !"

Tayysan fixe distraitement l’homme, au fond de la pièce, qui correspond à cette description. Grand- très grand même, roux. En train de transporter des charges lourdes, à la demande des travailleurs.

"Il tire presque toujours la gueule, mais ça tu le savais déjà. Il râle tout le temps, mais il n'est pas vraiment méchant... Il a l'air plutôt costaud, aussi. [...]"

Vient-elle de l’entendre râler ?
La jeune femme cligne des yeux, et se déporte automatiquement sur le côté pour laisser passer les autres Rebelles en plein travail. Maintenant, elle n’est plus du tout discrète : elle fixe cet homme roux, très grand, les sourcils froncés. Intriguée. Aurait-elle de la chance à ce point ? S’agirait-il vraiment du frère de Witted ? Heureusement que la Perdue lui avait donné une description : la birmane aurait été incapable de le reconnaître précisément. Certes, Tayysan lui avait dit qu’elle avait cru l’apercevoir... mais ce n’était qu’une supposition. Sans ces indications, elle n’aurait eu que le souvenir flou, trop daté, de Bitter. Il devait avoir plus de la trentaine, maintenant ? En tout cas, elle ne doutait plus beaucoup qu’il s’agisse de lui : les roux au physique imposant, il y en a peu. A vrai dire, il n’y en a qu’un.

Elle part poser des planches en bois, puis retourne vers l’établi, saissisant de nouveaux outils. Elle est pensive : Witted lui a bien dit que son frère est bougon, mais surtout méfiant avec les étrangers. La jeune femme continue son ouvrage, hésitant pendant quelques instants encore. En soit, elle a toutes les informations qu’il lui faut : elle est persuadée qu’il s’agit bien d’Asher, et elle sait qu’elle n’a pas tant changé que ça depuis le Grand Arbre, hormis le fait qu’elle arbore des formes plus féminines. S’il a une bonne mémoire, il la reconnaîtra peut-être.

De toute façon, la jeune femme doit partir poser des planches à proximité d’Asher. Elle s’exécute, et s’avance vers lui. Lorsqu’elle termine son travail, elle se redresse et lui adresse un regard un peu curieux, mais néanmoins poli. Comme à son habitude.

- Vous êtes Asher ?

Le ton de sa voix est relativement calme. Comme si elle comptait lui demander d’effectuer une nouvelle livraison, ou lui demander de l’aide.
Quoiqu’il en soit, l’approche est pour l’instant prudente. Il s’agit de ne pas en faire trop.

C’était bien lui.

Le doute envolé, Tayysan lui adresse un nouveau sourire. Plus doux, plus complice. Un peu nostalgique, peut-être. Il faut dire qu’elle n’a jamais revu de Perdus bannis du Grand Arbre, et la situation lui est exceptionnelle et unique. L’ambiance autour d’elle devient étrange, comme s’il n’y avait plus qu’eux deux dans la pièce. La birmane se permet de le détailler une nouvelle fois poliment, comme si elle souhaitait imprimer dans sa mémoire son apparence qui lui est nouvelle.

- Tu ne me reconnais pas ?

Visiblement pas, puisque le concerné ne répond pas tout de suite. Tayysan s’écarte un peu, laissant passer l’un des Rebelles venu récupérer du matériel. Elle attend que ce dernier s’éloigne, avant de reporter son attention sur Asher.

- Harmony.

Ca lui fait un peu bizarre de se désigner ainsi : ce nom est un vestige d’une époque révolue qui, au fond, lui manque quand même un peu.
L’Effacée chasse rapidement cette pensée de son esprit : ce n’est pas le moment, ni le bon endroit pour discuter. Rester statique sans rien faire risque de déranger certains Rebelles en plein travail. Tayysan abandonne Asher un court instant, afin de récupérer un sac plein à ras bord d’outils neufs ou réparés, qu’elle place par-dessus son épaule. Comme toujours, elle ne demande d’aide à personne, et ignore le regards de certains Pirates - sans doute vieux jeu, surpris de voir une femme porter ce sac d’une dizaine de kilos sans se plaindre.

- Tu veux prendre une pause ? Demande-t-elle en revenant vers Asher. J’ai des outils à porter dans les champs.

D’autant que le Pirate avait l’air un poil fatigué : Tayysan l’était aussi. En tout cas, c’est ce que les tiraillements de son dos lui disait. Elle était debout depuis un bon moment, et elle aurait aimé s’asseoir, ne serait-ce qu'un instant. Ce qu'elle fera sans doute, dès qu'elle aura terminé sa "livraison".

- D’accord, répondit-elle simplement, avant de se diriger à l’extérieur des ateliers. Je ne t’ennuierai pas longtemps.

La température n’avait pas changé : elle était toujours aussi gelée. Heureusement que Tayysan était bien équipée - notamment grâce à son nouveau manteau, confectionné par Carmine...

Elle attendit que Asher sorte à son tour, avant de marcher à ses côtés en direction des champs d’opium. Leurs pas n’étaient pas rapides, notamment à cause de la neige tassée qui fondait davantage depuis que Peter Pan se trouvait dans son Cocon.

- Je suis contente que tu m’aies reconnu, finit-elle par dire en tournant son regard vers Asher. Ça ne fait pas longtemps que je suis... Pirate. Il lui était toujours un peu étrange de se désigner ainsi, d’autant que sa voix trahissait clairement un certain regret. C’est agréable de reconnaître un ancien camarade.

Il faut dire que Tayysan aurait bien été incapable de le reconnaitre sans la description de Witted, et ce même si la birmane avait connaissance de son nom actuel.

- Comment tu vas, d’ailleurs ?

En vérité, elle savait comment il allait : Witted lui en avait dit bien assez. Mais Asher n’avait pas besoin de le savoir, d’autant que la démarche de Tayysan était réellement sincère. Elle avait toujours apprécié Bitter, et son départ du Grand Arbre l’avait à l’époque troublé. L'ancienne artisane avait parfois regretté qu’il n’ait pas rejoint le groupe des Artisans : elle aurait au moins pu garder un œil sur lui. Ce n’était pas le premier enfant du Grand Arbre qui n’appréciait pas du tout sa vie de Garçon Perdu.

Ils avaient le temps de discuter : les champs d’opiums étaient encore bien loin, à ce rythme.

Tayysan n’ignora pas le regard prononcé d’Asher - elle ne se dérangea pas de le lui rendre, d’ailleurs. Elle savait qu’il y avait peu de chances qu’il pose la question : à savoir comment elle s’est retrouvée ici. Le Pirate s’en doutait visiblement bien qu’elle n’était pas ici de son plein gré. Et dans le mouvement, elle avait perdu toutes les personnes qui lui étaient chères au Grand Arbre. Freckles fut le premier à lui revenir en tête. Elle avait beau l’avoir revu récemment, il y avait pour l’instant quelque chose de définitivement cassé entre eux. Elle n’oubliait pas le regard de Freckles. Elle ne l’oublierait sans doute pas.
Elle secoue la tête, craignant d’être plus expressive qu’elle ne l’est déjà. Tayysan n’était pas venue pour se plaindre, mais pour aider Asher du mieux qu’elle puisse, sans en faire trop, ni trop peu.

- T'as pas énormément changé, en vrai. Je t'aurais reconnue plus tôt si ce pays à la con foutait pas les neurones en pagaille à tous ses habitants...
- Ne t’en formalise pas, lâcha-t-elle dans un sourire. J’ai aussi eu du mal à te reconnaître. D’autant que je ne sais même pas à quel point j’ai pu changer depuis le Grand Arbre.

Il faut dire que Tayysan n’avait jamais porté une attention particulière à son apparence.
Lorsqu’elle lui demande s’il va bien, son silence en dit long - son regard fuyant et empreint de douleur tout autant. Tayysan fronce les sourcils : ce n’est pas tant le comportement du Pirate qui la trouble, puisque Witted l’avait préparé à ça.

Elle s’en veut un peu.
D’avoir posé cette question ? Oui. Mais voir la réaction d’Asher la percute plus qu’elle n’y aurait songé. Tayysan ne répond pas tout de suite, pour la simple et bonne raison qu’elle ne sait pas quoi dire. C’était l’une de ses nombreuses situations ou les mots, les « ça va aller » et les « accroche toi » sont inutiles. Elle prend le risque, et pose sa main sur l’avant-bras d’Asher, accessible pour sa petite taille.

Son geste est très délicat, empreint d’une affection qu’elle veut chaleureuse : le but n’était pas de le brusquer. Simplement de lui montrer qu’elle est là. Contrairement aux apparences, et Asher le sait, Tayysan n’est pas spécialement douée dans la conversation.

Le geste est rapide. Tayysan a déjà ramené sa main sur le sac qu’elle tient. Et tout aussi rapidement, elle change de sujet, afin de ne pas créer plus d’embarras chez Asher.

- J’espère que le Givre ne durera plus trop longtemps. J’aimerais faire autre chose sur le Port... Elle marque une pause. Mais si jamais tu as un problème, j’aimerais que tu viennes me voir, maintenant que je sais où tu es. Je ne dis pas ça par charité. Si l’envie t’en prends, pense-y. Sauf si tu n’en as vraiment pas envie.

Bien qu’elle espère le contraire.

Elle était allée trop loin. Cela lui paraissait en soi inévitable : Tayysan avait bien écouté ce que Witted lui avait confié, mais elle devait voir par elle-même la limite à ne pas franchir. Et là voilà : un véritable mur infranchissable, qui n’étonnait guère la birmane, mais qui s’en voulait d’avoir mis Asher aussi mal à l’aise. A sa première question, elle hocha la tête : c’était le cas, et c’était bien assez visible. La preuve.

Sa douceur et sa curiosité ne marchait pas avec tout le monde. Enfin, ce n’était pas bien grave : elle préférait largement que Asher dévie la conversation plutôt que de fuir sans toute autre forme de procès. A son tour, Tayysan décida qu’elle en avait bien assez fait pour aujourd’hui.

- C’est par là, oui, finit-elle par répondre.

Tous deux savaient très bien dans quelle direction aller : l’horizon était exceptionnellement dégagé de tout blizzard aujourd’hui et de manière générale, les champs d’opium étaient visibles de tout le monde. Ils y arrivèrent plus vite que prévu, sans doute parce qu’ils avaient accéléré le pas sans s’en rendre compte. Tayysan se dirigea en direction d’un jeune homme, et déposa à ses côtés le sac qu’elle portait, et invita Asher à faire de même.

Entretemps, l’homme échangea quelques mots avec l'Effacée, qui se contentait de réponses très brèves. Rien ne changeait, et en présence d’inconnus, elle restait fermée à la discussion. C’est ainsi qu’elle se retrouva avec un nouveau sac d’outils, plus lourd que celui qu’elle avait porté, rempli de matériel cassé, de planches abîmées, qui servaient à marcher à coté des cultures sans piétiner la terre, et de fer brisé.

Pour le coup, ce fut Tayysan qui poussa la première un soupir agacé : sérieusement, comment pouvaient-ils casser aussi vite ce qu’elle et les autres artisans fabriquaient ? Le Givre y était sans doute pour beaucoup, mais tout de même.
Le sac était lourd, mais ce n’est pas ça qui allait l’arrêter. Elle saisit le sac, le balança par-dessus son épaule, et avisa un homme plus âgé qui revenait vers eux, en leur tendant un autre sac rempli d’outils cassés. Tayysan ne dit rien, malgré un léger tic nerveux qui trahit son agacement naissant.

L’homme repartit, laissant le sac au sol. Attendant qu’Asher s’en saisisse, la jeune femme tourna la tête vers lui.

- Je me demande comment ils font pour casser aussi vite ce qui est fabriqué.

Elle glissa une main dans ses cheveux, afin de rabattre les quelques mèches qui barraient son visage. Une fois n’est pas coutume, ça l’agaçait, et elle ne s’en cachait pas. Tayysan n’avait pas souvenir d’avoir ressenti autant d’énervement lorsqu’elle était cheffe au Grand Arbre. Et au fond, la découverte de cet étrange sentiment la surprenait un peu : ce devait être un trait d’adulte, ou juste sa patience qui s’était fait moindre parce qu’elle était plus proche des vingt ans que des seize.

- J’ai hâte que ce Givre se termine. J’aimerais bien ouvrir une échoppe sur le Port quand tout ça sera fini, je n’y ai pas vu d’artisan pour l’instant.

C’était la conclusion qu’elle avait tiré de ce séjour au Ranch, et dans les ateliers d’artisanat. Si certains étaient doués en la matière, Tayysan se surprenait à être agacée d’un travail mal fait, ou bâclé. Ca, c’était son côté trop méticuleux et perfectionniste qui ressortait. Et plus il ressortait, plus elle avait envie de réaliser ce rêve, stocké dans un coin de sa tête, qui se rappelait à elle de temps à autre.

- Je suis arrivée au Port pendant la Pluie Salée, commença-t-elle après une courte hésitation. Si elle n’avait pas envie de repenser à sa venue non-voulue sur le Port, elle pouvait au moins lui raconter cette partie. Je travaille dans la fumerie depuis, mais j’ai de moins en moins envie de m’y éterniser.

Heureusement pour elle, Moriko s’en doutait depuis un moment.

- Surtout quand je vois un travail pareil, dit-elle en secouant le sac qu’elle maintenait toujours sans sourciller. Quand je vois certains Pirates travailler dans les ateliers...

Elle ne finit pas sa phrase, mais son expression trahissait clairement le fond de sa pensée. Malgré cela, elle adressa quand même un petit sourire sincère - un peu complice - à Asher : elle n’avait jamais l’occasion de parler de ça à quelqu’un d’autre. En général, elle gardait tout pour elle. D’autant que cela permettait de détourner la conversation d'un sujet trop sensible.

Tayysan laisse échapper un rire sincère face à la remarque d’Asher. C’est vrai qu’il a raison : c’est un miracle que les bâtiments du Port tiennent encore debout, lorsqu’on voit le travail de certain.

- Tu as raison. Même dans les ateliers, je vois bien qu’il y a des Pirates passionnés par leur travail. Ils ne sont pas nombreux, mais ils compensent le travail bâclé de certains.

La birmane se surprend elle-même à râler autant : un truc d’adulte, ou l’influence d’Asher ? Difficile de savoir. Un peu des deux, sans doute. Tout comme il s’agit d’un moyen de détourner l’attention, d’éviter que le Hargneux soit mal à l’aise comme il a pu l’être avant. Tayysan hésite un temps à s’excuser, avant de se raviser : ce n’est peut-être pas une bonne idée, elle risquerait de remettre de l’huile sur le feu. Mieux vaut laisser les sujets sensibles de côté pour l’instant.

- Je suis désolée, je râle sans doute pour peu de choses. C’est normal que les outils cassent aussi vite, le sol est complètement gelé...

En disant cela, un étrange écho se dessine dans son esprit : vague souvenir vicié de sa vie dans l’Ordinaire, où elle travaillait dans les champs dès le moment où elle sut tenir une houe dans ses mains. Cette soudaine pensée la fit ralentir, et la lourdeur du sac qu’elle portait n’arrangeait rien : ses pas s’enfonçaient davantage dans l’épaisse couche de neige.

- Tu as aidé à la construction du Port ? Demanda-t-elle à Asher en lui adressant un regard sincèrement curieux, tout en voulant chasser l’étrange souvenir flou qu’elle venait d’avoir.

Tayysan se souvient que Bitter était souvent accompagné de Witted, lorsqu’ils venaient lui rendre visite au Grand Arbre. Il la regardait souvent travailler en silence. A cette pensée, la birmane jette un coup d’œil rapide à Asher. Apprécie-t-il l’artisanat ? Un jour, elle lui proposera peut-être de l’aider dans son futur atelier... s’il voit le jour, du moins.

Tayysan adresse un sourire ravi, presque redevable, à Asher : le simple fait d’imaginer un bois de qualité la rassérène, et elle se surprend à imaginer ce qu’elle pourrait faire avec un bois plus solide.

- C’est merveilleux ce que tu me dis là, commence-t-elle sur un ton taquin. Merci d’avance. Fais attention à toi sur le chemin.

Le Givre reste dangereux, et elle le savait très bien pour s’y être aventuré. Elle retrouva néanmoins un visage plus figé à l’évocation du Jolly Roger duquel s’était fait virer Asher. Bien que des questions la taraudait, la birmane n’avait pas l’intention d’interroger le Hargneux sur ce sujet : il n’avait pas l’air d’en avoir envie. Autant respecter ça.

- Oh, je vois.

L’Effacée marque une longue pause, tout en gardant une démarche ralentie.

- ... C’est dommage. Elle pensait à tout autre chose. Je t’avoue que j’aurais bien aimé que tu rejoignes le groupe des Artisans, lorsqu’on vivait encore au Grand Arbre.

Bitter avait toujours été intéressé par le travail des Artisans, et Harmony l’avait comprit très tôt : un peu après leur arrivée, à vrai dire. Peut-être que les choses en auraient été autrement s’il s’était retrouvé dans son groupe dès le début. Mais Tayysan préférait garder cette réflexion pour elle.

- Ce n’était pas une idée en l’air lorsque j’ai dis que je souhaitais ouvrir une échoppe. Si jamais tu t’ennuies, si tu as besoin d’argent et si tu en as envie, n’hésite pas à venir me demander du travail. Je suis sûre que tu te débrouilles très bien de tes deux mains.

Elle s’arrête.

- Je crois que c’est un rêve que j’avais déjà dans le Monde Ordinaire.

Ça sonne sur le ton de la confidence - une confidence presque honteuse, bien qu’elle ne comprenne pas pourquoi elle pense à ça. Ni pourquoi elle l’a dit aussi facilement à Asher.
Peut-être parce que c’est la première fois qu’elle le formule à voix haute, pour s’en convaincre.

Contrairement à Asher, Tayysan était sûre qu’il aurait fait un bon artisan. Mais, en effet, elle avait le vague souvenir qu’il se plaisait avec sa sœur... Jusqu’à ce que Peter Pan le change de groupe. C’est probablement pour ça qu’elle regrette qu’ils n’aient pas été chez les Artisans tout de suite : Harmony était déjà chef à l’époque. Peut-être qu’elle aurait pu les aider ne serait-ce qu’un minimum, si cela avait été le cas.

Mais on ne refaisait pas le monde avec des « si ».
Ça la mettait un peu mal à l’aise de réfléchir à ça. Elle avait eu un frère dans le Monde Ordinaire, mais elle n’en avait aucun souvenir. Cette sorte de sympathie qu’elle avait toujours éprouvé pour Witted et Bitter venait peut-être d’un sentiment de nostalgie refoulé ?

- ... Tu parviens à te souvenir de ce genre d'impressions ? C'est pas faute d'essayer, mais je crois que j'ai vraiment plus rien. J'avais écrit ce que je voulais retenir mais tu sais qui l'a brûlé. Maintenant c'est juste des bribes d'histoires... Et quelques bouts de chansons. Pourquoi est-ce que j'ai voulu partir, je me demande bien. Quelle connerie.

Si elle avait repris sa marche, elle l’avait arrêté tout aussi net en écoutant Asher. C’est vrai qu’elle parvenait à se souvenir de ce genre d’impressions depuis toujours, et qu’elle n’avait réussi à s’expliquer pourquoi. Une lueur étrange passe dans ses prunelles, et elle tourne la tête vers le Hargneux.

- A vrai dire, je ne me souviens que de ça. Certains Garçons Perdus se souvenaient du pays où ils venaient, mais ce n’est pas mon cas. Moi... je crois que c’était horrible, là d’où je viens. Et je suis sûrement là depuis un moment. J’ai vu défiler beaucoup de Perdus, l’air de rien.

Ses doigts triturent le tissu du sac qu’elle porte toujours sur son épaule. Elle est mal à l’aise, mais ce n’est pas à cause de la remarque d’Asher. Fort heureusement, il n’y a pas de souvenirs qui remontent, et il n’y en aura jamais. Et si cette sensation d’angoisse et de malaise s’est largement estompée, il n’en reste plus qu’une désagréable sensation, suffisamment gênante pour lui faire comprendre qu’elle est bien mieux ici qu’elle ne l’aurait été dans le Monde Ordinaire. Normalement.
Elle change rapidement de sujet, afin de dévier ses pensées.

- Peut-être que tu es parti parce que ta vie dans l’Ordinaire était difficile ? ... Ou pour suivre quelqu’un, continue-t-elle, un poil hésitante. J’avais remarqué que c’est le cas pour beaucoup de Perdus qui arrivent ensemble.

Asher a sans doute suivi Witted par défaut, mais Tayysan n’a pas l’envie de le formuler à voix haute. Le sous-entendu est déjà assez clair.