Cela devait faire quelque mois déjà qu’Abigaïl séchait régulièrement les cours. Elle préférait désormais les marches sans but aux longues heures qu’elle perdait dans une salle de cours. Ce n’était pas quelque chose dont elle était fière mais elle supportait de moins en moins cette immobilité qui régnait dans les classes et qui finissait par l’endormir. Le temps qui s’échappait et qu’elle y perdait représentait presque un supplice à ses yeux.
Avec Tabby, elle cherchait les rares endroits où ils pouvaient s’attarder sans croiser personne. Ailleurs, ils s’en seraient fichés, de ces regards et de ces jugements… Mais dans un patelin petit au point que tous les habitants se connaissent, il n’en aurait pas fallu longtemps pour que leurs mères soient mises au courant et sachent exactement où les trouver.

Ce jour-là encore, Abi attendait devant l’école et pensait s’en éloigner dès que Tabby la rejoindrait. Mais au lieu de ça, elle le vit arriver avec un sac plus rempli que d’habitude et un sourire de premier de la classe. Et comme il faisait mine de passer le portail, Abi le rejoignit au petit trot et lui glissa un regard perplexe.
Comme toujours, il la prenait de court.

- On y va ? se contentait-il de lui proposer.

- Quoi… Là-bas ? Avec les autres ?

- Mais oui, ça va être cool.

- Le musée d’histoire naturelle du comté, Tabby. rappela-t-elle en appuyant sur chaque mot.

Aujourd’hui, leur classe devait partir à Los Angeles pour visiter le musée en question. Abi n’avait rien contre ce genre de sortie et aurait trouvé la chose intéressante si ça n’avait pas été encadré par leur professeur. Elle craignait de s’ennuyer, soumise à un programme réglé à la minute près et où tout ralentissement ou écart du rang se soldait par une restriction supplémentaire.
Elle avait préparé tous les papiers nécessaires au point de demander à sa mère de signer l’autorisation sans réellement penser à y aller. Depuis plusieurs jours, les papiers se fripaient dans un fond de son sac.

- J’aime l’histoire. répondit Tabby dans son habituel sourire grimaçant.

Elle n’y croyait pas un mot. Elle savait qu’il n’aimait aucune matière.
Mais s’il voulait y aller c’est qu’il avait une idée en tête. Ce serait sans doute amusant, alors elle le suivrait. Comme d’habitude.

Durant le trajet en bus, elle voulut l’interroger pour en savoir plus mais, comme souvent, il s’esquivait : il passa tout le trajet, endormi contre la vitre.
Abi aussi était fatiguée, ces derniers temps, mais elle gardait les yeux grands ouverts. Sa mère l’avait remarqué et l’avait encore interrogé durant le petit déjeuner à ce sujet. Cette dernière était sur son dos depuis qu’elle avait remarqué que sa fille avait perdu du poids et mangeait moins qu’avant. Quelle plaie. Abi n’était pourtant pas maigre, mais elle avait perdu ses quelques rondeurs, cela avait suffi. Et maintenant sa vieille, la soupçonnait de devenir anorexique pour intégrer le groupe des filles populaires. Abi protestait mais elle s’accommodait de ses suppositions grotesques car elles étaient toujours très éloignées de la vérité.

Aux souvenirs de la veille, un sourire apparut sur son visage. Ils étaient encore allés dans ce petit cabanon rejoindre Mark, Hatt et Donna où ils partageaient quelques buvards et quelques canettes de bières ou de soda. Après ça, elle pouvait bien comprendre que Tabby soit fatigué.
Mais Comme à leur arrivé, il se redressa plein d’énergie, elle se demanda s’il n’avait pas fait semblant de dormir durant tout ce temps. Abigaïl ne chercha pas à vérifier sa théorie et le pinça au coude en guise de vengeance.

Ils passèrent tout le reste de la matinée à se taquiner de la sorte. Abi avait réellement essayé de s’intéresser à la visite, ne serait-ce que pour se donner bonne conscience. Mais rien à faire : elle n’accrochait pas, le guide avait une voix traînante et monotone qui rendait le tout particulièrement soporifique.
A midi, heure de la délivrance, ils sortirent du musée. Leur professeur qui encadrait l’ensemble de la journée débita d’un ton mécanique le discours qu’il avait répété :

- Pour la pause repas, nous vous laissons jusqu’à 14h. Vous aurez le droit de profiter des magasins et de la boutique souvenir mais vous n’avez pas le droit de dépasser cette rue, et celle-là. dit-il en montrant du doigt le périmètre qu’il avait préalablement délimité.

Il se lança dans de longues recommandations où il rappela à quel café, les accompagnateurs comptait passer la pause et qu’il ne fallait pas hésiter à les chercher en cas de problèmes, mais surtout, mais SURTOUT de ne pas s’éloigner du « périmètre préalablement délimité ».

Et bien sûr, dès que le professeur tourna les talons, Tabby se dirigea d’un pas décidé vers les limites de leur territoire. Abi le suivit aussitôt, laissant derrière elle un groupe d’élève excité par cette liberté soudaine. On aurait dit une basse-cour.

- On va où ?

- Le quartier où je vivais est pas trop loin d’ici. Tu veux venir ?

Abigaël hocha la tête. Elle ne refusait jamais, mais Tabby prenait toujours la peine de lui demander si elle voulait ou pas l’accompagner. Comme pour l’en dissuader, d’une certaine manière.

Ils marchaient. Abi avait relevé ses lunettes jusqu’à les laisser trôner sur le haut de son crâne. Elles faisaient désormais office de serre-tête pour ses cheveux délassés car elle ne voyait pas l’intérêt de voir plus loin que le bout de son nez.
Ils marchaient et Tabby lui commentait les rues qu’ils traversaient, les bâtisses qu’ils dépassaient, tout en imitant la voix du guide.

Abi détailla son ami d’un air pensif. Petite de stature, elle le dépassait légèrement en taille. C’était un gringalet au physique passe-partout. Seule sa mâchoire légèrement tordue – à cause d’une chute, disait-il – qui lui donnait une figure légèrement grimaçante le distinguait des autres. Mais Abi le connaissait : il savait cacher son excentricité derrière sa banalité de façade.

- C’est là.

C’est pour cette raison qu’elle fut presque déçue lorsqu’elle découvrit un quartier tout ce qu’il y avait de plus banal. Elle était loin de la jungle de câbles d’un quartier délabré ou la géométrie complexe de buildings branchés qu’elle avait toujours imaginé. C’était un quartier banal, oui, sans doute habité par la classe moyenne.
Un coin de vie qui n’était pas vraiment à l’image de son ami fantasque.

- Ca a l’air… sympa. C’est calme. dit-elle poliment. Pourquoi tu as déménagé si ton père travail toujours dans le coin ?

Elle se permettait rarement ce genre de question car il n’y répondait qu’au compte-goutte, ou alors assez vaguement. Mais comme l’occasion était unique, elle s’était jetée à l’eau.

- Bah… Nos voisins étaient un peu trop bruyants. Puis la campagne, tout ça… Ma mère avait besoin de déstresser. répondit Tabby en haussant les épaules.

Abi avait souri à ce détail. Après le divorce, sa propre mère aussi pensait trouver l’apaisement qu’elle recherchait dans leur petit patelin. Mais ça n’avait pas si bien marché.

- La fenêtre en haut à droite, c’était ma chambre.

Tabby désigna du doigt une vitre derrière laquelle Abi distingua une tache rose. Lorsqu’elle sortit ses lunettes pour mieux voir, elle devina qu’il s’agissait de tentures. L’appartement semblait avoir été réinvesti.

- J’aime tes rideaux. dit-elle avec un léger ton moqueur.

Son ami laissa échapper un gloussement. Abigaël l’imita
C’était bizarre qu’il soit aussi bavard, aujourd’hui. Mais ce n’était pas désagréable.

Au martèlement d’un pas empressé, Tabby s’était vaguement retourné. Parce qu’il n’avait rien à cacher et rien à paraître, il ne semblait pas inquiet pour le moins du monde. Tout le contraire d’Abigaïl qui sans avoir gravement fauté se sentait l’âme d’une fugitive. Elle fit volte-face et tomba nez à nez avec la typesse.

C’était une adolescente, peut-être plus âgée qu’eux... Abi n’aurait su dire si c’était le temps où l’atmosphère dans laquelle elle semblait tremper qui lui donnait un je ne sais quoi de plus mature qu’eux.
Du regard, l’inconnue les jaugeait, comme une moue détestable lui barrant la figure.

- Si vous cherchez le jardin d'enfant, c'est pas ici. leur lança-t-elle.

- La maison de retraite est de l’autre côté.

Abigaïl avait répondu du tac au tac à ce qu’elle avait ressenti comme une attaque. Elle n’avait pas pris la peine de réfléchir, les mots lui filaient entre les lèvres sans qu’elle y pense.
Mais elle était comme ça : là où Joy aurait souri ou ignoré, elle se crispait et se refermait comme une huître. Là où la Stone ne se méfiait pas, elle restait sur la défensive.
Un automatisme que sa mère lui reprochait souvent.

Parce que Tabby était au courant, il avait fait un pas vers elle comme pour lui rappeler sa présence. Durant un bref échange de regards, il lui avait intimé de faire profil bas. Abi se retenait de lui demander qui était cette fille, et s’il savait pourquoi on leur aboyait dessus comme à des intrus.

- Tranquille, Rain.

Un deuxième inconnu venait d’apparaître, tout aussi étrange et pas moins rassurant. Sous sa main, sous son ordre, la fille qui venait de les interpeller ne ressemblait plus qu’à un chien teigneux.

- Hello, Tabby. Ça faisait longtemps.

…

- Qu'est-ce qui t'amène ?

Le regard d’Abigaïl passait de l’inconnu à son meilleur ami avec un mélange de surprise et d’incompréhension. Il les connaissait ? Mais d’où pouvait-il les connaître ? A leur dégaine, il était évident qu’ils n’avaient rien à voir ensemble.
Et pourtant oui puisque l’intéressé s’étonnait :

- Gold ! Je ne pensais pas te croiser…

Abigaïl fixait toujours Tabby et le dénommé Gold, animée par une résolution étrange, comme si l’un d’eux allait se tourner vers elle pour clarifier la situation.
En cet instant, elle ne savait pas sur quel pied danser. Rien ne trahissait une réelle agressivité (si ce n’était la typesse qui n’avait rien ajouté de plus) et pourtant l’ambiance la mettait mal à l’aise. Le respect inhabituel qu’affichait Tabby ne lui plaisait pas. Pourquoi baissait-il les yeux comme ça ? Ce n’était pas dans son habitude.

- En fait, on passait dans le coin, en fait. Une sortie scolaire. C’était très intéressant.

Abigaïl haussa un sourcil.
Qu’est-ce qu’il faut pas entendre…

- Et comme on était de passage… Je voulais en profiter.

Pour venir jeter un coup d’œil à son ancien quartier, comme il l’avait dit tout à l’heure. Ou pas. Le regard d'Abigaïl se focalisa sur le sac à dos que portait Tabby avec une soudaine anxiété.
Il avait quelque chose derrière la tête.

Peut-être qu’elle pensait trop ou qu’elle fixait trop. Mais au moins, ça lui permettait d’oublier la sensation désagréable qui la parcourait lorsqu’elle sentait le regard de la typesse dardé sur elle.
C’était bizarre.

Le dénommé Gold ne s’appelait pas ainsi pour rien : ses lèvres s’étirèrent dans un sourire, dévoilant une dent en or. Loin de s’en intimider, Abigail se surprit à repenser à cette vieille tante dont elle ne se rappelait rien si ce n’était son dentier doré qu’elle laissait parfois croupir dans un verre d’eau. Elle se rappela les mâchoires immobiles clouées au fond du gobelet comme un crocodile guetterait une main imprudente. Sa main qu’elle avait approchée sans jamais oser s’aventurer plus près, de peur de se faire croquer les doigts.
Elle était encore petite à l’époque.

La voix de Gold la rappela dans le présent.

- Notre territoire s'est pas mal étendu depuis notre dernière rencontre, je comprends que ça te surprenne. La Meute s'est agrandie aussi. Il désigna la typesse. Je te présente Rain, une de nos membres les plus dévoués. Mais peut-être que vous vous êtes déjà croisés ?

Territoire, meute, et ces noms qui n’en étaient pas. Tout ça sonnait sectaire. Comme un autre monde qui cohabitait avec le leur et dans lequel Abi n’avait pas très envie de s’aventurer. Sa curiosité avait ses limites, une sale impression la refreinait. Elle n’aimait pas ces gens, les mystères dans leurs phrases, leur manie de l’ignorer ou l’attention trop appuyée qu’ils pouvaient lui porter.
Et surtout, elle n’aimait pas tenir la chandelle, comme ça.

- C'est probable.

- Rain ? Désolé, ça me dit rien.

Ils parlaient, elle se taisait. Certes, elle n’avait rien à leur dire, mais c’était… gênant. Elle songea que la situation pourrait être pire : ce n’était pas comme si Tabby l’avait présentée, ce n’était pas comme si elle avait été invitée à participer à la conversation.
Finalement, ce n’était pas plus mal de n’avoir rien à dire.

- De telles retrouvailles, ça se fête. Tu ne crois pas ?

Fêter ? Et s’ils bougeaient, est-ce qu’elle était sensée les suivre ? Gold ne s’était adressé qu’à Tabby jusqu’à présent… Et si son ami comptait la planter là ? Non ce n’était pas son genre. De toute manière, elle n’avait pas envie de voir à quoi ça ressemblait, une fête, pour ces gens douteux.

Mieux vaut être seule que mal accompagnée, hein ?
Et encore que…

Tabby tranchait :

- Ouais, pourquoi pas ! Oh et…

Il se tourna vers elle, elle se raidit, il poursuivit d’un ton jovial :

- Abi, Gold. Gold, Abi.

- …-gail. Abigail.

Le garçon la fixa un instant, un peu dépité. Il s’étonnait visiblement de l’entendre sortait son nom complet alors qu’elle l’avait en horreur.
Abigaïl l’ignora. Elle refusait les familiarités.

Deal with it.

Bien heureusement, Tabby retombait toujours sur ses pattes.

- Abi-gail sera-t-elle des nôtres ? demande-t-il d’un ton ironiquement mielleux.

- Le bus, Tabby. lui rappelle-t-elle.

- Qu’elle ne s’inquiète pas, on l’aura.

- Elle n’est p-… Je suis pas inquiète.

Elle fit un geste impatient de la main, agacée de s’être faite entraînée dans ce petit jeu puéril. Tabby se retourna, satisfait.

- Alors c’est bon.

Trois mots, une conclusion. Ils étaient prêts.
Prête à quoi ?
Ou pas. Abi ne l’était absolument pas.

Le malaise. Il était là, transpirant et palpable.

Tabby marchait devant elle, aux côtés de Gold. Le bruit de leurs pas et la rumeur lointaine des rues fréquentées l’empêchait d’entendre leurs voix. Mais elle eut un doute : est-ce qu’ils discutaient vraiment ? Elle n’aurait su dire puisqu’ils ne bougeaient qu’à peine. Tabby ne prenait pas la peine de lever la tête vers Gold qui était bien plus grand que lui. Quant à l’autre, il ne se penchait pas vers son cadet. Comment savoir ?

Abi fit taire sa curiosité. Elle savait qu’au fond, elle n’y trouvait de l’intérêt que parce qu’elle n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent. Sa mâchoire se crispait tandis qu’elle se promettait de faire payer son ami pour ce moment de solitude. Il était gonflé : il l’invitait puis la laissait de côté.
Crétin.

Et ce qui n’arrangeait rien, c’était que la typesse se tenait à coté d’elle. Et les voilà qui marchaient, murées dans un silence embarrassant. Abi glissa un regard vers la jeune fille – comment s’appelait-t-elle déjà ?. Ah oui, Rain. Mais elle doutait qu’un nom aussi bizarre puisse être réellement le sien.

- On va pas t'bouffer, détends-toi.

Rain venait de briser le silence. Abi eut un léger sursaut comme si elle venait d’être prise sur le fait. Elle s’empressa alors de tourner la tête pour regarder droit devant elle ou plutôt droit dans le dos de Gold.
La soudaine sensation d’être encerclée.

- Je suis détendue. dit-elle d’un ton agacé.

Après coup, elle trouva que son ton un peu dur lui était injustement adressé. Rain semblait tenir la chandelle, elle n’avait rien demandé. Tout comme elle, en fait.

- … désolée. reprit Abi en essayant de se décrisper.

Elle regretta de ne pas avoir au moins un buvard à se mettre sous la langue, n’importe quoi qui l’aurait détendu. Ce n’était pas raisonnable, surtout alors qu’elle devait se présenter devant son professeur quelques heures plus tard. Mais la sensation de manque lui arrachait parfois quelques douleurs.

Puisque Rain avait fait un premier pas, Abi décida de faire un effort :

- C’est sympa LA ? Pour vivre, je veux dire.

L’adolescente songea un instant à cette période lointaine où elle préparait des plans d’évasion pour abandonner sa mère et vivre seule dans un studio coupé du monde. Un plan aussi irréalisable que grotesque.
Ce souvenir lui arracha un léger sourire.

Désormais, elle connaissait un tout autre genre de fuite.

— Ça dépend de quel côté tu te situes. Si tu es réglo avec nous ou que tu ne fais pas partie du même monde, c'est une ville plutôt cool. Par contre, si tu es contre...

Abi avait détourné la tête. La mise en garde transpirait une convivialité forcée qui la rebutait. Elles n’avaient rien à se dire alors mieux valait ne pas insister.

Gold les guida jusqu’à une enseigne qui n’avait rien d’attrayant.

— Comme vous êtes pressés, j'ai préféré ne pas vous amener trop loin. Un pote à moi tient cet établissement.

Etablissement, c’était déjà trop beau pour qualifier l’endroit. Moche, clairement, la façade pelait par endroit. Gold et Tabby poussèrent la porte dans un grincement désagréable. Abi fronça le nez avant de s’engouffrer à leur suite. Rain qui la talonnait ne lui laissait pas le temps d’hésiter.
L’entrée donnait sur un couloir, le couloir débouchait sur un bar. L’adolescente n’aimait pas la musique qui lui vrillait les tympans mais elle fut soulagée de ne pas y voir foule. Abi glissa un regard vers Tabby qui n’avait pas l’air familier avec ce genre d’endroit. Pourtant, il semblait accueillir la nouveauté avec une certaine… sérénité. Elle l’enviait.

— Allez vous asseoir, j'arrive.

Ils s’exécutèrent et le dialogue reprit.

— Tu étais par ici, avant ?

— Ouais, depuis tout petit.

Et pendant qu’ils discutaient, Abi se mordillait la lèvre pour taire son agacement. Mais le malaise était bien là : elle gigotait sur son bout de banquette, comme si elle était assise sur des clous.

Le supplice prit fin au retour de Gold. Abi fit les yeux ronds quand elle le vit arriver les mains chargées de boisson. Elle ne se rappelait pas lui avoir dit ce qu’elle voulait. Lorsqu’il la servit, l’adolescente jauges la substance colorée avec une appréhension qu’elle ne cherchait même pas plus à dissimuler.

— Spécialité de la maison, j'espère que ça vous plaira.

Abu porta la main à son verre pour trinquer, elle en profita pour le renifler discrètement. Ça ressemblait à un genre de sirop mais c’était clairement un peu plus que ça. Elle imaginait mal des gens comme Gold ou Rain venir ici pour siroter de la grenadine. Mais c’était quoi au fait, des gens comme Gold ou Rain ?

— Ça va ?

Il lui fallut quelques instants pour comprendre que la question lui était adressée. Cette réalisation lui fit l’effet d’une douche froide : les regards s’étaient tournés dans sa direction. Elle sentit ses jours lui brûler.

— Bah… ouais.

Sa réponse lâchée sur un ton d’évidence, elle eut un rire gêné. A côté, Tabby sirotait sa boisson à l’aide d’une paille qu’il venait de tirer de sa manche. Abu sauta sur l’occasion pour changer de sujet.

— Tu trimballais ça avec toi ?

L’intéressé haussa les épaules.

— Tu veux que je…

Il fixait le verre qu’elle n’avait toujours pas entamé. Peut-être pour se prouver quelque chose, ou peut-être à cause de la puberté, Abu s’empressa d’en descendre la moitié. Elle parut rouge sous la lumière des néons. Une chaleur lui restait en travers de ma gorge. Si on oubliait le goût désagréable de l’alcool qui ne se faisait sentir qu’après coup, elle se surprit à ne pas trouver la spécialité de la maison si… désagréable.

Quand Rain lui accorda un pas mal du bout des lèvres, Abigaïl sentit une bête satisfaction l’envahir. Elle se réfugia dans son verre pour dissimuler un sourire qui menaçait de poindre.

Quand le cri retentit, Abigaïl manqua de réactivité. Elle lança des regards étonnés à Gold et Rain. Elle s’attendait à trouver des expressions indifférentes qui l’auraient rassurée, qui lui auraient assuré que ce cri n’avait rien d’inhabituel. A leurs échanges tendus, elle comprit qu’il n’en était rien. Elle déglutit.

Ils entendirent d’autres cris suivis d’un bruit violent semblable à celui d’une explosion. L’adolescente jeta un regard inquiet vers Tabby. Ce dernier avait pris une expression assez sérieuse. Il fixait Gold dans l’attente d’une décision.

— Suivez-moi, on va passer par la porte de derrière.

Tabby se leva d’un bond puis tira Abigaïl par le poignet. Elle avait hésité.