Maëlle.

Il avait fallu tout ce temps... Il avait fallu qu'il sacrifie accidentellement son humanité pour se rendre compte du potentiel dévastateur que possédait cette femme, qu'il aimait... Ou bien peut-être qu'il détestait. Le choc était encore trop récent. Vijendra n'était pas certain de savoir ce qu'il ressentait à l'égard de la chanteuse. Il avait froid à l'intérieur. Il avait mal. Le monde entier était affreux, rempli de résonnances métalliques.

Le monde entier était hideux. Tout ce temps, la réalité s'était cachée sous un masque : fausse bienveillance, fausse sympathie, fausse douceur, fausse normalité. Faux, faux faux... Tout était faux. Absolument faux. Tout ce qui avait été accueillant devenait hostile. Il ne savait plus ce qu'il devait croire. Il ne savait plus à qui il pouvait encore faire confiance, si ce n'est peut-être à Henrik.

Il se leurrait de moins en moins quant à la nature des regards que les pirates posaient sur sa silhouette lorsqu'il s'exposait à leurs yeux. Ne pouvant plus les supporter, pas après ce qu'il venait d'encaisser, Vijendra avait laissé le verre encore plein de Maëlle sur le comptoir et il était sorti en trombe, sur ses talons.

Mais il ne l'avait pas suivie. Il n'était pas rentré non plus. Il avait mal, il avait honte, il avait le besoin pressant de s'isoler. La librairie était trop loin, alors il s'était enfoncé dans la première ruelle venue. Il s'était glissé dans l'interstice existant entre deux bâtiments, là où il jugeait que personne ne remarquerait sa présence. C'était étriqué. Il faisait un peu sombre. A cet endroit, il ne subirait plus aucun jugement, si ce n'est celui qu'il s'infligeait tout seul et, bien évidemment, celui de Maëlle dans ses souvenirs.

Le dos plaqué contre la porte d'une arrière-boutique, Vijendra s'était effondré. Assis sur les marches de pierre fraiches malgré le printemps qui réchauffait peu à peu l'atmosphère, il avait remonté ses genoux contre lui pour se rouler en boule, et puis il avait glissé son visage entre ses mains.

Ce n'est qu'alors qu'il s'était autorisé à analyser les dégâts que les mots de Maëlle venaient de faire.

C'était de gros dégâts. Non contente de le larguer comme un déchet, la bermudonne avait tapé là où ça faisait mal à plusieurs reprises avec ce qui ressemblait à de la cruauté gratuite. C'était à croire qu'elle s'amusait de la situation insoutenable dans laquelle Vijendra se trouvait.

"T'as troqué la seule chose qui nous rapprochait contre une paire d'ailes. Et des petites oreilles pointues mignonnes... Tu arrives à les faire bouger ?"

La brûlure de l'humiliation. Le sentiment de réduire en taille même s'il était encore grand, même si il était encore loin d'être à court d'hilaris. La sensation des ailes fantômes dans son dos. Vijendra plaqua les mains contre ses oreilles et enfonça son visage contre ses genoux pour éviter qu'il soit à découvert. Il aurait voulu disparaître dans le sol.

Maëlle ne l'aimait pas. Elle lui avait fait croire monts et merveilles, mais ça faisait juste partie du jeu qu'elle jouait avec tout le monde. Comment avait-il pu être assez stupide pour se laisser berner ? Il le savait, pourtant. Il le sentait, que quelque chose n'était pas tout à fait comme il aurait fallu. Que Maëlle n'était pas faite pour ça, tout comme il avait longtemps pensé qu'il ne saurait jamais ce que c'était, d'éprouver un sentiment amoureux.

... Il aurait préféré ne pas le découvrir. Il aurait eu moins mal. Et ça ne l'aurait pas conduit à prendre la stupide décision de se laisser changer en fée pour participer à l'expédition, lui qui n'était même pas capable de monter sur les deux premiers barreaux d'une échelle sans pâlir. On se serait certainement débrouillé sans lui, le printemps serait quand même de retour, et il serait encore humain.

Son esprit freina des quatre fers et il corrigea instantanément : non. Il était encore humain. La preuve, il était revenu au Port et tout se passait bien. (... si.)

C'était juste son corps qui avait changé.

"Juste".

"C'est fini alors fais toi une faveur et accepte le comme un gentil garçon. Une gentille fée ? Bref."

La pointe aiguisée de l'humiliation que Maëlle lui avait fait subir le transperça encore. Il sera les genoux, trop conscient de l'absence de ce qui aurait dû être là et du ridicule de sa condition aux yeux de son ancienne amante. Pourquoi fallait-il qu'elle ait opposé ces deux termes là ? Vijendra se sentait invalidé dans son identité, pris de haut pour cette nouvelle chasteté, cette neutralité qui lui était imposée et qui n'était pas lui. Châtré, évidemment, et infantilisé. Des sanglots feutrés coulaient, étouffés par le creux de ses genoux. Dévasté, désespéré par cette situation qui lui apparaissait comme impossible à résoudre dès qu'il osait y penser, il n'avait pas vraiment la force de pleurer plus fort que ça.

Si désespéré - et sanglotant - qu'il fut, Vijendra finit par sentir le poids du regard qui pesait sur sa silhouette. A moins qu'il n'ait entendu sans s'en rendre compte la respiration du visiteur, ou le son commis par ses mouvements microscopiques ?

En tous les cas, il redressa la tête peu de temps avant que le chapelier prenne la parole. L'inquiétude qu'il éprouvait à l'idée d'être observé s'évapora lorsqu'il reconnut Azel et lorsqu'il l'entendit parler, sur un ton tout à fait agréable. Il se comportait tel que dans ses souvenirs : autrement dit très bien, avec beaucoup de grâce et de sympathie. Pour le moment, Azel ne paraissait pas tenir rigueur à Vijendra des changements qu'il avait subis. Il devait pourtant les avoir constatés. Ils étaient trop évidents pour qu'il en soit autrement, à moins qu'il ne soit complètement bigleux.

L'Elfe renifla aussi discrètement que possible puis il passa le dos d'une main contre son visage pour tenter de sécher quelques larmes. Il ne devait pas avoir l'air bien présentable, et ses yeux devaient être complètement rougis.

"... Oh, bonjour Azel... C'est gentil de vous inquiéter. Pour tout vous dire je cumule les mésaventures en ce moment... Mais je viens d'avoir droit à la cerise sur le gâteau."

"Ne restez donc pas à terre, vous n'êtes pas un mendiant."

... Vijendra n'en avait jamais été aussi proche que maintenant, mais certes, il n'était pas un mendiant. Il dressa un regard hésitant dans celui du chapelier. Il n'était pas bien certain de savoir s'il avait pour autant envie de se lever. L'interruption d'Azel avait stoppé sa crise de pleurs mais Vijendra se sentait toujours abattu, exténué, à peine capable de bouger le petit doigt.

Il cilla, perturbé par les tics réguliers de son interlocuteur qui répétait certains gestes beaucoup trop de fois. Azel avait toujours été un peu bizarre, mais qui ne finissait pas par le devenir, à force de vivre sur l'Île de Jamais? Ca ne justifiait pas toutes les méchantes rumeurs qu'on faisait courir à son sujet. Azel était une personne très bien, et il était encore en train d'en fournir la preuve à Vijendra.

"Lynn a probablement préparé un peu de thé, vous en voudriez ?"

Le jeune homme essuyait encore son visage très régulièrement. Il avait l'impression d'avoir des fuites : quoiqu'il fasse, ça continuait de couler.

Il n'était jamais entré chez Azel. Il se rendit brutalement compte de la rareté et de la douceur de cette perspective : être accueilli dans une maison, tenir une tasse chaude entre ses doigts et se changer les idées en discutant avec quelqu'un qui le traitait encore normalement. Il éprouvait déjà du réconfort rien qu'à penser à ces futurs instants. La possibilité qu'il avait encore de rester ici et de se morfondre tout son saoul, caché dans cette ruelle sombre, assis sur la pierre froide, ne faisait pas le poids.

"Oui je... Oh oui, merci beaucoup. Je crois que j'aimerais bien ça..."

Les rires qui retentirent plus loin lui fournirent une certitude supplémentaire. Alerté, Vijendra se dressa sur ses jambes. Ce n'était peut-être rien, mais si ces gens venaient de la Taverne... S'ils avaient été témoins de la scène entre Maëlle et lui... Brr. Il n'avait pas envie de les croiser. Et encore moins d'être en pleurs par terre lorsqu'il le ferait.