C'était une bien belle soirée. (On était à peine en fin d'après-midi.) La petite brise était parfaitement vivifiante. (On se les pelait pas mal, quand même.) Il y avait dans l'air comme un parfum... d'aventure ! (Surtout d'iode, de poisson et de divers trucs peu recommandables qui traînaient au Port.) Et cela tombait à pic car justement, Jack partait en quête !

Zyrrha était au Bayou, et comme à chaque fois que son amie devait retourner passer du temps dans cet endroit qu'elle ne portait pas exactement dans son cœur, Jack se faisait un devoir de trouver quelque chose d'absolument extraordinaire à lui raconter quand elle reviendrait, pour lui remonter le moral. Il était donc présentement en train de traverser le Port d'un pas vif et assuré, le regard brillant de détermination et d'héroïsme, en direction de... ben, de la sortie du Port, soyons honnête fallait bien en passer par là de toute manière.

Il avait entendu une rumeur comme quoi on aurait découvert un arbre parlant pas très loin de l'orée de la jungle. Et la raison pour laquelle personne ne s'en était rendu compte plus tôt alors qu'il était pratiquement un voisin ? Il ne répondait que si on lui parlait en poésie ! Ça avait l'air trop bien ! Et épique !

(Il ne lui était pas un seul instant venu à l'idée que, peut-être, tout ceci était un peu trop ciblé sur ses goûts pour être vrai, et qu'il se faisait mener en bateau par quelqu'un qui avait très envie de le voir jeter de la poésie à tous les arbres du coin. Mais bon. Peut-être que la rumeur était vraie, allez savoir.)

Jack était donc en train de se demander quel genre de sujet de conversation pouvait bien avoir un arbre quand il repéra un visage familier.

... bon, d'accord, même s'il n'habitait techniquement pas au Port Jack y passait quand même suffisamment de temps pour que pratiquement tout le monde soit un visage familier. Mais là ce n'était pas n'importe quel visage familier ! C'était Vijendra ! Vijendra qui avait jusque là été totalement enthousiasmé par absolument tous les sujets de conversations que Jack et Zyrrha avaient pu lui lancer ! C'était cer-tain qu'il allait adorer participer à une aventure !

Jack se précipita donc vers lui, un sourire jusqu'aux oreilles.

– Vijendra mon ami ! Tu tombes à pic ! Je pars à l'aventure, rejoins-moi donc !

Non, Jack ne s'était pas non plus demandé si Vijendra était occupé. De toute manière, l'aventure passait avant tout, non ?

Vijendra avançait le nez au vent, frais comme un gardon. Il avait le dos droit, l'allure fière, le pas preste, l'œil alerte, et un immense smile qui lui découpait le visage d'un bout à l'autre : l'Infatué était d'excellente humeur, ce soir. Déjà, il avait fini sa journée de boulot.

Il aimait son taf, oui. Mais c'était quand même drôlement sympa lorsqu'on était libéré suite à une longue phase de labeur de savoir qu'on allait pouvoir occuper sa soirée à faire absolument tout ce qu'on voulait ! L'atmosphère de son atelier, chaude et confinée, lui apportait un sentiment de confort et de familiarité. Cependant, quoi de mieux qu'un vent frais et que l'odeur du grand large pour vous donner l'impression d'être plus libre que l'air lui-même ? Aaaah ! C'était bon d'être un pirate, un vrai. Beaucoup plus que Vijendra ne l'aurait cru lorsqu'il était arrivé dans cet endroit qu'il avait initialement pris pour un trou à rats.

... Bon ok. C'était un peu un trou à rats. Mais les gens d'ici, ils étaient cools. Les amis et la sensation de faire un job qui avait une importance pour la communauté, c'était ça, qui comptait vraiment. L'Infatué l'avait étonnamment vite compris, à la grande surprise de ses camarades de galère.

Il se sentait vraiment bien, et c'était aussi grâce à sa récente trouvaille : la veille, Vijendra s'était rendu sur le Rivage. Il n'avait pas trouvé le Graal (aka le générateur d'électricité qu'il aspirait à se procurer depuis qu'il était arrivé), mais il avait trouvé une de ces redingotes, je vous explique pas. Le vrai truc d'époque. Super bien coupé, ça lui allait comme un gant, ça soulignait sa silhouette fine, il était méga beau gosse dedans - il le savait, il avait regardé le miroir. Elle était d'une jolie couleur bleue minuit et cousue dans plein de matières précieuses : brocart, velours... Et le niveau de détails ! Les boutons, les boutonnières, tout le tralala.. Tout était parfait ! Vijendra avait associé ça à son super tricorne commandé à Azel il y avait quelques temps, une belle chemise à manches longues - dont on ne voyait actuellement pas les manches - un veston plus clair, un pantalon d'époque et une ceinture garnie d'environ un million de trucs inutiles mais qui pétaient la classe. Jack Sparrow style. Et puis un petit saphir pendant à l'oreille au passage, assorti à son nouveau vêtement... Franchement, avec ça, il allait forcément réussir à soutirer un petit regard à Maëlle, même discret... nan ?

Ah. Malgré son humeur brillante, il y avait cette petite contrariété qui continuait de lui trotter dans un coin de la tête, oui... La chanteuse était devenue affreusement distante, ces derniers temps. Maëlle était libre comme l'air, et ça n'était pas un problème. C'était comme ça qu'ils fonctionnaient, tous les deux : pas d'engagements, juste du consentement avec qui avait envie d'avoir une amitié ornée de quelques bonus de type "et plus si affinités". Cela dit, chose qui ne lui arrivait jamais, Vijendra était tombé sacrément amoureux. Maëlle lui avait assuré qu'elle partageait ses sentiments. Alors pourquoi l'ignorait-elle comme elle le faisait à présent ? Elle le fuyait quand il venait lui parler. Elle évitait ses regards, ses sourires. Elle faisait comme s'il n'existait pas. Est-ce qu'il avait fait quelque chose de mal ? Est-ce qu'elle s'était désintéressée de lui, au point de perdre l'affection dont elle lui avait fait part ?

Vijendra, malgré son statut de boulet olympique et son affreuse naïveté, avait tendance à cerner les gens de façon instinctive. Il fallait vraiment qu'il soit aveuglé par la lumière que projetait Maëlle pour n'avoir rien vu venir à ce qui était en train de se tramer. Il fallait dire que Maëlle était très.. Euh. Saisissante. A regarder. Sous divers angles. A peu près tous les angles, en fait.

... Mais ce n'était pas que ça, que diable ! L'AMOUR, LE VRAI. Vijendra fondait lorsqu'il croisait son regard pétillant, et lorsqu'il entendait l'esprit dont elle pouvait fait preuve... Quelle répartie ! Quelles jolies phrases qui venaient naturellement à ce joli cerveau, et qui sortaient par cette jolie bouche, par le biais de cette voix envoutante ! Et que dire de ce petit sourire en coin quand elle... RAAAH. A tomber.

Comprendre pourquoi Maëlle ne voulait même plus lui adresser la parole était une tâche de fond perpétuellement active dans l'esprit de Vijendra qui, cependant, pensait actuellement à autre chose. A vrai dire, il ne pensait pas à grand chose, si ce n'est au fait qu'il aimait vraiment cette brise et qu'il devait être plutôt sexy avec ses super fringues de corsaire, là, et avec ses longs cheveux raides épais et soyeux qui s'envolaient comme s'il avait été en train de tourner une pub pour l'Oréal.

Ah tiens si, une idée fuyante, presque aussitôt disparue : et s'il invitait Maëlle au resto ?
... Pour ça, il y aurait déjà fallu qu'il existe de vrais bons restos sur le Port. La chanteuse passait ses journées à la Taverne, c'était un peu bof de lui proposer ce lieu pour un rendez-vous. On manquait un peu de choix, chez les Pirates... L'Île de Jamais, c'était pas tout à fait New York. Et puis Vijendra n'avait pas accès à son compte en banque mirobolant... Ce qui n'était certes pas vraiment un souci puisque comme dit, ce n'était pas ici qu'il allait trouver un restaurant 4 étoiles pour gâter sa belle danseuse. Il fallait qu'il trouve une autre idée.

Subitement, Vijendra entendit qu'on l'appelait. Tout curieux de savoir qui voulait l'aborder - quelqu'un qui voulait tchatcher ? Oh ! Super ! - l'Infatué se tourna immédiatement dans la direction du cri et découvrit...

... JACK ! Mais quelle excellente surprise ! Mais quel beau sourire communicatif il avait ! Vijendra adorait Jack. C'était vraiment un brave gars, d'excellente compagnie. Il était toujours enthousiaste et il avait toujours plein d'idées originales, créatives, innovantes !

... Et il était aussi l'une des rares personnes à ne pas mal juger celles que Vijendra pouvait lui-même avoir. Pour sûr que Jack aurait accepté de jouer dans l'une des pièces de théâtre que l'Infatué voulait donner, s'il lui avait proposé un rôle. Pour cela, il fallait déjà qu'on autorise Vijendra à se produire sur scène, ce qui était encore loin d'être gagné. Les habitants du Port ne savaient pas ce qu'ils perdaient !

Jack était un grand esprit, ils se comprenaient. Et en plus, il était si joyeux qu'il aurait fallu être la Pluie elle-même pour rester triste tandis qu'on était en sa compagnie.

Rayonnant du bonheur de trouver son ami ici, Vijendra lui ouvrit grand les bras (la suite lui importait peu : contact physique amical ou simple signe de bienvenue, tout lui allait).

"Jack ! Ca me fait tellement plaisir de tomber sur toi ! J'ai vraiment du bol ces derniers jours, t'as vu ce que j'ai trouvé ? La classe, nan ?" fit-il avant d'ouvrir les pans de sa redingote et de tourner sur lui-même tel un mannequin pour montrer à son ami le point auquel cet ajout à sa garde-robe lui avait offert un buff de charisme. Dans un petit coin de son esprit, Vijendra espérait que le vêtement n'appartenait à aucun matelot du Jolly Roger qui aurait oublié son bien à proximité du bateau. Ca l'aurait ennuyé de devoir le rendre, et en plus on ne le lui aurait pas forcément demandé gentiment.

"Une aventure ! J'ai tout le temps du monde devant moi... Raconte moi-tout !" demanda t-il finalement, les yeux pétillants de curiosité. Jack avait toujours de ces plans à proposer...

... Ca pouvait être dangereux, mais c'était peut-être précisément ce dont Vijendra avait besoin ! S'il avait une super histoire à raconter à Maëlle, elle allait forcément l'écouter, nan ? Ignorer un passionnant récit comme celui des péripéties que Jack et Vijendra allaient certainement vivre ce soir, ça aurait été criminel.

Jack entraîna Vijendra dans une accolade démonstrative avant de se reculer pour mieux voir ce que son ami lui montrait, à savoir sa tenue du jour. Jack cligna des yeux, puis sa mâchoire se décrocha tandis que ses yeux se remplissaient d'étoiles.

– Nom d'une courgette ! s'exclama-t-il. Mais c'est absolument fabuleux ! Et ça te va pile-poil, c'est un signe, ça t'était vraiment destiné !

Dans un coin de son cerveau, Jack commençait à se demander à quel point c'était compliqué de coudre un vêtement pareil. Il savait coudre un bouton, y avait peut-être moyen de moyenner ?... Parce qu'il fallait admettre que c'était la classe la plus... euh, classe... qu'il ait jamais vu, et s'il n'était pas jaloux il se disait que ça serait super chouette d'avoir lui aussi un habit du dimanche (non pas qu'il y ait des dimanches sur l'Île, mais passons).

Mais Vijendra avait du temps à dédier à l'aventure, et Jack rangea donc ses considérations couturières dans un recoin où elles seraient probablement oubliées d'ici qu'il rentre chez lui.

– L'aventure du jour... ma foi, elle t'ira comme un gant, dit Jack, la réalisation lui tombant dessus en même temps qu'il le disait. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une aventure littéraire, que dis-je, une aventure poétique !

Il regarda autour de lui avec une mine de conspirateur. Non pas que cela serve à quoi que ce soit, parce que les locaux avaient depuis un bon moment appris à ignorer les loufoqueries de Jack (sauf quand ils voulaient rigoler un coup, d'accord).

– Figure-toi, continua-t-il une fois satisfait de leur isolement relatif, qu'une source anonyme m'a rapporté la présence non loin de la sortie du Port d'un arbre capable de tenir une conversation... mais uniquement à condition qu'on lui parle en poésie ! Je ne sais pas exactement de quel arbre il s'agit, mais j'entends bien le découvrir ! Et apprendre de quoi donc discutent les arbres. Tu crois que les courgettes parlent avec les arbres ?

Il se plongea dans cette soudaine réflexion pendant quelques secondes. C'était vrai ça, c'était une super bonne question.

– Mais trêve de bavardage ! se secoua-t-il. J'ai hâte de me faire un ami de ce poète écorçu, tu es avec moi ?

À voir son sourire, on aurait pu croire que Jack était un gamin venant de proposer un raid sur un magasin de bonbons.

Alors que Vijendra serrait fort Jack dans ses bras, tout content de trouver chez le pirate cette sympathie, cet élan et cette bonne volonté qu'il le savait avoir, une pensée parasite passa dans la tête de l'Infatué : il n'aurait pas embrassé de cette façon n'importe lequel de ses amis du Port.  Alors ça, c'est sûr. Déjà, il y en aurait un certain nombre qu'il aurait fallu menacer avec un fusil pour réussir à leur arracher une telle démonstrativité. Ensuite... Eh bien. Sans vouloir se montrer désagréable, il fallait bien dire qu'un certain nombre d'entre eux avaient tout de même de sacrés problèmes d'hygiène. Vijendra les aimait beaucoup, mais il n'aurait pas voulu avoir à porter leur odeur douteuse sur lui toute la journée. En plus, il n'y avait pas de pressing, alors c'était compliqué de nettoyer les vêtements qu'on ne pouvait pas frotter dans l'eau sans risquer de les abîmer tristement. La nouvelle redingote du scribe en était un exemple très reluisant.

Très, très reluisant, même. Jack ne semblait pas avoir bêché de terre pour soigner ses courgettes aujourd'hui, ou bien il s'était changé depuis, sans quoi Vijendra aurait été obligé de lui dire bonjour de façon bien plus timide, ce qui l'aurait contrarié, mais bon. Les belles fringues ne se remplaçaient pas. Les accolades amicales pouvaient en revanche se réitérer tous les jours qu'on rencontrait à nouveau la personne avec qui on les pratiquait. La question ne se posait pas quant à la priorité à faire.

LA REDINGOTE, donc. Reluisante on avait dit. Sans la moindre trace de terre qui aurait tâché son sublime rendu, puisque son ami fermier n'était pas tout crotté au moment où ils s'étaient fait un câlin dit bonjour. Vijendra eut tôt fait de tourner sur lui-même tel un top model pour faire admirer à Jack le fabuleux vêtement.

Et quand d'autres auraient sans doute eu une réaction mitigée - quand d'autres encore seraient restés de marbre - le Somnambule adopta quant à lui l'une de ces attitudes spontanément exaltées pour lesquelles Vijendra l'adorait tant. Ses yeux brillaient si fort que le scribe sut qu'il avait tapé dans le mille avant même que son ami ouvre la bouche ! Splendide. L'Infatué était tellement content que sa tenue ait l'effet escompté ! Jack était un homme de goût. Il savait reconnaître la classe internationale quand il l'avait en face de lui.

"Nom d'une courgette ! Mais c'est absolument fabuleux ! Et ça te va pile-poil, c'est un signe, ça t'était vraiment destiné !"

Au secours, si le sourire de Vijendra continuait de s'étendre, la moitié haute de sa tête allait finir par se décrocher et par tomber par terre. Ses yeux à lui aussi brillaient de mille feux, dorénavant. Jack n'aurait pas lui faire plus plaisir.

"Oooh tu trouves aussi ? Merci beaucoup, vraiment je suis aux anges d'être tombé dessus, je suis trop content que ça te plaise autant qu'à moi !"

Maintenant qu'il était excité comme une armée de puces sur le dos d'un chaton égaré ayant pris refuge dans une décharge, on aurait pu se dire qu'il allait être difficile d'attirer l'attention du scribe sur autre que chose que l'admiration qu'il se vouait actuellement à Lui Même ainsi qu'à sa silhouette si noblement vêtue.

Mais cela aurait été mal connaître Vijendra, qui malgré ses tendances à jouer au narcisse dès qu'un miroir - littéral ou humain - se présentait à lui, était aussi d'une curiosité sans borne pour les vies, les histoires et les plans plus ou moins foireux des autres. En plus, Jack avait une place un peu spéciale dans le cœur de l'Infatué. Le fermier encourageait le scribe dans à peu près toutes ses conneries, et l'inverse était aussi vrai. Ce qui allait sortir de cette admirable bouche blonde et souriante allait forcément être du plus grand intérêt. Il était question d'une nouvelle aventure. Vijendra n'y avait pas pensé, mais c'était peut-être exactement ce qui manquait à sa vie en cet instant donné.

"L'aventure du jour... ma foi, elle t'ira comme un gant. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une aventure littéraire, que dis-je, une aventure poétique !"

Au tour de Vijendra d'avoir des petites étoiles qui s'allumaient progressivement dans ses yeux alors qu'un nouveau sourire s'étirait pour lui fendre le visage en deux, partant d'une bouche initialement basse et entrouverte sous l'effet de la concentration que demandait une écoute attentive, et sous l'effet aussi de l'anticipation palpitante que provoquait le suspens plus ou moins involontairement créé par le fermier. Une aventure littéraire, et de surcroît poétique ? En effet, Jack avait raison ! Quoi de mieux pour Vijendra qui était tout de même le Scribe du Port, et aussi un Artiste qui avait bien l'intention de faire jouer des œuvres dramatiques de sa propre plume un jour ou l'autre - quand il aurait réussi à convaincre les propriétaires des salles de spectacle du bienfondé de son initiative.

Vijendra faillit profiter du moment de silence laissé par Jack pour commenter, mais il remarqua bien vite la façon dont son ami regardait tout autour d'eux pour vérifier s'ils étaient seuls. Le scribe aspira immédiatement la nouvelle atmosphère. En bon trouillard qu'il était, le voilà qui sursautait et prenait peur. Il jeta un regard inquiet aux alentours, craignant l'apparition soudaine d'une vilaine créature au beau milieu du Port. Il y avait bien peu de chances qu'une chose pareille arrive (haha... s'il avait su à cette époque), mais les peurs irrationnelles ne se contrôlaient pas.

"Figure-toi qu'une source anonyme m'a rapporté la présence non loin de la sortie du Port d'un arbre capable de tenir une conversation... mais uniquement à condition qu'on lui parle en poésie ! Je ne sais pas exactement de quel arbre il s'agit, mais j'entends bien le découvrir ! Et apprendre de quoi donc discutent les arbres. Tu crois que les courgettes parlent avec les arbres ?"

Avant le Pays Imaginaire, Vijendra aurait peut-être bugué face à une telle déclaration. Mais c'était Bouseuxvilleland (non stop, il avait depuis longtemps arrêté de désigner le Port et l'Île par ce terme très irrévérencieux ). Reprenons donc : c'était l'Île de Jamais, et par définition sur l'Île de Jamais, tout était possible. Quelle que fut la source anonyme de Jack - Vijendra ne releva même pas cette formulation douteuse - les arbres poètes pouvaient très bien exister...

... Et il était tout aussi legit de se demander si les courgettes pouvaient parler à leurs camarades végétaux. Enfin. Vijendra espérait que ce n'était pas les mêmes courgettes que celles qu'ils mangeaient. Quelle horreur d'imaginer qu'ils puissent faire cuire des êtres doués de conscience pour les mettre dans leurs estomacs (Vijendra n'étant pas vegan pour un sou, cette pensée de sa part était un peu ironique, mais il ne s'en rendit pas vraiment compte. Et en même temps il espérait aussi n'avoir jamais mangé un seul animal doué de parole. Dans sa tête, c'était pas pareil, ne cherchons pas à l'éclairer sur ce sujet car si on commençait à lui parler du sort des pauvres animaux qu'on menait à l'abattoir, même ceux qui ne savaient faire que "meuh", "bêh", ou "groin groin", l'âme sensible qu'était notre pauvre scribe risquait de se mettre - sans exagération - à pleurer).

"... Une courgette et un arbre c'est tout de même très différent en taille comme en apparence... Est-ce qu'ils auraient le même dialecte ? Et aussi si cet arbre dont  tu parles n'accepte vraiment que la poésie il faudrait lui trouver une courgette poète, sans quoi il ne daignera pas répondre... J'imagine ?"

... Mais pourquoi est-ce que Vijendra répondait à ça en priorité ? Pendant un bref instant, le scribe avait eu l'air très pensif, très concentré. Il s'était même caressé le menton pour essayer de mieux réfléchir. Il se rendit compte qu'il était potentiellement un peu à côté de la plaque et ses yeux prirent une couleur vitreuse. Ce n'était pas très grave, car ce fut pile quand Jack le remit de lui-même sur le droit chemin !

"Mais trêve de bavardage ! J'ai hâte de me faire un ami de ce poète écorçu, tu es avec moi ?
- Complètement avec toi ! Ca ne pouvait pas mieux tomber. Je crois même que j'ai un ou deux recueils de poésie sur moi, ça pourrait servir, au cas où. Si c'est un poète, il est possible qu'il apprécie les bonnes références littéraires ! Imagine qu'il reconnaisse les citations, ça pourrait nous faire de bons points, non ? Mais il faudra sans doute aussi se montrer inventifs pour lui prouver notre valeur... Oh ! J'ai hâte. On pourra tenter de voir ce qu'il préfère... Tu crois qu'il réagit différemment si on lui sort un octosyllabe plutôt qu'un alexandrin ? Oh la la ! Je l'ai déjà dit mais j'ai vraiment hâte d'essayer... Montre moi le chemin n'attendons pas !"

Plus impatient qu'un gosse, Vijendra n'attendait en tous cas plus que de savoir dans quelle direction aller.

Mais que diantre, que sacrebleu, que courgette enfin ! Vijendra était parfait. On partait à l'aventure pour parler poésie à un arbre ? Et paf, voilà qu'il avait justement sur lui un (ou deux) recueils de poèmes. Sérieusement, on ne pouvait rêver meilleur compagnon de quête !

Crévinbleu, même Jack qui était pourtant un professionnel n'arrivait pas à préparer son attirail de quête avant de savoir où il partait ! (Non pas qu'il soit exactement capable de préparer un matériel raisonnable même avec toutes les informations nécessaires, mais c'était une autre affaire...) Ah oui, là pour sûr Vijendra avait trouvé un moyen de grimper encore dans l'estime de Jack alors que si on avait demandé au fermier trente secondes plus tôt il aurait placé Vijendra au niveau du plafond.

– C'est parfait, si parfait ! s'excita Jack.

Puis il s'engagea d'un pas rendu vif par l'appel de l'aventure dans les rues du Port en direction de la plage, puis de là l'orée de la jungle. Évidemment, avec deux pipelettes surexcitées, le trajet fut loin d'être silencieux.

– Très pertinente question sur les alexsyllabes et les octandrins !

(Non, Jack ne connaissait pas vraiment ces termes. Il avait toujours fait sa poésie à l'oreille et n'avait aucune maîtrise théorique du sujet.) (Je vous laisserai juges de sa maîtrise pratique par la suite...)

– Je suppose que cet arbre doit se sentir un peu seul, pondéra Jack, je veux dire manifestement il ne veut pas tenter de communiquer avec quelqu'un de trop incultivé, mais j'ai peur pour lui qu'il n'ait pas souvent d'interlocuteur... donc à mon avis tant qu'on lui montre qu'on sait être poètes, il devrait réagir ? Et je suis bien content que tu apportes avec toi des références littéraires connues ! Je n'apporte hélas que mon talent, mais avec le tien et tes livres nous venons de tripler nos chances de réussite !

Et cetera, et cetera. Heureusement pour tout le monde que le début de la zone d'investigation n'était qu'à quelques minutes de marche...

Parfait. Tout était parfait. Jack l'avait dit lui-même et Vijendra ne pouvait qu'être d'accord avec son ami, face aux déclarations duquel il hocha la tête en signe de très enthousiaste assentiment !

Surtout que c'était plutôt flatteur. Après tout l'une des raisons pour lesquelles tout était si parfait résidait dans le matériel que le scribe avait par hasard sur lui ce jour là... L'Infatué était très fier de sa contribution - et donc de sa personne !

Même s'il n'avait absolument rien prévu de tout ça. On pouvait donc s'interroger sur la légitimité d'une telle crise d'orgueil, mais chut. Aucun de nos deux protagonistes n'en avait vraisemblablement rien à faire.

C'était le destin qui les avait réunis aujourd'hui. Ils sortiraient de cette quête qu'ils s'apprêtaient à mener indubitablement victorieux, car non seulement ils partaient extrêmement bien équipés, mais ils étaient exactement les personnes qu'il fallait ! Vijendra avait rarement été aussi sûr de lui alors qu'il s'apprêtait à sortir de la zone du Port (... généralement il n'osait pas s'aventurer plus loin que le Rivage, et encore, on ne savait jamais ce qu'on pouvait y trouver de dangereux).

"Très pertinente question sur les alexsyllabes et les octandrins !"

Un froncement de sourcils. Les alexsy-quoi ? L'espace d'un instant, Vijendra se demanda si Jack n'avait pas fait une inversion accidentelle. Le visage du scribe se détendit presque aussitôt. Non, ce n'était probablement pas ça ! Il imaginait Jack trop cultivé pour faire une telle erreur. Alors de quoi s'agissait-il, exactement ?

"Les octandrins... Ca sonne comme un fruit. Laisse-moi deviner, c'est un type de vers qui n'existe que dans la poésie des arbres ? J'espère que notre futur ami sera aussi sensible à celle des humains ! Oh, mais je n'en doute pas une seconde en réalité. J'ai vraiment de très bonnes références. Ca sera l'occasion d'un échange culturel ! Qui sait ? S'il a des poèmes de son cru je pourrais même les noter et en faire un recueil plus tard... Je suis sûr qu'Henrik sera d'accord !"

"Je suppose que cet arbre doit se sentir un peu seul. Je veux dire manifestement il ne veut pas tenter de communiquer avec quelqu'un de trop incultivé, mais j'ai peur pour lui qu'il n'ait pas souvent d'interlocuteur... donc à mon avis tant qu'on lui montre qu'on sait être poètes, il devrait réagir ? Et je suis bien content que tu apportes avec toi des références littéraires connues ! Je n'apporte hélas que mon talent, mais avec le tien et tes livres nous venons de tripler nos chances de réussite !"

Et Vijendra d'opiner toujours aussi vaillamment, effectivement très sûr de leurs chances de réussite qui selon lui avoisinaient le 200%. Il eut tout de même une brève hésitation :

"... J'espère qu'il ne se vexera pas de nous voir utiliser du papier, par contre ! Il pourrait se dire qu'on écrit nos poèmes sur la peau de ses congénères... Brr. Quelle horreur. Enfin ça devrait aller, j'ai principalement du papier de chiffon... Tu vas me dire, indirectement ce n'est pas beaucoup mieux, mais dans ce cas là il risque aussi de se vexer de nous voir habillés, et nous n'allons quand même pas y aller nus !"

Le scribe s'arrêta brutalement comme l'orée de la forêt était désormais très proche. Nouveau froncement de sourcils. Il mit sa main en visière pour mieux voir. Regretta de ne pas avoir amené sa longue-vue.

"Ca fait vraiment beaucoup d'arbres dis voir... On t'a dit de quel côté chercher j'imagine ? Puis c'est un arbre poète... Il doit avoir l'air différent !"

Oui. Il aurait nécessairement l'air différent. A quoi bon s'inquiéter ?

Vijendra venait, très pertinemment, de trébucher sur le problème central de cette affaire : la seule chose qui était pire que chercher un arbre dans une forêt, c'était de partir en quête d'une aiguille dans une meule de foin. Et encore, ça se discutait.

(Non, nous n'ouvrirons pas ici le débat sur les mérites de la méthode "brûler la meule de foin, passer un aimant dans les cendres". Jack et Vijendra n'allaient pas brûler la forêt donc c'est hors-sujet.)

Jack, cependant, ne voyait pas (encore ?) le souci.

– Cet arbre miraculeux se trouve non loin du Port, et proche de l'orée de la forêt, expliqua-t-il d'un ton docte. C'est vrai que ça laisse beaucoup de possibilités, mais on ne devra pas aller très loin !

Le périmètre, aussi flou soit-il, était en effet plutôt restreint. Toutes proportions gardées. Le hic, c'était qu'il était question d'une jungle, environnement connu pour sa densité de végétation extrêmement poète-friendly. Ou pas.

Les arbres se poussaient pour ainsi dire les uns sur les autres par endroit. Mais techniquement le passage restait possible, donc l'un dans l'autre disons que ça aurait pu être pire et voyons comment Jack aborde la suite.

– Ce que je te propose, mon ami, c'est d'être méthodiques. Commençons par marcher le long de la forêt en lisant un poème classique de tes livres, puis revenons en sens inverse en déclamant nos inventions, des fois que l'arbre préfère qu'on montre notre talent plutôt que de se cacher derrière les vers d'un autre. Gardons l'œil ouvert à toute réaction végétale. Et si ça ne donne rien, on s'enfoncera d'un mètre ou deux dans la jungle pour recommencer. Qu'en dis-tu ?

Mazette, mais c'était qu'il avait vraiment un plan, le bougre ! Et à voir son sourire extatique, il en était diablement fier !

"Cet arbre miraculeux se trouve non loin du Port, et proche de l'orée de la forêt. C'est vrai que ça laisse beaucoup de possibilités, mais on ne devra pas aller très loin !"

Vijendra cligna des yeux à plusieurs reprises, avant d'insister, avec un soupçon d'inquiétude dans la voix :

"... On ne t'a vraiment pas dit qu'il avait l'air différent des autres ?"

Non parce que bon. Ca aurait quand même été vachement pratique si ça avait été le cas... ! L'orée de la forêt, elle était grande quand même ! Trop grande au goût de Vijendra qui n'aimait pas beaucoup marcher, toujours. Et puis "proche", ça voulait tout et rien dire.

Vijendra était-il en train d'éprouver ses premiers doutes quant au caractère (absolument pas) douteux de leur entreprise ? Peut-être.

Mais ça n'allait pas durer.

"Ce que je te propose, mon ami, c'est d'être méthodiques. Commençons par marcher le long de la forêt en lisant un poème classique de tes livres, puis revenons en sens inverse en déclamant nos inventions, des fois que l'arbre préfère qu'on montre notre talent plutôt que de se cacher derrière les vers d'un autre. Gardons l'œil ouvert à toute réaction végétale. Et si ça ne donne rien, on s'enfoncera d'un mètre ou deux dans la jungle pour recommencer. Qu'en dis-tu ?"

Les sourcils froncés, le pouce et l'index frottant son bouc en signe de réflexion, Vijendra écoutait les propositions de son ami et les assimilait progressivement. Il avait parlé beaucoup et longtemps, et ça avait l'air effectivement très méthodique (même si aussi très fatigant). C'était assez pour convaincre le pirate, qui eut une moue appréciatrice et une sorte de lâche haussement d'épaule qu'on aurait pu traduire par un : "Pourquoi pas ? Je ne vois aucune bonne raison de refuser de faire comme ça !".

"Ton plan m'a l'air bien rodé ! Ca vaut le coup d'essayer. Mais gardons quand même un oeil sur la couleur, les feuilles, l'aspect des troncs... Juste au cas où ! Je te laisse regarder pendant que je lis ?"

Pendant ce temps là, il fouillait dans sa besace. Il en sortit l'un de ses fameux recueils de poèmes et commenta, comme il venait tout pile de finir de parler (et qu'il n'avait pas besoin de respirer plus d'un quart de seconde avant d'entamer un nouveau monologue) :

"Celui-là c'est du lourd a priori ! Lord Byron, tu connais ? Hey tu veux une anecdote intéressante ? Il a eu une fille, Ada Lovelace, super connue aussi ! Mais elle c'est parce que c'est une des pionnières de l'informatique, genre la première programmeuse ou un truc du genre. C'est mon père qui m'a expliqué ça, il a une très grosse boîte de robotique..."

C'était passionnant, n'est-ce pas ? Absolument passionnant ! Nul doute que Jack avait tout suivi et avait dû trouver ces informations extrêmement instructives, à moins qu'il ne fut déjà au courant avant.

Une fois tout le monde prêt, Vijendra se râcla la gorge.

"Hm hm... Attend. On ne peut pas commencer au milieu il faut aller au début... autant commencer côté plage... Oh punaise c'est loin !"

Il grimaça un peu mais ne se plaignit pas plus. Et les voilà qui crapahutaient dans la nature pour rejoindre le point d'entrée de leur algorithme humain - l'anecdote sur Ada Lovelace n'était pas si hors sujet que ça finalement.

Ils étaient réellement prêts cette fois, et Vijendra qui avait trouvé la première page du livre commença à déclamer théâtralement, un doigt pointé vers le ciel tandis que son autre main faisait en sorte de garder le lourd volume ouvert (il n'allait pas avoir l'air fin quand il arriverait à une tourne) :

"O Pouvoir ! qui me gouvernas en mon jeune âge,
Enfant de Fantaisie, de rompre voici l'heur !
Dresse lors ce dernier de mes lais en l'orage,
La plus froide effusion qui jaillît de mon cœur.

Ce sein, insensible à s'extasier plus encor,
Taira tes notes rudes, ne te prie pour chanter ;
(...)"

... Et ainsi de suite, tant qu'on le laisserait continuer.

– Je te laisse regarder pendant que je lis ?

Jack hocha vigoureusement la tête. C'était en effet une parfaite répartition des tâches. Que son ami était un bon partenaire d'aventure d'y avoir pensé !

Puis Vijendra enchaîna, et Jack se retrouva à contempler le sens de l'existence d'Ada Lovelace. Elle était "pionnière" (Jack imaginait une aventurière se frayant un chemin dans la forêt vierge à coups de machette) en "infomatique" (clairement une contraction d'information et automatique, même si Jack n'avait pas la moindre fichue idée de comment cela pouvait marcher... peut-être un système pour lancer les journaux devant la porte des gens sans intervention humaine ?) et c'était une "programmeuse" (pour Jack, le seul programme était celui de la télé, il supposa donc qu'elle avait rédigé des grilles de diffusion). Du coup... une journaliste de terrain ayant fait des reportages pour la télévision sur la façon dont elle avait apporté les bienfaits de la presse papier à des civilisations perdues ?

(Trop concentré sur ce mystère, Jack ne percuta même pas sur le mot "robotique", ce qui était probablement pour le mieux.)

Puis finalement Vijendra le tira de ses réflexions intenses en pointant un doigt vers le ciel. Ça y était. Le véritable début de leur Quête.

Vijendra se mit à déclamer, et c'était qu'il lisait bien ! Ah ça, si Jack était un arbre, il serait conquis par tant de conviction !

Mais l'heure n'était pas à l'admiration béate. Jack avait son rôle à jouer, et c'était celui de mettre son gigantesque sens de l'observation au service de la mission. Il tourna donc son regard d'aigle affûté tel un épluche-légumes vers les arbres auprès desquels ils passaient, cherchant un signe quelconque, une différence physique, un mouvement, une réaction, peut-être même un son, qui sait, peut-être seraient-ils chanceux ainsi ?

Là ! Une feuille qui bougeait ! ... ah non c'était le vent. Mais là ! Cet infime mouvement de branche, ce n'était pas le vent, n'est-ce pas ? Ni son imagination ? Ah mais zut enfin, fausse alerte, c'était un... euh... un genre de gros scarabée.

Probablement un scarabée.

Et puis, alors que Jack s'apprêtait à suggérer qu'ils s'arrêtent là pour attaquer la phase 2 du plan (le "demi-tour en vers libres", parce qu'il fallait bien un nom classe pour une manœuvre classe), une agitation végétale. L'arbre avait une écorce rendue verdâtre par la couche de mousse qui prenait ses aises dessus, mais ses feuilles avaient des reflets bleutés de la plus belle et prometteuse allure.

Jack posa donc une main lourde de sens mais légère de geste sur l'épaule de son ami pour attirer son attention, avant de pointer l'arbre qui avait capturé son regard.

– Je ne suis pas sûr, murmura-t-il, parce qu'il n'aurait quand même pas fallu effrayer leur cible (qu'importe qu'il s'agisse d'un arbre et que ladite cible ne pouvait donc pas s'enfuir...). Qu'en penses-tu ?

Il n'y avait pas de temps donc forcément ça aidait (ou pas), mais Vijendra ne le voyait pas passer ! C'est qu'il adorait ce qu'il était en train de faire : déclamer du texte en marchant, l'allure vive et fière. C'est qu'il avait été Acteur, après tout. Il aurait fallu voir à ne pas l'oublier ! Il était donc complètement dans son élément.

Probablement que cela serait beaucoup moins le cas lorsqu'il serait obligé d'entrer dans la jungle et qu'il accrocherait ses vêtements partout dans les branchages et les ronces en craignant de se faire mordre par une vilaine bestiole.

Mais on en était pas là ! On allait peut-être même y échapper ! Jack avait repéré quelque chose. Le scribe s'arrêta d'avancer et observa son ami qui parlait et bougeait avec la plus grande prudence, la plus grande délicatesse. L'Infatué décida qu'il devait faire de même, car si Jack agissait de la sorte, c'est qu'il y avait forcément une raison importante qui l'y poussait.

"Je ne suis pas sûr. Qu'en penses-tu ?"

Vijendra avisa l'arbre étrange que Jack lui pointait et fronça les sourcils pour s'aider à réfléchir... C'est vrai qu'il avait l'air différent, celui là ! Il était beau et la mousse qui le couvrait lui donnait l'air romantique, bucolique... Une fraîcheur pastorale digne d'un poète ! Mais il n'avait pas réagi à Lord Byron... Étrange. Peut-être préférait-il Shakespeare ?

Oh. Vijendra espérait que ce n'était pas une question de langue. Ils auraient l'air malin s'il leur fallait réciter des vers prenons... En français par exemple, alors qu'ils n'en parlaient pas un mot ! (En tous les cas l'Infatué n'en parlait pas un mot).

"Ah c'est une belle trouvaille... Bien joué mon ami, il nous faut essayer..." murmura t-il à son tour, avant de se râcler la gorge doucement. Tout naturellement, il pensait passer à l'étape 2 du plan de Jack avec leur arbre poète présumé puisque la déclamation de vers n'avait pas fonctionné.

"Hm hm..." et de s'approcher prudemment, avec beaucoup de respect, mais tout en gardant l'allure noble que tout acteur et que tout poète se devait de maintenir.


Eh merde. Pourquoi il avait fait une rime en "ar" ? Il séchait sur le dernier mot. Panique. Il manquait trois syllabes pour former son alexandrin et un mot en ar et il n'avait aucune idée valable.

"... égrillards... ?" s'entendit-il continuer en étant approximativement sûr de n'avoir pas été pertinent même s'il ne savait pas trop ce que ce mot voulait dire.

Au moins, ça sonnait bien !

Wa. Ouh. Wow. Non mais vraiment, waouh wow. Jack savait bien évidemment que Vijendra était un poète de qualité, mais ce n'était pas pareil de le savoir et de l'entendre. Et en improvisation totale, ce qui ne faisait que faire resplendir encore plus le talent incontestable.

Et peut-être bien que Jack n'était pas le seul à admirer les vers de Vijendra, puisqu'il semblait à Jack qu'une lueur se faisait de plus en plus vive au cœur du feuillage... avant de tressauter et disparaître sur le dernier mot de Vijendra. Uh. Curieux. Peut-être que l'arbre n'avait pas aimé que cela se finisse aussi vite ?

(Jack n'avait aucune idée de ce que voulait dire "égrillard", mais ça sonnait super bien et Vijendra était un homme de lettres, donc c'était évident qu'il savait ce qu'il faisait ! Disait. Rimait. Bref, que son choix de mot était délibéré et parfaitement adapté !)

La fin de la déclamation fut suivie d'un silence.

– Je crois que notre ami feuillu en veut plus... chuchota Jack d'un ton de conspirateur à la manque. Ou peut-être ne veut-il pas s'exprimer devant moi tant que je ne me suis pas prouvé digne moi aussi.

Il se racla donc la gorge, bomba le torse et... improvisa.

– Ô grand poète forestier,
Cela serait le plus beau des honneurs
Si vous acceptiez de nous parler.
Cela ferait mon bonheur !

... Bah. Bah quoi alors ? Zut, flûte, crotte de bique. Vijendra était pourtant sûr d'avoir vu une lueur briller dans l'arbre ! Pourquoi s'était-elle éteinte ? Ou bien alors ça n'avait été qu'une grosse luciole de passage, qui s'était envolée ?

En tous les cas c'était extrêmement décevant ! Le scribe, visage défait, observait le feuillage du végétal géant en désespérant de voir un truc se passer. Peut-être y avait-il du lag ?

"Je crois que notre ami feuillu en veut plus... Ou peut-être ne veut-il pas s'exprimer devant moi tant que je ne me suis pas prouvé digne moi aussi."

Contrariété passée. De nouveau rayonnant, Vijendra chuchota à son tour à l'oreille de son camarade, sur le même ton conspirateur que Jack avait précédemment emprunté.

"Aaah mais oui... Ca doit être ça !"

Et pas du tout sa dernière tournure de phrase douteuse qui avait tout fait foirer, non, d'ailleurs il l'avait déjà oubliée, au bout du compte plutôt fier de la prestation qu'il avait donnée. Qu'il était doué avec les mots ! Jack allait-il parvenir à rivaliser ?

Ô grand poète forestier,
Cela serait le plus beau des honneurs
Si vous acceptiez de nous parler.
Cela ferait mon bonheur !

OH ! Parfait ! Merveilleux ! C'était drôlement joli, et en plus ça voulait entièrement dire quelque chose ! Hm. Vijendra avait juste un doute quant à l'équilibre de la strophe... Mêler des décasyllabes à deux octosyllabes, pourquoi pas ? Mais ce dernier vers n'avait que sept pied, cela n'allait-il pas sonner trop bancal aux yeux (façon de parler) du vénérable artiste branchu ? Il fallait espérer qu'il aime la poésie moderne ! Parce que dans la poésie moderne on faisait beaucoup moins attention aux structures, non ? En tous les cas il lui semblait que c'était vrai.

... Ah.
Cette fois Vijendra était vraiment sûr de lui, leurs mots avaient un effet ! La lueur était revenue ! Ou bien la grosse luciole s'était réveillée ? Non ! Ce n'était pas une luciole, c'était l'arbre qui réagissait ! Il fallait que ça soit le cas !

Et paf. Tout disparut à nouveau à la fin du poème.
Qu'il était tatillon, cet arbre !

"... Tu crois qu'il est cassé ?" commenta Vijendra sans conviction.

"Non. Je crois... je crois qu'il est très exigeant. Nous allons devoir redoubler de virtuosité ! Ou bien c'est qu'il attend qu'on récite en même temps, tous les deux ? Il y a forcément un truc !"

Et ils allaient forcément y arriver. Ils étaient l'un comme l'autre bien trop doués pour échouer !