Un pas.
Deux pas.

A l’affût, la Gueule Cassée s’immobilise. Dans les fourrés, il y a du bruit qui se rapproche, puis s’éloigne. Sans doute un petit animal, qu’elle ne chassera exceptionnellement pas.
Après tout, il faut qu’elle économise ses forces.

Croisant ses bras - dans l’espoir vain de se réchauffer - Lacerate reprend sa marche. Pour une fois, elle n’est pas dans la Jungle pour ramener du gibier. Au contraire, si elle traîne si près du Grand Arbre, c’est dans l’espoir d’apercevoir l’un ou l’autre de ses camarades restés là-bas. Twice, Samuraï ou d’autres : peu importe.
Elle aimerait juste s’assurer qu’ils vont bien.

Nouveau bruit. La Cheffe fait volte-face et porte la main à sa ceinture : elle a beau être rodée au combat et assez dangereuse pour être l’objet de plusieurs rumeurs, Lacerate sait qu’elle n’aurait aucune chance face à un Orbleu.

Le son - on dirait des pas - s’intensifie, et la Chasseuse s’immobilise à nouveau. Fuir ou aller à la source ? Après tout, si ça se trouve, il s’agit juste d’un Résistant.
Une seconde, deux secondes et la Gueule Cassée jure à voix basse : tant pis, il n’y a pas de belle mort, de toute façon.

D’un bond, elle se rapproche de l’origine du bruit et franchit la lisière des arbres qui l’en séparent, poignard tiré et prête à faire mal.

Un pas.
Deux pas.
Et un soupir, qui s'évapora en une volute de vapeur.

Zeb s'arrêta un instant de marcher pour repousser sa capuche en arrière et examiner les alentours, même s'il savait hélas déjà tout ce qu'il y avait à voir : des arbres minés de gel, encore et encore, à perte de vue. Même dans l'une des dernières forêts qui n'était pas submergée par le Givre lui-même, l'Hiver contre-nature avait fait son œuvre. Le petit bois, si précieux pour le chauffage des survivants, était humide et moisi. Les grands arbres, essentiels à l'entretien de leurs abris et navires, étaient si froids qu'ils en devenaient au mieux presque impossibles à couper et au pire cassants comme du verre. Il n'y avait plus rien de sec, plus rien de solide, plus de sève ni de suc. Rien que de la neige, de la glace et le silence.

Avec un autre soupir, Zeb rajusta la hache qu'il portait sur l'épaule et remonta l'écharpe qui protégeait sa cicatrice de brûlure encore sensible, avant de se remettre en route d'un pas lent et morne. Il voulait aller voir encore un peu plus loin, juste au cas où, mais au fond de lui il savait bien qu'il ne lui restait qu'à faire demi-tour : il ne trouverait pas davantage de bon bois si loin dans la jungle que dans les parcelles qu'il avait déjà explorées près du Canyon. De plus, outre le fait qu'il était épuisé de manière chronique et qu'il commençait à avoir vraiment froid en dépit de son pantalon étanche et de son épaisse parka doublée de fourrure (bénie soit Carmine dans ce monde et dans tous les autres), il ne devait plus être bien loin du Grand Arbre ; or s'il en croyait les rumeurs qu'il avait glanées parmi les Réfugiés, le palais de Pan abritait à présent une puissance autrement plus sombre et dangereuse que quelques Perdus trop têtus. Poursuivre paraissait donc imprudent, en plus d'être inutile.

Le maître charpentier était presque parvenu à admettre qu'il rentrerait (encore) les mains vides lorsqu'un craquement sonore (branche cassée) s'éleva du bosquet qu'il venait de longer, le genre de craquement (un bond plus qu'un pas) qui annonçait (prédateur assassin danger) de gros problèmes, parce qu'il était seul, fatigué, gelé, et que bon sang il en avait sa claque des embuscades, merde !

Alors avant même de réaliser consciemment ce qu'il faisait, Zeb pivota sur lui-même et taillada l'air d'un grand coup de hache.

Elle ne sent pas les branches gelées qui cassent sur son passage alors qu’elle bondit, trop concentrée sur l’origine du bruit. Immédiatement, une grande silhouette apparaît dans son champ de vision.

L’éclat d’une arme qui fend l’air. Mue uniquement par son instinct de survie, Lacerate esquive et fait un pas de côté, poignard toujours en main. Son adversaire (?) est trop grand pour être un Résistant, ne lui laissant que deux réelles hypothèses.
Orbleu ou humain ?

Immobile mais prête à se défendre, la Chasseuse scrute la personne qui lui fait face, remonte jusqu’à son visage pour se heurter à un regard clair... mais pas luminescent.
Des yeux humains.

Un soupir de soulagement. La Cheffe se redresse quelque peu et, sans pour autant se détendre complètement, lève une main en un geste qui se veut pacificateur.
Sa voix résonne dans l’air glacé :

- Pardon, j’ai cru que t’étais un Orbleu ou une proie. Je voulais pas t’attaquer.

Sourire asymétrique, empli d’un bagout assumé mais prudent. Certes, il faudrait se serrer les coudes entre non-Givrés, mais tout de même, le mec a une grosse hache et une allure de Pirate.
Et Lacerate n’a pas oublié ce que faisaient les Pirates avant le froid.

L’adversaire de Zeb esquiva le coup. Dents serrées, le maître charpentier fit un pas en arrière et se mit en garde derrière sa hache tandis que l’inconnu retombait dans une posture familière (centre de gravité abaissé jambes écartées bras avancés) que le pirate reconnu instinctivement comme celle d’un combattant au couteau. Mauvaise nouvelle: sa hache lui assurait une meilleure allonge, mais face à une arme aussi maniable qu’un poignard, il ne serait jamais assez rapide pour contrer plusieurs attaques successives. Il lui aurait fallu son sabre ou sa propre dague, mais la lame sertie sur son gant droit n’était pas déverrouillée, et le temps qu’il lâchât la hache pour libérer sa main valide et sortir une autre arme, il allait finir avec un trou dans l’estomac.

Ce fut seulement à cet instant qu’il enregistra l’apparence de son opposant.

Il vit les yeux gris, incisifs, dangereux, mais parfaitement humains.
Il vit les traits fins aux angles précis, la chevelure épaisse qui cascadait sur l’épaule, les traits qui étaient clairement ceux d’une jeune fille.
Et il vit les cicatrices.

Il y eut un instant de flottement, pendant lequel chacun réalisait que l’autre n’était pas (forcément) un ennemi. Puis l’inconnue leva une main, en prudent signe de paix:

“Pardon, j’ai cru que t’étais un Orbleu ou une proie. Je voulais pas t’attaquer.”

Sa voix était claire, aussi assurée que le sourire amoché avec lequel elle ponctua sa phrase. Elle était grande, mais avec ses couches de vêtements superposés pour l’hiver et sa tignasse à moitié rasée, il était évident qu’elle était jeune. Vraiment jeune.

... Perdue.

Lentement, Zeb se redressa lui aussi, sans pour autant ouvrir complètement sa garde. Son regard pris quelques secondes supplémentaires pour détailler l’adolescente, enregistrant la prise expérimentée qu’elle avait sur son arme et la manière dont elle se tenait encore légèrement ramassée sur elle-même. Il s’attarda un peu malgré lui sur la balafre aux ramifications cruelles qui s’étendait sur sa joue, partagé entre curiosité et compassion. Outre le fait qu’il se baladait lui-même avec une cicatrice encore fraîche sur la tronche, il était un vieux loup de mer qui avait l’habitude des gueules cassées; cependant, il ne croisait pas souvent de tels dégâts sur un visage féminin. Instinctivement, il se demandait si c’était la faute d’un pirate, ou celle d’un compagnon cruel; il ne savait pas laquelle des deux hypothèses était la plus acide.

Il finit par laisser retomber sa hache, avant d’utiliser les doigts vaguement mobiles de sa mauvaise main pour crocheter l’écharpe qui couvrait le bas de son visage et l’abaisser jusque sur sa gorge.

“Je suis quand même un peu gros pour un lapin, non?...”

Bon joueur, il esquissa un sourire lui aussi, sans cacher le fait qu’il restait méfiant.

“Zeb Skelton. Je suis...”

Il faillit dire "charpentier du Jolly Roger", avant de se rectifier avec un certain manque de naturel:

“... le capitaine de la Zorra. Le cotre à hunier qui fait la liaison avec le ranch de la côte ouest.”

Il y a un silence, durant lequel ils s’observent en chien de faïence, sans dire un mot. Lacerate a l’habitude qu’on fixe sa cicatrice ou qu’au contraire, on tente de ne pas trop la détailler. Elle ne la cache plus, ne s’offense pas.
Avec le temps, elle avait même appris à en rire.

L’homme s’est redressé avant d’abaisser son arme, dévoilant une partie de son visage. Un sifflement s’échappe d’entre les lèvres de la Chasseuse alors que son regard est attiré vers les restes de ce qui ressemble à une vilaine brûlure.

- Je suis quand même un peu gros pour un lapin, non?...

Spirituel, le type. Lacerate apprécie, même si elle sent bien que la tension entre eux est loin d’être apaisée.

- Zeb Skelton. Je suis... le capitaine de la Zorra. Le cotre à hunier qui fait la liaison avec le ranch de la côte ouest.

Réflexion. La Gueule Cassée met quelques instants à se rappeler si elle avait déjà entendu le nom Zorra, au campement. Elle connaissait en tout cas l’existence du Ranch, même si elle ne s’y était jamais rendue.
Quant à ce qu’était, exactement, un cotre à hunier, elle n’en avait pas la moindre idée. Mais ça, Zeb n’avait pas besoin de le savoir.

Délaissant quelque peu sa posture défensive, mais son arme toujours en main, Lace se dit que rendre la pareille serait adéquat. Sa voix résonne dans l’air froid :

- Zeb, ça sonne bien. Moi c’est Lacerate. J’étais Cheffe des Chasseurs, avant tout ce bordel.

Est-ce qu’elle l’était encore ? C’était dur à dire et sans doute pas si important. Pour le moment, elle a d’autres priorités que se décider sur son statut dans une mini-société explosée par la météo.

- T’as une sacrée balafre, Capitaine. Tu t’es fait ça comment ?

Est-ce qu’elle provoque ? Ah, peut-être un peu, peut-être même qu’elle fait exprès. Mais bon, faut aboyer assez fort si on veut éviter de se faire mordre. Puis elle est curieuse, la Perdue, ça fait si longtemps qu’elle n’a plus eu de vrai dialogue avec un Pirate.

L’adolescente se redressa à son tour, tacite accord de pourparlers. Cependant, elle ne rangea pas sa lame. Zeb le nota, avec une pointe de regret mais sans rancoeur : Givre ou pas, trêve ou pas, il restait un pirate et elle une Enfant Perdue. Cette petite chorégraphie de la méfiance était malheureusement une danse très familière.

“Zeb, ça sonne bien. Moi c’est Lacerate. J’étais Cheffe des Chasseurs, avant tout ce bordel.”

La Rouille cilla à peine, avant de laisser échapper un autre sourire intrigué: que d’informations dans ces trois petites phrases.

La dernière était sans doute la moins surprenante; il n’était pas difficile d’imaginer la gamine dans un de ces drôles de rôles de chefs de meute qu’affectionnait Peter Pan. Au-delà de l’avertissement clamé par ses grandes cicatrices et son nom, au-delà de l’évident savoir-faire avec lequel elle tenait son arme, elle irradiait une assurance qui aurait fait envie à bien des pirates, sans pour autant se comporter comme une tête brûlée - Zeb savait reconnaitre et apprécier le mélange de gouaille et de prudence dont elle faisait preuve avec lui. Sous-estimer cette jeune fille aurait été une grossière erreur.

De plus, il se trouvait que la Rouille était particulièrement bien placé pour savoir de quel genre de Perdus s’occupait son adversaire; dans les cheveux grisonnants de sa tempe, on pouvait encore deviner la cicatrice laissée par sa dernière rencontre avec un Chasseur, et même avec l’Oubli qui régnait sur l’Île, Zeb aurait été bien en peine d’effacer de sa mémoire l'improbable entrevue qui avait suivi. Alors oui, honnêtement, si cette Lacerate était vraiment censée jouer au chef avec un garçon comme Apache, elle gagnait d’emblée un point de respect aux yeux du pirate.

“T’as une sacrée balafre, Capitaine. Tu t’es fait ça comment ?”

Et cette petite provoc gratuite, là, valait presque un point supplémentaire. Quelque chose d'appréciateur se glissa dans le sourire de Zeb, qui cette fois s’appuya ouvertement sur sa hache posée au sol, lui ôtant ainsi tout potentiel menaçant.

“Bombe incendiaire et mauvaise appréciation des distances. A ma décharge, un Orbleu était en train de me sauter dessus, je n’ai pas vraiment eu le temps de relire mes calculs.”

Et l’Orbleu était un ancien ami, ce qui n’avait évidemment pas aidé.

Sans s’attarder sur ce qui n’avait pas à être raconté, Zeb fit un geste du menton vers l’adolescente, avant de demander d’un ton juste un peu trop léger:

“Et toi, alors? On t’appelle Lacerate à cause des cicatrices, ou à cause de ce que tu fais aux lapins qui ont le malheur de croiser ta route?”

Est-ce qu’il aurait pu s’en tenir à sa première question et simplement lui rendre la monnaie de sa pièce? Bien sûr. Après tout, c’était elle qui l’avait cherché, en amenant les présentations sur ce sujet. Il aurait pu simplement lui demander d’où venait les siennes et la laisser se dépêtrer avec ça, sans lui laisser de porte de sortie.

Mais les marques de la gamine était nettement, nettement moins récentes que les siennes. Et Zeb se méfiait des vieilles cicatrices. Il n’éprouvait aucun plaisir à les rouvrir.

Lacerate n’aime pas les adultes qui sourient.

Non pas que le type qui lui fait face ait l’air particulièrement hostile, mais l’adolescente sait tout ce qu’on peut cacher derrière un rictus. Zeb s’appuie sur sa hache et imperceptiblement, la Gueule Cassée se détend. Difficile d’attaquer dans une telle position.

- Bombe incendiaire et mauvaise appréciation des distances. A ma décharge, un Orbleu était en train de me sauter dessus, je n’ai pas vraiment eu le temps de relire mes calculs.

Un sifflement lui échappe : peu de ceux qui ne sont pas Orbleus reviennent en vie de ce genre de rencontres.

- Et toi, alors? On t’appelle Lacerate à cause des cicatrices, ou à cause de ce que tu fais aux lapins qui ont le malheur de croiser ta route?

Il lui renvoie la balle, lui arrache un sourire un peu trop pointu, un peu trop assuré. Elle ne réfléchit pas avant de répliquer :

- Les deux, Capitaine. Lacerate hausse les épaules, joue de nonchalance en énonçant la vérité gravée sur sa gueule. J’ai froissé la mauvaise personne, il y a longtemps. C’était pas l’un des vôtres, par contre. Ça date d’avant.
Je ne suis plus du genre à laisser faire.

Quelques secondes, le temps de chasser un reste d’ombre au fond de ses prunelles. Son sourire ne s’est pas effacé quand elle reprend :

- Vu ta hache, j’imagine que t’es pas ici pour la même raison que moi. Ou peut-être qu’il n’y avait plus d’armes pour chasser correctement, chez les Rebelles. Qu’est-ce que tu viens chercher ici ?

Elle parle sans cesser de le scruter. Le small talk lui donne le temps d’observer, affiner sa première impression. Elle aimerait bien faire confiance, la Gueule Cassée, mais c’est difficile d’ignorer leurs camps.
Même avec l’Hiver, même avec les Orbleus.
Elle n’a jamais été douée pour oublier l’avant, de toute façon.

“Les deux, Capitaine.”

En apparence, Zeb resta de marbre. Il fallait bien le connaître pour surprendre l’ombre qui passa dans son regard clair, ou deviner l’infime crispation qui parcourut son sourire.

Capitaine.

C’était étrange, vraiment, comme certaines choses pouvaient devenir presque normales, tout en ne l’étant pas du tout. Sur la Zorra, Zeb était capitaine, il n’émettait pas (et n’avait jamais émis) la moindre hésitation à ce sujet - il ne pouvait pas se le permettre, s’il espérait garder sous contrôle son équipage flippé et épuisé. Il ne se contentait pas d’accepter que l’on respectât ce titre, il l’exigeait. Il n’y prêtait même plus vraiment attention, lorsqu’il sortait de la bouche de l’un (de ses) des matelots; c’était devenu une norme, presque un point de repère rassurant dans tout ce foutu chaos glacé. En mer, c’était une mesure de survie évidente et sans ambiguïté, une responsabilité que Zeb avait sciemment et complètement assumée.

S’entendre appeler ainsi sur terre, c’était déjà plus étrange, un peu décalé. Que ce fût dit avec l’affection joueuse qu’employait Carmine, le respect habillé d’humour de Crowley ou la déférence maladroite de Jim, le titre gardait sa force, tout en perdant un peu de son sens, un peu de sa justification. Il commençait à gêner la Rouille aux entournures, comme l’aurait fait un costume mal coupé.

Mais dans la bouche d’une Perdue, cela devenait encore autre chose. Zeb aurait peiné à l’expliquer clairement, mais s’entendre appeler ainsi par cette adolescente au sourire mordant et au visage ravagé, cela lui évoquait un peu la magie du Bayou, ou ce qui sommeillait dans les recoins les plus sombres de ce pays irréel. Les ombres que l’on ne perçoit que du coin de l’oeil, les peurs d’enfant qui ne font que semblant de disparaitre. Ce dont on ne parle pas, parce que trop en parler pourrait le rendre dangereusement vrai.

Capitaine, ici, c’était aussi le nom d’un monstre. Du pire des monstres.

Un instant, Zeb eut la tentation aussi stupide que vive de demander à Lacerate de ne pas l’appeler par ce mot-là. Puis le moment passa. Et la Rouille se contenta, comme toujours, de taire ses scrupules et d’encaisser en silence.

“J’ai froissé la mauvaise personne, il y a longtemps. C’était pas l’un des vôtres, par contre. Ça date d’avant.”

La précision lui fit hausser un sourcil, même s’il ne commenta pas. Intéressant, que la gamine insistât sur le fait que ce n’était pas un pirate qui l’avait défigurée. Cela aurait pu être interprété comme un prudent signe de paix, une sorte de “t’inquiète pas, j’ai rien de personnel contre vous”. Mais Zeb était trop âgé et sur l’Île depuis bien trop longtemps pour se contenter de cette douce explication: ici, entre Pirates et Perdus, tout était personnel. Toujours.

Il nota tout de même l’information, d’un simple hochement de tête un peu grave, vaguement respectueux, qui pouvait vouloir dire beaucoup de choses ou absolument rien du tout.

“Qu’est-ce que tu viens chercher ici ?”

Cette fois, la Rouille s’autorisa un infime rire, plus désabusé que moqueur, avant de désigner sa hache d’un coup d’oeil:

“Devine.”

Son sourire se fit plus sobre, tandis qu’il ajoutait:

“Je suis charpentier de marine, à la base. Quand la Zorra est à quai, j’en profite pour essayer de trouver de quoi entretenir les tentes du camp, le Ranch et les quelques navires qu’il nous reste. Mais...”

Il jeta un coup d’oeil presque peiné à la forêt de verre et de glace qui les entourait.

“Les arbres sont des êtres vivants, et l’Hiver ne leur réussit pas plus qu’à nous.”

La Rouille ramena son attention sur l’adolescente, s’attardant sur son couteau toujours à nu, avant de demander d’un ton mesuré qui se retenait volontairement d’être trop amical:

“A tout hasard, pendant ta chasse au lapin, tu n’aurais pas vu un bosquet, ou au moins un arbre qui ne soit pas complètement bouffé par le gel?”

- Devine.

Bon, d’accord, elle aurait pu répondre à sa propre question toute seule, comme la grande fille qu’elle es. Lacerate ne s’offense pas, pourtant, rit un peu en réponse pour oublier qu’elle est en train de faire du small talk avec un Pirate.
Ledit Pirate reprend :

- Je suis charpentier de marine, à la base. Quand la Zorra est à quai, j’en profite pour essayer de trouver de quoi entretenir les tentes du camp, le Ranch et les quelques navires qu’il nous reste. Mais... Les arbres sont des êtres vivants, et l’Hiver ne leur réussit pas plus qu’à nous.

Lacerate hoche la tête, détache son regard de Zeb quelques secondes pour scanner à son tour la forêt qui les entoure. Dire qu’à son arrivée, les couleurs et la vie de l’Île lui avaient presque semblé étouffantes. Elle s’y était faite, à ça comme à tout le reste pourtant elle ne parvient toujours pas à s’habituer à l’Hiver.

- A tout hasard, pendant ta chasse au lapin, tu n’aurais pas vu un bosquet, ou au moins un arbre qui ne soit pas complètement bouffé par le gel ?

Son ton est d’une prudence appréciable, poli sans être trop familier. Lacerate jette un œil à l’endroit d’où elle vient, tente de se remémorer le chemin. Au bout de quelques secondes, son regard revient vers Zeb.

- Non, désolée. Elle secoue la tête, sincèrement navrée. Mais je ne suis pas là depuis si longtemps. Il y a des endroits que je n’ai pas vérifiés.

À nouveau, son regard scrute son interlocuteur. C’est qu’il n’a pas l’air tant armé que ça, pas tant dangereux. À vue de nez, elle s’en sortirait sans doute s’ils venaient à s’affronter.
Est-ce qu’ils seraient plus forts, à deux ? Est-ce qu’ils auraient plus de chances de s’en sortir s’ils venaient à croiser un Orbleu ?
En temps normal, ils seraient ennemis.

Lacerate se raidit avant de lancer, d’un ton un peu trop brusque :

- Tu sais te battre ?

Sa propre idée la stresse, on accorde pas sa confiance à un adulte comme ça.

Lacerate avait toujours son couteau à la main, mais son attitude commençait à se faire moins agressive : elle s’était redressée, elle acceptait de quitter le pirate des yeux pendant quelques secondes pour examiner les alentours. Et même si sa voix restait tendue et prudente, elle poursuivait la conversation avec une bonne volonté notable. Pas grand chose, assurément. Mais pour une Perdue faisant face à un pirate, c’était déjà beaucoup.

“Non, désolée. Mais je ne suis pas là depuis si longtemps. Il y a des endroits que je n’ai pas vérifiés.”

Zeb hocha la tête, avec un petit soupir : la réponse ne le surprenait pas, mais elle restait décevante. Il prit lui-même le temps de sonder la jungle du regard, encore une fois, en se demandant s’il avait le courage de pousser ses explorations un peu plus loin ou s’il valait mieux se rendre à l’évidence et rentrer bredouille.

“Tu sais te battre ?”

La voix de la Chasseuse le ramena brusquement dans la conversation. Elle s’était refaite sèche, nerveuse. Pas exactement hostile, mais le changement de ton était net. Les yeux bleus du pirate s’arrimèrent à ceux de l’adolescente, sans malveillance mais avec une méfiance trop perceptible qui rendait ce regard plus dur.

“Oui.”

Pas de vantardise, pas de modestie. Juste un fait. Il était pirate. Il avait plus de cinquante ans. Il était sorti seul, dans la forêt envahie de Givre. Il portait une dague et un sabre à la ceinture, un coutelas sur son avant-bras invalide. Il maniait une hache depuis ses dix ans.

Oui, il savait se battre.

La véritable question était de savoir pourquoi cette Perdue voulait s’en assurer.

Zeb laissa passer quelques secondes. Puis, poussé par la prudence autant que par une certaine curiosité, il tenta :

“Pourquoi ? Tu as repéré quelque chose d’inquiétant, en venant jusqu’ici ?”

La réponse est claire et concise, ce que Lacerate apprécie. Elle n’a pas envie d’accorder son entière confiance à un adulte, mais, au moins, il n’a pas l’air de mentir.

Le Pirate reprend, quelques secondes plus tard.

- Pourquoi ? Tu as repéré quelque chose d’inquiétant, en venant jusqu’ici ?

La Gueule Cassée secoue la tête, mais ne parle pas immédiatement. C’est qu’il y a cette méfiance qui la tiraille, mêlée à la curiosité et cette la drôle d’idée qui germe dans sa tête. Sans s’en rendre compte, ses doigts se mettent à jouer avec son arme, la faisant glisser, tourner, passer de doigt en doigt. Signe de son habileté, signe de son hésitation. Avant qu’elle finisse par reprendre :

- En temps normal, je ferais pas équipe avec un Pirate.

Des mots durs, prononcés d’un ton songeur. Lace n’attend pas avant de reprendre :

- Mais je me dis qu’on serait sans doute moins vulnérables à deux.

Un sourire assuré, incisif, qu’elle adresse à Zeb alors que ses doigts s’immobilisent, retrouvent la manche de son arme.

- Tu cherches du bois, je cherche de la viande. Elle ment à moitié, tant pis. Deux paires d’yeux valent mieux qu’une, non ?

Elle feint l’assurance, mais ne peut s’empêcher d’être méfiante encore. C’est plus fort qu’elle, on n’efface pas des décennies de rivalité comme ça, malgré le fait que Zeb a l’air d’être un type décent. Tant pis s’il l’envoie promener, elle continuera de traîner autour de l’Arbre gelé jusqu’à ce qu’elle aperçoive quelqu’un. Elle saura se défendre, même seule.
Elle commence à avoir l’habitude.