I can taste the fear, yeah,
it's written on my lips
Sipping on a cold one,
waiting on the rinse

La nuit n'a pas la même couleur ici. Le phosphore nappé de givre des carcasses mises à nue, rend tout étrangement lumineux. Le ciel n'est plus qu'un magma nuageux en passe de dégueuler sa neige. Marasme vomitif qui pousse à broyer du noir. Malgré l’absence de lune, la tessiture de l'obscurité résonne d'une blancheur inaccessible. Il n'y a plus aucun recoin où planquer son âme.

L'Hiver a tout bousculé.

Les projets de la Révolte, les tâches quotidienne et, bien entendu, l'environnement. Le Grand Arbre s'est vidé, mais pas comme on l'aurait voulu. La transhumance nous a tous séparés, quand ça n'est pas simplement la vie. Love demeure introuvable, elle et son bébé (A-t-elle seulement accouchée ? Même pas sûre qu'elle soit encore vivante.) Wrath a choisi d'être Orbleu. (J'ai envie de lui savater la gueule et de chialer en même temps. T'avais pas l'droit de m'lâcher connard !) La promiscuité, ici, est insoutenable. La survie pousse à foutre de côté mes barrières de protection pour faire tourner la logistique du camp. Mettre la main à la pâte. Habituée à ma petite solitude confortable, à contre-temps des diurnes, me voilà à supporter la marmaille H24 sans trouver le repos solitaire de mes retraites noctambules.

J'en ai plein l'cul.

Du froid. Du rhume. Des gens.
Des échecs, et des pertes.
Dans l'océan d'incertitudes, Apache reste un point de mire, une ancre. Il a aussi d'autres chats à fouetter. Privée de ma pratique du verre, je me suis remise à clopper. Ça me réchauffe douloureusement les doigts et les poumons. Ça distraie mon bide de son vide obstiné. Mes nerfs tiennent toute ma foutue charpente. Il ne me reste que ça.

Adossée contre le rebord d'une orbite creuse, un pied se balançant mollement dans le vide, j'observe ces ténèbres que je ne reconnais plus. Autrefois, elles étaient mes amies, mais qu'est-ce que des amis quand ils ont disparu ?

Des absents.
C'est bien pire.

Les ombres dansent et charrient leur lot de surprises.
Le pas chaloupé de Lacerate fait son chemin jusqu’à moi. La lumière crépusculaire accroche les boursouflures et les crevasses de sa trogne telles les arrêtes du montagne escarpée. Et c'est quoi d'autre, la Gueule Cassée si ce n'est une sorte d'Everest de chair sur les flancs du quel on vient crever la dalle ? Je me demande combien de gonzesses ont canné de froid dans ces cimes...

Bordel, je suis salement lyrique ce soir.

- C'est pas la Forge, mais ça fera l'affaire.
- 'Manque de bière... que je marmonne en lui tendant ma clope, quand elle pose son derche à mes côtés.

Adoubement silencieux.
Partage de mégot et de salive.
Tu es tolérée ma Zébrure, c'est bien parce que t'es ma moche préférée, t'sais ?
Je lui renvoie un sourire qui joue les rictus fatigués.

J'aurais peut-être du manger tout à l'heure.

- Que m'vaut l'plaisir Gueule d'amour ? T'es bien loin d'tes tipis. Expression goguenarde qui lorgne vers le tendre. T'arrive plus à dormir sans moi, avoue...

Je ponctue d'un petit rire qui s'étouffe, grinçant. Je lui bourrade l'épaule avant de me perdre à nouveau dans la contemplation nocturne.

Je sais bien que c'est pas vrai.

C'est juste pour me faire plaisir.

La connivence s'installe sans fioriture. Ça a quelque chose d'agréable de ne pas se forcer. Ça repose.

- J'ai pas réussi à dormir, alors j'ai marché. Puis je t'ai vue.
- P'tain... Ça d'vait être une sacrée insomnie pour qu'tu marchambules jusqu'ici... Ricanement tranquille. Mon mégot m'est rendu sans apparat. Je tire quelques taffes qui grésillent entre mes doigts.
- Et toi, tu fais quoi debout ? Me dis pas que t'habites sous ce gros crâne.
- Heeey ! M'fallait un QG à la hauteur d'ma réput' de méchante de Disney ! Sourire de connasse. Je fais circuler la clope, expirant un filet de fumée crasse. C'est mon isoloir. Trop de marmailles, tout le temps, trop de contacts. C'est chiant... Ça draine. M'faut ma forteresse d'solitude t'vois ?
- Tu sais, t'aurais pu choisir les tipis. C'est chouette là-bas.
- Tu veux dire, avec plus de gens, un tas d'adulte et un méchoui d'Pan ? Youhouuuu! que je mime avec les pouces en l'air. T'veux qu'ça finisse en génocide, hein ?

Soupir, lasse. Des morts en plus ou en moins, j'en suis plus là après tout.

- J'vais où va Apache, d'façon. Chuis loyal con, comme ça!.......... Tiens, j'y pense...

Je farfouille sous mon tas de guenilles pour extirper un cône roulé avec du papier cigarette. Je le brandis d'un air canaille sous le pif de ma camarade. C'est notre Hérisson préféré qui me l'a donné avant qu'on parte du Grand Arbre. Je ne sais pas comment il arrive encore à s'en procurer aux vues des circonstances. Çà rend la chose plus précieuse encore.

- Un p'tit splif, Gueule d'amour ?

Ma proposition tape dans le mille. Lace, vilaine petite chefaillonne resquilleuse! Un jour, tu te rappelleras que tu es des nôtres, de ces gosses qui défoncent les barricades et l'ordre établi, de ceux qui sont du côté de l’irrévérence et du poing levé. T'as la rébellion dans le sang Poupée fêlée.

Tu vas t'en souvenir...

J'allume le bédo avec le zipo qu'elle me passe. Un bel objet. L'embout s’enflamme, grésille (Marrant comme le verbe "grésiller" m'évoque les bas résilles d'une fille sexy.) et dévoile ses courbes opiacées. Le parfum herbacé, agréable, nous happe toutes les deux. Je fais des ronds de fumée avec un certain succès avant de lui tendre le chichard. Lace a les yeux qui pétillent de convoitise. Je me délecte de cette expression juvénile sur sa tronche de mur lézardé. C'est Noël, ce soir, pas vrai ? On a la neige et on fume le sapin ! J'éprouve un plaisir terrible à découvrir cette facette de la bestiole. J'ai l'impression de détenir un secret rien qu'à moi.

Mais je ne me leurre pas.

Lacerate partage son temps et parle à beaucoup de gens.
Moi, je suis solitaire.

- Badass, le briquet. Je le tripote, joue du clapet entre mes doigts. Du bout de l'ongle je gratte le motif taillé à la pointe d'un couteau. C'quoi ? Une sorte de signature ?

Je lui rends sans m'attarder davantage. Elle causera peut-être, comme cette fois là, ou peut-être pas. Je me laisse aller en arrière, glissant contre la paroi d'os calcifié. La fumette est en train de doucement me monter à la tronche.

- D'habitude, j'fume avec Apache... ou avec Love. Mais l'est occupé à chercher Trouble -son cadavre s'tu veux mon avis- et Love... Timbre qui se fait filet...Love est plus là....

Attaque de mélancolie sauvage. Il faut que je m'enfume pour oublier. Je dresse le bras mollement en direction du joint. Passe-le moi, ma galérienne du coeur ! Je dois oublier que j'en ai un.

- Elle est p'têt morte, ou pire, elle est p'têt grande, maintenant...

- ... c'est le symbole de ma Meute. Mon ancienne Meute.

Le fameux gang.
Ça a l'air chargé d'histoires, tout ça. Certains objets s'en imprègnent, en retiennent la substance, alors que l'Oubli nous gifle la gueule tous les jours pour nous vider la caboche. Moi, je n'ai pas d'histoire, pas une notable en tous les cas. Je n'arrive pas à me souvenir de la gueule de mon père, ni du son de ses "Ma petite princesse". Je ne me remémore aucun de mes "amis"  (si on peut appeler des mec attirés par votre flouse des "amis".) Parfois j'ai quelques mirages qui frétillent à l'orée de ma mémoire, des sensations fugitives : la saveur des burgers du Queen's, le ronronnement des fours de l'atelier, la vue imprenable de New-York by night, sur le toit de notre hôtel particulier... Le Placard. Marrant, le Placard ça reste mon souvenir le plus marquant. Et ma mère qui crie, qui m'humilie. Son visage s’est dilué faisant de ses traits une sorte de bouillie vaporeuse, mais pas la tessiture précise et sèche de sa voix. Ses mots sont gravés en moi comme ce drôle de dessin dans l'émail de ce briquet.
L'ironie c'est de se rappeler mieux des blessures que des caresses.

Maman ne m'aimait pas, c'est comme ça.

- Je savais pas qu'elle était partie.
- Personne sait... tout le monde s'en fout.
- Il lui est arrivé quoi ? C'est drôle, j'avais l'impression que rien n'aurait pu la perturber ou la pousser à partir.

Sale petite rire aigre qui m’agresse les tympans. C'est venu de ma gorge, ce truc là? P'tain, faut que je m'huile les cordes vocales.

- T'as pas une vague idée ? Je ne fais rien pour retenir les mots. J'ai pas envie. Pit l'a mise en cloque. Elle est partie s'faire avorter je n'sais où. Et puis l'hiver est arrivé. Ze end.

Je m'empare du splif et je tire plusieurs longues bouffées de poison.

- Moi aussi, si j'me pète personne l'verra. Love et moi on est pareilles : Les gens savent pas et ils s'en battent leurs races de savoir. C'était la salope du village et moi, j'en suis la sorcière. Haussement d'épaules. C'est pratique, les étiquettes. Ça protège. Elle valait mieux qu'ça, mais elle l'a jamais cru. J'ai un rire horrible. Pour ça aussi, on étaient pareilles...

Des filles perdues qu'on ne veut pas retrouver. Voilà tout.
Le joint translate de mains en mains.

- C'est la première pote que j'me suis faite ici...

Silence.
Faible rictus de clown. Je te regarde jolie Brisure, inaccessible dans ton swag souverain. Toi, comme les autres, tu t'en tamponnes les reins.

- Tu veux qu'je te fasse une soufflette ? Ça décuple grave les effets d'la beue.

- Nasty, putain.
- Naaaan, ça c'est Love que je fais en me marrant, rire aigre dans les volutes de fumée. Moi c'est "Connasse".

Les vapeurs de weed, font gondoler les bords de ma perception. Je n'anticipe ni le mouvement d'humeur, ni la proximité brusque. Quand l'horizon s'emplie pleinement de toute la présence de Lacerate, mon coeur trébuche. Il chute dans mon estomac, éclabousse mon bas-ventre d'électricité. Panique viscérale d'une bulle d'intimité qu'on perfore. Tes aiguilles m'asticotent la poitrine et les reins.

Qu'est-ce qui tourne pas rond chez moi, merde !

- Y'a des gens qui s'en foutront pas.
- Genre...

Genre, toi ?

Ricanement gené, qui meurt sur mes lèvres dégorgeant de suie. Je ne sais plus où j'en suis. Son aplomb fait naître des espoirs juvéniles, enfouis profond dans ma bourbe.

N'y crois pas !

- Fais pas genre que t'es pas importante.
Menteuse !
- T'as ta place ici.
C'est faux !
- Auprès d'Apache et..
- Et qui ? que je souffle, émotion en oursin dans la gorge.

Dis-le !
Grave moi le coeur au surin, comme ta gueule. Rends-moi encore plus misérable. Je ne le suis pas déjà assez ? Je sens le sel et l'humidité me piquer les yeux.

Ne le dis pas.
Je l'attrape pas le col, poing rageux, brisant l'équilibre précaire de ta posture. Tu t'écrases sur ma bouche, maladresse buccale, baiser de défi.
Ne mens pas, montre-moi, juste.
Les mots sont des promesses qui détruisent. Je suis déjà du tesson pilé, ma Balafre. Viens pas t'y couper....

... Essaie quand même, un peu.

Provocation sale, dangereuse. Je sais, moi même, que je n'ai pas les ovaires d'aller au delà de ce baiser coup de poing. Je ne suis qu'une gosse, qui joue l'assurée, une pauvre gamine malhabile que la bagatelle fait flipper. Je suis terrorisée par ces jeux d'adulte, en verité.
Lacerate est tout mon contraire. Elle sait parfaitement ce qu'elle fait et ce qu'elle veut. Sa langue tourne avec la duplicité d'une tentacule de kraken dans ma bouche. Je suis emportée dans un tourbillon angoissant de sensations nouvelles, étrangères. J'ignorais que mon ventre abritait une volière. Je perçois les picorements avides des corneilles affamées qui s'entêtent à réclamer toujours plus de chaleur.

Réchauffe-moi !
Réchauffe-moi !
J'ai si froid !
J'ai si faim !

J'ai peur...

- Alors c’est comme ça que tu me vois


Frémissements.
Qu'est-ce que tu veux dire ?
Je ne comprends pas...

Une lueur s'est allumée dans ses prunelles sombres. Mauvaise. La prédatrice émerge derrière le masque sociable. Je ne suis qu'une proie. Une simple proie qu'on oubliera une fois les derniers os récurés.

Ce n'est pas ce que tes mots ont promis.

Je suis renversée comme une gazelle fauchée par une lionne. Du reste, c'est exactement ce que dégage la Gueule Cassée. Et, malgré l'angoisse qui grimpe mes cervicales quatre à quatre, je ne peux m'empêcher de constater la beauté de son visage ravagé me désirant.

On ne m'a jamais désiré.

- A.. Attends....

La panique me surine la cervelle. Je vais être dévorée, de suite, maintenant. "Tu l'as bien cherché..." ricane la voix de ma mère, dans un coin de caboche. Ce sera difficile à nier. Je me débat mollement. Je ne sais plus ce que je veux ou ne veux pas. Je ne suis plus capable de réfléchir droit.
Lacerate me mange à nouveau la bouche, annihilant toutes mes capacités de réactions. J'ai besoin de ce réconfort, peau à peau, de cette étreinte qui console mes vides. Qu'est-ce que ça peut foutre, que je ne sois rien d'autre qu'un tas de viande dont on se repaît ?

Fais-moi oublier.
Mens-moi.
C'est pas si grave, tu sais ?

Foutoir.
C’est le foutoir dans cette tête vide. Mon peu de neurones fait du trampoline. Je saute un peu trop fort, à côté de mon corps, observant le spectacle comme si tout cela n'avait rien à voir avec moi.
Je me vois.
Ma carcasse, tétanisée, ne réagit pas. Elle subit la rafale, Elle fait naufrage. Je suis mon propre radeau de la Méduse, ballotée par des sensations diverses : Corps qui sait, qui ment, qui vit sa vie sans consulter qui que ce soit ; Peine immense, trou dans le cœur, besoin de combler, avec n'importe quoi; Terreur crue, enfantine, vieux réflexe qui font lois.
Cette necessité écœurante, servile, de faire plaisir.
Mère a gravé cet impératif  dans mes os. Tous les mots acides et le maquillage charbonneux n'y changeront rien. Je suis toujours cette gamine enfermée dans son placard, punie de n'avoir pas su se faire aimer.


Peut-être que si je ne bouge pas.
Peut-être que ça ira vite.
Peut-être que ça n'est pas si grave.
Peut-être que je vais grandir.
Peut-être que ce sera bien.
Peut-être qu'après ça, je comprendrais Love.
Peut-être pas.

Puisque de toute manière, tu ne sais pas ce que tu veux.
Puisque de toute façon tu ne mérites pas mieux.

Contente toi de ce que tu as.

Soudain, le typhon cesse. La tempête passe. Je suis à nouveau dans mon costume de peau, tremblante. J'ouvre les yeux. Lacerate m'observe avec sa gueule brisée. Je ne parviens pas à voir autre chose dans ses billes noires que de la pitié.

"Tu n'es vraiment bonne à rien..."

- Ça va ?

Je me trouve incapable de réfléchir.

- Je.. chais pas....

J'éclate brusquement en sanglots. Inattendus, même pour moi. Je me recroqueville en tentant de me cacher dans mes mains.

- Chuis désolée... Chuis désolée... est tout ce que je parviens à articuler.