Apache proclame que oui, oui, ils ont bien trouvé la sortie, les marshmallows semblent lui donner raison d’un concert de “pouics!” enthousiastes, et Skunk laisse échapper un soupir aussi soulagé qu’exténué.

Evidemment, au fond, il a conscience qu’en fait le punk n’en sait rien, que ce tuyau pourrait tout aussi bien être leur planche de salut que signer leur arrêt de mort. Quelques images horribles traversent l’esprit du Dandy : une descente qui s’achève en brutal cul de sac ou en puit d’eau stagnante, un nuage de vapeur brûlant, des ventilateurs qui découpent les gens en morceaux, des lasers qui découpent les gens en morceaux... Beaucoup trop de choses qui pourraient les découper en morceaux.

Mais Skunk n’a plus la force d’être méfiant, de mettre en doute l’optimisme farouche d’Apache. Au diable les arguments logiques et l’anticipation : tout ce qu’il veut, maintenant, c’est sortir de cet enfer. Il n’a pas seulement envie de croire que c’est imminent, il en a besoin. Alors il suit et ne dit rien.

Apache s’installe à l’entrée du tuyau et le Dandy replace maladroitement ses jambes, pour libérer les bras du punk. Bizarrement, il ne songe même pas qu’il pourrait lâcher le Hérissé et simplement se laisser glisser à sa suite : Skunk a beau avoir du mal à accepter la proximité de l’autre garçon, il est encore plus terrorisé par l’idée de s’engager dans cette descente seul, sans personne pour l’aider à amortir d’éventuels chocs ou une chute finale.

“Prêt ?”

“Pouiiic !”

“Attends...”

D’un geste engourdi, Skunk porte sa main valide à son épaule : il est tellement dans les vapes qu’il en a complètement oublié la guimauve toujours calée sous son revers. Il s’applique pour attraper le bonbon sans l’abîmer, avant de le lever à hauteur de ses yeux. La petite créature, comme assise entre ses doigts, l’observe d’un air intrigué qui serre un peu le cœur du Garçon Perdu.

“Non, toi tu dois rester là.”

“Pouic ?”

Il est facile de deviner de la déception dans la réponse du bonbon, et Skunk doit se faire violence pour ne pas juste glisser le marshmallow dans sa poche. Son pouce caresse furtivement la guimauve.

“Tu ne peux pas venir avec nous. C’est dangereux pour toi, là d’où on vient : ces petits connards essaieraient de te faire du mal. Tu es mieux ici, avec ta fa... avec tes amis.”

A contrecœur, il étend le bras pour amener le petit être au milieu de ses semblables. Dans sa paume, le marshmallow hésite un instant. Puis il se frotte une dernière fois contre les doigts du Perdu, avant de sauter pour rejoindre les autres bonbons. Tous fixent les deux garçons, pour une fois parfaitement en silence, et Skunk a un peu envie de chialer.

Il n’arrive pas à leur dire au revoir, il n’arrive pas à leur dire merci. Mais il espère qu’ils savent. Au moins un peu.

“Accroche-toi bien mon pote. On rentre à la maison.”

En ramenant sa main à lui, Skunk fait un petit signe aux marshmallows, discrètement pour que Apache ne le voie pas. Puis le punk les entraîne le long de la pente et, finalement, la contrée sucrée disparait derrière eux.




La descente est moins atroce que Skunk le craignait, mais il est peu dire qu’il n’en profite pas vraiment : cramponné au Hérissé, les paupières closes et les mâchoires serrées, il ignore les lumières stellaires autant que le nuage de gouttes d’eau et passe toute leur glissade recroquevillé sur lui-même, à redouter la vitesse qu’ils prennent et le choc que cela risque d’entraîner à l’arrivée.

De fait, il est tellement stupéfait que le toboggan s’arrête en pente douce qu’il ne réalise même pas qu’ils ont effectivement atteint le bout du tuyau. Il faut qu'Apache se lève pour que le Dandy sorte de son immobilité et rouvre les yeux.

Il voit tout de suite le panneau. Tout comme la porte que ce dernier signale.

En appui sur son bras valide, Skunk suit le punk du regard - le soudain éloignement de l’autre garçon le laisse soulagé, mais paradoxalement aussi un peu hagard. Apache pèse sur la grosse clenche, pousse le battant métallique. Un rayon de soleil chargé des riches parfums du Pays de Jamais envahit aussitôt la petite pièce, et Skunk n’a jamais été aussi heureux de voir cette foutue saloperie de jungle.

“Putain...”

“Oh merde, enfin ?...”

“C'est bon ! On se casse !”

Le Dandy vacille un peu : est-ce que c’est vrai ? On dirait bien que c’est vrai. Apache revient pour se laisser tomber à genoux à côté de lui. Dans la lumière chaude et franche de l’extérieur, Skunk peut voir à quel point il a l’air heureux, épuisé, soulagé. A quel point, d’un coup, il fait vraiment très jeune.

“Ça va ? Je t'amène à l’infirmerie ! Ça va aller ! C'est fini ! On rentre !”

Apache rigole et parle trop vite, son accent français ressort sous l’effet de l’excitation et Skunk sent qu’il se met à sourire, lui aussi. Il ne s’en rend pas bien compte, mais ça le touche que le métis dise “je t’amène à l’infirmerie” avec cet air content et empressé, comme si... Eh bien, comme si c’était important pour lui.

“Mec, on a réussi !”

“On a réussi.”

Le Dandy frôle le bras d’Apache, tenté de lui poser la main sur l’épaule sans oser le faire. Ses yeux clairs glissent sur le pansement improvisé du punk, puis sur le sac à dos en lambeaux accroché sur sa poitrine, devant ce maudit logo de chat.

“On a réussi...”

C’est fini. C’est vraiment fini.

Enfin. Presque.

“... Tirons-nous. Avant que cette grosse pute se décide à bouger.”

Dans un ultime effort, Skunk entreprend de se traîner jusqu’à la porte. Elle parait à peine au-dessus du niveau du sol, juste assez haut pour qu’il puisse se raccrocher sans difficulté au dos d’Apache une fois que ce dernier aura sauté ; pour une fois qu’ils ont de la chance...

Le Dandy s’assied sur le rebord en grimaçant, jambes pendantes, avant de parcourir les alentours de ses yeux cernés. L’ouverture est sur le flanc de la Machine, entre deux des grandes pattes à pistons. La forêt semble plus mécanisée qu’à leur arrivée : Skunk a l’impression de voir des circuits imprimés dans l’écorce des arbres, des morceaux de cuivre à la place des feuilles mortes qui jonchent le sol. Il songe alors au bras blessé d’Apache, à cet horrible sucre qui s’y est installé. Et malgré son épuisement, un relent de dégoût le pousse à ronchonner :

“Cette saloperie n’a même pas changé de place, elle a juste continué sa foutue sieste... Ce ne serait pas ton épée, là-bas ?”

"On a réussi..."

Ouais.
Ils s'en étaient sortie vivant.
Dans un sale état, certes, mais vivants.

Plus jamais, bordel.

"On a réussi..." Répéta le Dandy, comme s'il n'y croyait pas vraiment.
Sur l’île imaginaire, on croyait aux fées sans aucun mal, mais on avait plus de peine quand il s'agissait de ses propres chances de survie.

Apache avait mal partout, surtout au bras, celui dans lequel le sucre s'était immiscé, s'infiltrant sinueusement sous sa peau et jusque dans ses veines. Ça tirait. Ça brûlait. Et la sale sensation de ne plus en avoir beaucoup aux bouts des doigts.
Le punk espérait que ça passerait tout seul une fois éloigné de la Machine.

Il espérait, ouais.

Plus. Jamais.

Quand à Skunk ?

"... Tirons-nous. Avant que cette grosse pute se décide à bouger.
- Ouais."

Il n'avait rien perdu de sa morgue, alors que son teint virait cadavérique.
C'était vraiment possible d'être aussi blanc tout en étant vivant ?
Visiblement, oui.
Tellement en vie que le jeune récolteur parvint même, contre toute attente, à se traîner, non sans mal, jusqu'à la porte de sortie, tandis que l'Hérissé sautait à l’extérieur, appréciant de sentir le bon vieux sol terreux de l’île lui frapper le dessous des chaussures.

Fini le sucre.
Fini les bonbons.
Il en avait eu sa dose.

"Cette saloperie n’a même pas changé de place, elle a juste continué sa foutue sieste..."
L'anarchiste eut un soupire alors qu'il faisait la même constatation.
"Ce ne serait pas ton épée, là-bas ?"
Cette fois, ses yeux noirs fatigués s’allumèrent alors qu'il repérait son arme la seconde d'après, le sourire lui revenant aux lèvres.
"Ouais, c'est elle !" Il confirma. Mais avant toute chose; "Allez, grimpe, on se casse." Pas question de rester plus longtemps moisir ici, et le punk s'était placé devant l'autre garçon de manière à ce qu'il puisse s'accrocher à lui comme plus tôt.

C'était pas qu'Apache était pressé.
Mais si, en fait. Un peu quand même.
Pressé de rentrer à la Grande Centrale. Pour une fois.
Plus pressé encore de s'éloigner de la zone de la Machine.
Il ne lui faisait terriblement pas confiance. Elle pouvait se réactiver à n'importe quel moment, et hors de question de repartir pour un tour. Pas maintenant. Ni Jamais d'ailleurs !

PLUS JAMAIS.

Une fois l'autre garçon bien arrimé dans son dos, le chasseur prit une longue inspiration avant de se mettre à marcher.
Il était épuisé.
Au bout du rouleau !
Les muscles tendus et douloureux. La gerbe aussi, un peu. Sans doute par ce qu'il avait un peu trop forcé sur les crocos.
Putain ce qu'il avait soif aussi !
Et envie de fumer.

Oh bordel, trop besoin de s'en griller une.

Dans sa tête, ça bagarrait à savoir s'il s'octroyait une pause ou s'il préférait tracer directe à l'infirmerie, tout en marchant, arrivant à hauteur de l'épée dorée.

"Tu peux la choper ?"

Plus jamais.

Plus jamais de mission !

“Allez, grimpe, on se casse.

Apache se rapproche de Skunk, dos tourné, et le Dandy émet un long soupir : il n’a pas le choix, il le sait. Il essaie de se raisonner, de se dire que la première fois ce n’était finalement pas si catastrophique, qu’il a connu des situations bien plus humiliantes. Mais c’est difficile de se montrer déterminé après tant de trouille, tant de douleur, et alors que le grand soleil qui brille à l’extérieur lui permet de voir tout ce qui lui avait échappé dans la pénombre de la maison en pain d’épice - le mélange gluant de gélatine, de glace et de sucre qui couvre les cheveux d’Apache et son T shirt trop rose, la sueur qui perle sur sa nuque, le sang qui forme une tâche sombre sous le pansement de son avant-bras...

Skunk déglutit et serre les paupières, très fort, avant de poser les bras sur les épaules d’Apache et de se laisser glisser sur son dos depuis sa position surélevée. Au moins cela lui évite de se faire mal, cette fois. Mais le contact de l’autre garçon est toujours aussi foutrement envahissant, et le Dandy se sent de plus en plus comme du beurre qu’on aurait étalé beaucoup trop finement, sur une tartine bien trop grande.

Allez, courage. C’est bientôt fini. Ils vont rentrer, maintenant. Ils vont rentrer.

Apache se met à marcher, d’un pas inégal qui trahit sa propre fatigue. Skunk culpabilise, tout en se sentant touché que cette andouille de punk persiste à l’aider alors qu’il est lui-même au bout du rouleau. Alors le Récolteur s’applique à se faire le plus léger possible et à se taire. Même si cela se fait difficile quand le Hérissé s’arrête à côté de son épée :

“Tu peux la choper ?”

Skunk jette un regard désabusé à l’arme qui repose dans les feuilles de cuivre : vraiment ? Apache n’aurait pas pu la ramasser avant de prendre son pote amoché sur son dos ? Ça aurait été un chouia plus simple...

Mais cela aurait aussi voulu dire laisser plus longtemps Skunk assis sur le seuil de la Machine, alors que cette dernière peut se réveiller n’importe quand. Alors le Dandy ne fait aucun commentaire et il s’applique juste à s’incliner autant que possible, en serrant les dents lorsqu’il doit faire reposer son poids sur son bras blessé pour libérer son autre main :

“Essaie de... essaie de poser un genou par terre ?”

Vu leur état, c’est une cascade très déraisonnable. Mais tous deux sont assez têtus pour l’exécuter jusqu’au bout. Et même si cela relève un peu du miracle, Skunk parvient finalement à se saisir du sabre, sans que ni l’un ni l’autre ne finisse étalé sur le sol de la forêt mécanisée. Le Dandy ramène l’arme à lui avec un soupir las (son bras mordu hurle presque aussi fort que son dos, maintenant), Apache parvient à se redresser.

Et comme ça, tout simplement, ils s’éloignent de la Machine qui a failli les tuer.

Skunk ne réalise pas bien. Il ne sait pas s’il doit se sentir soulagé, ou au contraire désespérer à l’idée de l’interminable marche qui les attend pour rentrer à l’Arbre. Il aimerait y être le plus tôt possible, tout en ayant férocement envie d’une putain de pause. D’une voix groggy, il tente :

“Est-ce... On a croisé une rivière, à l’aller. Pas loin, je crois. On pourrait... peut-être qu’on devrait s’y arrêter. S’occuper de ton bras. Se rafraîchir. Se laver.”

Et dans ce dernier mot, il y a tout le désespoir du monde.

Se baisser pour permettre à Skunk de chopper l'arme n'avait pas été très dur. Encore moins poser un genoux à terre comme demandé. Ouais. Même pour ce fervent anarchiste.

Ce qui avait été plus compliqué, par contre, ça avait été de se redresser.

Apache avait poussé sur sa jambe avec toute les maigres forces qui lui restait, et tout son corps en avait tremblé, vacillant sur ses guibolles.

Ils s'étaient pas ramassés la gueule, c'était vrai ! Mais c'était vraiment pas passé loin, et le révolté avait du se rattraper in extremis pour pas piquer la tête la première dans la gazon en entraînant sa monture encore trop bien coiffée au vu de leur situation.

Le punk avait finalement réussi à retrouver une forme d'équilibre, et avait repris la route, toujours la tête blindée de questionnements, à savoir :

- Avancer pour que tout se termine au plus vite ?
- S'arrêter pour souffler ?
- S'arrêter pour gerber ?
- S'arrêter pour cloper ?
- S'arrêter pour faire les trois à la fois et en même temps ?

Et tout en pensant, il marchait.

"Est-ce... On a croisé une rivière, à l’aller. Pas loin, je crois."

Le chasseur n'avait pas ralenti la marche, mais n'avait pas raté les quelques mots, devinant la suite puisqu'il y avait lui même pensé, sans doute trop fort.
Est ce que c'était lui qui avait contaminé le Dandy ?

"On pourrait... peut-être qu’on devrait s’y arrêter." Ouais. "S’occuper de ton bras." Ouais. "Se rafraîchir." Ouais. "Se laver.
- Fumer. Ouais."
Chacun ses priorités, hein.

Maintenant que l'éventualité de faire une pause avait été prononcé, il paraissait tout bonnement impossible à l'anarchiste de décliner, pourtant, il n'avait pas changé de rythme de marche, se contentant de tourner la tête à droite, puis à gauche, cherchant des yeux de quoi repérer la bonne bifurcation qui leur permettrait de retrouver la fameuse rivière.

C'était que s'il ralentissait, ou pire, s'arrêtait, redémarrer serait comparable à une putain de torture.

Heureusement, le punk n'eut pas de mal à retrouver la piste.
Une sacrée chance que rien n'ai magiquement bougé et qu'ils n'aient pas déjà dépassé l'embranchement.
Faire demi-tour aurait été inacceptable, même pour une pause plus que nécessaire.

Alors que les deux s'enfonçaient un peu plus dans les bois et que le terrain se faisait un chouilla plus pentu, l'anarchoPunk tacha d'avancer avec grande précaution, ne dérapant qu'une ou deux fois dans la terre.
Très vite, la musique de l'eau qui s'écoulait leur chatouilla les oreilles, terminant de les guider jusqu'à la charmante zone ou ils pourraient profiter d'une pause bien plus que mérité.

La rivière traçait tranquillement clapotant, tranchant translucide la forêt, rendant une atmosphère délicieusement apaisante.
Reposante.

Apache eut un long soupire, pliant les genoux jusqu’à même les poser à terre, relâchant sa prise pour libérer son copain.

"On y est putain..."

Et il resta la.
Par terre.
Retirant son blouson en grimaçant à chaque mouvements. S'en débarrassant.

Besoin d'une pause, ouais.

D'une pause même avant la pause.

Même à moitié dans le coaltar comme il l’est, Skunk ne comprend pas comment Apache fait pour continuer de marcher. Il sent dans son dos déglingué chaque tremblement du punk, chaque pas vacillant, chaque dérapage. Il attend avec fatalisme le moment où le pauvre métis va trébucher une fois de trop et les faire tomber tous les deux. Ce qui ne serait pas si grave, finalement : Skunk est au bout du rouleau, et s’évanouir à cause de la douleur lui semble une perspective presque désirable. De toute façon il l’a déjà fait, alors quitte à ce que ce soit trop tard pour sauver son égo, autant ne plus avoir mal, non ?

Mais Apache ne tombe pas. Il les amène jusqu’à une plage jalonnée de très petits galets, de jolis cailloux multicolores qui roulent sous les pieds et les mains sans faire mal. Le Hérissé s’y écroule, libérant le Dandy qui lâche le sabre et s’effondre à quatre pattes à côté de son pote.

Ils restent un instant prostrés là, livides, tremblants, dans un profond silence qui ne leur va pas du tout. Puis, petit à petit, la vision obscurcie de Skunk daigne s’élargir un peu. Il voit que la plage est en fait une petite crique, à peine un repli entre deux lacets de la rivière. L’eau y est peu profonde, calme, translucide. Terriblement accueillante.

Lentement, en mesurant chaque geste, le Dandy imite Apache et se défait de sa veste. C’est douloureux, mais en faisant attention cela reste supportable. Il ôte également sa cravate, poisseuse de gélatine et de glace au lait, avant de remonter sa manche de chemise pour examiner son bras blessé. Comme il l’a deviné dans la maison en pain d’épice, la peau de son avant-bras gonflé se résume à un impressionnant patchwork de violet, de bleu et de rouge, et il n’arrive pas à serrer le poing sans se faire atrocement mal. Mais bon, au moins ça ne saigne pas ?...

Avec un soupir, Skunk se traîne jusqu’à l’eau qu’il devine glaciale, avec l’intention de s’en passer au moins sur le visage. Mais quand ses doigts effleurent la surface, il ne peut retenir un hoquet de surprise :

“Elle est chaude...”

Pas trop chaude. Juste bien chaude, comme le serait un bon bain. Skunk y plonge la main, rince sa figure collante de larmes et de sucre. Et il se met à rire, un petit son un peu cassé, un peu bête, empli d’une joie et d’un soulagement indicibles.

“Apache, elle est chaude !”

Sans réfléchir davantage, Skunk se laisse tomber tout habillé dans l’eau. Ses pieds sont toujours sur la plage, et il y a juste assez de profondeur pour qu’il se tourne sur le dos et flotte sans toucher le fond. Mais cela suffit pour que la rivière s’infiltre dans sa chemise, dans ses cheveux. Elle lave la sueur, réchauffe sa peau gelée, caresse son dos tétanisé de souffrance, fait fondre tout ce maudit sucre. L’adolescent se dit qu’il n’a jamais rien senti de plus délicieux de toute sa vie.

Il lâche un soupir béat et lève les yeux vers les arbres qui les surplombent, observe les rayons du soleil qui jouent avec les feuilles. C’est beau. Chaud.

Vivant.

“Oh mec, viens, c’est sublime...”

Epuisé.
Vraiment.

Alors que Skunk s'éloignait de lui pour aller ou il ne savait, le punk était resté prostré, assit par terre, les genoux vaguement ramenés vers lui, son front posé dessus.
Les yeux fermés pour une position fermée, il tachait de reprendre son souffle. Il avait la bouche pâteuse à en avoir mal à la gorge quand il déglutissait, la soif l'étreignant autant que la fatigue.
C'était en se posant qu'on réalisait pleinement à quel point les limites avaient été dépassé.

Le chasseur eut un sourire amère bien que poisseux de sucre alors qu'une pensée furtive le traversait;
Ce gros con de Righteousness aurait été content de savoir à quel point ils s'étaient surpassés pour cette putain de mission de merde.

"Elle est chaude..."

Apache avait entendu la voix de Skunk qui lui parvenait de pas si loin, mais il ne comprit pas de quoi ça causait.
Bref froncement de sourcils alors que l'Hérissé ne bougeait toujours pas.
Trop fatigué pour réfléchir au sujet, encore plus pour bouger.
Pourtant, son compère n'abandonnait pas la partie, réitérant son appel.

"Apache, elle est chaude !"

Mais de quoi tu...
Ce fut le plouf qui tira définitivement l'anarchiste de sa torpeur, le poussant à relever la tête pour enfin comprendre de quoi il s'agissait.
Ses yeux embués de fatigue se firent alors plus rond, papillonant l'instant d'après.
Son pote avait littéralement piqué une tête tout habillé dans l'eau qui, fallait pas se mentir, sonnait effectivement très attirante attrayante.

Et elle était chaude...

"Hein ? Tu déconne !
-Oh mec, viens, c’est sublime..."

Il n'en fallut pas plus pour le convaincre !
Mais pas comme ça ! Bordel.
Peut être que les fringues du Dandy étaient du genre waterFriendly, mais par expérience, le punk savait pertinemment que ce n'était pas le cas de ce qui était en cuir. Pire encore lorsqu'il s'agissait de son foutu futal trop près du corps.
Alors,
Ni une ni deux, le révolté se mit en tête de s'en débarrasser, et pour se faire, puisque ses muscles refusaient d'obéir, il prit le parti de cette fameuse technique qui consistait à se tortiller au sol, repoussant le vêtement, finissant par le retirer en même temps que son legging, les laissant pour mort, à l'envers. Le T-shirt fut plus coopératif, rejoignant les deux cadavres, pour que l'instant d'après l'ado se mette à courir vers son ami, trouvant la force miraculeuse de sauter en bombe dans l'eau délicieusement tiède.

Quelques secondes après, Apache remontait à la surface quasi façon Ariel, rejetant ses cheveux en arrière.

"Putain elle est TROP BONNE !!"

Skunk ferme les yeux et laisse ses oreilles s’enfoncer dans l’eau chaude jusqu’à ce que le monde disparaisse. Il ne reste qu’un peu de vent, tiède et chargé des parfums verts de la jungle, pour passer doucement sur le visage du Dandy. Et l’adolescent oublie qu’ils ne sont toujours pas rentrés à l’Arbre, qu’il va falloir encore marcher ou se faire porter, encore avoir mal, que même une fois rentrés il leur faudra encaisser les Soigneurs, puis retourner parler à Right ou à un autre de ces foutus despotes ne serait-ce que le temps de lui balancer cette saloperie de sucre dans la gueule...

Oui, tout cela, Skunk l’oublie. Il en a envie, il en a besoin. Pour l’instant, tout ce qui a encore le droit de faire partie de sa réalité, c’est l’eau chaude, la brise, et...


Son tout nouveau pote punk, qui s'invite sans demander la permission.

Enfin oui bon, d’accord, techniquement Skunk lui a bien dit de venir. Mais il ne pensait pas que Apache en profiterait pour faire la bombe.

La vague provoquée est modeste, mais bien suffisante pour faire boire la tasse au Dandy en train de faire la planche. Skunk lève la tête en râlant, mais il est interrompu par une seconde giclée d’eau en pleine tronche quand le Hérissé, portant bien son nom, rejette en arrière sa tête pleine de cheveux trempés.

“Putain elle est TROP BONNE !”

Skunk se passe dignement la main sur la figure, comme si l’eau avec laquelle Apache l’a aspergé était très différente de celle du reste de la rivière et qu’elle était un peu dégoûtante. Il jette un regard peu amène au punk, semble prêt à dire quelque chose de désagréable. Puis, avec un soupir, il renonce : il est trop épuisé pour s'énerver. Et moins officiellement, il est toujours un peu touché que Apache ait fait tant d'efforts pour lui ; il n'a pas envie de se (re)prendre la tête avec le Hérissé pour si peu.

“Ouais. Pour une fois qu’on a de la chance...”

Le regard de Skunk passe du sourire du punk à son torse, qui dépasse de l’eau translucide. Le Dandy, qui a raté les contorsions du Chasseur, est bêtement surpris de constater que ce dernier a pris le temps de se débarrasser de ses vêtements. Un bref (mais terrifiant) instant, Skunk croit même que Apache les a tous ôtés ; puis il aperçoit un reflet rouge sous la surface qui trahit la présence d’un caleçon et il en ressent un soulagement très démesuré.

Doucement, Skunk se redresse dans l’eau peu profonde, qui le soutient jusqu’aux aisselles et lui autorise une position assise. Il essaie de rester naturel, mais il est évident qu’il se sent un peu gêné : il a beau avoir gardé sa chemise, le tissu mouillé est translucide et colle à sa peau d’une manière qui, au goût du Dandy, en laisse voir beaucoup trop. Ce n’est pas une situation qu’il apprécie, encore moins alors qu’il se trouve en compagnie d’un autre adolescent ; Apache n’est certes pas un bodybuilder, mais il reste un garçon plus âgé, aux épaules mieux dessinées. Rien que cela suffit à crisper Skunk, même s’il ne se rappelle plus exactement pourquoi.

Pour faire diversion, le Dandy s’intéresse au pansement de fortune du punk :

“Comment va ton bras ?”

Il hésite un peu.

“On devrait peut-être s’en occuper, maintenant. Profiter de l’eau chaude pour... au moins nettoyer la blessure? Voir si le sucre fond?”

C’est dit avec beaucoup de regret : il n’a visiblement pas du tout envie qu’ils le fassent, mais il se sent quand même obligé de faire la suggestion, juste parce que c’est l’attitude raisonnable à avoir et qu’il pense qu'il sera le seul à s’en rendre compte.

Le cadre magnifique, l'eau translucide et délicieusement chaude, le soleil qui perçait les feuillages pour les arroser avec douceur, le calme de l'endroit, tout était parfait. Reposant à souhait.
C'était comme si la magie de l’île opérait déjà, emportant les mauvais souvenirs de l'instant d'avant dans une jolie chanson faites de clapotis. Ça nettoyait l’âme. Ça nettoyait le corps.

Apache lâcha un profond soupire de bien être.
Ça faisait tellement de bien de souffler.
Manquait qu'une clope et ce serait le paradis.

"Comment va ton bras ?"
Le punk se redressa à son tour, ramenant son bandage à la surface.

"On devrait peut-être s’en occuper, maintenant. Profiter de l’eau chaude pour... au moins nettoyer la blessure? Voir si le sucre fond ?"

Sans même répondre, le chasseur s’exécuta, commençant à retirer le bandage avec délicatesse. Le fait qu'il soit désormais trempé l'y aida. Ça tirait pas. Ça piquait même pas.
Une fois la vilaine blessure découverte, l'anarchiste lacha une grimace.

"C'est giga moche..." La plaque sucrée avait durcie, toute encastrée dans sa peau, gagnant même du terrain. Autour, le brun de son épiderme avait viré violacé, comme témoin d'une future nécrose. "Dégueu..." Il insista avec une moue dégoûtée. "Mais ça fait pas mal. Juste je sens plus rien."

Bonne ou mauvaise nouvelle ?
Grande question.
Apache, lui, il préférait comme ça. Il n'était pas connu pour éviter de se faire mal, mais il cherchait pas tant que ça non plus. A priori. Quoi qu'en disaient beaucoup.

"Et toi ? Ton dos ?" A savoir s'il s’inquiétait vraiment ou s'il fuyait l'état de son bras... Sans doute un savant mélange des deux. "Tu te sens comment ?"
S'il fallait le porter pour terminer la route, ce ne serait pas un problème pour le Hérissé, très déterminé à en terminer avec cette affaire de mission de merde et de retourner zoner, dormir, boire et plus si affinité.

Et puis, alors qu'il attendait écoutait le retour de son nouveau pote tout mouillé, son attention fut ré attiré par son bras qu'il agitait doucement dans l'eau.
Ses yeux noirs fatigués s'écarquillèrent, sourcils relevés alors que sous son regard ébahi l'affreuse plaque de sucre se délitait, d'abord par petits morceaux, puis par plus gros, libérant la peau qui restait malgré tout abîmée.

Ça saignait.

Fort, même.

Mais le soulagement fut réel.

"Il fond ! Bordel ! Regard !" Un sourire lui trancha la bouille, ses prunelles s'allumant d'espoir. "Ça guérit !" Ou en tout cas, le sucre se barrait, au moins.

Apache commence à défaire son pansement improvisé. Avec un soupir beaucoup trop long, Skunk ôte ses chaussures sans les mains pour les laisser au sec sur la petite plage, puis il ramène ses jambes à lui pour pouvoir se mettre à genoux et observer (à contrecœur) l'avant-bras du punk.

"C'est giga moche..."

Skunk grimace et ne peut que concéder que, effectivement :

"C'est giga moche."

"Dégueu... Mais ça fait pas mal. Juste je sens plus rien."

Le Dandy souffle en gonflant les joues :

"C'est déjà ça ?..."

Réconfort un peu faiblard, mais Skunk ne voit pas trop quoi dire de plus pour se montrer rassurant sans mentir : la blessure est vraiment dégueulasse. Le sucre s'est infiltré dans la peau d'Apache comme une affreuse tumeur, on devine qu'il est ancré profondément dans l'avant-bras. Le Dandy se rappelle encore la manière dont le Hérissé a dû arracher la chair pour en extraire une simple plaque glucosée, et un long frisson remonte le long de sa colonne vertébrale malmenée : est-ce que ce truc peut fondre ? Est-ce qu'il va rester là pour toujours ? Est-ce qu'il va falloir couper le bras d'Apache ?...

Skunk secoue sèchement la tête : il a regardé trop de films d'horreur.

"Et toi ? Ton dos ? Tu te sens comment ?"

Le Dandy a l'air surpris qu'on pense à lui poser la question. Machinalement, il répond :

"Ça va."

Puis, après quelques secondes de latence :

"... Ça ira."

C'est faux, bien évidemment. Mais Skunk ne veut pas parler de son dos. Il ne veut pas dire à quel point il a encore mal, il ne veut pas avouer qu'il est toujours aussi incapable de marcher. Il ne veut pas se demander si la blessure va guérir ou s'il risque de rester définitivement handicapé ; s'il y pense trop, il va recommencer à pleurer.

Heureusement, Apache n'insiste pas : il est trop préoccupé par sa propre plaie, vers laquelle il baisse les yeux. Puis, après avoir doucement remué son bras dans l'eau, le punk laisse échapper un cri de victoire :

"Il fond ! Bordel ! Regarde !"

"Oh ?"

Skunk se redresse un peu, sous l'effet d'un espoir sincère. Mais son élan de compassion éclate en mille morceaux dès qu'il se rend compte que, en effet, le sucre est en train de se déliter. En libérant un sacré paquet de sang.

Oh, en vérité, l'hémorragie n'est pas si spectaculaire que cela : l'hémoglobine se dilue rapidement dans le courant paresseux de la rivière et Apache n'a pas l'air de se sentir mal, bien au contraire. Mais c'est bien suffisant pour provoquer chez le Dandy un mouvement de recul épidermique. Toujours assis, il bat en retraite jusque sur la plage, lèvres mordues pour ne pas hurler. Et dans un ultime réflexe pour dissimuler sa révulsion si peu avouable, il se remet à quatre pattes pour se trainer jusqu’au sac, en marmonnant de sa voix cassée d'adolescent légèrement au bout de sa vie :

"Ce... c'est très bien, oui... très bien... Peut-être qu'il reste des mouchoirs propres pour... pour refaire le pansement, je vais... je vais voir."

Ce n'est pas la plus subtile des fuites, mais franchement, à ce stade, c'est tout ce dont il est encore capable sans fondre en larmes. Il n'a plus qu'une envie, qu'un objectif, c'est que cette journée de cauchemar s'arrête.

En soufflant bien à fond pour se calmer, Skunk se rassied à côté du sac déchiqueté : tous ses bocaux étaient emballés dans du tissu pour les préserver des chocs, et si les récipients de verre ont bien tous volé en éclats, peut-être que certains des chiffons sont toujours utilisables.

Mais quand le Dandy palpe les poches latérales de son unique main valide, il trouve plus que des bandages de fortune : à l'arrière du sac, il y a encore deux gourdes intactes, toujours empaquetées dans de longs morceaux de drap. Un peu perplexe, Skunk les extrait de leur cachette et les déballe avec précautions. Il repose le précieux tissu sur le sac, avant d'ouvrir l'un des récipients. Et de se rappeler, enfin, ce dont il s'agit.

"... Apache ?"

Skunk se retourne pour s'asseoir face à la rivière, sans retenir une grimace de douleur. Il désigne les draps propres :

"J'ai trouvé de quoi refaire ton pansement. Et... et..."

Doucement, il s'empare d'une des deux gourdes pour la montrer à Apache :

"C'est le chocolat que j'ai pris dans la rivière."

Il s'interrompt, hésite. Puis il hausse une épaule, d'un air qui se veut négligent et qui parait juste très embarrassé :

"C'est ta part."

Les nuages brumeux de rouge passaient d'opaques à plus diffus dans l'eau cristalline, témoignant que l’hémorragie s’apaisait d'elle même.
Ça piquait rudement, mais sentir sa peau délivrée de toute cette saloperie glucosée surpassait en soulagement. Une véritable libération qu'Apache exprima en un long soupire apaisé.
Skunk quand à lui s'était brusquement reculé, et le punk ne rata pas sa bouille pâle, quasi nauséeuse.
"Ça ira." Qu'il avait répondu un peu plus tôt. Tu parles.
L'anarchiste n'avait pas insisté. Il connaissait mieux que personne ce mécanisme de préservation qui poussait à minimiser les blessures dans le but de mieux les surpasser.
Balivernes.
A chaque fois.
Mais c'était malgré tout une forme de pudeur bravache à laquelle il adhérait lui même.
Alors il ne jugeait pas, passant à coté du malaise du Dandy causé par le sang qui se mélangeait à l'eau de la rivière.

"... Apache ?"

Toujours en cours de barbotage, les yeux rivés sur la vilaine plaie qui ne sifflait maintenant plus que de fines lignes rosacés, le Hérissé tourna la tête vers son comparse posté sur la rive.

"J'ai trouvé de quoi refaire ton pansement.
- Oh ! Cool !" Ça lui facilitera la tache quand ils reprendront la route.
"Et... et..." Le chasseur cligna des yeux, alors que l'autre garçon tendait une gourde, la mettant en évidence.
"C'est le chocolat que j'ai pris dans la rivière."
Les sourcils du révolté se relevèrent plus haut, sa mine marquée d'épuisement s'illuminant.
De son coté, Skunk semblait chercher ses mots, hésitant, pour au final hausser les épaules pour ajouter : "C'est ta part."

Cette fois, Apache ouvrit grand la bouche, restant pour un bref instant muet.

Choqué ?
Ravi en vérité !

Sa mine se fendit par ailleurs rapidement d'un immense sourire, colorant ses joues et faisant briller ses yeux d'éclats de pure joie.

"Putaiiiiiiiin t'es TROP BIEN, gars !"
Ni une, ni deux, il se dirigea à son tour vers la rive jusqu’à de nouveau avoir pied. Ne plus être supporté par l'eau lui rappela la fatigue pénible qu'était de ne serait ce que de traîner le poids, pourtant pas si lourd, de sa carcasse.

"Tu viens de donner un putain de sens à cette foutue mission de merde, tu l'sais ça ?" C'était lâché sincèrement alors qu'il se laissait retomber un peu brutalement juste à coté de son nouveau pote. "On est d'accord qu'il est trop giga bon ce choco !" La fausse question ne laissait que peu de place à la contradiction. "Le meilleur que j'ai jamais bu !" En tout cas, de ses souvenirs quasi tous totalement perdu dans les méandres de l’île.

"Même pas j'en lâcherai une gouttelette à ce connard de Right !" Suivi d'un ricanement goguenard. "Rien que ses yeux pour pleurer à ce bâtard de flic !"
Et puis, il redonna toute son attention à Skunk ainsi qu'un sourire plus doux sur les lèvres.

"Merci !"

Un simple mot.
Prononcé comme ça, ni plus ni moins, sans fioriture. Et pourtant, dans sa voix, dans ses yeux noirs, il y avait un genre d'émotion qui passait.
Une sincérité perceptible.

La terrible aventure se terminait.
Ils y avaient trouvé des malheurs, des blessures, du sucre et du chocolat.
Mais pas seulement.
Plus encore.
Un lien qui s'était forgé.

Une amitié naissante qui vaudrait bien tout les crocos en gélatine du monde.

A la vue de la gourde de chocolat au lait, un délice absolu vient éclairer les traits d’Apache :

“Putaiiiiiiiin t'es TROP BIEN, gars !”

Skunk se sent sourire, et même si ce n’est guère plus qu’une grimace bancale composée aussi bien de joie que d’embarras, cela reste un sourire. Il ne pensait pas que le punk serait ravi à ce point, il n’a pas l’habitude que ses initiatives fassent plaisir. C’est une sensation assez inédite, mais très appréciable.

Oui, vraiment très appréciable.

Le Hérissé revient sur la rive pour se vautrer à côté de lui, de l’autre côté du sac, et Skunk constate avec soulagement que l’avant-bras du Chasseur ne saigne presque plus : cool, peut-être qu’on va lui épargner une crise de nerfs supplémentaire.

“Tu viens de donner un putain de sens à cette foutue mission de merde, tu l'sais ça ?”

Skunk laisse échapper un ricanement cynique très adolescent :

“Je suis pas sûr que la compensation soit à la hauteur de tout ce foutu merdier, mais je reconnais que...”

“On est d'accord qu'il est trop giga bon ce choco ! Le meilleur que j'aie jamais bu !"

L’expression du Dandy s’adoucit :

“Oui, c’est vrai, il est excellent.”

Avec mille précautions, il se rallonge : il ne tient déjà plus assis. Avec un grognement de douleur mal retenu, il parvient à se caler sur le côté, dans une position qui épargne à peu près ses lombaires massacrées, pendant que Apache continue ses fanfaronnades :

“Même pas j'en lâcherai une gouttelette à ce connard de Right ! Rien que ses yeux pour pleurer à ce bâtard de flic !”

“J’allais dire, et puis quoi encore ? Plutôt crever que de le laisser toucher ces gourdes. S’il en veut, il n’a qu’à aller le chercher lui-même.”

Apache lui sourit et sur le coup Skunk pense que c’est juste à cause de ce qu’il vient de dire, même si c’était une charge très faiblarde - le Dandy est trop épuisé pour faire plus incisif. Il est d’autant plus désarçonné quand le punk lui réplique simplement :

“Merci !”

Un silence, pas vraiment naturel mais pas désagréable non plus. Skunk prend le temps d’assimiler le ton d’Apache. Il réalise toute l’intention qu’il y a dans le regard du métis et trouve l’excuse d’un changement de position pour regarder discrètement ailleurs, même si son fantôme de sourire trahit que c’est plus par pudeur que par gêne.

“Je t’en prie, ce... c’est... la moindre des choses. Tu...”

Cette fois son hésitation est plus perceptible, pleine de tout ce qu’il a envie de dire sans oser le faire. Puis ses yeux verts engloutis de cernes finissent par retourner s’arrimer aux billes sombres du punk, un peu trop intensément, comme pour exprimer ce que ses mots ne racontent que de manière partielle :

“Tu m’as aidé.”

Un instant, il semble prêt à ajouter quelque chose, un compliment plus direct. Les mots frôlent ses lèvres.

T'es un mec bien.

Mais au dernier moment, il se ravise, rattrapé par sa maladresse et sa peur de passer pour un con.

Lentement, Skunk repose la tête sur son bras intact et reste silencieux, à déguster la douceur de l’air, la chaleur du soleil, les odeurs riches de la jungle. Tant qu’il ne bouge pas, il n’a presque pas mal.

Son regard glisse sur ce qu’il reste de son sac, blindé de sucre. Et au bout de quelques secondes, son sourire se fait plus franc. Parce que c’est quand même pas si mal résumé, au final, n’est-ce pas ?

Apache l’a aidé.

De mille manières, qui comptent toutes.

Et Skunk se promet que même au Pays de Jamais, cela, il ne l’oubliera pas.