Écorce était décidément très heureuse que son ami soit aussi intéressé par ce qu’elle raconte. Ça n’arrivait pas souvent, il y avait peu de fées à qui elle osait s’épancher autant sur ses sujets de prédilection. Même lorsqu’Éclipse était Vijendra, Écorce avait senti cette différence : il était passionné par son métier de scribe, ça se voyait. Perdue dans ses pensées, la fée réfléchissait déjà aux ouvrages qu’elle pourrait apporter à l’Infortuné.

- Je ne me suis pas encore renseignée sur les idéogrammes chinois, mais je sais qu’ils sont très variés. Mais ce sont des dessins à la base. Il y a peut-être une histoire de logique à saisir et à étudier...

Elle se reperd de nouveau dans ses pensées, puis est ramenée par la question d’Éclipse qu’elle trouve très pertinente. Écorce redresse ses mains, saisit la plume, et la penche légèrement en arrière afin qu’elle retombe sur sa main.

- C’est à cause du stylet que les scribes utilisaient pour écrire sur l’argile. Généralement, il était fait en tige de roseau, et le bout était plus large. Écorce mime des petits à coups, comme si elle écrivait sur un support en argile. En posant le stylet dans l’argile et en traçant le signe, tu arrives à cette forme de clous assez caractéristique.

Leur échange terminé, leur discussion redevient un peu plus sérieuse. Elle se trouve peu douée pour rassurer ou apaiser une fée lorsqu’il lui arrive quelque chose. D’autant qu’ici, la situation est tout de même particulière et plus grave qu’elle n’aurait pu l’imaginer.

- Je sais... Tout le monde ici est adorable. Mais c'est moi qui... Je n'y arrive pas.

Il y a un court instant de battement où Écorce est étreinte par une drôle d’envie : celle de saisir la main d’Éclipse, lorsqu’elle voit l’expression qu’il arbore. A la place, elle sourit. Un peu tristement, mais elle ne peut rien faire de plus. C’est normal, qu’il n’y arrive pas. Ces choses prennent du temps, et Écorce s’en doute. A la place, elle se promet mentalement d’être présente, mais surtout de lui changer les idées.

- ... Tu ferais vraiment ça ?
- Bien sûr ! Répond-t-elle instantanément, avec un entrain qu’elle n’a pas du tout cherché à contrôler. Je ne vis pas au palais, mais j’y viens régulièrement dès que j’ai terminé mes travaux journaliers. Comme ça, tu pourras me dire ce que tu souhaites lire, et j’irais emprunter des ouvrages à la bibliothèque royale.

Ceci dit, Écorce avait rangé son matériel et était partie dresser un nouveau bouquet dans le coin de la chambre. C’est en se tournant vers Éclipse, qu’elle remarque brièvement les nuances colorées qui s’étendent sur ses cheveux sombres. Au vu de la situation, elle n’ose rien dire, et regarde bêtement la fée des étoiles durant un long laps de temps.

C’est magnifique.

- ... C’est parfait. Merci beaucoup, Écorce.

Le grelot d’Éclipse la fait revenir à la réalité. L’Archéologue cligne plusieurs fois des yeux... et est prise d’une gêne incommensurable lorsqu’elle se rend compte qu’elle est plantée là, devant son lit, à le regarder bêtement. Elle n’a même pas de quoi occuper ses mains, et les joint par réflexe afin de triturer ses doigts.

- Euh. De rien...

Qu’est-ce qu’elle fait là, tout de suite ? A rester plantée debout sans rien faire, Écorce fait un pas afin de revenir sur son tabouret. Sans trop de surprise lorsqu’on la connait bien, elle s’emmêle les pieds, et se rattrape de justesse sur la table de chevet, aidée par ses ailes qui ont par réflexe réagi en se déployant légèrement. Il ne manquerait plus qu’elle frappe Éclipse par mégarde...

- Ah... souffle-t-elle, presque désespérée, avant de se rassoir sagement sur son tabouret.

Elle jette un nouveau regard à Éclipse, priant pour qu’il n’ait rien remarqué. Peu de chances que ce soit possible...

- C-ça va, tu n’es pas trop fatigué ? Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas.

- ... Je suis désolé, ça m'arrive de temps en temps, et je perds un peu le fil à chaque fois. Est-ce que j'ai manqué quelque chose ?
- Oh non ! Rien du tout !

Absolument rien, s’écrie-t-elle mentalement, avant de reprendre :

- Ce n’est pas grave si tu perds le fil.

Écorce s’arrête là. En soit, elle comprenait bien ce qu’il voulait dire : certaines fées ne pouvaient éprouver plus d’un sentiment à la fois et d’autres, ou passent très vite d’un sentiment à l’autre. Pour un ancien humain, ça devait être compliqué de se faire à ce nouveau petit corps, à cette nouvelle perspective du monde et du temps - du moins, pour ce qu’il définit sur l’île. Encore plus après ce qu’Eclipse avait subi. Elle ne pouvait que l’imaginer, mais heureusement pour elle, son empathie naturelle l’aidait et lui permettait de ne pas trop dire n’importe quoi et de peser ses mots lorsqu’elle s’adresse à la fée des étoiles.

A sa presque chute, Eclipse répond par une inquiétude qui la surprend un peu autant qu’elle ne peut l’amuser. Elle lui rappelle qu’au fond, il n’a absolument pas changé depuis leur première rencontre et se montre toujours aussi inquiet face à sa maladresse. A sa question, Écorce lui offre un sourire qui se veut rassurant.

- Ne t’en fais pas, je trébuche tout le temps. A la différence près que sa chute était due à son attention un peu trop portée sur Eclipse. Mais ça, il n’avait pas besoin de le savoir. Heureusement que j’ai des ailes.

Heureusement pour elle, leur sujet de conversation change de nouveau. Eclipse lui parle des livres laissés à son attention sous la fenêtre de son atelier. L’Archéologue lui adresse un regard surpris. Touchée par cette attention toute simple mais qui signifie beaucoup, elle met du temps à lui répondre, ne sachant pas quoi dire, ni quels mots utiliser.

- C’est... c’est très gentil. Je suis désolée de t’avoir oublié... Je pourrais aller voir s’ils sont là à l’occasion.

Est-ce que c’était réellement une bonne idée ? Sans doute pas, mais Écorce ne pouvait se résoudre à laisser ses livres. Ce n’est pas tant eux qui lui tenait à cœur, mais plutôt d’honorer l’attention d’Eclipse et de se faire pardonner de ce rendez-vous manqué. Elle pourrait aller voir la prochaine fois qu’elle rendrait visite à Mahalia, en pleine nuit ou au lever du soleil.

Écorce remarque bien le regard vide d’Eclipse. Désireuse de lui changer une nouvelle fois les idées, la fée ressort une nouvelle fois son matériel d’écriture, afin de prendre des notes sur ses préférences de lecture.

- Il y a des choses en particulier que tu souhaiterais lire ? Une thématique, un sujet plus général ? Il y a de tout dans les rayonnages du Palais, ça pourrait presque être la deuxième bibliothèque d’Alexandrie. Quand tu te sentiras mieux, je pourrais t’y emmener et te présenter les archivistes. Ça te plairait ?

Sur l’instant, Écorce s’était sentie maladroite de lui avoir proposé de se rendre sur le Port. En voyant l’air grave et anxieux qu’il affichait après sa mise en garde, l’Archéologue lève soudainement ses mains et précisé, sur un ton précipité :

- J-je t’assure que ça va. Si je dois m’y rendre, c’est tard dans la nuit ou au lever du soleil. Je passerai par les airs avec mon moineau, il n’y a pratiquement rien à craindre...

Pratiquement était le mot. Écorce n’ajoute rien de plus, prétextant qu’ils en parleront un autre jour et qu’après tout, rien ne pressait. Si elle espérait détourner l’attention d’Eclipse en lui demandant ce qu’il souhaitait lire, elle se rend compte assez tard qu'elle n'avait peut-être pas eu une bonne idée.

Je crois que je n’ai envie de rien en particulier.

Cette phrase fait écho plusieurs fois dans sa tête. La fée est attristée par cette remarque : non pas parce qu’Eclipse ne montre aucun intérêt, mais plutôt parce qu’elle se sent impuissante. Impuissante de ne rien pouvoir faire de concret face à l’état désastreux dans lequel il est.

Écorce relève la tête et ouvre la bouche afin de dire quelque chose. Elle stoppe son mouvement en constatant les larmes qui dévalent les joues d’Eclipse et les sanglots qui le gagne. Habituellement, elle aurait paniqué. Elle aurait baissé les yeux, détourné bêtement la conversation, rougit de honte... ou tout autre chose qui l’aurait renvoyé à sa timidité maladive qui lui pèse parfois.

Mais elle ne fait rien de tout ça. Un élan inconnu la prend, et de ses deux mains, elle saisit celles d’Eclipse afin d’attirer son attention.
C’est en croisant son regard qu’Écorce se rend compte trop tard de la portée de son geste. Elle tente de dire quelque chose, mais seuls des mots hachés et sans aucun sens sortent de sa bouche. A la place, morte de honte et de gêne, elle laisse tomber son visage contre les draps délicats du lit d’Eclipse... tout en tenant toujours ses mains. Qu’est-ce qu’elle fiche ? Pourquoi elle n’a pas réfléchi ? Assaillie par un tourbillon de pensées qui lui donnerait presque mal au crâne, le silence finit par lui devenir gênant.  

- Pourquoi tu t’excuses tout le temps ? Lâche-t-elle, son grelot étouffée par le drap dans lequel elle se cache.

Elle pousse un profond soupir, afin de se calmer. Ses yeux piquent, et cette sensation lui est tout aussi bizarre qu’inconnue. Le pire étant peut-être que ça ne lui passe pas. Ça l’attriste, ça l’énerve, et ça s’entremêle bien trop dans son petit corps. Il n’a pas à s’excuser. Il n’a rien fait. C’est à Eux de s’excuser, c’est Eux qui devraient se montrer aussi désolés. C’est aberrant comme ce sentiment de culpabilité ne vient que chez les victimes, au lieu d’atteindre les coupables.

Si des pensées mauvaises commencer à agresser sa tête, Écorce les met bien vite de côté. L’essentiel était là, devant elle, et le reste était derrière. Elle était de toute façon convaincue que ces individus ne seraient plus en vie pour bien longtemps, s’ils n’étaient pas déjà morts. Elle finit par enfin redresser sa tête, soufflant sur les mèches de cheveux qui lui barrent le visage. En serrant toujours délicatement les mains d’Eclipse, Écorce finit par rompre la distance et par s’asseoir sur le lit, tout en faisant attention à ne pas lui faire mal en faisant un geste malencontreux.

- Ce n’est sûrement pas à toi de t’excuser, tu n’as rien fais de mal. C’est moi qui suis maladroite, je ne sais pas parler, ni utiliser les bons mots.

Elle réfléchit d’ailleurs à ce qu’elle va dire, avant de continuer. Sans le lâcher.

- Tu devrais être plus indulgent avec toi-même. Tu as vécu des choses atroces, c’est normal de se sentir impuissant ou de n’avoir goût à rien. Prend le temps de t’appréhender et d’appréhender... tout ça. D’un geste de la tête, elle désigne l’environnement qui les entoure. Tu t’excuses comme si j’allais t’en vouloir et m’en aller. Tu crois vraiment que je vais faire ça ? Je suis même capable de passer la nuit ici pour être sûre que tu te sentes mieux. D'autres fées l'ont déjà fait pour toi.

Elle en faisait peut-être trop. Mais son expression très sérieuse montrait toute la sincérité qui émanait d’elle. Écorce n’était pas douée avec dans les relations sociales, ni dans l’expression de ses sentiments. C’est ce qu’elle pensait, mais elle était capable de faire preuve d’une empathie grande et sincère, surtout envers son peuple.

Si elle regarde Eclipse un long moment sans rien dire, elle finit par baisser les yeux sur ses mains, qu’elle tient toujours délicatement. Sa nervosité revient, et elle ose à peine relever les yeux.

- ... Euh... Pardon pour ça.

Gênée, elle lâche doucement ses mains. Pour autant, elle reste assise sur le lit, près de lui, sans bouger. Ça lui fait réellement mal de le voir dans cet état. Et elle ne sait pas trop pourquoi. C’est une fée, mais il n’y a pas que ça. Il y a quoi, alors ?

- Je peux réellement rester ici cette nuit, je n’ai pas dis ça à la légère, précise-t-elle afin de balayer les pensées qui la gagne. J’ai l’habitude de veiller chez moi et je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil. Sans lui laisser le temps de répondre, elle reprend : Je ne te laisse pas le choix. Même si tu me mets dehors, je resterai devant la porte jusqu’au lever du soleil.

Elle en était totalement capable.

Ecorce lâche un sourire amusé à l’encontre d’Eclipse, lorsqu’il lui retourne sa propre remarque. C’est vrai qu’elle aussi a tendance à trop s’excuser... Quoique sa situation actuelle est bien moins grave que celle d’Eclipse. Sans jamais le couper, elle l’écoute très attentivement, tout en hochant la tête à chacune de ses remarques.

- Je me fiche que ce soit agréable ou pas de te veiller. Après tout, elle s’attendait à ce qu’il ait le sommeil chaotique après tout ce qui lui était arrivé. J’ai simplement envie de le faire.

Il pleurait à nouveau, mais cette fois-ci, ses larmes semblaient plus douloureuses. Visiblement, cette discussion ouvrait beaucoup de vannes dans l’esprit d’Eclipse. Tout en essayant d’être la moins maladroite possible, Ecorce cherche une nouvelle fois la main de l’Infortuné. Elle presse doucement ses doigts, comme si elle souhaitait apaiser sa douleur.

- Personne n’est dans l’embarras. Nous sommes un peuple communautaire, et chaque fée à son importance. Lorsque l’une d’entre nous va mal, elle reçoit de l’aide. Personne n’attend un dédommagement en retour du soutien qu’on t’a apporté. On souhaite juste que tu ailles mieux, peu importe le temps que ça prend. C’est comme ça que notre société marche... ça n’a rien à voir avec le fonctionnement du port.

Elle laisse planer un court silence, souhaitant laisser le temps à Eclipse d’assimiler ce qu’elle dit. Ce sont des mots importants, et elle en a pleinement conscience : les fées ne marchent pas comme des humains. C’est probablement la progressive disparition de l’aspect communautaire des sociétés humaines du Monde Ordinaire qui fait qu’Ecorce n’apprécie que peu les hommes. L’union fait la force, ça lui parait pourtant évident. Et même si elle a du mal avec les relations sociales, même si elle apprécie la solitude, elle aime son peuple quoi qu’il arrive.

- Tu ne m’imposes absolument rien, poursuit-elle. Tu n’as pas non plus à t’en vouloir de ton comportement. Tu l’as dis toi-même, tu avais peur. Chacun à sa façon de réagir... d’autant que c’est arrivé si brusquement. Personne n’a à te juger et ici, personne ne le fera. D’accord ?

Elle resserre à nouveau le contact avec sa main. Ecorce semble s’y être habitué : ça la dérange bien moins qu’avant, au contraire.

- Et pourquoi tu dis que c’est trop tard ? Tu n’as pas disparu, tu es là. Il faut que tu guérisses... Comme dit, ça prend du temps. Mais c’est faisable.

Ecorce n’est pas sûre d’utiliser les bons mots. Pour autant, elle est sincère : elle dit ce qu’elle pense, et ce que pense probablement toutes les fées qui l’ont sauvé, que ce soit Obéron, Mab ou même Flammèche, qui sait. C’est à son tour de se perdre dans ses pensées, et d’avouer malgré elle :

- ... C’est idiot. Si je savais que tu te trouvais ici après l’expédition du Monde Ordinaire, je serai venue te voir. J’étais aussi à la cérémonie de nommage... mais je ne t'avais pas du tout reconnu. J’aurais peut-être pu t’aider à mieux t’adapter et à avoir moins peur. Elle ajoute rapidement : Enfin, je peux le faire à partir de maintenant. Tu n'es pas seul, Eclipse. Ne l'oublie pas.

Ecorce écoute calmement Eclipse. A chacun de ses mots, à chaque fois qu’elle a l’impression de le sentir faiblir, elle resserre sa main sur la sienne. Ses pleurs ont l’air de s’être apaisée, et elle tentait de sentir la douleur qu’il pouvait éprouver en lui. Évidemment, c’était compliqué : mais Ecorce était très empathique avec son peuple. Si elle ne pouvait pas comprendre, elle voulait sentir leur douleur, ou du moins la partager lorsque cela était nécessaire.

- Tu n’es pas obligé de m’expliquer, si tu t’en as pas envie.

Son grelot sonne presque comme un murmure.

- Je ne sais que je ne peux pas tout comprendre... mais tu peux m’en parler, partager ta douleur. Je ne te donnerai aucun conseil et je ne jugerai pas. J’écouterai juste.

Pouvait-elle donner son avis, dans un moment aussi délicat ? Elle hésitait sérieusement. Par réflexe, Ecorce ramène ses jambes sous elle, afin d’être assise en tailleur sur le lit. Cette proximité lui donnait l’occasion d’observer plus en détail Eclipse : son regard restait pudique. En tout cas, son apparence était magique, et lui correspondait parfaitement. Il était beau. Et elle ne se le dirait visiblement jamais assez.

- Ce n’est que mon avis... mais je pense que tu es toujours le même. Ton apparence ne définit pas ce que tu es au fond de toi, ce que tu aimes, ou ton caractère. En revanche, je sais que ça peut être compliqué avec un corps plus petit que celui des humains... On ressent tout de manière très viscérale et directe.

Se faisant une réflexion sur elle-même, Ecorce tourne la tête et avise ses propres ailes, qu’elle redresse doucement.

- J’imagine que l’apparence... est compliquée aussi. Il faut apprendre à l’aimer. J’ai parfois du mal aussi. Mais pour m’aimer, je prends soin de moi. C’est la meilleure parade que j’ai pu trouver. J’adore me coiffer, par exemple. Je trouve que les fleurs m’embellissent et évite aux autres de trop me regarder dans les yeux. Ça me gêne... quand on m’observe trop. Prise dans ses souvenirs, elle adresse un sourire à la fois espiègle et amusé à Eclipse : C’est pour ça que tu m’as vexé quand on s’est rencontré la première fois et que tu m’as dis que j’avais des « trucs » coincés dans les cheveux.

Elle espérait que sa tentative de détendre l’atmosphère ait marché. En tout cas, elle se disait que parler un peu d’elle pouvait aider Eclipse à aller mieux. Pourtant, c’est quelque chose qu’elle ne faisait jamais. L’Archéologue aimait parler de ses recherches, mais n’aimait pas parler d’elle. Hors de ce cadre, elle se trouvait trop ennuyeuse.

Ecorce tenait toujours la main d’Eclipse. En s’en rendant compte, elle desserre doucement son étreinte et adresse un nouveau sourire à la fée des étoiles. Bizarrement, le contact la gênait un peu, mais bien moins qu’avant. Sans doute parce qu’il était spontané, bien loin de son habitude à toujours réfléchir et peser les mots avant de parler.

La soudaine gêne d’Eclipse avait à son tour surpris Ecorce, qui le regardait sans rien dire. En remarquant que son visage prenait une étrange teinte, elle retient un petit rire sincère... même si clairement, son grand sourire ne cachait pas l’amusement qu’avait provoqué sa remarque.

- C’est du passé, tu n’es pas obligé de t’excuser. Pourquoi tu t’en veux autant ? Je comptais me venger dans ton sommeil en te faisant des nattes. Des couettes... ou en faisant pousser des fleurs dans tes cheveux.

Heureusement, elle plaisantait. Quoiqu’elle fait exprès de prendre un air profondément sérieux, tout en étudiant les cheveux d’un Eclipse qui n’avait rien demandé. En vérité, elle devait bien avouer que ça pourrait presque lui aller (les fleurs, pas les couettes). Au bout d’un court instant, elle finit par émerger de ses pensées ; elle n’allait pas non plus rester là sans rien dire en lui faisant croire qu’elle se « vengerait » à la première occasion venue.

- Je plaisante, sourit-elle en levant les mains en signe d’innocence. Je ne ferai rien, promis.

Reprenant son sérieux, la fée s’étire et s’installe plus confortablement sur le lit. Son regard se porte à nouveau sur son ami. Toujours emmitouflé sous sa couette, c’est son aile cassée, délicatement posée au-dessus, qui attire son attention.

- ... Tu n’as pas trop mal ? N’hésite pas à me dire si tu as besoin de quelque chose.

C’est vrai qu’elle pourrait peut-être retourner s’asseoir sur le tabouret, au lieu de prendre de la place sur le lit. Pour autant, elle n’en avait pas spécialement envie : l’état d’Eclipse la marquait réellement. Que ce soit ses larmes, encore présentes, que l’air fatigué ou le regard vide qu’il pouvait afficher. Sauf s’il le lui demandait, elle préférait rester près de lui, et lui parler. De tout et de rien. Perdue dans ses pensées, le commentaire d’Eclipse lui revient en tête. Ecorce l’observe distraitement une nouvelle fois.

- Évidemment que je te reconnais. Tu es toujours le même pour moi.

C’est dit doucement, un peu timidement. Elle n’ose rien rajouter de plus, mais elle espère que son message est bien passé. Si elle était incapable de saisir clairement ce qui gênait Eclipse au niveau de ses changements, il restait pour elle la même personne. Même s’il avait changé bien malgré lui avec tout ce qu’il avait subi.

Ecorce était douée pour donner un avis ou un conseil général qu’elle savait bon, mais elle l’était moins pour exprimer ce qu’elle ressentait concrètement, que ce soit pour elle ou envers les autres. C’est pourquoi elle ne dit rien de plus : le silence qui s’installait lui était moins gênant ou embarrassant qu’il n’avait pu l’être avant. De temps à autre, l’Archéologue jetait par réflexe des coups d’œils à Eclipse. Comme si elle souhaitait être prête à réagir rapidement s’il se sentait mal à nouveau.

Durant un court instant de flottement, la fée des forêts fixe Eclipse sans rien dire. Évidemment, encore une fois, elle ne voyait pas de quoi il parlait précisément en évoquant les différences de son nouveau corps. Elle s'imaginait simplement qu'il parlait de sa perception du monde, de son être dans l'espace : tout est plus grand, peut-être plus lent. Enfin, c'est une discussion qu'ils auront sans doute plus tard.

- J'espère que tu guériras vite... Et que ça ne te dérange pas trop de rester ici sans rien faire. Je pourrais te faire visiter le Palais quand tu iras mieux, ajoute-t-elle dans un sourire timide. Ça pourrait te plaire.

Elle s'arrête, et Eclipse continue de parler. En l'écoutant attentivement et en notant son regard à nouveau voilé, elle cherche ses mots. Elle aimerait dire plein de choses, mais c'est si compliqué de les exprimer ou de choisir le bon vocabulaire sans risquer de froisser ou de blesser involontairement Eclipse.

- ... Parce que tu n'es pas comme eux.

Elle n'ose pas dire était, même si ça la démange.

- C'est difficile voire impossible de saisir la violence des autres, surtout quand on est quelqu'un de fondamentalement bon. Il n'y a malheureusement rien à comprendre. Ce sont des... monstres.

Sa voix est un peu étranglée sur la fin de sa phrase. Submergée par une émotion qu'Ecorce ne contrôle pas ni ne considère comme sienne, elle saisit une nouvelle fois la main d'Eclipse et la serre doucement. Ça l'énerve, et elle fait tout pour ne pas le montrer. Il ne méritait rien de ce qui lui est arrivé, et malgré sa méfiance naturelle envers les humains, elle ne parvient pas non plus à comprendre ce qui justifie de tels accès de violence. Surtout envers son propre peuple.

- Je suis désolée. Elle lâche, après un court silence : Je n'ai pas l'impression de t'être utile.

- Pourquoi pas... La première fois que j'étais ici, je n'ai pas vraiment fait attention à ce qui m'entourait. Et je suis curieux de ce que tu pourrais avoir à en dire.
- En vérité, pas grand chose, avoue-t-elle à Eclipse en prenant un drôle d'air. Mais c'est un lieu incontournable. L'architecture du palais et de la citadelle est magnifique, hormis ça, il y a trop de gens, beaucoup d'aristocrates... je préfère ma forêt. Même s'il y a la reine ici. Et la bibliothèque.

Il ne fallait pas oublier le plus important, tout de même. Écorce était touchée par le sourire que lui renvoyait Eclipse : même s'il était trop pâle, même s'il lui manquait l'entrain qu'elle lui avait connu. L'intention était là, et c'est tout ce qui comptait.

La fée reprend très rapidement son air sérieux lorsqu'elle remarque les yeux à nouveau embués d'Eclipse. Elle ne pensait pas être utile, et pourtant : il en parlait. Un peu, mais il en parlait. Elle le laisse faire lorsqu'il enfouit son visage dans ses draps, sans pour autant lâcher sa main. Si Écorce l'écoute attentivement, comme toujours, elle ne peut s'empêcher de passer sa main libre dans ses cheveux, comme si elle espérait le calmer. Son geste est spontané - et tant mieux pour elle, car ça lui évite timidité, gêne et prise de tête.

- Rien ne t'oblige à m'en parler si tu n'y arrive pas. Sa voix est douce, murmurée. Je pense qu'un jour, ça te fera du bien... mais il y a un temps pour tout. Je suis prête à t'écouter, à être présente n'importe où et n'importe quand. Même si ce doit être dans plusieurs saisons, ou au milieu de la nuit.

Sa peur et sa douleur la touche beaucoup, à tel point que ses yeux commencent à leur tour à s'embuer. C'est ce qu'elle aurait ressenti pour n'importe quelle fée, et Eclipse en fait bien évidemment partie, même si elle ne préfère pas employer le mot devant lui. Elle constate aussi comme il est facile pour les humains de briser un être, par ignorance et par stupidité. Et à quel point c'est difficile, et beaucoup plus long, de reconstruire

Elle a lu de nombreuses fois ce genre de faits dans les livres, mais c'est l'une des premières fois de sa vie où elle l'expérimente réellement.

-  Tu es en sécurité ici, et je ne dis pas ça sans réfléchir pour te rassurer. C'est à mes yeux l'endroit le plus sûr de l'île. Personne ne peut y entrer sans autorisation. Elle hésite. "Ils" ne viendront pas. Tu n'as pas à t'inquiéter.

Sa main continue à lisser avec douceur les cheveux d'Eclipse. Elle espère réellement l'apaiser, ne serait-ce qu'un peu.