Skunk ne fait pas vraiment attention à la réaction d’Apache : il est trop occupé à repasser son plan (bancal) dans sa tête, en essayant de considérer toutes les options disponibles. Mais même s’il pense vite et bien, face à un monstre de gélatine qui est susceptible de se jeter sur eux à tout instant et alors que lui-même a déjà sacrément mal, trouver la meilleure solution devient soudain une foutue course à handicap, et pour l’instant la seule vraie idée que le Dandy a eue, c’est que Apache parte vers la paroi... et lui de l’autre côté.

Le Récolteur sait qu’il n’a aucune chance d’escalader ce foutu mur avec son dos en marmelade. Mais Apache, lui, peut le faire. Si le crocodile suit le punk, ce dernier a toutes les chances de s’en sortir, pendant que Skunk cherche un moyen de prendre la bête à revers. Et si le crocodile décide plutôt de poursuivre celui resté au niveau du sol...

... Il se dit qu’il improvisera. Que de toute façon il n’a aucune chance de survivre s’il prend la direction de la paroi, lui aussi. Foutu pour foutu, il doit garder les idées claires, il doit rester logique, et ne pas trop faire gaffe à ce noeud sombre et froid qui lui enserre l’estomac à l’idée de mourir ainsi, aussi bêtement, pour rien. Comme Bow le souhaite, sans doute.

Le crocodile claque des mâchoires et Skunk sent une nouvelle vague de sueurs froides dévaler le long de son dos douloureux, tandis qu’il se prépare à (essayer de) courir. Allez, allez, du calme et de la logique, de la logique et du...

“Excuse moi, chéri. Mais t'as toujours eu une tendance à me surestimer.”

... Quoi?...

Un instant, à la fois bref et interminable, qui résonne longuement dans sa mécanique interne soudain figée. Skunk tourne la tête, hébété mais déjà livide (chéri), quittant stupidement des yeux l’énorme monstre qui menace de les bouffer pour dévisager Apache, dans un long silence qui a comme un avant-goût de hurlement. Et le punk, le temps d’un coup d’oeil, lui rend son regard.

Chéri.

Le Dandy n’est pas très bon pour lire l’attitude des autres. Mais oh, qu’il connait et reconnait bien cette manière (moqueuse hargneuse vicieuse) que Apache a de le regarder.

“Je sais, je sais, un petit copain est sensé pouvoir soulever son amoureux sans mal, mais si je dois te porter tout en grimpant ça va faire beaucoup pour mes petits bras.”

L’Hérissé lui fait un grand sourire merdeux et le visage de Skunk devient de la couleur de sa chemise, à tel point qu’il n’y a que deux petites pointes de rouge qui subsistent sur ses joues, au-dessus de ses mâchoires contractées à se faire mal. Sur ses traits, la douleur exquise de la trahison passe comme un flash à peine visible. Puis on n’y trouve plus que de la haine.

Ce putain de...

Il est tellement suffoqué de stupeur et de rage qu’il en oublie de noter ce que ce connard de punk a compris - à savoir que son cadet était incapable de le suivre dans l’échappatoire proposée. Honnêtement, Skunk en oublie presque le crocodile lui-même, et il a déjà fermé le poing gauche dans l’idée de le balancer dans la gueule d’Apache quand un rugissement ramène brutalement le Récolteur à leur réalité, aussi improbable soit-elle.

L’énorme saurien esquisse alors un mouvement vers eux. Le Chasseur lui balance le bocal à la tête, d’une manière très littérale qui arrache un cri étranglé à Skunk (“MAIS NON!!!”). Et alors que le crocodile en gélatine décide de s’attaquer à l’improbable projectile à moitié rempli de barbe à papa, ce somptueux crétin de punk bondit sur le dos du monstre.

Le Dandy en reste un instant les bras ballants ; l’ascenseur émotionnel a été trop violent, et son cerveau semble refuser tout net l’image ahurissante du Chasseur en train de faire du rodéo sur un reptile géant, le lardant de coups de couteau avec un acharnement préoccupant, aspergeant les alentours et sa propre tronche de gélatine rose. Le crocodile convulse de colère et de douleur, tourne sur lui-même dans un concert d’affreux feulements, fauche de son corps massif plusieurs arbres en sucre d’orge qui s’abattent en silence.

Le bruit du bocal qui finit par voler en éclats dans la gueule (à priori très fonctionnelle) du monstre sort enfin Skunk de sa contemplation tétanisée. Avec une vivacité étonnante, le Récolteur se précipite alors à la périphérie du champ de bataille, vers l’un des arbres bariolés que le crocodile a brisés. Sans hésiter, le Dandy flanque un grand coup de pied sur le tronc couché. Ce dernier n’est guère plus épais que son propre bras et casse aisément, mais le choc fuse le long de la colonne vertébrale de Skunk comme le ferait un coup de barre de fer et soudain une galaxie d’étincelles noires explose devant son regard.

Il s’entend crier, mais l’information lui parait lointaine, presque négligeable en fait. Abruti d’adrénaline, il ramasse le bâton de sucre d’orge, en évalue rapidement l’extrémité déchiquetée. Puis il se retourne et titube plus qu’il ne court vers le monstre, qui se débat toujours malgré le trou abominable que Apache a fini par creuser dans son crâne, mais bien plus faiblement à présent, assez pour qu’on l’approche, assez pour que...

Skunk voit l’oeil du crocodile se tourner vers lui, ce simple bonbon roulé qui pourtant a bien un regard, qui pourtant contient quelque chose. Sans réfléchir, le Perdu brandit son arme improvisée à deux mains et l’enfonce dans l’orbite inexistante.

S’il avait du souffle à gaspiller, il lui dirait bien d’aller manger ses morts.

Instantanément, les rugissements du crocodile se taisent. Une onde tremblotante parcourt tout son corps en gélatine, qui se fige... puis s’effondre, d’un seul coup, en un millier de morceaux qui cascadent au milieu du verre brisé.

Chaque petit fragment de gelatine est lui-même un minuscule crocodile.

Mais ils ne bougent pas, ceux-là, au moins.

Haletant, chancelant, le teint grisâtre, Skunk lâche son semblant d’arme et contemple un instant ce chantier rose et blanc visqueux, vision qui ne fait rien pour atténuer sa nausée. Puis son attention se reporte sur Apache, qui a l’air intact, quoique couvert de gelée.

Ce connard, qui a été complètement idiot et inconséquent.

Ce salopard, qui a osé lui dire que... qui...

Ce fumier, qui les a sauvés tous les deux.

Avec un râle de fureur et de frustration, Skunk pousse le punk des deux mains, aussi violemment qu’il le peut. Mais cette fois, son dos à l’agonie ne le lui pardonne pas : là-derrière, quelque chose claque. Le monde se couvre d’un voile gris, il sent ses jambes se dérober sous lui, son estomac se retourner comme un gant. Et il a tout juste le temps de s’accrocher à un arbre encore debout avant de tomber à genoux et de vomir tout ce qu’il a avalé depuis le petit-déjeuner, rhum et chocolat inclus.

A cheval sur le monstre, l'Apache s'acharnait avec une fureur inédite ! Frappant encore et encore et encore de son couteau court qu'il tenait pourtant à deux mains pour donner plus de force à ses attaques !
La bestiole s'agitait, cherchant à déloger le punk de la ou il était ! Se heurtant brutalement aux arbres et faisant gueuler son cavalier de douleur. Un de ses mollets venait de prendre cher. Mais tout déterminé qu'il était, le chasseur tenait bon, restant en place et continuant encore et encore et encore à creuser la chair de la bête, la lacérant à répétition sans jamais faire de pause, sans jamais ralentir !
Il y avait de la gélatine rose partout, une véritable scène affreusement gore ! Partout par terre et sur l'iroquois, c'était du rose translucide et tremblotant qui s'étalait ! Il en avait sur le visage, le corps tout entier, les cheveux ! Et jusque dans la bouche alors qu'il se mettait a brailler comme un guerrier ! Ou comme un tueur fou, ça dépendait des points de vu !

Il n'empêchait que l’air de rien, sa tactique, si on pouvait appeler ça comme ça, fonctionnait ! Le bestiau ralentissait, s'avachissant à mesure que la gélatine éclaboussait, volant dans tout les sens ! Et c'était temps mieux, par ce que le punk, à force d'acharnement et d'efforts absolument pas économisés se fatiguait !
Il avait mal aux bras et dans toute la mâchoire tellement il l'avait gardé contracté, et sa respiration se faisait sifflante, trop rapide, trop courte. Il arrivait au bout de ses ressources.

Un cri se fit entendre pas loin. C'était le Dandy ! L'adolescent avait reconnu sa voix ! Dégoulinant de sueur et de gélatine, tremblant de fatigue, il tourna la tête vers le récolteur qui s'approchait, armé d'une pique improvisée !
Trop bien !
Vas y ! Vas y ! Vas y !!
ET PAF !
Directe dans l’œil !
S'il en avait eu l’énergie, Apache aurait hurlé victoire alors qu'il sentait sous lui la créature se figer complètement !
ENFIN !
Cependant, contre toute attente, le crocodile ne se contenta pas de s'affaler ! Dans la surprise générale, il se décomposa en une myriade de mini crocos de gélatine inertes, ceux la même que tant de gosses connaissaient si bien !

Essoufflé comme jamais, grelotant d'épuisement, l'anarchiste se releva non sans un peu de mal, lâchant son couteau qui se planta au sol, traversant l'un des bébés bonbons par hasard.
Il avait les guiboles tremblantes, toujours l'une des deux douloureuses de s'être prit un sucre d'orge immense de pleine volé, et lentement, il tourna la tête vers le Dandy, un sourire se dessinant sur sa mine fatiguée.

Ils l'avaient fait ! A deux, ils en étaient venu à bout !
Il prit une inspiration pour exprimer son soulagement, mais l'autre, plutôt que de le prendre dans ses bras (Chose qu'il n'attendait pas vraiment, ok, n'exagérons rien) le poussa brutalement des deux mains, y mettant clairement toute ses forces !
Peut être que ça ne faisait pas tant que ça, toute la force de Skunk, à ce moment précis, mais l'Hérissé étant déjà bien chancelant sur ses jambes et ne s'attendant pas du tout à une telle réaction se vautra méchamment sur le sol, sans aucune chance d'amortir la chute !
Heureusement, celui la n'était pas trop dur. Tout recouvert de pâte d'amende herbeuse et de bonbons crocodiles, mais c'était oublier qu'il était aussi tout parsemé de bons gros débris de verre, et l'un d'entre eux lui entailla méchamment l'avant bras droit, lui arrachant un gémissement de douleur.

"Putain..." Il grogna. Mi colère mi douleur, juste avant de se relever avec difficulté, comme la première fois. "Qu'est ce qui t'prend ??!" Qu'il fit tout en se retournant vers l'autre, toujours le souffle court et la voix un chouilla érayée.
A ce moment la, sa bouille colérique s'effondra vite fait alors qu'il avisait le Dandy qui était littéralement en train de se vider en gerbant à genoux contre un arbre.

Oh merde...
Le chasseur ravala sa salive avec un peu de mal.
Il avait un peu la tête qui tournait, mais ce n'était rien. Ça allait passer. Il avait juste un peu trop forcé.
Plus lentement que ce qu'il aurait voulu, laissant le temps au récolteur de vomir tout le contenu de son estomac dans son coin, le punk se dirigea vers le sac à dos laissé à l'abandon à quelques pas de la pour y farfouiller, et puis, il revint vers le plus jeune, attendant derrière lui qu'il finisse si c'était nécessaire.

Une fois fait, ou du moins, alors qu'on aurait dit que la crise se calmait, il posa doucement une main pleine de gélatine qui se voulait réconfortante sur l'épaule du malade, tendant de l'autre, celle ci dégoulinante de sang, une gourde d'eau, sans rien dire.

Ce petit enfoiré avait intérêt à s'expliquer sur le pourquoi du comment, mais de toute évidence, il allait falloir patienter un peu avant de lui gueuler dessus comme un putois.

Skunk pense pouvoir affirmer avec une certaine légitimité que sa vie est plutôt merdique. Depuis un certain temps, maintenant. Et avec une nette tendance à partir en pente descendante. Mais en-dehors de son passage au cachot, elle a quand même rarement accusé une chute libre aussi violente.

Il a cru qu’il allait mourir - pour de vrai, de manière parfaitement tangible et réelle. Ce con de punk, pour qui il a pourtant commencé à concevoir une prudente sympathie, l’a traité de pédale, de manière totalement gratuite et inexplicable. Il a planté un pieu improvisé dans l’oeil d’une créature assez vivante pour avoir l’air de ressentir la douleur. Il a tellement, horriblement mal aux reins que tout son corps a décidé de tirer le rideau : ses jambes ne fonctionnent plus, sa vision se résume à un tunnel plongé dans la pénombre, ses oreilles sifflent, sa peau n’est plus qu’une gangue blafarde et gluante qui l’étouffe.

Oh, et il s’est mis à gerber. Aussi. Histoire de couronner le tout.

Vomir n’est pas une activité appréciée par grand monde. Mais pour Skunk, sans surprise, c’est assez proche d’un passage en Enfer. C’est ignoblement crade, dans tous les sens possibles et imaginables. Qu’il en soit témoin ou victime, là-dedans, tout le traumatise, à tel point que c’est devenu la principale raison pour laquelle il évite de boire jusqu’à en être complètement explosé - il encaisse toutes les gueules du bois du monde, mais vomir?... Non. Même pas négociable.

Alors oui, quand l’estomac du pauvre Dandy finit enfin par se calmer un peu, il n’est guère étonnant que ce dernier reste prostré contre son arbre en sucre d’orge, les yeux férocement clos, à réprimer quelques sanglots entre deux haut-le-coeurs. Sa main tremblante maintient sa cravate contre son torse ; il ne se rend pas compte qu’il l’a préservée du vomi, mais pas de la gelée qui poisse ses doigts depuis qu’il a poussé Apache.

D’un geste vacillant, il attrape son mouchoir dans sa poche et s’essuie le visage d’un unique passage, avant de replier le carré de tissu pour le plaquer sur sa bouche et son nez - l’odeur n’est pas si forte dans cette atmosphère lourde de sucre, mais il la perçoit quand même, bien sûr, il a encore le goût en bouche, et il n’est pas en état de s’écarter, il ne sait même pas s’il peut boug-

Un contact sur son épaule lui prouve brutalement que si, il peut encore bouger : Skunk s’écarte d’un sursaut électrique, avec un petit glapissement de surprise qui devient vite un cri rauque quand la douleur plante à nouveau ses crocs dans le bas de son dos. Il retombe en arrière, en appui sur sa main libre. Il lève un regard hébété et trop brillant vers celui qu’il n’a pas vu approcher.

Et il comprend avec désespoir que non, en fait non, il n’a pas touché le fond : il est encore en train de tomber.

Apache est couvert de cette immonde gelée rose - couvert, de la tête aux pieds. Elle colle à ses cheveux bicolores, glisse sur sa peau luisante de sueur, tache la tête de chat de son stupide T-shirt. C’est visqueux, par endroit c’est même assez épais pour frémir. Ça dégouline des doigts du punk, Skunk en a sur sa veste, maintenant.

Et sur les mains de l’Hérissé, il n’y a pas que de la gelée.

Avec une sollicitude surréaliste, Apache lui tend sa gourde. Sa gourde couverte de filets de sang, qui coulent le long des phalanges tatouées de l’adolescent depuis son avant-bras lacéré.

Il y a des gouttes très rouges, qui tombent sur le vert fluo de l’herbe en pâte d’amande.

Brusquement, Skunk prend conscience qu’il pleure. Et qu’il est en train de gémir. Un son affreux, entre la plainte animale et les sifflements d’un asthmatique, qui s’arrache à sa gorge soudain trop étroite pour lui permettre de respirer.

Dans un sursaut de volonté, il essaie de maîtriser la vague de panique qu’il sent monter dans sa tête, parce que non, pas maintenant, il ne peut pas piquer une crise maintenant, pas ici, pas devant Apache, reprends-toi, reprends-toi, REPRENDS-TOI!

Hélas, tout ce qu’il peut faire, c’est enfouir son visage dans son mouchoir, pour ne plus rien voir et ne plus être vu. Sa main tâtonne à la recherche de sa flasque, mais ses doigts grelottants peinent à trouver sa poche. Alors, d’une voix brisée d’angoisse et de honte, il parvient juste à articuler entre deux respirations trop rapides et superficielles :

“Laisse-moi... s... s’il te plaît, l... laisse-moi...”

Ne m’approche pas. Tu ne comprends pas, tu ne peux pas comprendre, pitié ne m’approche PAS.

Lorsqu'Apache avait posé sa main sur l'épaule du Dandy, celui ci avait sursauté et s'était rapidement écarté tout en gémissant, et instantanément, le punk avait relevé les mains comme s'il s'était brulé au contact du récolteur, surpris par la réaction, gardant la pose comme un cambrioleur sur qui on braquait une multitude de flingues et qui voulait prouver de sa bonne foi, de son innocence, comme quoi, lui, n'était pas armé d'autre chose que de bonnes intentions !
Il grimaça cependant, alors que ses yeux ne lâchaient pas l'autre.

Le pauvre Skunk avait l'air pire que mal en point.

Non seulement son dos avait l'air de le faire atrocement souffrir, en témoignait sa posture, mais en plus, de ses yeux qui le fixaient avec un mélange de dégout et de terreur, semblait-il, coulaient de grosses larmes, traçant des sillons sur ses joues encore rondes, pleine d'enfance.
L'iroquois ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, cherchant dans sa tête quelques mots réconfortants, rassurants au possible, mais face au Dandy qui le dardait comme s'il s'agissait de la pire des horreurs, l'adolescent se sentait complètement démuni. Désarmé, lui qui pourtant, habituellement, trouvait toujours quelque chose à dire.

La, c'était différent.

Il émanait quelque chose de tellement viscéral dans le regard du récolteur, de quasi animal. Tout dans son langage corporel hurlait au chasseur de ne pas l'approcher, et pire encore lorsque celui ci osa faire un pas dans sa direction. La respiration du plus jeune s'était faite sifflante, rapide, saccadée, et puis il s'était caché le visage dans son mouchoir. Tremblant comme un faon blessé. Tout recroquevillé sur lui même.

Que devait-il faire ?
Apache se sentait bête, avec toujours la gourde en main.
Incapable de quoi que ce soit !
Qu'est ce qui arrivait au Dandy ? Pourquoi se mettait-il dans cet état la ? Est ce que c'était lui qui lui avait fait peur ?
Est ce que c'était par ce que le punk n'avait pas suivi son plan et avait agis sans le consulter avant ?
Est ce que ça l'avait fait paniquer ? L'avait mis en colère ? Les deux ?

Mal à l'aise, l'Hérissé se risqua à s'approcher doucement d'un pas de plus, se disant qu'il fallait bien tenter quelque chose alors que l'autre restait prostré, fouillant dans ses poches intérieures, visiblement à la recherche d'un truc.

Un médicament ?
Peut être qu'il faisait un genre de crise d'asthme et qu'il cherchait le fameux pshit qu'utilisaient les gamins concernés à chaque fois qu'ils n'arrivaient plus à respirer ! Apache avait déjà vu ça, une ou deux fois.

"Ca va aller...?" Qu'il avait fait d'une petite voix qui ne lui ressemblait pas tant. De ce ton qu'un enfant employait quand il marchait sur des œufs.
"Laisse-moi..." Apache ravala sa salive, la mine pétrie d’inquiétude. "S... s’il te plaît, l... laisse-moi..."

Un petit moment d'hésitation.
Un petit moment de rien pendant lequel le plus grand tourna la tête à gauche, puis à droite, comme s'il cherchait quelque chose de précis sans que ce soit vraiment le cas. Attitude typique au malaise. Ces moments ou on ne savait juste pas ou se mettre.
Et puis, finalement, l'anarchiste sembla se décider, s'accroupissant et déposant la gourde le plus près possible de Skunk depuis la ou il était. Ce qui n'était pas non plus à coté, mais en étirant le bras, le blessé pourrait à priori l'attraper.

"Ok... Euh... Tiens j'te laisse ça la." Et il se redressa illico, un peu effrayé à l'idée d'empirer la condition du récolteur. "Prend ton temps, t’inquiète, ya pas..." Tout en baragouinant, le punk avait fait quelques pas en arrière. Ya pas le feu. Qu'il garda sur la langue. Peut être que se mettre à babiller tout seul n'allait pas arranger les choses. Alors, au lieu de ça, le chasseur se détourna de l'autre, s'éloignant un peu plus, retournant sur le lieu de son crime d'un peu plus tôt, la ou maintenant gisait un tas de mini crocos bonbons multicolores. De temps à autres, il jetait tout de même un œil dans la direction de Skunk.
Savait-on jamais.
S'il avait finalement besoin de quelque chose, ou quoi.
L'idée n'était pas non plus de le laisser pour de bon tout seul.
Juste de le laisser...

Respirer, quoi.

En attendant, le punk retroussa la manche de son blouson, y avisant la méchante entaille qui pissait le sang. Et en plus ça avait bien entamé son perfecto, en passant. Il fit une grimace. Allez savoir si c'était sa peau ou son cuir abimé qui lui faisait le plus mal.
Il renifla, et puis, finalement, il retira complètement le vêtement, se tortillant pour le faire glisser de ses épaules.
Il était tellement couvert de gélatine... Ca lui peguait de partout. C'était dégueulasse.

Un coup d’œil circulaire aux environs, mais le seul truc qui ressemblait à de l'eau, c'était le petit lac de chocolat, et après un petit instant de réflexion, le garçon se dit que sans doute se tremper lui et ses fringues la dedans n'allait pas aider des masses face à son problème de poisse collante désagréable.
En bref... Il allait devoir faire avec.
Il parvint tout de même à retirer le plus gros excédent de gélatine qui le recouvrait, et notamment ce qu'il avait attrapé dans les cheveux, s'essorant les crêtes une à une pour en faire glisser le rose épais translucide.
Ce qui lui restait donnait des airs de gel. C'était marrant.

Et pour sa blessure ?

Bah. Ce n'était rien de bien grave. La rincer ne ferait pas de mal, mais il ferait sans pour l'instant. Ça piquait fort, simplement.

Par contre, très rapidement, l'adolescent retrouva le sens de ses priorités, s'accroupissant pour ramasser quelques bonbons crocodiles, les jetant dans sa bouche avec un sourire narquois juste avant de mâcher les sucreries avec une satisfaction certaine qui se lisait sur son visage.

"J't'avais bien dis mon pote que c'était moi qu'allait te bouffer..."
Dans la foulée, il en attrapa de pleines poignées, les fourrant dans ses poches autant que dans sa bouche, et puis, il se redressa, jetant un énième coup d’œil en arrière, voir si le récolteur s'en sortait de son coté.

C’est une catastrophe. Pure, totale et complète.

Skunk sait qu’il ne devrait pas y penser. Il sait qu’il devrait aller au plus simple, se concentrer sur des choses tangibles, immédiates, comme maîtriser sa respiration trop rapide ou trouver une position qui apaise son dos tétanisé de souffrance. Il sait qu’il ne doit pas s’égarer dans ses sentiments dysfonctionnels, qu’il doit rester arrimé à son corps, ne pas lâcher ce mince contact qu’il a encore avec la réalité. Que c’est son unique chance de se calmer, avant de perdre le peu de contrôle qu’il lui reste.

arrête arrête arrête arrête

Mais l’ouragan de pensées paniquées qui hurle dans son cerveau ensevelit toute tentative de raison, tout essai de logique. Il n’arrive pas à le faire taire, il ne parvient même pas à l’ignorer. Il retombe sans cesse sur l’idée que personne n’est censé le voir dans un état pareil, qu’il est vraiment ridicule à perdre les pédales pour un peu de vomi, trois gouttes de sang et un bac de gélatine, que les autres ne sont pas aussi fragiles, que c’est pas le moment, qu’ils sont en pleine mission dans un milieu hostile, que Apache devait déjà le considérer comme une lopette pleurnicharde et que maintenant cela sera encore pire, qu’il se sent nul, stupide, trouillard, anormal, inutile, inutile et bordel de merde il n’arrive même pas à arrêter de pleurer c’est misérable minable inadmissible il faut qu’il se calme il FAUT QU’IL SE CALME!




Skunk écrase son mouchoir sur son visage, luttant contre son envie de hurler de plus en plus violente, quand il se rend soudain compte que Apache lui parle. C’est lointain, et les mots sont impossibles à discerner à travers le chaos qui emplit la tête du Récolteur.

arrête arrête arrête ARRÊTE

Mais Skunk parvient tout de même à se rendre compte que le punk s'exprime (gentiment) doucement, qu’il n’a pas l’air en colère. Ce pourrait être de la pitié. C’en est sûrement, et cette idée arrache au Dandy un autre sanglot dégoûté. Mais au point où il en est, cela reste mieux que du mépris ou de la violence.

Lentement, l'adolescent baisse une main et laisse l’un de ses yeux brouillés de larmes examiner les alentours. Il distingue la silhouette d’Apache, mais plus loin qu'il ne l'attendait. Un instant, il pense que le punk s'est éloigné par dépit, ou par indifférence.

Puis il voit que l’Hérissé lui a laissé la gourde tachée de sang. Juste là, à portée de main.

Skunk n’est pas en état de comprendre tout ce qu’il y a à comprendre - honnêtement, même en pleine forme, il aurait du mal avec les informations contradictoires que le punk lui envoie. Mais ce message-là, au moins, a le mérite d’être clair.

Le Récolteur fait l’effort de tendre une main tremblante, protégée par le mouchoir, pour récupérer la gourde. Il doit s’empêcher de claquer des dents pour pouvoir boire et ses hoquets trop rapprochés ne lui facilitent pas la tâche, mais l’eau lui fait du bien. Son souffle s'approfondit et la pression dans sa tête s'estompe légèrement, si bien que Skunk parvient à reposer la gourde, drapée de son mouchoir imprégné de sang, pour repartir à la recherche de sa flasque. Cette fois ses doigts blafards trouvent sa poche intérieure, et bien vite le goût familier et réconfortant du rhum vient couler par-dessus la fraîcheur laissée par l’eau.

Ça va mieux. Bien trop immédiatement, d’ailleurs. Mais Skunk ne se rappelle déjà plus que dans l’Ordinaire, l’alcool ne le calmait ni aussi vite, ni aussi bien. Avantages et inconvénients d’un monde aux mécaniques imaginaires.

Avec un soupir, le Dandy inspire à fond et s’essuie les yeux sur sa manche, avant de poser un regard exténué sur les alentours. Apache est toujours là, son blouson sur l’épaule. Il a l’air d’aller plutôt bien, malgré son teint un peu grisâtre et son bras rougi de sang - comment s’est-il blessé, au fait? Dans sa bagarre avec le gros lézard?

Skunk a la désagréable impression d’avoir raté quelque chose, mais comme toujours, l’angoisse qui reflue (enfin) le laisse vide, trop épuisé pour vraiment réfléchir. Au minimum, il se dit que le punk va assez bien pour que sa priorité soit de remplir ses poches de mini-crocodiles en gélatine.

Un petit rire nerveux file entre les lèvres trop pâles du Dandy, qui se laisse retomber sur l’herbe en pâte d’amandes avec un autre soupir, le temps que sa respiration retrouve un rythme à peu près normal et que son dos arrête de lui adresser des menaces de mort. Un instant, il fixe le joli ciel mauve jalonné de nuages en barbe-à-papa, conscient qu’ils n’ont toujours pas trouvé de sucre, ni de sortie. Puis le bras de Skunk retombe sur ses yeux, pendant qu’il reprend une goulée de rhum dans sa précieuse flasque.

Non vraiment. Une catastrophe, on vous dit.

Le punk mâchouillait encore et encore les bonbons, semblant ne jamais s'en lasser, les avalant deux par deux.
C'était pas tout les jours qu'on pouvait s'envoyer des sucreries en de telles quantités, au Pays imaginaire !
Il y avait bien les arbraBonbons, mais on en croisait pas tout les quatre matins ! Et en plus, la, il n'avait pas à partager avec toute une flopée de bambins surexcités !
C'était certainement pas le récolteur qui allait lui faucher sa ration.
En y songeant, le punk tourna la tête vers le malade et avisa que celui ci s'était emparé de la gourde d'eau !

Cela fit légèrement sourire le chasseur.
C'était bien, s'il arrivait à boire. Ça l'aiderait forcément à améliorer son état.
C'était sur. Bien qu'Apache ne savait absolument rien de la condition du jeune Dandy.
Ce qu'il savait, ou en tout cas pensait savoir, c'était que l'eau, ça pouvait jamais faire de mal.
Et d'ailleurs, en y songeant, il se rendit compte que lui même avait soif. Ça ou tout simplement que se gaver de crocodiles en gélatine avait la fâcheuse tendance à assécher le gosier.

Naturellement, il s'approcha du petit lac de chocolat au lait, les mains en coupe, s'y désaltérant.
Miam.
Quel pays merveilleux.
Il se redressa, s’essuyant les mains sur son pantalon déjà pégueux, et se retourna à moitié, jetant de nouveau un regard vers Skunk.
Celui la était en train de boire dans une espèce de fiole, et semblait s'être calmé.
Ca devait être son fameux médicament.
Ouf.
L'orage était passé.
Mais l'Hérissé décida de laisser encore un peu de temps à l'autre de se remettre complètement. Après tout, ils avaient le temps vu qu'il existait même pas. Et puis quoi ? Qu'est ce qu'ils risquaient à trainer trop longtemps dans ces contrées sucrées ?
A son, avis; Pas grand chose.

Et en vérité il avait bien tord.

Il ré-enfila son blouson avec souplesse et revint tranquillement sur ses pas, attrapant encore quelques bonbons pour les jeter entre ses dents, mâchant la bouche ouverte comme si c'était du chewing-gum, pour ensuite s’intéresser à d’où était venu le fameux crocodile géant.
En attendant de laisser le Dandy se reposer, le punk se décida à chercher quelques indices, pourquoi pas explorer un peu les environs.

Il n'en eut en fait pas besoin, car à peine avait-il repoussé un gros buisson tout fait de Pasta Basta Pik à la pomme que ses yeux tombèrent sur une grosse flèche dessinée au sol et qui indiquait un sentier qui s'enfonçait dans la forêt sucrée.
Un grand sourire se dessina sur les lèvre de l'ado qui retourna ensuite vers son acolyte abimé, s'approchant doucement, attentif.
Celui la s'était étalé au sol, un peu comme s'il profitait du soleil, un bras lui barrant le visage.
Il avait l'air épuisé.
Au bout de sa vie.
Apache eut un soupire, un peu embêté de devoir l'embêter.

Finalement, après un petit temps ou il était resté la, planté devant le récolteur, sans rien dire et sans rien faire, l'iroquois se décida à justement ne pas l'emmerder. S'asseyant à coté, mais pas si près. Un bon mètre de distance. Les genoux repliés vers lui, attrapant entre ses dents un des bonbons verts piquants du buisson de tout à l'heure et tirant vers lui jusqu’à ce qu'il cède. Machonant sa prise avec intérêt.
C'était bon !
Il ne s'en lasserait jamais.

Le punk était visiblement parti à s'envoyer tout le décors avant d'en sortir.

Déjà dans l’Ordinaire, Skunk n’avait pas une très bonne notion du temps. Il se rappelle qu’il devait semer des réveils, montres et horloges partout, juste pour ne pas rater des repères aussi basiques que le passage du bus qui l’emmenait au lycée ou que l’heure de fermeture de la bibliothèque. Et après une crise d’anxiété, c’était encore pire : les minutes devenaient élastiques, fuyantes, elles lui paraissaient interminables tout en s’écoulant bien trop rapidement. Il avait toujours la sensation qu’il lui aurait fallu des heures pour s’en remettre, alors que ces heures, il ne les avait pas, il n’y avait pas droit, qu’il fallait continuer, tout de suite, se taire, faire semblant. Surtout faire semblant.

Etrangement, alors qu’il vit maintenant dans un monde où le temps lui-même n’existe pas, ce paradoxe reste présent. Skunk a l’impression qu’en lui tout est ralenti, englué, épuisé. Sa respiration met des heures à redevenir régulière, son angoisse met des jours à se calmer. Dans sa tête, il y a une rivière boueuse qui retourne dans son lit à la fin d’une crue, en laissant derrière-elle un chaos de destruction et de dangereux débris ; il faudrait plusieurs semaines pour tout déblayer.

Pourtant, à l’extérieur, tout défile, tout se presse, trop vite, toujours trop vite. Il est dans la Machine, en mission. Avec Apache, qui maintenant doit le considérer au mieux comme un chiard fragile, au pire comme un cinglé de première.

Il n'a pas le temps de nettoyer, de ranger, de guérir. Il faut qu’il continue. Il faut qu’il avance.

Skunk retient un énième soupir. Il a désespérément envie de dormir. Mais il sait que c'est impossible, que de toute façon ce ne serait même pas un vrai repos, juste un semi-coma exigé par son corps effondré de stress.

Alors, faute de mieux, le Dandy se résout à faire face à sa triste réalité. Il écarte légèrement son bras et jette un coup d’oeil sur sa gauche, d’où lui viennent des bruits de mastication. Et il voit Apache, bien entendu.

C’est bizarre, non, que le punk se soit juste assis-là, sans faire de commentaire ? Est-ce qu’il n’en a rien à foutre, de ce qu’il vient de se passer ? Non, sinon il n’aurait pas laissé la gourde, sinon il ne serait pas resté dans les parages. Est-ce qu’il se donne un genre, alors, un petit délire de bon samaritain ? Mais dans ce cas, il est bien avare en conseils et douceurs rassurantes. Et d'où seraient sorties ses insultes ?

Méfiant et incertain, Skunk dévisage son improbable compagnon. Et il doit reconnaitre que là tout de suite, avec son visage poisseux de chocolat, alors qu'il est assis avec ses jambes dans tous les sens et occupé à mâchouiller de grands bonbons verts qu’il a déniché on ne sait où... Apache a vraiment juste l’air d’un gamin, en fait. Un Garçon Perdu aussi gai, innocent et sans coeur que les autres.

Skunk sait trop bien à quel point ce constat est à double tranchant : c'est bien à cause des Perdus et de leur Roi qu'il en est là. Et même avant l'Île, les autres gosses n'ont jamais été ses alliés. Mais cela reste rassurant de constater que Apache ne se formalise pas, qu'il n'a pas l'air en colère ou effrayé. Peut-être qu'il n'en a vraiment pas grand chose à faire, au fond. Ce serait une bonne chose.

Peut-être que tout ce qui intéresse le punk, dans cette histoire, c'est de sortir de cette foutue galère sans avoir arraché la tête de son (cinglé) boulet de coéquipier. Et en ayant bouffé la moitié du décor sur son passage, éventuellement.

“Tu vas te rendre malade...”

L’avertissement du Dandy aurait plus de poids s’il n’était pas croassé d’une voix rauque, qui déraille encore un peu. Avec une grimace, l’adolescent ramène son bras sur sa poitrine, acceptant de dévoiler le masque lisse et livide qui lui sert de visage. Bien qu’il ait pris grand soin d’en effacer toute trace de larmes, ses yeux clairs sont encore rouges, son regard terni de lassitude et de résignation.

Apache ne dit toujours rien, mais le Dandy ne se fait pas trop d'illusions : le jugement va venir, inévitable et sans pitié. Il le redoute d'autant plus que lui-même se sent toujours à vif (chéri), brûlant d’une humiliation indicible. Mais pour cela, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même, n'est-ce pas ? S'il avait été plus solide, s'il s'était maîtrisé mieux que cela, il ne se serait pas exposé à une sanction aussi prévisible.

Le Récolteur réprime un autre soupir, avant de dévisager le métis avec une prudence perceptible : au moins, il semblerait qu'Apache ait ôté assez de gélatine de sa personne pour que sa proximité soit acceptable. Il y a juste les traces de sang, sur le poignet du punk, qui font encore tressaillir Skunk. Ce dernier se détourne vivement, en utilisant comme excuse le fait d’attraper la gourde pour mieux la tendre à l'autre adolescent :

“Tiens. Tu devrais rincer la plaie.”

Et nettoyer le sang.

Un silence, tandis que Skunk réalise ce qu'il vient de penser.

Puis, d’un coup, il lâche :

“Je ne suis pas cinglé, d’accord?”

Son expression se liquéfie et il regarde ailleurs, l’air triste et honteux. Mais il insiste quand même, doucement, presque malgré lui :

“Je... je ne suis pas cinglé.”

"Tu vas te rendre malade..."
La bouche pleine de vert à lui en faire gonfler les joues, le punk tourna la tête vers le Dandy qui venait de lui adresser la parole avec une voix...
En fait avec la voix d'un mec qui venait de dégobiller le contenu de tout son estomac.
Rauque. Fatiguée. On aurait dit qu'il venait de s'envoyer tout un paquet de Morley à lui tout seul.

Le récolteur termina en retirant le bras qui lui barrait le visage, découvrant une mine défractée, des yeux rougis éclatés par les larmes et un teint pâle, marqué, comme s'il n'avait pas dormis depuis des jours.
C'était comme s'il était passé dans une essoreuse batteuse. Au moins.
Le pauvre.
Il faisait peine à voir.

Ca ne coupa pourtant pas l’appétit d'Apache qui fourra une nouvelle bande de bonbon toute entière dans sa bouche, n'écoutant visiblement pas l'avertissement pourtant justifié de son collègue épuisé.
Les yeux clairs de celui ci finirent par s'accrocher aux noirs du chasseur, le fixant pendant un instant de rien, semblant le scruter du regard tout entier alors que l'Hérissé, lui, continuait de mâchonner les friandises inlassablement. Et puis, soudain, le récolteur se détourna, se tordant dans l'autre direction pour revenir vers lui, tendant le bras et la gourde dont il s'était saisi.

"Tiens. Tu devrais rincer la plaie.
- Ah... Ouais." Apache attrapa la gourde. "Merci."
Et puis, sans rien dire de plus, avalant ce qu'il avait encore dans la bouche, il retroussa sa manche droite, découvrant la méchante plaie, l'arrosant d'office d'une rasade d'eau claire ce qui lui arracha une grimace de douleur.
Ça piquait.
Il passa sa main gauche sur son avant bras blessé, étalant mieux l'eau, retirant le sang et la gélatine qui recouvrait la blessure. Elle n'était pas immense et pas si profonde, rien de bien grave. Mais il y avait comme des petits débris enfoncés dedans, de minuscules cristaux...
Les sourcils froncés, l'anarchiste s'était mis à gratter la plaie du bout de l'index, la mine crispée, cherchant à les retirer de la.
C'était des petits morceaux de verre ?
Ca collait...
Il rajouta un peu d'eau pour s'aider.
On aurait dit...

Du sucre..?

"Je ne suis pas cinglé, d’accord?"
Le révolté releva les yeux, coupé dans ses réflexions, se désintéressant subitement de sa blessure.
Skunk avait l'air terriblement mal à l'aise. Il regardait ailleurs, la mine désemparée, et il répéta, insistant.
"Je... je ne suis pas cinglé."
Apache fit une moue de travers. La situation n'était pas des plus banale, c'était vrai. Clairement, le Dandy avait fait un genre de... De crise de panique.
"Ok ok ! J'ai pas pensé ça." Il le rassura malgré tout. Et puis, c'était pas vraiment son style de traiter les gens qui paniquaient de malades mentaux ! "Toute façon, tu sais, ici, ya que les fous pour pas devenir dingue." Ou peut être que finalement si.
Quand il disait Par ici, bien évidemment, le punk pensait à l'ile tout entière.
C'était vrai quoi !
Comment ne pas perdre pied dans le monde frappé de Jamais ?
Fallait vraiment être perché pour pas perdre au moins un peu les pédales dans ce bordel.
Il profita d'avoir toujours la gourde pour arroser sa main droite d'eau et se la passer sur le visage, réitérant le geste par deux fois avant de boire finalement un coup.
Ca rafraichissait.
Avec tout le sucre qu'il avait avalé, c'était pas du luxe.

"Ça va mieux ?" Il demanda après ça, sur un ton pas pressant pour un sous. Plutôt inquiet, en vérité. Suintant la sincérité. "On peut rester tranquille encore un peu si tu veux. On est pas pressé." Il assura. "Au contraire." Sur de lui. "On va pas leur faire le plaisir d'en plus faire cette mission de merde rapidement. Imagine !" Il ne pu s’empêcher de sourire. "Après ils vont nous renvoyer illico au boulot si on est trop efficace !"

Pfffff... Manquerait plus qu'ça !
Ils pourraient se brosser ouais !

Je ne suis pas cinglé.

Qu’est-ce qu’il lui a pris de dire un truc pareil? Normalement, il met un point d’honneur à ne pas se justifier, à ne pas s’excuser - il n’a pas de compte à rendre, à personne, et certainement pas à un foutu punk qui n’en a rien à carrer. Un foutu punk contre lequel il est toujours un peu fâché, en plus.

Mais Skunk est fatigué, il a mal. Il brûle de rage et de frustration depuis que (Bow) Pan lui a imposé cette mission aussi dangereuse qu’injuste. Et c’est la première fois depuis sa sortie du cachot qu’il fait une crise aussi violente, devant témoin en plus. Il sent sa résistance qui s’étiole, il sent l’angoisse qui le bouffe, l’évide de l’intérieur, lui laisse l’impression de n’être qu’une coquille vide, inutile, fragile, qui approche lentement mais sûrement de son point de rupture. Et il ne veut pas y penser. Il ne doit pas y penser.




Il ne veut pas que Apache le voie ainsi. Il n’en peut plus, de lire ce genre de chose dans le regard des autres.

“Ok ok ! J'ai pas pensé ça.”

Skunk cille un peu vite, preuve qu’il a bien entendu. Mais ses yeux restent braqués à l’opposé du punk, du côté du lac de chocolat et de la petite plage où l’iguane en bonbons dort toujours, imperturbable.

“Toute façon, tu sais, ici, ya que les fous pour pas devenir dingue.”

Donc dingue, je le suis quand même un peu, n’est-ce pas?

Un rictus cynique passe sur les lèvres du Dandy. Il reprend une gorgée d’alcool, pour laver l’amertume qui obstrue sa gorge.

Ce n’est pas si grave, au fond (se dit-il en ignorant le gros noeud douloureux qui se serre au fond de sa poitrine). Certes, Apache ne doit plus avoir le moindre respect pour lui. Mais bon, il n’en a sans doute jamais eu. Et au moins, l’Hérissé essaie de rester sympa ; il relativise, il tente même de plaisanter un peu.

Par pitié, certainement. Les gens qui sont gentils avec lui le sont souvent par pitié. Et même si Skunk se déteste pour cela, parfois il n’a pas le courage de les repousser et il finit par l’accepter avec fatalisme. Il l’a fait avec Her. Il peut s’obliger à le faire avec Apache.

S’il veut sortir de cet Enfer, il n’a pas vraiment le choix.

Alors quand le punk lui demande d’un air préoccupé si ça va mieux, Skunk ravale son humiliation et hoche la tête.

“Oui, c’est bon. On va pouvoir repartir.”

“On peut rester tranquilles encore un peu si tu veux. On est pas pressés. Au contraire.”

Apache a l’air sincère, ce qui n’étonne pas Skunk - le Récolteur se rappelle que le punk était très occupé à ne rien faire, lorsqu’ils ont débarqués dans sa cabane avec Right. Le Chasseur aime visiblement prendre son temps. Mais Skunk ne partage pas son assurance :

“On ne devrait quand même pas trop traîner. On ne sait pas ce qu’il se passe ici quand la nuit tombe à l’extérieur. On n’a pratiquement plus d’eau, pas de quoi faire un feu, pas de quoi s’abriter du froid. Il y a peut-être plus dangereux que ce crocodile, dans les parages. Et Clumsy m’a dit...”

“On va pas leur faire le plaisir d'en plus faire cette mission de merde rapidement. Imagine ! Après ils vont nous renvoyer illico au boulot si on est trop efficaces !”

Apache sourit et Skunk soupire, tout en rangeant sa flasque dans sa poche intérieure - il en boirait bien encore un peu, mais son estomac récemment bousculé ne semble pas enchanté par cette idée.

“... On pourra toujours faire une pause quand on sera sortis, je suppose.”

Il jette un coup d’oeil aux crêtes encore luisantes de gélatine de l’autre garçon, avant d’esquisser un petit sourire en coin :

“Il va te falloir un sacré bain.”

Puis, aussi précautionneusement qu’il le peut, Skunk roule sur le ventre et entreprend de se hisser sur ses genoux, en poussant avec ses bras. La douleur dans le bas de son dos s’est bien calmée depuis qu’il s’est allongé, mais ce simple mouvement suffit à la raviver. Le Dandy grimace, de souffrance autant que d’appréhension : il commence à réaliser qu’il s’est peut-être blessé sérieusement, en fait. Vraiment sérieusement. Le genre de blessure qui peut s’aggraver et finir par laisser des séquelles.

Non, vraiment, ils ne peuvent pas rester là. Il faut qu’ils sortent. Et le plus vite sera le mieux.

Il allait mieux ?
Mouais...
C'était pas l'air qu'il en donnait.

Malgré tout, le Dandy insistait.
Selon lui, il ne fallait pas trop s'attarder par ici.
Il avait parlé de la nuit, de ce qu'elle pourrait charrier avec elle, et aussi étrange que cela puisse paraitre, l'Apache fit une moue de travers, dubitative. A dire vrai, il avait du mal à croire que la nuit puisse tomber par ici. Après tout, ils étaient en intérieur, en fait, non ?
L'impression que ce paysage tout en sucrerie pastel ne pouvait exister sans lumière.
Pourtant, l'iroquois fit un effort d'imagination, réfléchissant en quoi le décors aurait pu tourner sans soleil pour l'arroser de sa chaleur, et cela lui inspira un parc d'attraction éteint. Silencieux. Froid. Ou tout ce qui sonnait merveilleux de jour brillerait par son artificialité.
La magie deviendrait triste plastique.
Sans vie.
Effrayante figée sans rêve.
La moue du punk se changea en une grimace silencieuse pendant que Skunk rangeait sa flasque.

"... On pourra toujours faire une pause quand on sera sortis, je suppose.
- Ouais... T'as raison." Finalement, il avait convaincu le chasseur. Peut être ne ferait-il pas bon de s'endormir à la belle étoile dans la Machine.

Il y eut un court moment de rien, et les yeux noirs qui jusqu'ici balayaient la zone avec un air lointain revinrent aux clairs du récolteur, s'y accrochant.
Skunk avait un petit sourire aux coins des lèvres.
Intrigué, l'anarchiste sourit à son tour, mais sourcils froncés, la bouille à l'incompréhension amusée.
"Quoi ?" Qu'il fit presque en rigolant.
"Il va te falloir un sacré bain."
Apache pouffa de rire.
"Ah ça..." Un soupire sans que son sourire ne s'efface vraiment. "J'ai hâte." La sensation poisseuse et collante sur sa peau était terriblement désagréable. Il avait pu se débarbouiller vite fait, mais il lui en restait encore copieusement partout sur lui, ses vêtements et ses cheveux.
Dégueu.

Le Dandy quand à lui s'était lancé dans l'entreprise difficile de se remettre debout, avec visiblement plus de difficulté encore que ce qu'il avait eu jusqu'ici.
C'était vraiment la merde. Et la mine du chasseur se tordit comme s'il avait mal pour son compagnon de route.

"Et toi tu va avoir droit à un bon p'tit séjour à l'infirmerie dès qu'on sera rentré !" Tout en parlant, renvoyant la politesse à l'autre, l'Hérissé s'était penché, attrapant précautionneusement les bras du blessé et le soulevant doucement, l'aidant à se relever, tachant de ne pas le brusquer, de ne pas lui faire plus mal encore. L'accompagnant dans le geste qu'il amorçait déjà plus que le forçant.

Une fois fait, il eut envie de lui demander une fois encore si ça allait, mais se retint. Ça devenait redondant et Skunk avait beau faire le fier, la réponse se lisait en grosses lettres sur sa bouille crispée de fatigue et de douleur.
Non ça n'allait pas.
Mais le dire ne rendraient pas les choses plus simples.
Il avait le teint pâle au point que sa peau en était devenu comme cireuse. Le souffle court et les yeux éclatés d'avoir pleuré et vomis tout ce qu'il avait eu dans le bide.
Apache ravala sa salive, sans rien ajouter, ne pouvant cependant pas s’empêcher de laisser son regard s'attarder un peu sur l'autre.
Il avait peine pour lui, mais il se mordit la lèvre inférieure, se forçant à détourner le regard.
Ils ne se connaissaient pas assez pour que le punk puisse se permettre de lui signifier sa solidarité. Elle serait prise pour de la pitié. Lui même l'aurait entendu de cette manière, à sa place.
Alors mieux valait se taire.
Ne pas s’appesantir.
Le seul moyen pour que Skunk aille mieux, c'était de le tirer de ce bourbier sucré.

Le chasseur se dirigea vers le sac, y fourrant la gourde avant de le fermer et de le soulever pour le recaler sur son épaule.

"Allez, on y va alors."
En route mauvaise troupe, comme on disait.
"J'ai vu des flèches qui pointaient dans la forêt" Il signala, mais le ton n'était pas si réjoui ou satisfait que ça. "Je sais pas si c'est tant une bonne idée de les suivre en vrai..." Une hésitation accompagnée d'une moue typique. Un peu gamine. "Après tout on sait pas d’où elles viennent." Et encore moins ou elles menaient. Il haussa les épaules.
"Mais j'ai pas d'autres pistes."
Un regard vers le récolteur, attendant voir si lui avait quelque chose d'autre à proposer.
Après tout, il avait l'air d'en avoir dans la caboche.
Ses quelques sorties argumentées sur des kilomètres avaient en tout cas donné cette impression à l'Hérissé.
Il avait à faire plus à une tête qu'à un ouvrier.
Tout ce qui avait l'air d'être manuel chez lui c'était le scolaire.

“Et toi tu vas avoir droit à un bon p'tit séjour à l'infirmerie dès qu'on sera rentrés !”

Focalisé sur l’effort qu’il fait pour s'asseoir sur ses talons sans hurler, Skunk laisse tout de même échapper un grognement grincheux : Apache a raison, et ce n’est pas une perspective réjouissante. Le Dandy a horreur de l’Infirmerie. Entre les gosses qui pleurent, gémissent ou hurlent, ceux qui saignent, ceux qui gerbent, et ces gros lourds de Soigneurs qui pensent avoir tous les droits - poser des questions, déshabiller, toucher - alors que le plus souvent leur seule compétence c’est que Pan leur a trouvé l’air sérieux... Non vraiment, Skunk n’a aucune hâte d’y retourner. D’autant plus qu’il risque d’y rester un long moment, cette fois.

Réprimant un soupir, le Récolteur jette un coup d’oeil à Apache qui s’approche : il se doute bien de ce que l’Hérissé va faire, et il a l’envie aussi viscérale qu’absurde de dire à son compagnon d’infortune que non, ça ira, qu’il se débrouille, qu’il va y arriver - que tout ceci est bien assez humiliant, vraiment, c’est pas la peine d’en rajouter...

Mais si Skunk peut être con, il n’est pas stupide. Il n’a déjà pas réussi à se relever seul la première fois, dans la bouche de la Machine, et il était bien moins amoché qu’il ne l’est à présent. Alors il serre les dents, regarde ailleurs, et s’efforce de ne pas trop se crisper lorsqu’il sent les doigts tatoués d’Apache se refermer sur ses bras.

Au moins le punk vient de se laver les mains...

Skunk inspire à fond, se relève. Et il ne peut que constater que sans l’aide d’Apache, il aurait tourné de l’oeil.

Il s’est cassé quelque chose. Il s’est forcément cassé quelque chose, là-derrière.

La pensée, glaçante, tranche à travers sa douleur comme une lame (ses jambes il pourrait perdre), sa nausée se réveille brusquement, son angoisse à peine apaisée lui concasse la poitrine. Skunk vacille et s’appuie sur les épaules d’Apache, paupières serrées, luttant pour ne pas laisser échapper la moindre plainte, luttant pour repousser la marée de souffrance et de trouille qui embrume sa tête. C’est tout à la fois très bref et beaucoup trop long, et le Dandy sent bien que Apache le fixe, il l’entend déglutir avec gêne.

Mais comme lorsqu’ils étaient dans la gueule de la Machine, le punk ne dit rien. Il attend juste que son cadet reprenne son souffle, en silence. Et Skunk se surprend à ressentir pour l’Hérissé une véritable et sincère bouffée de reconnaissance.

Pour la première fois, le Dandy effleure l’idée qu’il est content que Apache soit là.

Oui, même si ce connard de punk l’a appelé “chéri”.

Lentement, Skunk se redresse et s’écarte d’un pas, hochant la tête pour signifier à Apache que c’est bon, qu’il tient sur ses guiboles - même si en réalité elles tremblent comme les pattes trop maigres d’un poulain à peine né. Le punk se détourne alors pour aller chercher le sac et le Récolteur déglutit une salive acide, avant de jeter un coup d’oeil autour de lui.

Skunk fait quelques pas précautionneux vers le chantier laissé par leur combat avec le reptile de gélatine. Son regard clair traine sur l’amas de bonbons crocodiles qui marque l’endroit où le monstre (a été tué) est tombé. Il repense brièvement à Apache, hurlant, couvert de gelée comme il aurait pu dégouliner de sang, en train de creuser la chair de la créature au couteau. Puis il se revoit lui, viser l’oeil de son pieu improvisé. Les rugissements de la bête, qu'il a pris pour des râles furieux, mais qui auraient aussi très bien pu être des cris de douleur.

Brusquement, Skunk réalise que le crocodile ne les a pas attaqués. Il a claqué des mâchoires, oscillé d’une patte sur l’autre. Il a croqué dans le bocal qu’on lui a jeté à la tête. Mais il n’a jamais vraiment attaqué.

En proie à un nouveau pic de nausée, le Dandy se détourne. Il sait déjà qu’il ne mangera plus jamais de sa vie le moindre bonbon crocodile.

Poursuivant ses enjambées chancelantes, le Récolteur s’approche d’un arbre en forme d’immense sucette, contre lequel il s’appuie pour s’accroupir tant bien que mal. C’est laborieux, mais en gardant le dos bien droit, il parvient à ramasser deux morceaux de sucre d’orge, avant de se relever et de les casser à peu près à la bonne taille pour s’en faire des béquilles. Ce n’est pas son meilleur bricolage (ils ne font pas tout à fait la même longueur et l’extrémité qu’il cale sous ses bras s’enfonce douloureusement dans ses aisselles), mais au moins cela lui permet d’alléger un peu le poids qui pèse sur son dos en charpie. Avec un soulagement mitigé, Skunk entreprend de revenir vers Apache, clopin-clopant.

“J'ai vu des flèches qui pointaient dans la forêt. Je sais pas si c'est tant une bonne idée de les suivre en vrai... Après tout on sait pas d’où elles viennent.”

Une grimace passe sur le visage du Dandy, en écho de la tronche méfiante d’Apache : lui non plus n’apprécie pas ces panneaux et escaliers un peu trop opportuns, qui apparaissent ou disparaissent dès qu’on détourne le regard.

“Mais j'ai pas d'autre piste.”

Apache marque un silence, que Skunk ne remarque pas vraiment, trop absorbé qu’il est dans sa propre réflexion. Pourtant, ce n’est pas commun, qu’on lui laisse l’opportunité de donner son avis. Il y repensera, plus tard. Quand ils seront un peu moins ouvertement dans la merde.

“On pourrait toujours partir au hasard dans la forêt.”

Un instant de réflexion supplémentaire. Puis un soupir.

“Mais c’est toujours le même argument : quelqu’un, ou quelque chose, veut nous emmener quelque part. Je doute que ce soit par bonté d’âme. Si on ne suit pas le chemin balisé, on risque de se perdre... mais on risque surtout de contrarier notre vicieux petit lapin blanc.”

Skunk jette un regard sombre à l’autre adolescent :

“Tu as remarqué que le crocodile est arrivé exactement au moment où on commençait à ramasser la barbe à papa? C’est peut-être juste une coïncidence. Mais peut-être pas.”

L’air résigné, il commence à boitiller dans la direction indiquée par Apache.

“Donc en effet, on n’a pas l’air d’avoir vraiment le choix.”

Le récolteur blessé s'était fabriqué deux béquilles à l'aide de sucre d'orge préalablement raccourcis, et Apache ne pu s’empêcher de trouver ça astucieux. Il s'adaptait, l'air de rien, le Dandy. Utilisant le décors pour s'aider. Il ne perdait pas le nord.
Ça ne faisait pas longtemps qu'il était arrivé sur l'ile et se retrouver dans cette merde aussi rapidement ne devait vraiment pas être rigolo. Même quand on était un habitué de longue date des lieux c'était pas drôle, alors...
Au moins, Skunk avait directement été mis face à l'autoritarisme et à l'injustice des mieux placés dans la hiérarchie. Peut être que ça lui éviterait de se faire bercer par des illusions comme trop d'autres l'étaient au Grand Arbre, selon l'anarchiste.

Et lui, comment il s'était senti quand il s'était tout nouvellement fait embarqué par Peter Pan ?
Est ce qu'il s'était adapté aussi rapidement que le Dandy ?
Est ce qu'il avait eu d'office autant de problèmes avec la hiérarchie ?
Il ne s'en souvenait pas.

Sans doute que oui.

Faire chier l'autorité, pour Apache, c'était comme respirer.
Ça s'faisait sans réflexion. C'était naturel. Impossible de s'en priver.
Vital quoi.

"On pourrait toujours partir au hasard dans la forêt."
L'Hérissé agita doucement la tête à la positive, la mine pensive.

"Mais c’est toujours le même argument : quelqu’un, ou quelque chose, veut nous emmener quelque part. Je doute que ce soit par bonté d’âme."
Le chasseur haussa les épaules. "Peut être que ça veut qu'on se casse et que du coup ça nous indique la sortie..." Qui savait ? Mais rien n'était moins sûr.
"Si on ne suit pas le chemin balisé, on risque de se perdre... Mais on risque surtout de contrarier notre vicieux petit lapin blanc"
Le surnom donné à l'entité supposée fit ricaner le punk.
"Les lapins c'est ma spécialité." Qu'il fit sur un ton léger. Il ne comptait pas réellement s'en prendre à la chose hypothétique qui cherchait à les diriger, mais n'avait pas non plus l'intention d'en avoir peur.
Qu'elle aille se faire foutre.

"Tu as remarqué que le crocodile est arrivé exactement au moment où on commençait à ramasser la barbe à papa ?
- C'est vrai.
- C’est peut-être juste une coïncidence. Mais peut-être pas."
Le métisse acquiesça de nouveau de la tête, silencieusement.
Ça faisait beaucoup de peut être, mais le tout sonnait plutôt pertinent aux oreilles du révolté. Quoi qu'il advienne, il valait mieux être prudent et rester attentif.
Sur le qui-vive.

"Donc en effet, on n’a pas l’air d’avoir vraiment le choix.
- Ouais. On verra bien."

Et sur ces mots pétris d'incertitudes, les deux commencèrent à marcher direction le bois, s'y enfonçant pour de bon.

Il y avait des forêts effrayantes de par leur profondeur, leur faune peu avenante et leur aspect sombre, semblant abriter un monstre derrière chaque buissons, le danger les guettant à chaque recoins, planqué derrière le moindre tas de feuilles séchées.
Il y en avait des comme cela, oui. Qui foutaient la trouille et peuplaient l’imaginaire et les histoires pour faire peur.

Celle ci n'en faisait aucunement partie.

A dire vrai, c'était même plutôt le contraire.

Le sentier indiqué par la flèche d'un peu plus tôt était agréable. Facile d’accès. Arrosé par des rayons de lumière douce qui transperçaient les feuillages de barbe à papa par intermittence.
Il y faisait bon s'y promener, ni chaud ni froid. Les couleurs chatoyantes pastelles donnaient à ce bois un aspect irréel digne du plus joli conte pour enfants.
Les oiseaux chantaient leurs mélodies, se répondant les uns aux autres, et l'air sentait bon le sucre doux.
Idéal.

Apache avançait tranquillement. Il s'était calé au rythme du Dandy qui bien sur, ne pouvait pas progresser aussi vite avec ses béquilles improvisées, et il gardait le nez en l'air, jetant des regards circulaires, attentif à tout ce qui les entourait. Les arbres, les buissons, les oiseaux.

Soudain ! Le son de buissons qui remuaient à leur droite !
Ni une ni deux, Apache dégaina son couteau fauché, se plaçant devant Skunk comme il en avait gardé le reflex depuis le début de cette aventure.
Ce n'était pas réfléchis.
Juste un geste qui sonnait évident à sa réflexion.

Il n'eut cependant pas à réitérer la boucherie (Plutôt une confiserie) d'un peu plus tôt, car de la végétation de bonbons verts fluo sauta en fait deux lapins en chocolat qui se courraient joyeusement après.

Un blanc et un noir !

Apache baissa son arme, un sourire lui grimpant aux lèvres.
C'était mignon.
"A croquer..." Même.
A croire que celui la n'avait pas encore eu sa dose maximum de sucre.

Skunk a beau avancer régulièrement et sans la moindre plainte, il n’est pas trop en état de profiter de leur petite balade. Ce n’était déjà pas une partie de plaisir avant leur rencontre avec le crocodile, mais maintenant, cela devient difficile d’ignorer le pic à glace qui s’enfonce dans sa colonne vertébrale à chaque pas. Heureusement ses béquilles improvisées améliorent juste assez les choses pour rendre la douleur supportable, mais Skunk sent bien que c’est un soulagement précaire : son fond de nausée ne le quitte plus, un film de sueurs froides poisse ses tempes et colle sa frange sur son front. Et ses bras commencent déjà à s’engourdir.

En plus, il doit absolument éviter de trop examiner sa propre tenue : s’il est loin d’être aussi crasseux que l’est Apache, Skunk a fini par repérer les tâches de gélatine qui assombrissent sa veste et sa cravate, les reflets verts qui teintent son jean là où il s’est assis dans l’herbe en pâte d’amande. Ce n’est rien d’insoutenable, mais ses nerfs ont déjà bien morflé depuis le début de la journée et son taux d’alcoolémie est à présent bien trop bas pour qu’il supporte tout cela avec nonchalance.

Alors, malgré tout, Skunk s’applique à regarder aux alentours, à détailler le sous-bois sucré juste pour penser à autre chose. Et à sa propre surprise, il trouve encore le moyen d’apprécier la vue.

Il faut dire qu'effectivement, le décor est enchanteur. La température est douce, la lumière agréable. Le sentier qu’ils suivent est un joli chemin, couvert d’un épais sable jaune d’or en bonbons crépitants, bordé de galets qui ressemblent à des chocolats marbrés. Les arbres en sucre d’orge ont progressivement laissé la place à d’autre variétés, et Skunk observe avec un émerveillement muet les faux cerisiers qui se mêlent à présent aux grands branchages de barbe-à-papa; les petites fleurs blanches ne sont malheureusement pas faites de sucre, mais le Dandy devine qu’elles pourraient être en chocolat blanc. Un moment, il envisage timidement de s’arrêter et d’en attraper une sur une branche basse, mais il se ravise : ils avancent déjà bien trop lentement par sa faute et il ne tient pas à en rajouter.

Puis, soudain, alors que le Récolteur a les yeux levés pour examiner un autre improbable feuillage (des bonbons à la menthe, peut-être?), un buisson s’agite sur le bord du sentier. Skunk n’a même pas le temps de réaliser ce qu’il se passe que Apache a déjà bondi devant lui, exactement comme lorsqu’ils faisaient face au crocodile géant - lame fièrement brandie, et l’autre main tendue vers l’arrière d’un air virilement protecteur.

Heureusement, ce n’est qu’une fausse alerte cette fois : rien que deux petits lapins de Pâques en chocolat, qui continuent gaiement leur course-poursuite le long du sentier. Apache en esquisse même un sourire, à peine un peu prédateur.

Skunk, lui, ne sourit pas du tout.

Il fait même violemment la gueule, en fait ; son visage livide a soudain pris un air buté qui ne peut pas être expliqué seulement par la douleur.

“... Faut vraiment que tu arrêtes de faire ça.”

La remarque est sortie d’un bloc, un peu comme si elle lui avait échappé. C’est que le Dandy se doute bien que le sujet est casse-gueule, que c’est une discussion qui ne va pas être à son avantage, et que si le ton monte vraiment, il n’a absolument aucun moyen de se battre contre Apache - il tient à peine sur ses pieds... Non vraiment, ce n’est pas le moment de se prendre la tête avec son compagnon d’infortune.

Mais c’est plus fort que lui, Skunk n’aime pas ce que le comportement d’Apache sous-entend. Il y a de la logique dans son attitude, bien sûr : le punk n’est pas gravement blessé, il est un combattant plus expérimenté, il est armé... Mais ses petites bravades héroïques commencent à prendre une autre saveur lorsqu’elles se mêlent à ses attentions apitoyées, ou à ce qu’il a dit


tout à l’heure, au bord de la rivière de chocolat. Alors oui, même si ce n’est pas très malin, Skunk ne peut s’empêcher de poursuivre d’un ton cassant :

“Faire ton John McClane, justement. Jouer les gros durs et te mettre en première ligne au moindre signe de danger, en me faisant signe de rester en arrière comme si j’étais...”

Malgré sa pâleur, l’adolescent se sent rougir. Visiblement sur la défensive, il achève avec une remarquable maladresse :

“Je ne sais pas ce que tu crois, mais tu te trompes.”

"... Faut vraiment que tu arrêtes de faire ça."
Les yeux noirs du chasseur lâchèrent les deux petits lapins gambadant, dont on ne voyait de toute manière plus que leurs petits derrières chocolatés et leurs pattes arrières.
Ils disparurent aussi vite qu'ils étaient apparu, laissant de nouveau les deux garçons en tête à tête.
L'un des deux tirait clairement la gueule, fusillant l'autre du regard, celui la dont les sourcils s'étaient relevés, surpris, la mine à l'interrogation.

"De faire quoi ?" Demanda le punk. C'était que la, tout de suite, il voyait pas bien ce qu'il avait bien pu faire de travers.
Le récolteur pourtant ne lâchait pas son air féroce. Peut être même qu'il s'amplifiait, subtilement.
Il avait le teint toujours pâlichon. Plus qu'au naturel en tout cas. Et son front luisait de sueur. On aurait dit qu'il avait choppé une grosse grippe, ou un truc comme ça.
Ses yeux clairs entre vert et bleu s'étaient assombris et dardaient le chasseur comme s'ils cherchaient à le transpercer, le clouer à un arbre ! Au moins.

Mais la colère avait beau se lire chez le Dandy comme dans un livre ouvert, elle semblait parfaitement inefficace sur l'Apache qui avait même levé un sourcil circonspect, visiblement pas inquiet pour un sous.

"Faire ton John McClane, justement." John McClane... John McClane... Ce nom lui disait foutrement quelque chose... Ah mais oui ! Et le visage de l'Hérissé s'éclaira même alors que le souvenir pourtant pas si vieux lui revenait. Un héros ! Un peu con... "Jouer les gros durs et te mettre en première ligne au moindre signe de danger, en me faisant signe de rester en arrière comme si j’étais..."
L'iroquois cligna des yeux plusieurs fois de suite, ouvrant la bouche comme s'il allait terminer la phrase de Skunk à sa place, mais il ne le fit pas, admirant à la place les joues cireuses du plus jeune se teindre d'abord de rose puis tirant ensuite progressivement vers un rouge enflammé.

"Je ne sais pas ce que tu crois, mais tu te trompes.
- Je... C'est... Qu... Hein.. ?" Apache se mit à balbutier, mais pas de gène, c'était plutôt une totale incompréhension qui s'était mise à bousculer ses mots, l'empêchant d'aligner sa première phrase correctement. D'ailleurs, il secoua la tête pour se reprendre, comme pour remettre de l'ordre dans son esprit, et dans la foulée, il avait rangé le couteau qu'il avait encore à la main. "Attend, quoi ?" Il parvint au final à lâcher sur le même ton. Son attitude ressemblait à s'y méprendre à celle de quelqu'un qui n'avait littéralement pas entendu ce qu'on venait de lui dire.

"J'ai rien compris, mec. Et j'crois bien que toi non plus !" Il assura malgré tout. "Je joue pas les gros durs en me mettant devant quand ya besoin, c'est juste que je suis le seul armé et que..." Il ne termina pas sa phrase, pinçant les lèvres et tendant les mains en direction du récolteur et de ses béquilles, comme s'il désignait une évidence. "J'sais pas ? T'arrive à peine à marcher ?" Il acheva finalement.
Sans pour autant s’arrêter la.

"Tu sais pas c'que j'crois mais j'aimerais bien savoir c'que toi tu crois qu'je crois !" Et cette phrase sonnait terriblement compliquée, non ?
L'anarchiste fronça même les sourcils un instant, repassant ce qu'il venait de débiter dans sa tête, mais en un peu plus lentement, s'assurant que c'était bien ce qu'il avait voulu dire.

Ouais...
Ouais c'était ça.
Il s'était pas trompé !
Et sa mine se refit affirmée, la bouille un chouilla à la grogne, pour la forme.

Non mais oh !
Il pouvait comprendre que le Dandy les ai à l'envers de se retrouver dans cet état et dans cette affaire, mais c'était quand même pas pour autant que lui allait se laissé faire !
Ok il était blessé !
Ok ca lui avait touché l'égo avec ! Mais c'était pas pour ça qu'Apache allait juste lui tourner le dos sans même le regarder se faire bouloter par on ne savait quel bonbon tueur dévoreur !
Après le croco ce serait quoi ?
Le serpent !
L'ours géant !

Ou pire !

Aussi mal assuré que son reproche, Skunk fixe Apache avec méfiance. Il s’attend à plusieurs réactions, qu’il a appris à bien connaitre et reconnaitre, et qui vont de la moquerie (“quoi, t’assumes pas ?”) à l’hypocrisie (“je vois pas de quoi tu parles”) en passant par la condescendance (“oh parce que tu crois avoir le choix, peut-être ?”).

Mais finalement, le punk a surtout l’air dans l’incompréhension la plus totale.

“Je... C'est... Qu... Hein... ? Attend, quoi ?”

L’incrédulité d’Apache s’affiche sur son visage aussi clairement que si elle y était écrite en toutes lettres, à tel point que même Skunk s’autorise à y croire : l’Hérissé ne voit vraiment pas où est le problème, et l’expression hostile du Dandy se dilue sensiblement, soudain teintée de gêne. Il n’a quand même pas pu se planter à ce point-là... si?

“J'ai rien compris, mec. Et j'crois bien que toi non plus !”

Skunk fusille l’autre adolescent du regard, mais de manière surprenante, il ne réplique pas. Certes, il n’apprécie pas (du tout) qu’on puisse lui balancer qu’il n’a “rien compris” à quelque chose ; mais il se trouve que parfois, quand il s’agit d’interpréter le comportement des autres, c’est un peu vrai. Que vu la tournure que prend la conversation, c’est peut-être ce qu’il vient de se passer. Et que le Dandy n’est vraiment pas à l’aise avec l’idée d’avouer un truc pareil, surtout devant un garçon qu’il connait à peine.

Alors Skunk reste silencieux, fermé, les mains crispées sur ses béquilles et la tête insensiblement rentrée dans les épaules, son regard clair toujours braqué d’un air mauvais vers le punk. Cela ne parait faire ni chaud ni froid à Apache, qui semble plus agacé que vraiment en colère. L’Hérissé explicite alors en termes secs mais clairs les arguments logiques qui soutiennent son comportement, et auxquels Skunk a pourtant déjà songé : vu l’état du Récolteur, Apache est le seul encore capable de se battre. Indépendamment de toute autre considération, c’est normal qu’il s’interpose en bouclier, n’est-ce pas?

N’est-ce pas?

"Tu sais pas c'que j'crois mais j'aimerais bien savoir c'que toi tu crois qu'je crois !"

Le métis semble un instant perdu par sa propre phrase, mais Skunk a très bien entendu qu’elle était juste, tout comme il a parfaitement compris que ses craintes se confirment : il a interprété un truc de traviole. Tout porte à croire que Apache n’a réagi ainsi que par pur altruisme - par solidarité, comme il aime tant le dire lui-même. Et peut-être par pitié, oui. Mais pas par mépris. Pas par...

... Sauf qu’il y a bien eu ces quelques phrases, au bord de la rivière. Ce regard railleur. Ce vilain sourire.

Cette saloperie de sous-entendu que Skunk encaisse bien trop souvent, toujours dit avec haine, toujours dit pour blesser.

“Je ne crois rien du tout! Je sais ce que j’ai entendu.”

Un tic particulièrement brusque tire sur l’épaule du Récolteur, qui grimace quand l’onde de douleur résonne jusque dans le bas de son dos. Il est toujours très pâle, mais deux pointes de rouge s’accrochent sous ses pommettes tandis qu’il détourne légèrement le regard.

Il hésite. Peut-être qu’il a vraiment juste mal compris. Peut-être qu’il a sur-interprété, que sa méfiance habituelle est devenue de la paranoïa sous l’effet de la douleur et des humiliations successives qu’il prend dans la tronche depuis le début de cette journée de merde. Ce ne serait pas la première fois que cela lui arrive. Et si c'est bien le cas, il risque de vexer Apache, voire de tendre le bâton pour se faire battre.

Mais les mots du punk. Il ne les a pas inventés, ces mots-là.

Bien moins incisif et beaucoup plus mal à l’aise qu’il aimerait l’être, Skunk finit par entrouvrir les lèvres et souffle d’une drôle de voix, qui ne semble pas réussir à se décider entre l’attaque et la justification :

“Je ne suis pas pédé. Juste... pour être clair.”

Et puis, comme s’il repensait brusquement à quelque chose, il darde un autre regard peu amène vers le punk.

“Et j’en ai rien à foutre si c’était “juste une blague”, elle ne me fait pas rire, compris?”