Ca lui avait semblé important d'expliquer les réactions qu'il venait d'avoir, mais désormais qu'il croisait le regard clair de sa sœur et qu'il voyait s'effondrer le contrôle qu'elle avait bon gré mal gré réussi à maintenir, il n'était plus aussi sûr que ça avait été une bonne idée.

A quoi ça servait, dans le fond, de lui exposer ces regrets ? En quoi est-ce que ça allait l'aider ? Elle était ici, désormais, et ainsi qu'il s'en était déjà fait la réflexion, il n'y avait plus de retour en arrière possible. Il culpabilisait atrocement, il avait honte de lui - et que sa frangine ait tout sacrifié pour rejoindre une pareille épave - mais il n'aurait pas dû le dire. Il aurait dû garder ça pour lui. Il aurait dû encaisser, prendre ses responsabilités, et puis c'est tout.

Parce que dire tout ça, est-ce que ce n'était pas une manière de se dédouaner, finalement ? De s'excuser en avance pour ce qu'il n'arriverait pas à faire, et pour cette honte collante qu'il finirait par lui transmettre par association ? Sans même s'en rendre compte, ne venait-il pas d'agir avec un égoïsme qu'il n'aurait pas dû s'autoriser ?

... Foutues émotions. Foutu alcool. Ca lui faisait vraiment dire et faire n'importe quoi. Il aurait dû mieux réfléchir avant de parler. Mais il était en train de se prendre une tarte sévère et ça lui remettait en place quelques neurones. Au même rythme qu'Eilish perdait son masque de maîtrise, d'assurance et de détermination, Asher voyait ses propres larmes se tarir. Il retrouvait en lui une force que seule sa frangine étant encore capable de lui donner.

Pour elle, il était capable de déplacer des montagnes. A commencer par celles qui l'écrasaient intérieurement.

Les poings d'Eileen frappant contre lui évoquaient le souvenir d'une rencontre devenue extrêmement importante pour eux deux, puisqu'elle marquait le retour de l'un dans la vie de l'autre, et inversement. Asher se rendait désormais compte qu'elle avait aussi marqué le début d'un compte à rebours. Leurs retrouvailles avaient conduit à cette issue simultanément merveilleuse et terrible.

Le pirate se fit violence afin de réguler les pics d'intense culpabilité qui continuaient de le transpercer régulièrement. Ils n'étaient pas importants. Seule Eileen comptait. Plus solide, Asher fit en sorte d'envelopper sa cadette dans ses bras. Il cherchait à l'apaiser par tous les moyens : murmures doux, caresses régulières dans ses cheveux... Il avait déclenché cet effondrement, et il avait bien l'intention d'être aussi celui qui l'annulerait.

T'as pas le droit de dire ça.

Elle avait raison. Il n'aurait pas dû se l'octroyer. Comme souvent, il aurait eu mieux fait de fermer sa gueule.

Elle ne le voyait pas comme il se voyait et ce qu'elle arrivait à dire entre ses larmes en était une preuve supplémentaire. Mais peut-être fallait-il qu'il cesse d'écouter sa voix intérieure, et ses angoisses qui lui dictaient qu'ils se dirigeaient vers une véritable catastrophe.

Il n'avait pas le choix. Eilish était venue ici pour lui au détriment de tout ce qu'elle connaissait et de tout ce qu'elle appréciait dans sa vie de perdue. Asher ne pouvait pas décevoir ses attentes. Il n'en avait pas le droit, et il ne le tolérerait pas. Il fallait qu'il se sorte de la fosse de bouse dans laquelle il se laissait barboter depuis trop longtemps. Il n'avait pas foi en lui mais Eileen avait vraisemblablement foi pour deux. Il fallait qu'il s'accroche à cette vision qu'elle avait et qu'il parvienne à y correspondre. Il devait tout faire pour satisfaire ses espoirs, pour ne pas être un poids, pour au contraire faciliter son intégration au Port et contribuer à rendre belle la nouvelle vie qu'elle allait s'y construire.

Il devait tout faire pour qu'elle ne regrette pas son choix.

"...Ne m'abandonne pas."

... Aie. Ca faisait toujours aussi mal. Mais c'était toujours aussi bien fait. Il grimaça et eut une inspiration fébrile, traduisant des émotions qu'il se refusait à étaler plus longtemps. Il s'était trop laissé aller. Les yeux humides, mais bien décidé à ne plus craquer, il retourna poser son front contre celui de sa cadette :

"... Jamais. Plus jamais. Une fois, c'était déjà trop. Eilish... Eileen. La seule chose qui m'a permis de tenir jusqu'à là, c'est toi. Pour moi aussi, tu sais... Y a personne de plus important que toi. C'est pour ça que je veux ce qu'il y a de mieux pour toi."

Il se rappelait des mots exacts qu'elle avait eu pour lui, dans la grotte, et qu'elle avait fait en sorte de lui rappeler par ses gestes quelques instants au préalable. Il n'était pas trop tôt pour qu'il les lui retourne, si elle avait encore en elle ce genre d'insécurités. Comment lui en vouloir, considérant la manière dont il l'avait laissée tomber la première fois, même si il n'avait pas fait exprès et que cela l'avait lui aussi déchiré ?

Il lui répéterait tout cela autant de fois qu'il faudrait. Il attendit qu'elle fut un peu calmée pour rajouter doucement :

"Hey... Deamhan beag, regarde moi."

Et de lui redresser la tête si elle voulait bien suivre le mouvement. Il plongea dans les yeux de celle qu'il considérait encore et toujours comme son monde un regard dans lequel ne résidait plus qu'une détermination farouche.

"Je suis avec toi. Je serai toujours avec toi. Je veux pas être un boulet à ta cheville, je veux être là pour toi." ... Tant que tu voudras de moi. "Je vais faire... Je te le promet. Je vais absolument tout faire pour que ça ait valu le coup. Je vais tout faire pour qu'on y arrive."

Même si ça allait être très dur. Il allait devoir se dépasser et puiser la force de le faire non pas à l'intérieur de lui - son paysage intérieur était bien trop sinistré - mais dans cette résolution neuve, absolument monstrueuse, que la présence d'Eileen et l'enjeu qui venait avec lui inspiraient.

Il allait se reprendre en main. Il allait... arrêter l'alcool. Pour de bon. Parce que s'il ne commençait pas par ça, le reste ne viendrait pas non plus. Il allait tout faire pour se réintégrer, quitte à ravaler sa fierté, et même si ça lui paraissait être un objectif surréaliste. Il allait tout faire pour qu'elle n'ait plus besoin d'avoir honte de lui.

Aucune autre issue n'était acceptable.

Elle s'était promis de ne pas pleurer. De garder le cap, de rester stable, de faire preuve de fermeté et de détermination. Parce que c'était tout ce dont son aîné avait -cruellement- besoin et qu'elle le savait parfaitement.

Eileen avait oublié de prendre en compte qu'elle avait autant besoin de lui que de l'inverse. Elle le savait, mais refusait de le voir, parce qu'à ses yeux son bien-être n'avait toujours été que secondaire.

Pourtant, elle avait craqué. Elle s'était promis de ne pas le faire, mais n'avait pas réussi. Si elle était si fragile, comment pouvait-elle être de la moindre utilité pour son frère ?!

Elle avait besoin de lui. Et elle ne comprenait pas qu'il ne saisisse pas cette évidence. Elle frappait le torse du Hargneux de ses poings parce que c'était tout ce qu'elle arrivait à faire. Elle n'était pas capable de mettre cette évidence en mots, pour le moment. D'autres venaient, difficilement.

Quand Eileen eut fini de parler, elle avait l'impression que tout ce qu'elle pouvait dire était vide, dénué de sens, et cela la frustrait d'autant plus. Elle sentait les mains d'Asher dans ses cheveux, entendait la douceur de sa voix sans pouvoir en saisir les mots. Mais il était là. Il était là et rien d'autre n'importait à ses yeux.

Pourquoi n'arrivait-il pas à comprendre cela ?

"...Ne m'abandonne pas."

Son frangin posait son front contre le sien. Il parlait. Elle se força à tenter de l'écouter, même si les sanglots qui lui bloquaient toujours la gorge rendaient cela difficile. Sa respiration était erratique, malgré tous les efforts qu'elle faisait pour se calmer.

"J'ai besoin de toi..."

C'était ça, ce qu'il y avait de mieux pour elle. Elle en avait toujours été convaincue. Elle n'avait besoin que de lui. Le seul qui l'avait toujours soutenue, comprise, acceptée telle qu'elle était sans condition. Le seul avec qui elle n'avait jamais eu d'incompréhension majeure. Le seul qu'elle était persuadée de ne jamais perdre. Le seul dont elle n'avait pas supporté le départ.

D'autres images se superposaient dans son regard baigné de larmes. D'autres visages, la sensation que son cœur se serrait de plus en plus à chaque seconde. Elle répétait cette unique phrase sans savoir exactement à qui elle s'adressait. Mais elle reprit relativement rapidement contact avec la réalité. Elle savait où elle était. Avec qui.

Peu à peu, son étreinte autour de son frère se resserra. Elle se calmait un peu. Les sanglots n'étaient plus aussi intenses. Sa respiration reprenait un rythme plus stable. La crise s'éloignait. Eileen se laissa faire quand Asher redressa son visage, plongeant des yeux brouillés et papillonnants dans ceux si semblables de son aîné. Ses lèvres tremblaient encore légèrement, mais elle faisait de son mieux pour écouter.

"...Je ne veux pas être un boulet à ta cheville,..."

Un geignement plaintif passa la barrière de ses lèvres. Elle n'aimait pas qu'il se dévalorise comme ça. Il n'était pas un poids, loin de là, et elle aurait voulu le lui dire, mais il ne lui en laissa pas le temps. Alors, à la place, elle prit sa main dans l'une des siennes et la serra. Fort.

Et quand elle pu enfin prendre la parole, elle le fit en espérant être plus claire et pertinente qu'elle ne le fut un peu plus tôt.

"Ça vaudra le coup. On est ensemble."

Eileen passa sa main libre sur son visage pour en ôter les larmes de son mieux. Elle ferma brièvement les yeux, inspira un grand coup, serra à nouveau la main de son frère et lui adressa un sourire doux.

"Ça vaut déjà le coup, Deartháir Mór."

Même si c'était dur. Même si tout s'annonçait complexe et qu'ils n'étaient qu'aux débuts de leurs difficultés. La rouquine était peut-être (trop) optimiste, déterminée à voir les choses du bon côté peu importaient les catastrophes qui se préparaient. Ils étaient enfin tous les deux. Ensemble à nouveau. Pour de bon. Tout ne pourrait qu'aller mieux, à partir de maintenant.

La jeune femme soupira, avant de regarder autour d'eux. La vue était magnifique. L'océan tranquille ruisselait par douces vagues contre le sable de la plage, le soleil faisait briller les rochers humides... le calme de la vue finissait de l'apaiser. Néanmoins...

"Je suppose que tu ne dors pas à la belle étoile, si ?"

Le ton se voulait joueur plus qu'inquisiteur. Entre la vie au Camp de Réfugiés et son passage auprès des Piccaninny, Eileen était bien plus habituée aux installations sommaires qu'à l'inverse.

Elle n'était cependant pas au bout de ses surprises.

"J'ai besoin de toi..."

Même si c'était Eilish, Asher avait du mal à saisir comment qui ce fut aurait pu avoir besoin de ce qu'il était devenu. Il ne présentait aucun intérêt. Il n'était plus qu'un puit de négativité profond, un trou noir qui broyait toute forme de bonheur ou de bien-être. Il était devenu incapable de les voir, de les ressentir. Comment pouvait-il faire quoique ce soit d'autre que tirer vers le bas quiconque l'approchait ? Même si c'était elle ? Même si c'était eux ?

Celui dont Eileen avait besoin, ce n'était pas lui. C'était Bitter. C'était le souvenir qu'elle avait du frère qu'il avait été. Il n'en était plus que l'ombre, même si dans le fond ça n'avait jamais été si brillant que ça, même avant qu'on atomise tout ce à quoi il parvenait encore à se raccrocher.

Avant, tout n'était pas si sombre. Ou du moins pas tout le temps.

Pendant le Givre, lors de leurs rencontres aux abords du Canyon, Asher pouvait cacher la réalité de sa situation. Il pouvait faire semblant. Il pouvait être celui dont elle avait besoin, durant ces courtes périodes où elle ne voyait pas comment il vivait vraiment. Manifestement, il avait échoué à faire suffisamment bonne figure. Elle s'était rendue compte de quelque chose. Mais il était certain d'une chose : elle n'imaginait pas le point auquel ça pouvait être. Comment l'aurait-elle pu ?

Ca aurait été facile, de perdre encore confiance. De se dire qu'il allait forcément la décevoir. De penser qu'il allait briser ce qu'il y avait de plus sacré - leur lien - parce qu'il ne savait plus faire autrement. Qu'il allait la voir s'éloigner de lui peu à peu, des regrets non dits dans les yeux. Il ne voulait pas voir ce regard vert déjà si similaire au sien prendre les couleurs émoussées qu'il croisait chaque fois qu'il était face à un miroir. Il ne voulait pas la voir s'éteindre, se tourner désespérément vers ce qui était devenu inaccessible, parce qu'il n'avait pas été capable. Parce qu'il n'était pas assez.

Il avait fermé la porte à ses peurs, mais elles étaient encore présentes, vivaces, perchées au-dessus de son épaule, glissant comme une tâche de liquide visqueux plus noir que la couleur noire au-dessous de ce battant qu'il avait pourtant verrouillé à double tour, et contre lequel il appuyait de toutes ses forces pour qu'il tienne malgré les assauts répétés qu'il sentait frapper fort et régulièrement.

Il n'avait pas le choix. Il devait réussir. Il devait assumer ce point de départ désastreux. Accepter qu'elle constate ce qu'il en était, et nourrir cette détermination nouvelle qui venait de naître en lui, pour elle. Envoyer péter sa honte, ses doutes, aller de l'avant même si son moteur intérieur n'avait plus la moindre goutte d'essence, sauf le poison grâce auquel il éteignait quotidiennement la réalité. La présence d'Eileen lui donnerait la force nécessaire. Il devait y croire.

Pour qu'ils puissent reconstruire quelque chose, comme avant. Pour que ça devienne possible sans que ce quelque chose devienne l'affreux théâtre de la réduction à néant de tout ce qui comptait encore.

"Je suis là. Pour de bon. Ca recommencera plus jamais, je te le promets." répétait-il encore, en essayant de ne surtout pas prêter attention aux démons qui lui chuchotaient autre chose à l'oreille.

Peu à peu, Eileen avait retrouvé le contrôle de ses émotions. Il la sentit s'éloigner pour qu'elle essuie son visage. Mais elle ne s'éloignait pas tant que ça, parce qu'elle tenait encore sa main. Il répondait à cette pression, l'associant presque directement à la détermination farouche qui continuait de brûler ses poumons, et qui chassait les spectres à l'écart.

Les spectres, qui résonnèrent pourtant avec force avec les paroles qui vinrent ensuite.

"Ça vaudra le coup. On est ensemble. Ça vaut déjà le coup, Deartháir Mór."

Sa gorge se serra et il eut l'impression qu'il se séparait en deux. Il y avait la version de lui qui doutait, qui se sentait minable, minuscule, incapable, terrorisé à l'idée de la décevoir et de la blesser, voire pire. Puis il y avait cet autre lui dont les pensées étaient devenues blanches et coupantes comme du métal, et qui ne faisait aucune concession : l'échec n'était pas une option. Il n'avait pas le droit d'avoir peur. Il n'avait pas le droit de croire qu'il n'allait pas y arriver, et encore moins de lui montrer qu'une partie de lui nourrissait ce genre de pensées.

Il avait déjà mis trop de temps à répondre. Il espérait qu'elle n'avait pas pu lire le manque de confiance qu'il n'avait su complètement contenir, que le reste avait suffi à brouiller les expressions de son visage qui en laissait toujours trop passer.

Il n'arrivait toujours pas à répondre. Chier. Les mots restaient coincés. Il aurait voulu lui dire ce qu'elle voulait entendre, mais il aurait été obligé de mentir, et il s'y refusait. Bien sûr, que ça valait déjà le coup. Pour lui. Pour elle, en revanche ? Il ne voyait pas comment le pauvre déchet qu'il était pouvait moindrement compenser tout ce qu'elle avait quitté. Ni l'amour qu'ils avaient l'un pour l'autre, ni le souvenir de ce qu'ils avaient eu ne suffisaient.

"Je l'ai vraiment mal dit, tout à l'heure. Ca me fait vraiment plaisir que tu sois là Eileen. Je veux qu'on soit ensemble. N'en doute jamais. D'accord ?"

Et c'était là le mieux qu'il pouvait faire. A son tour, il tourna les yeux sur l'océan. Pour lui aussi, c'était une vue apaisante, même s'il l'avait toujours préférée accompagnée des roulis d'un bateau jouant avec son sens de l'équilibre, des craquements du bois, et des grincements des cordes.

"Je suppose que tu ne dors pas à la belle étoile, si ?"

Un soupir retenu lui échappa, il passa une main nerveuse sur son visage et il baissa les yeux sur le sable et les quelques touffes d'herbes qui tentaient pitoyablement de s'en dégager. Ah, oui, en parlant de ça... Il savait que c'était un problème qu'il allait lui falloir aborder à un moment où à un autre, dans le genre incessamment sous peu.

Il avait repoussé l'échéance, parce qu'il avait trop honte. Il n'avait pas supporté l'idée qu'elle puisse mettre les yeux sur le taudis dans lequel il survivait plus qu'il ne vivait vraiment, ça en disait trop long sur le niveau auquel il avait sombré. Quant à lui infliger cet endroit sordide, c'était au-delà de ses capacités.

La honte était devenue secondaire. Se rouler dedans, c'était se contenter d'être passif et de laisser les choses arriver sans effort de volonté ni de lutte. Il lui devait mieux que ça. Il fallait qu'il agisse. Taper du pied dans le fond du trou, et vraiment essayer de remonter.

"Honnêtement... Non, mais pas loin. Je. Il va falloir que je te montre, de toute façon. Mais c'est un désastre, donc voilà. Au moins tu le sauras d'avance. Mais je vais pas laisser ça comme ça."

Jusqu'à présent, ça n'avait eu aucune forme d'importance. Désormais, c'était devenu urgent. Il ne pouvait pas laisser les choses en l'état maintenant que sa frangine était ici.

Asher avait certainement raison sur un point : globalement, il avait plus besoin de sa sœur que l'inverse. Pourtant, en l'état actuel des choses, il restait le seul pilier auquel Eileen pouvait se raccrocher. S'il abandonnait maintenant, il ne lui resterait plus rien qui vaille la peine.

Et quand bien même il n'aurait pas été le seul, il avait toujours été le plus important.

Peut-être qu'il n'était effectivement pas à la hauteur, parce qu'il était tombé beaucoup trop bas pour se relever lui-même, alors pour ce qui était de soutenir quelqu'un d'autre... Peut-être qu'il n'était plus le grand frère qu'elle avait connu. Trop émoussé, trop brisé, éreinté par les flots, dérouté par le vent, trop en proie à sa propre tempête.

Mais c'était aussi pour cela qu'elle était là. Pour cela qu'ils étaient deux, et qu'ils le seraient pour toujours, à présent.

Elle comprenait que son frère avait du mal à voir le futur avec optimisme. Il avait probablement du mal à voir plus loin que la fin de la journée. Mais Eileen en avait assez pour deux. Elle s'était déjà fixé des objectifs sur le moyen terme et avait bien assez de détermination pour y arriver. Peu importaient les obstacles, ils les surmonteraient.

Et si son aîné n'arrivait pas à s'en convaincre, elle ferait en sorte de le persuader.

Il promettait à nouveau et elle se sentait esquisser un sourire entre des larmes qui commençaient à tarir. Enfin elle se reprit assez pour se faire plus claire. La jeune femme énonçait ce qui lui paraissaient être des évidences, mais elle remarquait bien que son aîné ne réagissait pas aussi positivement qu'on aurait pu s'y attendre.

Les yeux clairs du Hargneux étaient une véritable caverne aux merveilles pour quiconque capable de soutenir sa mauvaise humeur plus de quelques secondes. Et sa frangine pouvait lire en lui mieux encore. Aurait-il voulu lui cacher l'incertitude dans son regard, son comportement lui donnait les meilleurs indices du monde. Elle savait pourquoi il ne répondait pas. Asher n'était pas des plus bavards, mais il était surtout d'une franchise à toute épreuve et détestait mentir. Encore plus à sa cadette. Elle savait bien qu'il ne répondait pas parce qu'il n'était pas convaincu par ce qu'elle disait.

Il pense vraiment ne pas valoir le coup.

C'était un constat difficile, mais malheureusement prévisible. La rouquine sentait les larmes lui remonter aux yeux mais elle refusait de craquer à nouveau. Cela ne servait plus à rien. Elle savait que tout ce qu'elle avait dit jusqu'à présent n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Elle ne s'était pas attendue non plus à ce qu'Asher fasse soudainement preuve d'une bonne humeur et d'un optimisme à toute épreuve : elle savait que c'était impossible. Mais c'était tout de même compliqué à encaisser.

Enfin, son frère finit par lui répondre de quelques phrases qui lui arrachèrent un sourire triste, mais sincère. Elle hocha doucement la tête, avant de la détourner vers l'océan en serrant toujours un peu la main dans la sienne.

"Le chéile go deo."

Sur ces derniers mots, Eileen décida de changer de sujet. Ils pourraient argumenter des heures sur le pourquoi du comment sans jamais se mettre d'accord, inutile d'insister. A présent, il leur fallait partir du constat de leur situation commune, et avancer comme ils le pouvaient. A petits pas, difficilement au début très certainement, mais ensemble.

C'était le plus important.

En posant sa question, la Diligente ne s'attendait pas à une telle réaction. La pensée qu'Asher avait sciemment choisi de ne pas l'amener à son lieu de villégiature un peu plus tôt ne l'avait pas effleurée, trop prise par les différentes émotions qui les avaient submergés tous les deux. Mais à présent qu'elle le voyait passer une main sur son visage et regarder le sol, Eileen réalisait qu'elle allait certainement avoir droit à une (autre) révélation qu'elle n'avait pas anticipé.

"Honnêtement... Non, mais pas loin. Je. Il va falloir que je te montre, de toute façon. Mais c'est un désastre, donc voilà. Au moins tu le sauras d'avance. Mais je vais pas laisser ça comme ça."

Avec un sourire, Eileen serra à nouveau la main qu'elle gardait dans la sienne. Peut-être qu'elle allait effectivement être surprise de l'état de la bicoque, mais en même temps...

"Oh, tu sais, entre le Canyon et mon camping sauvage près des Piccaninny, je suis plus habituée au spartiate que j'en ai l'air..."

Elle avait décidé de rester sur le ton de l'humour. Il était hors de question qu'elle s'apitoie sur son sort, et encore moins qu'elle appuie sur la tête de son aîné. Sautant sur ses pieds dans un geste énergique presque enfantin, la rouquine se plaça face à son frère et tira sur le bras qu'elle tenait de ses deux mains.

"Montre-moi."

Dans un coin de sa tête, elle se faisait déjà la réflexion qu'elle devrait recontacter Tayysan. Quelque chose lui disait que l'aide de l'ancienne cheffe des Artisans ne serait pas de trop, peu importe le point auquel son frère pouvait exagérer ou non ledit désastre.

Il y eut un long silence mais comme c'était souvent le cas entre eux, ce silence était loin d'être vide : il était peuplé de significations. Asher soutenait le regard attristé de sa sœur et n'était capable que de lui rendre des excuses muettes, impuissantes. Tel qu'il était à l'heure actuelle, il ne pouvait rien lui donner de mieux. Il ne pouvait pas lui offrir entière satisfaction, ni la rassurer autant qu'elle aurait sans doute préféré l'être. Il se refusait à lui mentir.

Néanmoins, il était prêt à tout pour que sur le long terme, Eileen ne soit pas déçue du choix qu'elle avait fait. Il ferait de son mieux, même s'il n'était pas certain d'avoir en lui ce qu'il fallait pour sortir des tristes schémas qu'il n'avait cessé de reproduire, et moins encore pour retrouver le souffle de vie qui l'avait abandonné, et sans lequel il se sentait comme un mort en sursis, incapable d'éprouver la moindre véritable once d'intérêt pour rien.

Le monde avait depuis longtemps perdu ses couleurs. Asher avait l'impression d'être irrémédiablement endommagé. Agir pour le bien d'Eileen était une chose, mais serait-il jamais capable de ressentir à nouveau plus que l'écœurement diffus qu'il s'inspirait à lui-même, et qu'il n'avait jamais su esquiver qu'en se dévouant à des causes qui le dépassaient, telles que la protection des autres durant la période de Givre passée ? Y avait-il encore quelque chose qui l'attendait au-delà du manque de sens abyssal qui caractérisait son rapport à l'existence ? Il ne connaissait plus que le vide, ou pire. Son ennui désabusé se changeait nostalgie, en douleur vive, en profonde culpabilité, dès qu'il en trouvait l'occasion.

Eileen voulait de lui - et avait sans doute besoin - qu'il soit une personne entière, lorsqu'il n'en était plus que l'ombre sinistrée.

Fake it until you make it.

Ne restait plus qu'à espérer que ce dicton qu'il aurait habituellement trouvé naïf à souhait se basait sur un fond de vérité, quand bien même aux yeux de son désormais caractéristique pessimisme, c'était plutôt contre-intuitif.

"Le chéile go deo."

Les yeux rivés sur l'océan, le frère et la sœur arboraient probablement des expressions pensives qui présentaient diverses similarités. L'esquisse d'un très pâle sourire frôla les lèvres du Hargneux sans s'y installer et pendant quelques très courts instants, il eut l'air aussi fragile qu'une structure de verre sur le point de se briser.

Le do thoil, lig dó a bheith fíor.
"Seo muid anois. Mothaíonn sé mar bhrionglóid."

Malgré ses peurs, ses angoisses, ses regrets, qui n'étaient pas loin de transformer ce moment de retrouvailles en cauchemar éveillé, Asher se sentait effectivement comme flottant au milieu d'un songe étrange. Il tentait de raviver cette joie irréelle qui avait été sa première émotion lorsqu'Eileen lui était tombée dessus et lui avait révélé son identité. Il n'en ressentait plus qu'un fil, mais c'était un fil auquel il devait se raccrocher. Pour arriver à ses fins, il devait prendre tout le positif qu'il trouvait. Il avait l'impression que ça ne serait jamais assez.

L'instant passa. Leurs préoccupations redevinrent immédiatement plus terre à terre - et très vite déplaisantes au possible selon l'avis d'Asher, qui avait volontairement repoussé le moment où il lui faudrait parler à sa sœur du logement pitoyable qu'il occupait. Si on pouvait encore appeler ça comme ça.

Il ne pourrait pas lui cacher la vérité bien longtemps et préférait lui éviter une surprise désagréable au moment où elle passerait la porte du taudis. De ce fait, il décida de lui décrire la situation en avance, sans atténuer la réalité du désastre. C'était peut-être même mieux qu'il exagère le trait dans l'autre sens, dans le fond. Même s'il n'était pas certain qu'une telle chose fut possible. Il vivait comme un clochard. Il n'y avait pas d'autres façons de considérer la chose.

"Oh, tu sais, entre le Canyon et mon camping sauvage près des Piccaninny, je suis plus habituée au spartiate que j'en ai l'air..."

Le pirate coula sur la jeune femme un regard en coin qu'on aurait aisément pu traduire par un "attend donc d'être devant ce carnage..." affligé.

L'instant d'après, Eileen était debout et tirait sur son bras pour l'inviter à la suivre. Asher se redressa avec une vitesse et une agilité qui n'étaient que modérément diminuées par l'alcool qu'il avait consommé. Fort heureusement, sa sœur l'avait trouvé dans un "bon jour" (comprendre un jour où il n'était que légèrement saoul, et pas complètement ivre mort).

La mort dans l'âme, il passa devant elle afin de la guider sur le peu de chemin qu'il leur restait à parcourir.

"En réalité, on est à côté. C'est un peu à l'écart du Port, ce qui en soi n'est pas plus mal. Mais c'est... C'est pas vraiment... fait pour vivre dedans. Lors de la construction du Port, j'avais pas vraiment la côte. Encore moins que maintenant, je pense." De l'eau avait coulé sous les ponts, atténuant certaines rancœurs, à défaut qu'elles puissent jamais complètement disparaître. "C'est déjà pas pas mal qu'on m'ait laissé ça, je suppose. Le bâtiment servait pour stocker les outils et les matériaux de construction. C'était initialement pas censé rester. D'ailleurs il a vite plus trop été utilisé. Je suppose qu'on a un peu sous-estimé ce temps de merde qu'on avait. Au plus fort de la Pluie, l'endroit est devenu inondable. C'est ni aménagé, ni salubre. Mais c'est toujours mieux que de dormir dehors."

Alors qu'il dressait ce tableau peu reluisant, le bâtiment apparaissait progressivement dans leur champ de vision et l'extérieur avait déjà une sale tête. Ca ressemblait à ce que c'était : un vieil entrepôt abandonné, devant la porte duquel ils arrivèrent finalement.

Asher s'arrêta. Son cœur cognait trop fort dans sa poitrine. Ses extrémités étaient glacées. Il tentait de cacher les tremblements qui menaçaient d'envahir ses doigts. Il passa une main sur son visage et détourna des yeux plus honteux qu'il n'aurait voulu.

Assume, shitehawk. T'as pas le droit de faire une foutue scène maintenant. Tu t'es mis dans cette situation tout seul. Si t'avais pas de la merde entre les deux oreilles t'aurait prévu le coup et on en serait pas là.

Peu importe que l'arrivée d'Eileen fut imprévue, et qu'il n'aurait jamais pu l'imaginer imminente. Parce qu'il savait que tout pouvait toujours arriver, il n'aurait pas dû se laisser aller comme il l'avait fait, ni se complaire dans sa misère matérielle autant que psychologique. Cet endroit merdique reflétait sa triste réalité intérieure et maintenant, Eileen allait constater, comprendre, peut-être au-delà de ce qu'elle avait déjà compris. Pire : il allait lui infliger cette horreur. Il n'avait rien d'autre à lui offrir.

Ca ne durerait pas - c'était hors de question. Mais c'était déjà trop. C'était déjà inacceptable.

Assume et fais pas chier. C'est le moment d'être efficace, pas de se morfondre comme un idiot égoïste.

"... Y a pas grand chose là-dedans, mais je te laisse regarder. J'y suis jamais. C'est juste là où je dors."

Et effectivement, Eileen découvrirait un endroit à l'abandon au sein duquel on ne trouvait pas grand chose d'autre qu'un ersatz de lit - comprendre un ensemble de couvertures au sol disposées pour imiter un ensemble matelas drap oreiller. Les seules affaires d'Asher étaient rangées dans un sac, comme lorsqu'il était encore garçon perdu. Le manque de personnalité de l'endroit était évident mais accessoire. C'était jusqu'aux commodités de base qui manquaient. Asher se débrouillait autrement.

Lorsqu'il entra à la suite de sa sœur, le pirate posa les yeux sur son pauvre coin personnel et fut victime d'un vertige violent qui le força à prendre appui contre le mur. Cette situation le forçait à voir les choses sous un angle inhabituel. Il voyait ce tableau lamentable comme avec un œil extérieur, extrait des routines qui l'aveuglaient, et qui rendaient l'anormal normal. Comme lors de leur précédente discussion, mais concernant une autre facette du problème, il prenait conscience du point auquel il avait sombré avec une acuité inédite.

Et il ressentait tant de honte qu'il aurait voulu disparaître. C'était dur de respirer. Il avait l'impression qu'il ne saurait plus jamais regarder Eilish dans les yeux.

Il allait falloir qu'il dépasse ça très vite. Mais la première étape était de ne pas vomir ses tripes.

Le silence n'était pas une gêne entre les deux adelphes et ne l'avait jamais été. Les mots n'étaient pas leur mode de communication favori, bien qu'ils soient capables de les utiliser bien mieux que certains le ne penseraient (surtout lorsqu'il s'agissait d'Asher). Dans ce regard qu'ils échangeaient, Eileen pouvait lire de nombreuses choses. Toutes n'étaient pas pour lui faire plaisir et la grande majorité l'attristaient mais la jeune femme savait parfaitement en prenant sa décision que cela n'allait pas être une partie de plaisir. Elle était prête à faire face à ce que l'avenir lui préparait, même sous la forme d'un aîné bougon, alcoolique, dépressif et visiblement encore plus défait qu'elle n'e l'avait initialement pensé.

C'était un obstacle, mais pas insurmontable. La rouquine était bien trop têtue pour cela.

La vision de l'océan était agréable, apaisante. Eileen se demanda brièvement si c'était lié au fait qu'elle vivait déjà sur une île, avant. Aurait-elle pu se souvenir de plus, elle saurait que sa ville natale était bien trop dans les terres pour cela, mais la pensée étira un léger sourire sur ses lèvres, rendu plus franc par la réponse de son aîné à ses dernières paroles. Elle serra brièvement les doigts qu'elle encerclait des siens avant de reprendre la parole.

Le lieu de vie de son frère avait l'air d'être encore plus tabou que son état lui-même. Elle savait que son frère n'avait pas les mêmes attendus concernant les autres que lorsqu'il s'agissait de son propre bien-être -c'était là quelque chose qu'ils avaient en commun- et elle se disait donc qu'il était possible qu'il exagère sans s'en rendre compte. Sautant sur ses pieds, déterminée à faire preuve de bonne humeur et d'autant d'optimisme que possible, Eileen tira sur le bras de son frère pour l'inciter à se relever et à lui montrer l'endroit où il vivait.

Ils n'avaient fait que quelques pas quand Asher commença à expliquer plus en détails ce dont il était question. Derrière lui, la rouquine écoutait avec attention. Même si l'histoire n'était pas particulièrement joviale, elle aimait l'idée d'en apprendre un peu plus sur la vie de son frère pendant cette période -beaucoup trop longue- durant laquelle ils avaient été séparés. Lorsqu'ils se retrouvaient pendant le Givre, cela n'avait évidemment pas été son sujet préféré. Elle fronça les sourcils.

"Tu as fait comment, alors, pendant la Pluie ?"

Si l'entrepôt avait été inondé, est-ce qu'il avait pu monter en hauteur ? De ce qu'elle voyait du bâtiment, c'était possible, même si l'étage ne pourrait être qu'une mezzanine au plafond un peu bas.

Eileen n'avait pas encore réalisé que ce genre de chose serait également un problème pour elle, bientôt.

Arrêtés devant la porte du bâtiment, la cadette observait les planches de bois avec un air sérieux. En effet, l'ancien entrepôt ne payait pas de mine, mais il ne fallait pas s'attendre à grand chose d'autre sur cette Île. Jusque là, la Diligente estimait que ce n'était "pas si pire". Et puis, on l'invita à entrer.

"... Y a pas grand chose là-dedans, mais je te laisse regarder. J'y suis jamais. C'est juste là où je dors."

L'Irlandaise accueillit la nouvelle affirmation avec un haussement d'épaules. Après tout les Cabanes des Garçons Perdus avaient toujours fonctionné sur le même modèle. Elle ne se souvenait pas avoir passé une grande partie de son temps dans le lieu réservé au sommeil au Grand Arbre, et elle s'attendait plus ou moins que ce soit la même chose chez les Pirates : après tout, une bonne partie d'entre eux étaient sans-ombre, et n'avaient donc connu que cela. Peut-être les nouveaux arrivants avaient changé les habitudes, ceci dit ? Eileen eut une brève pensée pour Vijendra alors qu'elle passait la porte : quelle serait la réaction du Bermudon en découvrant le lieu ?

"..."

Un moment de silence suivit. La jeune femme n'avait fait que quelques pas dans la seule et unique pièce avant de s'arrêter, la parcourant du regard. Elle remarqua aussitôt le tas de couvertures qu'elle identifia comme un lit, ainsi que le sac de son frangin. Était-ce le même qu'à l'époque ? Elle n'était pas certaine. Elle ne se rappelait pas bien.

Derrière elle, Asher ne pouvait pas voir le visage de sa sœur se teinter d'une colère vive mêlée de tristesse. Par contre, il pourrait peut-être voir ses poings se serrer. Il avait raison. Elle n'avait pas anticipé cela. Elle s'était dit que, depuis le temps, Asher avait peut-être cherché à s'approprier le lieu, un minimum. Mais non. Rien. Comme s'il s'attendait à ne plus y revenir pour de bon, plus tôt que tard, et que cela ne servait à rien d'aménager.

Ce constat faisait mal. Bien plus que tout le reste. Elle se rappelait les mots de Vijendra sur la façon dont Asher n'était pas bien considéré sur le Port, mal traité par les autres Pirates... Elle savait qu'il avait tenté d'étouffer tout cela dans l'alcool. Elle savait que sa vie était difficile et loin d'être parfaite. Elle savait qu'il allait mal.

Elle n'avait pas saisi à quel point.

Sa "maison" dépeignait l'état de son être entier : en lambeaux. Il n'y prêtait pas la moindre attention. C'était pire que de l'entendre dire qu'il était un cas désespéré : c'était constater qu'il n'y avait absolument rien pour l'en détacher.

Eileen sentait à nouveau les larmes lui monter aux yeux mais elle refusait de craquer une seconde fois. C'était hors de question. A la place, elle ferma brièvement les yeux et inspira profondément, avant de s'approcher de ce qui ne pouvait être que le lit et poser son sac à côté. Elle n'avait pas grand chose, elle non plus : des livres, des dessins, quelques vêtements, une couverture. Mais c'était suffisant, pour le moment.

Enfin, elle se tourna vers son frangin et parvint même à lui adresser un sourire.

"Je ne vois pas de cheminée... tu cuisines dans le jardin ?"

Mieux valait continuer de se pencher sur des choses concrètes. Elle n'avait pas l'intention de faire le moindre commentaire sur l'état de la maison. Il l'avait prévenue, après tout. Dans un coin de son esprit, néanmoins, elle espérait fortement que Tayysan avait effectivement ouvert son atelier... et qu'elle pourrait le trouver facilement.

"Il faudra y remédier... On ne sait jamais, le temps peut toujours se refroidir brutalement."

Et pas que pour la cuisine, si elle se fiait à l'absence totale des moindres commodités à l'intérieur. Cela ne lui faisait cependant pas peur : après tout, elle venait de passer un certain temps à vivre en plein milieu d'une clairière... avoir quatre murs, même branlants, était déjà une évolution notable.

S'asseyant sur le lit, Eileen entreprit de sortir un carnet et un crayon de ses affaires. Elle fit ensuite signe à son aîné de venir s'installer à ses côtés.

"Et si on commençait à y réfléchir ?"

Le dessin n'était pas sa spécialité, et elle n'était certainement pas plus douée pour faire des plans corrects, mais tenter quelque chose était toujours mieux que rien, non ? Ne serait-ce qu'une liste de choses à faire...

Il était difficile pour Asher de faire face aux questions de sa sœur sans se montrer fuyant. Ses conditions de vie sur le Port - surtout durant la Pluie - n'étaient pas un sujet qu'il lui était facile d'aborder. Il aurait largement préféré passer les détails les moins reluisants sous silence, ne serait-ce que parce qu'il craignait qu'Eileen fasse un lien dont il ne voulait pas entre son aménagement désastreux et l'épisode faute auquel il avait été en premier lieu forcé de trouver un endroit où vivre sur la terre ferme.

Alors qu'ils avançaient en direction de l'entrepôt désaffecté au sein duquel Asher survivait plus qu'il ne vivait, ce dernier était secoué de tics nerveux de plus en plus nombreux. Il marchait en regardant droit devant lui, ou sur le côté. Il prenait un peu trop de temps à répondre. Le ton de sa voix était trop blanc, trop détaché. Il était obligé de forcer le trait pour ne pas montrer le point auquel ces aveux le meurtrissaient. Il savait pourtant qu'il n'était pas crédible, et que sa frangine n'allait pas être dupe : elle aurait vu clair dans un jeu pareil même si elle avait encore eu ses éternels huit ans. Asher n'avait aucune forme d'illusion quant à ses capacités à cacher quoique ce fut à une version adulte d'Eilish. Il s'attendait à la découvrir plus redoutablement observatrice encore qu'elle lui en avait donné l'habitude par le passé.

"J'ai migré ailleurs, comme le matériel, jusqu'à ce que la situation se rétablisse."

Ainsi que c'était largement sous-entendu par la formulation qu'il avait choisie, c'était une époque où Asher avait assez littéralement fait partie du décor. On avait essayé de l'exécuter, il aurait dû mourir, mais il avait mystérieusement survécu et on avait décidé de ne pas s'embêter à le tuer une seconde fois. On l'avait toléré lors de la construction du Port parce qu'il avait apporté son aide active et qu'il représentait une force de travail conséquente dans de nombreux sens du terme. Il était considéré par une grande majorité comme un outil parmi d'autres. Ca lui avait convenu : écrasé par la culpabilité du meurtre dont il s'était involontairement rendu l'auteur, il ne pensait de toute façon pas mériter mieux. Peut-être même n'aurait-il pas voulu de mieux, quand bien même on le lui aurait proposé.

Ils étaient arrivés devant la porte du bâtiment. Eileen était entrée. Il l'avait suivie. Il n'avait pas été bien loin : il avait fallu qu'il s'appuie contre le mur. Afin que la situation ne devienne pas plus pesante que nécessaire pour sa frangine, Asher essayait de rester fonctionnel. Il avait envie d'aller se planquer et de chialer sa honte par tous les bouts jusqu'à ce que dessèchement s'en suive, mais il refusait de se laisser submerger par les émotions violentes qui voulaient l'emporter. Il ne voulait pas qu'Eileen soit obligée de s'occuper de lui quand il lui fallait déjà supporter le poids des révélations qu'il avait à lui faire. C'était Asher qui aurait dû s'occuper d'elle, à commencer par rendre cet endroit un minimum digne de la recevoir. Pour ne pas avoir prévu le coup, il se sentait vraiment merdeux.

Il s'était attendu au long silence qui suivit. Malgré ses tentatives pour l'y préparer, il s'était douté qu'Eileen allait être négativement surprise par l'état précaire, comme perpétuellement provisoire de son campement. Asher n'avait jamais pris le temps ni la peine d'aménager les lieux. Quel intérêt y aurait-il trouvé ? Son existence n'avait pas la moindre forme d'importance. A quoi bon lui offrir un lieu d'expression ? Le Hargneux n'en avait jamais ressenti l'envie. Tout à l'inverse, il était plus à l'aise avec l'impersonnel. Il se détestait tout simplement trop pour vivre au milieu d'une panoplie d'objets qui lui auraient indirectement reflété son image. Et puis pour cela, il aurait de toute façon fallu qu'il soit encore capable d'éprouver le goût de quoique ce fut.

C'était ça qu'Eileen était venue rejoindre. Elle comprenait certainement, maintenant, qu'il n'était plus qu'un déchet lamentable qui n'avait plus grand chose à voir avec le frère qu'elle avait connu. Allait-elle regretter ? Allait-il être capable de se reprendre en main avec assez de succès pour qu'elle ne le fasse pas ? Il ne voyait pas le visage de sa sœur, il n'osait toujours pas la regarder, mais il écoutait. Il entendait sa respiration rendue irrégulière par l'émotion dont elle était traversée. Il serrait les dents, avec aux yeux de nouvelles larmes qu'il se refusait à laisser couler.

Il avait envie de s'excuser une fois supplémentaire pour tout : ses échecs, à l'époque. Ce qu'il était devenu. Ce qu'il l'avait poussée à faire. Ce qu'elle allait traverser désormais, toujours à cause de lui. Il ne le fit pas. Eilish n'avait pas besoin d'entendre ça. Ca n'aurait été qu'une façon de plus pour lui de se dédouaner égoïstement.

Assumer ses responsabilités, tout de suite, c'était se taire, et la laisser faire les constats qui s'imposaient. Accepter la façon dont cela le faisait se sentir, même s'il avait l'impression qu'il allait imminemment redécorer le sol et avec lui ses chaussures. Attendre qu'elle dise quelque chose et seulement à cet instant, réagir en fonction sans perdre de vue ses priorités.

"Je ne vois pas de cheminée... tu cuisines dans le jardin ?"

Il tourna sur Eileen un bref regard craintif, qui ne tarda pas de rejoindre à nouveau le sol. Elle s'était reprise à une vitesse et avec une efficacité admirable, de telle sorte qu'elle pu choisir un angle d'approche qui ne faisait pas partie de ceux auxquels il se serait attendu. Il se racla la gorge avant de répondre, sur ce ton trop neutre pour être innocent qu'il avait déjà adopté au préalable :

"Euh.. Ouais, vite fait. On peut dire ça."

"Cuisiner" était un bien grand mot. Asher faisait en sorte d'ingurgiter de la nourriture en quantité suffisante pour ne pas mourir de faim. L'état des victuailles au moment où il les ingérait était entièrement accessoire. Bien sûr, certaines nourritures ne se mangeaient pas crues. Ainsi pouvait-il faire du feu dehors, de temps à autre, histoire de faire cuire ce qui devait l'être, mais on était sur du très rudimentaire. Et ça ne concernait pas que la bouffe.

Asher avait bien l'intention de remédier à ça, et n'allait d'ailleurs pas souffrir longtemps de ne pas être en train de s'en charger activement. Peu lui importait qu'Eileen fut habituée à des conditions de vie rudes et que l'état de son logement l'impressionne peu: qu'elle fut contrainte de vivre dans ce taudis par sa faute n'était tout bonnement pas acceptable, même pour une nuit. Chaque seconde qui passait sans qu'Asher agisse pour réparer les dégâts rendait le mépris qu'il se vouait plus profond. Il commençait à avoir la bougeotte. Il fallait qu'il fasse un truc, et il avait déjà une idée relativement précise de la forme que ce truc allait prendre incessamment sous peu.

"Je comptais pas laisser les choses en état. Pas maintenant que t'es là."

Il regretta brièvement la seconde de ces phrases, spontanément sortie, puis il se souvint que de toute façon, Eileen aurait déjà compris qu'il n'avait strictement rien à cirer de ce qui ne concernait que lui. Elle avait vu dans quoi il se complaisait, et puis ça allait avec tout ce qu'il lui avait déjà dit. Il était à l'heure actuelle dépourvu de toute forme de motivation personnelle. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était agir dans l'intérêt d'Eileen, et espérer (pour elle) qu'un jour, il serait capable de plus.

"Hey attend deux se... ! . . ."

Son lit de fortune, il avait en cet instant envie de le brûler plutôt que de s'installer dessus - et de voir sa frangine s'installer dessus. Les draps n'étaient pas spécialement sales. Asher prenait malgré tout soin de garder une hygiène convenable, en dépit de son apparence négligée. Mais le lit lui donnait tout de même l'impression d'une espèce de sac poubelle honteux qu'il fallait s'empresser de foutre en l'air.

"Et si on commençait à y réfléchir ?
- . . ."

Cela avait au moins eu un effet bénéfique : il avait cessé de détourner les yeux. Il observait désormais sa frangine, vaguement dépité, vaguement hésitant. Après plusieurs secondes de silence, il décida de se montrer coopératif. S'installer ici ne lui plaisait pas trop, mais au moins Asher pouvait-il concevoir ce qu'Eileen lui proposait : il avait besoin de commencer à y réfléchir tout de suite plutôt que plus tard, et par là-même de commencer à corriger sans attendre ce qui n'était "pas droit", qu'il ne pouvait tolérer plus longtemps s'il voulait pouvoir continuer à (ou plutôt recommencer à) se regarder en face.

Même installé à côté d'Eileen, il garda l'air mal à l'aise. La simplicité des réactions pour lesquelles elle avait opté aidait, mais Asher savait qu'elle avait été plus affectée que leur discussion ne l'avait pu laisser entendre. De la même manière qu'il brûlait encore de honte, même s'il se forçait à parler avec autant de fluidité que possible, sans succomber à ses envies de se rouler en boule pour hurler ou tout à l'inverse de sauter sur ses jambes, de foncer dehors, de foutre le peu de fierté qu'il lui restait de côté, et de tenter le tout pour le tout. Même si ça impliquait de mettre du sel sur de vieilles blessures. De rouvrir des guillemets après les avoir violemment clôturés, verrouillés à double-tour, de peur de ce en quoi leur contenu pouvait s'être transformé.

"... On s'en tient au strict nécessaire pour le moment. Ce qui doit être fait qu'importe comment ça finit par se passer. Le reste, sans savoir ce qui est exactement récupérable dans ce... truc, ça serait prématuré."

Et il n'était pas non plus entièrement à l'aise à l'idée d'arriver avec une liste d'exigences préconstruite au moment où il lui faudrait trouver le culot d'aborder des gens qui n'avaient pas forcément envie de le voir pour leur demander de l'aide.

"J'ai migré ailleurs, comme le matériel, jusqu'à ce que la situation se rétablisse."

Eileen ne répondit rien, cachant du mieux qu'elle le pouvait le coup au cœur que cette simple phrase venait de lui infliger. Heureusement qu'Asher était passé devant elle pour lui montrer le chemin qui menait à son lieu de vie et ne la regardait donc plus, cela lui donnait les moyens de maîtriser ses émotions sans qu'il ne s'en rende compte.

Elle connaissait son frère. Il n'était peut-être pas le plus bavard, mais lorsqu'il se décidait à parler il choisissait ses mots avec une précision chirurgicale, tant qu'il n'était pas submergé par ses émotions. La façon dont il venait de parler de lui, se comparer aux outils qui étaient auparavant entreposés dans le bâtiment, était extrêmement révélatrice. Et il se doutait probablement qu'elle saurait s'en rendre compte. Ils étaient faits du même bois, après tout.

La jeune femme détestait ce qu'elle percevait de l'état de son frère. C'était une chose de constater qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas pendant leurs rencontres au Canyon, trop brèves et hors du temps pour l'un comme pour l'autre. C'en était encore une autre d'entendre des histoires de la bouche de personnes qui l'avaient côtoyé quand elle ne pouvait le faire. Mais être là, devant ce vieux bâtiment et ouvrir une porte en bois vermoulu pour constater d'elle-même l'étendue des dégâts... c'était pire que tout ce qu'elle aurait pu imaginer, malgré les avertissements qu'elle avait reçu du principal intéressé.

Au-delà de la tristesse qu'elle pouvait ressentir, Eileen était surtout hors d'elle. Elle n'arrivait pas à croire que son aîné se soit laissé tomber aussi bas. Elle n'en revenait pas qu'il n'y ait rien eu pour le faire tenir, que personne n'ait pris la peine de l'aider ou qu'il ait refusé tous ceux qui auraient pu lui tendre la main. Voir cet intérieur si vide, à l'image de son propriétaire, lui remettait en pleine face l'abysse dans lequel Asher avait sombré et qu'elle n'avait pas été capable de voir elle-même pendant si longtemps.

Il était hors de question que cela continue ainsi.

Ravalant les larmes de tristesse rageuse qui menaçaient de couler sur son visage, la rouquine prit sur elle pour mettre de côté sa frustration. Son aîné n'avait pas besoin qu'elle s'énerve sur lui en lui mettant -encore plus- le nez dans ce qu'il devait déjà considérer depuis trop longtemps comme l'immondice de sa propre vie. Il avait besoin d'objectifs pour remonter la pente. Peu importe si, pour le moment, il fallait qu'elle soit l'unique raison pour laquelle il le faisait.

Il fallait bien commencer quelque part.

Sa question suivante amena une réponse qui, une fois n'était pas coutume, ne lui plut que très modérément. Evidemment, se nourrir plus que correctement ne devait pas être dans la liste de ses priorités. Il devait probablement se contenter du strict nécessaire, à l'image de ce qu'elle avait sous les yeux. L'avantage de tout cela, quand on y réfléchissait, c'était qu'il était plutôt simple de décider pas à pas, à petite échelle, de mettre les changements nécessaires en place.

"Je comptais pas laisser les choses en état. Pas maintenant que t'es là."

Eileen se tendit et serra les lèvres, mais ne dit rien. Elle avait horreur de cela. Ce n'était pas la première fois depuis leurs retrouvailles, et elle aurait dû s'y attendre à la seconde où elle avait parlé de cette histoire de cheminée, mais ce n'était pas pour autant que c'était agréable de l'entendre lui confirmer que les efforts qu'il était prêt à faire, il ne les ferait que pour elle. Que parce qu'elle était à ses côtés.

Est-ce qu'il se rendait compte du poids qu'il lui mettait subitement sur les épaules ? Probablement. Mais ça aussi, elle le savait. Très certainement qu'il n'avait pas les moyens de faire autrement, pour le moment. C'était parce qu'elle en était pleinement consciente qu'elle avait décidé de venir et de changer les choses.

Elle espérait simplement que cet état de faits finirait par évoluer.

Armée de cette même détermination qui l'avait incitée à quitter le monde des Enfants Perdus pour rejoindre celui des Pirates, Eileen s'assit sur le lit -ou ce qui y ressemblait, du moins- et sortit de quoi écrire, ignorant les avertissements de son frangin et enterrant son envie de lui jeter un regard noir : eh quoi, il voulait qu'elle s'installe où, au juste ?!

C'était dans des moments comme celui-ci qu'elle avait réalisé que oui, elle avait grandi. Elle gérait beaucoup mieux son agacement et sa frustration qu'auparavant. Heureusement pour eux.

Malgré son évidente envie d'être partout sauf ici, Asher finit par s'installer à ses côtés et écouter ce qu'elle avait à dire. Sa cadette n'allait pas jusqu'à dire qu'il se rangeait à son idée, mais il acceptait de faire ce qu'elle proposait et c'était déjà beaucoup. Même s'il tentait déjà d'y mettre des barrières. Cela convenait à sa sœur, qui hocha la tête avec un léger sourire, qu'elle avait décidé de garder sur les lèvres peu importait la suite des événements.

"Il faudrait quelqu'un qui s'y connaît pour une expertise... Je me demande si Tayysan pourrait faire l'affaire."

A demi-mots, elle avouait qu'elle avait rencontré Harmony sous sa version adulte. Elle pourrait toujours dire qu'elle était venue au Canyon, mais elle n'était pas certaine que mentir à son frère à ce sujet était une bonne chose... d'autant qu'elle n'aimait pas lui cacher des choses, de manière générale.

Et puis, était-ce vraiment utile ? Eileen secoua la tête, traçant un rectangle censé représenter l'endroit où ils se trouvaient sur son papier.

"...Ce n'est pas important pour le moment. Peu importe à qui nous nous adressons, si nous ne savons pas un minimum ce que nous voulons, ça ne servira à rien." Un instant de pause, le temps de lever le nez et d'analyser la hauteur sous plafond. "Je pense que l'endroit est d'assez belle taille : si les murs actuels n'ont pas besoin d'être changés, on pourrait partir de cette surface. Tu crois qu'on pourrait envisager un étage ? Cela permettrait de mettre les pièces à vivre en bas et les chambres en haut... Si le conduit de la cheminée passe entre les deux, cela pourrait également les chauffer pendant les nuits plus fraîches... Est-ce que tu crois qu'on pourrait aussi garder de la place pour une chambre d'amis ? Après tout, on ne sait jamais... Au pire, elle servira de buanderie."

Tandis qu'elle parlait, Eileen dessinait un second rectangle représentant ledit étage. Sur l'autre page, une liste de pièces séparée en deux colonnes : l'une concernant le rez-de-chaussée et l'autre l'étage. Elle remplissait cette liste au fur et à mesure qu'elle parlait.

"En bas, il faudrait une pièce pour les commodités, et une autre pour entreposer la nourriture et faire sécher la viande loin d'éventuelles créatures affamées... Il faut aussi penser à la place des fenêtres. Tu en penses quoi ? Il y a autre chose qui te vient à l'esprit ?"

La jeune femme avait sincèrement tenté de répondre aux exigences de son aîné en s'en tenant aux murs et aux délimitations des pièces dont ils pouvaient avoir besoin. Mais même là, elle n'était pas convaincue : Asher pouvait toujours penser qu'elle exagérait.

En soi, Asher était sur le principe entièrement d'accord avec la démarche de sa sœur : cette baraque (si on pouvait appeler ça comme ça) ne pouvait pas rester en l'état. Il était hors de question d'attendre pour agir. Il s'était bien trop longtemps laissé moisir en même temps que les planches rongées par l'humidité. Il n'avait rien anticipé, et désormais Eileen payait le prix de sa négligence. Il avait bien l'intention que cette situation dure le moins longtemps possible.

Il était en revanche moins convaincu par l'ordre des priorités de sa frangine. Il avait la sensation qu'il était trop tôt pour planifier le détail des travaux à venir et qu'il aurait déjà fallu savoir ce qui serait concrètement à leur portée, avant de tirer des plans sur la comète. Qu'il fut prêt à lui décrocher la lune si elle en formulait la demande était une chose. Ils avaient besoin d'un avis qualifié. Il n'était même pas dit qu'on puisse garder les murs. Il y avait des choses qu'ils seraient capables de faire seuls. Il y en avait d'autres pour lesquelles ils auraient nécessairement besoin d'aide, et cette aide était loin de leur être acquise.

Asher détestait spéculer, réfléchir sur des trucs qui n'allaient peut-être jamais pouvoir aboutir, faute de pouvoir être concrétisés. Rien ne servait de pousser trop loin la réflexion tant qu'ils n'étaient sûrs ni de ce dont ils partaient, ni de l'assistance sur laquelle ils allaient pouvoir compter. Après, c'est sûr qu'il y avait deux trois choses à côté desquelles ils ne pourraient pas passer : un lit en dur pour chacun d'entre eux. Une cuisine valable avec cette fameuse cheminée qu'elle avait cité. Des commodités qui leur permettraient de vivre dignement, et d'avoir l'impression d'être véritablement installés. Le mobilier de base. Deux chambres, une pièce commune, c'était le minimum qu'Asher se devait de fournir à sa soeur, quoiqu'il advienne, peu importe le moyen par lequel il y parvenait.

"Il faudrait quelqu'un qui s'y connaît pour une expertise... Je me demande si Tayysan pourrait faire l'affaire."

Asher tourna vivement les yeux sur Eileen, surpris d'entendre ce nom lui échapper. A force d'aider à porter tout un tas de trucs lourds et d'outils dans les ateliers du Ranch, le rouquin avait fini par prendre connaissance du nom de pirate d'Harmony, qu'elle ne lui avait pas donné, et qu'il n'avait pas voulu lui demander, cette dernière n'ayant pas spécialement l'air ravi de son récent changement d'allégeance. A quel moment Eileen avait-elle croisé l'artisane depuis son départ du Grand Arbre, exactement ? Il était toujours possible qu'elle soit tombée sur elle avant de le trouver lui, lorsqu'elle était arrivée au Port, mais tout de même... C'était bizarre.

Avant qu'il ait eu le temps de faire le moindre commentaire, sa frangine fit une remarque qui lui déplut fondamentalement.

"...Ce n'est pas important pour le moment. Peu importe à qui nous nous adressons, si nous ne savons pas un minimum ce que nous voulons, ça ne servira à rien."

Ses lèvres se pincèrent de cette façon caractéristique qu'elles avaient de le faire lorsqu'il désapprouvait quelque chose. C'était cette fameuse expression faciale dont sa sœur était elle aussi une abonnée récurrente, et qu'elle n'allait très certainement pas manquer de reconnaître.

"Je pense au contraire que ça permettrait de savoir exactement d'où on part, et d'avoir une meilleure idée de ce qui est envisageable ou pas."

... aurait-il très certainement répondu si Eileen n'avait pas immédiatement enchaîné sur une avalanche d'idées face à laquelle Asher se trouva subitement complètement démuni. Il n'avait absolument pas anticipé l'effet que ça allait lui faire. Il eut l'impression de se faire écraser sous le poids d'une énorme enclume. Il perdait peu à peu ses couleurs et se trouvait de moins en moins capable de respirer librement.

"Il y a autre chose qui te vient à l'esprit ?"

Cette phrase résonna trop fort dans sa tête. Il tourna un regard hanté dans la direction d'Eileen et quelques couleurs supplémentaires quittèrent son visage lorsqu'il se rendit compte qu'il n'arrivait pas à répondre.

Rien d'autre ne lui venait à l'esprit parce qu'elle l'avait perdu depuis un bon moment -probablement à partir de celui où elle avait mentionné un possible étage. C'était trop. Ca allait trop vite dans le sens d'une reconstruction qu'il n'était pas capable de suivre dans son état actuel. Il n'avait envie de rien, alors il n'avait pas d'idées.

... Est-ce qu'il était encore en train de lui faire défaut ? Pris de tremblements discrets, le pirate baissa la tête et passa les mains sur son visage blafard.

"Je... C'est. . . ."

Trop ambitieux. Elle envisageait vraiment de transformer tout le bâtiment, de tirer parti d'absolument tout cet espace, malgré le boulot et les compétences que ça allait demander ? L'idée de toutes ces pièces qui allaient au-delà du strict nécessaire le terrifiaient presque autant que de visualiser la construction d'un pallier intermédiaire. Un cellier ? Une buanderie ?

Qui allait s'emmerder à l'aider à construire tout ça ? Il avait honte à l'idée de profiter d'un confort pareil. Il ne méritait rien de tel.
Mais Eilish, si. Eilish n'avait rien demandé. Elle n'avait tué ni trahi personne. Elle ne méritait pas de se trimballer la réputation de son paria de frangin, ni de vivre dans la misère à cause de lui. Toutes ces envies qu'elle formulait, elle y était légitime.

Il voulait transformer ce bousin en habitat correct, lui aussi. Ne s'était-il pas dit qu'il était prêt à tout ? Qu'importe le culot qu'il lui faudrait avoir, et qu'importe la honte qu'il ressentait à l'idée d'en demander autant à ceux qu'il avait déçus.

Ce n'est que grâce à ça qu'il parvint à prendre une grande respiration et à tirer son visage du creux de ses mains trop moites. Il coassa difficilement :

"... Si le bâtiment le permet. Si on trouve les ressources nécessaires, ça serait pas mal comme ça, ouais. Je ne sais pas dans quelles limites Tayysan peut nous aider."

... Mais c'était vrai que par contre, elle serait certainement disposée à le faire. Asher avait discuté avec elle au Ranch. Ils étaient encore en bons termes. Elle s'entendait bien avec sa frangine aussi. Elle lui avait même dit qu'il pouvait la contacter si le besoin s'en faisait sentir. Le sentiment de panique qui l'avait submergé plus tôt reflua. Quoiqu'il advienne, ils pourraient sans doute compter sur elle. C'était une assurance réconfortante.

Mais ça n'allait peut-être pas suffire. Encore moins s'il était question de construire un étage, ou de refaire tout le bâtiment si les poutres étaient trop vermoulues et qu'il risquait de leur tomber sur le coin de la gueule à tout moment.

"En revanche je sais qui saurait sans le moindre doute s'y prendre s'il y a besoin de refaire le bâtiment, ou s'il est question de très gros travaux. C'est le maître Charpentier du Jolly Roger, qui était d'ailleurs en charge de la construction du Port à l'époque. Je lui ai jamais vraiment reparlé depuis... depuis. Je sais franchement pas ce qu'il sera prêt à entendre de ma part. Mais je suis pas non plus sûr qu'à terme, on puisse se passer de son aide, alors je préfère y penser dès maintenant. S'il faut tenter le tout pour le tout, je le ferai."

Il marqua une brève pause. Glissa un bref regard sur Eileen, et rajouta dans un souffle :

"... Peut-être qu'il le fera pour toi. Après tout, tu viens juste d'arriver. Tes fautes sont pas les miennes, je pense qu'il peut se dire ça."

Le sujet avait largement dévié. Asher en avait conscience. Il n'avait tout simplement pas pu faire autrement. Prévoir sans savoir le rendait malade. Il n'arrivait donc pas à prendre le problème dans l'autre sens. Rêver n'avait jamais été son fort et désormais il en était devenu complètement incapable.

Concentrée sur son début d'ouvrage, Eileen ne remarqua pas le regard de son frère vers elle à la mention de Tayysan. Ou du moins, elle fit comme si de rien n'était. Le mouvement avait été trop brusque pour qu'elle ne le note pas, mais elle n'avait pas l'intention de parler de cela maintenant. Elle estimait que ce n'était pas le moment de lui raconter son premier passage au Ranch... Même s'il était bien trop tard pour qu'il s'en inquiète, elle savait qu'elle aurait tout de même droit à un sermon, et ce n'était vraiment pas la raison pour laquelle elle avait mis le sujet sur le tapis.

La rouquine préféra donc continuer sur sa lancée, passant des dessins aux listes, qui lui étaient beaucoup plus naturelles. Tandis qu'elle parlait, elle pouvait voir le visage de son frère du coin de l'œil se tordre dans cette expression qu'elle reconnaissait bien pour l'arborer bien trop souvent elle-même : il n'était pas d'accord. Ce n'était probablement pas un simple désaccord d'ailleurs, mais certainement quelque chose de plus profond. Cependant, Eileen choisit sciemment de ne pas lui laisser le temps de l'énoncer à voix haute.

Asher avait renoncé à tellement de choses pendant tellement longtemps, elle ne pouvait pas se permettre de le laisser continuer comme ça. Peut-être qu'il s'apprêtait à être raisonnable, parce qu'il était vrai qu'elle voyait les choses en grand, mais au vu de leurs interactions depuis leurs retrouvailles, elle pouvait difficilement en être certaine... Elle préférait encore qu'ils revoient leurs plans à la baisse plutôt que l'inverse : son aîné était beaucoup trop capable de se contenter du plus strict minimum. L'état de cet entrepôt désaffecté en était la preuve.

Ce ne fut donc qu'à la fin d'une longue liste qu'Eileen redonna la parole à son frère, tournant le regard vers lui pour l'observer avec un peu d'inquiétude. Il n'allait pas bien du tout, et elle se sentit brusquement mal à l'aise. Est-ce qu'elle abusait ? Est-ce qu'elle aurait dû le laisser réfléchir seul à quelque chose de vivable, et ajouter ses exigences et commentaires au fur et à mesure ? Est-ce qu'elle aurait dû aller ailleurs, le temps de le laisser se réapproprier une vie qu'il avait du mal à investir ?

La jeune femme sentit une boule se former dans sa gorge alors que le silence s'étendait entre eux, le Hargneux paraissant incapable de prononcer plus de trois mots. Elle détourna le regard, faisant mine d'observer à nouveau l'espace à leur disposition, cillant pour occulter au mieux le fait que ses yeux verts se remplissaient d'eau et éviter à la pensée assassine qui venait de lui traverser l'esprit de se faire une place trop importante.

Je ne devrais pas être là.

Elle ne servait qu'à tout chambouler sur son passage, sans parvenir à faire quoi que ce soit de correct. Il suffisait de voir comme Asher avait réagi à son arrivée. Il était heureux, oui, c'était ce qu'il disait... mais pour combien de temps ? N'essayait-elle pas de le faire renouer avec un monde dont il ne voulait de toute façon pas ? Pouvait-elle vraiment lui demander cela ? En avait-elle seulement le droit ? Elle avait choisi de le rejoindre pour l'aider à remonter la pente, mais elle n'avait pas le droit de le forcer à le faire... Elle ne voulait pas être (de) trop.

"... Si le bâtiment le permet. Si on trouve les ressources nécessaires, ça serait pas mal comme ça, ouais. Je ne sais pas dans quelles limites Tayysan peut nous aider."

La voix de son frangin la sortit de ses pensées. Inspirant un grand coup, Eileen ferma brièvement les yeux pour retrouver une contenance avant de tourner à nouveau le regard vers lui. En silence, elle attendit qu'il ait fini de parler. Elle aurait voulu lui dire que ce n'était pas parce qu'ils en parlaient maintenant qu'il fallait que cela ressemble à ça dans la minute, qu'ils pourraient en faire un projet, mais qu'à ses yeux dans l'idéal mieux valait avoir une vision d'ensemble avant de demander ce qui était possible ou non... Mais ils n'étaient visiblement pas d'accord sur la méthode à appliquer et cela ne seravait à rien de tourner dans le vide.

La mention de cette nouvelle personne l'amena à pincer les lèvres et froncer les sourcils. Elle entendait ce que son frangin disait, mais elle n'était pas certaine de vouloir voir débarquer si soudainement quelqu'un qu'elle ne connaissait pas. Encore moins un membre d'équipage du Jolly Roger, aussi compétent soit-il. Eileen n'avait pas quitté les Perdus en mauvais termes... et, de fait, elle avait encore un peu de mal avec ceux qui étaient considérés comme leurs ennemis, quelles que soient les individualités en leur sein.

C'était aussi pour cela, qu'elle en avait tant voulu à son aîné, jusqu'à ce jour-là.

"... Peut-être qu'il le fera pour toi. Après tout, tu viens juste d'arriver. Tes fautes sont pas les miennes, je pense qu'il peut se dire ça."

Dans le regard qu'elle lui jeta, Asher pourrait aisément distinguer l'étonnement le plus profond, au-delà de la blessure qu'elle ne parvenait pas à cacher. Elle ne comprenait pas son raisonnement. Des mots lui revenaient, souvenirs de la conversation qu'elle avait eu avec Tayysan, justement, à l'époque où elle se posait encore beaucoup trop de questions. "Ce n’est pas une communauté, tu dois te débrouiller toute seule." C'était ce qu'elle lui avait dit. Elle pensait s'être préparée à cette éventualité.

Son regard retomba sur son carnet, parcourut les lignes. Peut-être qu'ils avaient raison. Peut-être que tout ceci n'était qu'illusoire. Peut-être qu'elle n'aurait pas dû se permettre de rêver à ce genre de chose.

Peut-être qu'elle n'aurait pas dû grandir.

Eileen secoua la tête, se forçant à positiver. Non. Elle savait que cela allait être difficile. Elle s'y était attendue. C'était normal. Mais elle n'allait pas se laisser abattre comme ça. Elle s'y refusait.

Fermant le carnet, acceptant sans un mot les arguments de son aîné et le fait qu'il soit trop tôt pour penser à tout cela, la jeune femme releva la tête vers son aîné, forçant un sourire pâle.

"... Est-ce que... Est-ce qu'on pourrait tout de même voir avec Tayysan d'abord ? Elle doit avoir les compétences pour nous dire ce qui peut encore tenir ou non un moment debout, non ? Je... je préfèrerais."

Asher n'était pas le seul à redouter l'idée de rencontrer (ou retrouver, dans son cas) des personnalités du Port. Eileen n'avait fait que le traverser pour la première fois aujourd'hui, et même si elle était plutôt avenante et avait tendance à s'adapter facilement, tous ces changements d'un coup n'étaient pas aussi aisés qu'elle avait tenté de s'en persuader.

"...Et puis, si les murs et le toit tiennent, on peut se contenter d'un lit, d'une table et de deux chaises pour le moment. Ca, elle sait faire, c'est sûr. On pourra toujours l'aider à trouver et transporter le bois depuis la Jungle..."

L'Irlandais avait raison : sa cadette s'était laissée emporter. Elle avait oublié qu'ici, à présent, il n'y avait plus qu'eux pour compter l'un sur l'autre. Eux et ceux qui auraient assez pitié de leur situation pour y faire quelque chose.

Dieu qu'elle avait l'impression de déranger. Encore et toujours. A l'Arbre, au Canyon, dans la clairière, et maintenant ici. Jamais à sa place. Toujours de trop.

Asher avait pesé ses mots avant de parler. Hésitant tout d'abord, il avait finalement décidé qu'il ne servait à rien d'épargner à sa sœur le constat qu'il venait de faire, tout simplement parce qu'il n'était pas question pour lui de se lamenter sur son sort, mais plutôt de souligner un des rares trucs qu'ils avaient pour eux dans cette affaire : Eileen était une pirate tout nouvellement venue. Peu importe ce qui était arrivé à l'époque où elle était une perdue, on lui offrirait une "seconde chance" comme à tous les sans ombres qui après avoir grandi s'étaient réfugiés sur le Port. Il y aurait sans doute beaucoup trop de sales types qui lui feraient la misère sous prétexte qu'elle était la sœur du paria local, mais Asher ne pensait vraiment pas que Zeb en ferait partie. Compte-tenu de ça, ils avaient peut-être plus de chances de réussir à obtenir son aide qu'Asher ne l'avait pensé initialement.

En soi, c'était donc un constat réaliste - malheureusement la réalité de la situation d'Asher n'avait rien de glorieux. Mais c'était surtout un constat qui aux yeux du pirate était plutôt positif.

Il avait eu conscience de jouer à pile ou face sur ce coup là : soit Eileen comprenait où il voulait en venir directement, soit elle le prenait de travers et il allait falloir qu'il s'explique, mais il était relativement confiant : si elle comprenait qu'il n'était pas question de ce qu'il pensait mériter, ni de la responsabilité de chacun dans ce qui était arrivé, mais bien de mettre toutes les chances de leur côté pour se donner un point de départ valable, il se disait qu'elle se rangerait certainement à son avis.

C'était vrai qu'il ne pensait pas mériter grand chose, et qu'il n'aurait pas du tout à se forcer ni à mentir s'il devait utiliser cet argument face à Zeb. Mais vraiment, ça n'était pas ce qui comptait. Asher avait promis à Eileen qu'il ferait tout pour redevenir le frère qu'elle était venue trouver. Il faudrait qu'il parvienne d'une manière ou d'une autre à se racheter aux yeux des autres et de lui-même. Pour le moment, tout ce qu'il pouvait faire, c'était s'accrocher à cet objectif pour le bien de sa frangine. Asher n'avait pas l'intention de se complaire plus longtemps dans son malheur, ni dans l'envie de se crever qui lui venait dès qu'il croisait son reflet quelque part.

Seulement il fallait bien commencer quelque part. Pour grimper, on était obligé de partir du bas, même si c'était en-dessous du zéro. Il était déterminé à y parvenir et pour cela, tous les moyens étaient bons. Ce n'était pas grave si l'aide qu'ils trouvaient ne lui était pas destinée, du moment que les travaux pouvaient voir le jour, n'est-ce pas ? Pour avancer, il leur fallait une baraque digne de ce nom. Que ceux qui participeraient le fassent pour Eileen, pour Asher, ou pour les deux, n'avait aucune forme d'importance.

La pièce semblait être tombée du bon côté. Eileen ne s'énerva pas. Elle ne décida pas d'argumenter contre sa proposition. Pourtant, quelque chose n'allait pas. Asher en était certain. Il le sentait au niveau de son estomac qui se tordait, de ses épaules qui se nouaient...

Le silence, bien que court, avait été trop profond. Eileen avait fermé son carnet trop vite. Elle lui paraissait trop distante, quand bien même elle se tournait vers lui pour répondre. Son sourire ne lui montait pas jusqu'aux yeux. Sa voix était trop calme, comme si elle avait cherché à en gommer les aspérités.

Et tout cela était arrivé sans qu'il comprenne pourquoi. Était-ce à cause du manque d'enthousiasme dont il avait accidentellement fait preuve ? Cachait-elle ce qu'elle pensait vraiment au sujet de la dernière des réflexions qu'il lui avait faite? L'avait-elle en réalité mal prise ?

Subitement, il avait l'impression qu'il ne l'atteignait plus vraiment. Cette sensation le terrorisait autant qu'elle lui filait la nausée.

Est-ce que ça a déjà commencé ?
Est-ce que j'échoue déjà ?

"... Est-ce que... Est-ce qu'on pourrait tout de même voir avec Tayysan d'abord ? Elle doit avoir les compétences pour nous dire ce qui peut encore tenir ou non un moment debout, non ? Je... je préfèrerais."

Il garda le silence un instant, déjà parce qu'il avait une énorme boule dans la gorge et que c'était difficile de parler en ces circonstances, ensuite parce qu'il essayait de réfléchir malgré la panique qui était à deux doigts de l'envahir à nouveau.

Si ça n'avait tenu qu'à Asher, ce dernier aurait préféré prévenir tout de suite l'ensemble des personnes dont ils allaient avoir besoin. L'idée d'aborder Zeb lui foutait une pression phénoménale et lorsqu'il avait la pression, il avait tendance à vouloir s'en débarrasser aussi rapidement que possible plutôt que de faire durer. Repousser à plus tard lui paraissait être une perte de temps autant que d'énergie. Cependant, il comprenait très bien que sa frangine puisse être mal à l'aise à l'idée d'impliquer immédiatement un pirate inconnu. Elle venait d'arriver, après tout. Il était normal qu'elle soit plus à l'aise à l'idée d'aborder quelqu'un qu'elle connaissait déjà, et avec qui elle était en bons termes. Il était évident qu'Asher ne pouvait lui refuser un truc pareil.

"... Eileen..."

Ce n'était pas exactement ce qu'il avait prévu dire au départ. Asher fixait sa cadette l'air complètement défait. Il ne contenait son affolement qu'avec difficulté.

"...Et puis, si les murs et le toit tiennent, on peut se contenter d'un lit, d'une table et de deux chaises pour le moment. Ca, elle sait faire, c'est sûr. On pourra toujours l'aider à trouver et transporter le bois depuis la Jungle..."

... Non. Juste, non. Ca n'allait pas se passer comme ça. Ca ne pouvait pas se passer comme ça. Elle ne pouvait pas croire que c'était ce qu'il avait imaginé voir arriver. Il espérait qu'elle ne s'était pas dit un truc pareil, qu'elle n'avait pas interprété son comportement de cette façon.

Et quand bien même ça n'aurait rien à voir avec lui, il refusait qu'elle se bride et envisage de vivre, même "pour le moment", dans un entrepôt moisi garni de deux lits et de chaises.

"Eileen." répéta t-il, un peu plus sûr de lui. Puis il passa une main au dessus de l'épaule de la jeune femme, tandis qu'il faisait de son mieux pour ignorer sa peur perpétuelle du rejet, et de faire un geste ou de dire un mot de trop.

"Si tu veux que Tayysan vienne en premier, alors elle viendra en premier. On y verra déjà un peu plus clair avec son avis. Mais va pas croire que je vais te laisser t'en tirer avec tes deux lits et deux chaises... Je sais pas encore exactement ce qu'il est possible de faire, mais cet endroit ne restera pas un entrepôt. Cette histoire de cuisine avec cheminée était pas une option. Il faut les pièces de base, et deux chambres. Ca demandera ce que ça demandera, mais on y arrivera d'une manière ou d'une autre. Même si on doit tout apprendre sur le tas."

Pourquoi aurait-il fallu qu'Eileen vive avec moins que ce que les autres pirates du Port avaient, hein ? Ca n'arriverait pas, point. Même s'il devait bosser comme un acharné pour être en mesure de marchander (quitte à ce qu'on lui fasse payer dix fois le prix standard sous prétexte qu'Asher était lui-même), il le ferait. De véritables travaux auraient lieu, ou bien il iraient vivre ailleurs. Ce n'était pas négociable.

"... Mais s'il te plaît, quand ça deviendra nécessaire, laisse moi tenter d'aller parler à Zeb. On galèrera beaucoup moins s'il est dans le coin. Je veux essayer de le convaincre, même s'il sera pas forcément très content de me voir. Ca te va si on fait comme ça ?"

Il pressait fermement son épaule en guise de soutien, et sans doute aussi parce qu'il avait peur de la sentir encore s'éloigner de lui.

Il aurait été ridicule de penser qu'elle pouvait cacher quoi que ce fut à son aîné. Evidemment, qu'il avait compris à l'instant où elle avait tourné la tête vers lui que quelque chose n'allait pas. Elle pouvait le voir alors qu'il la regardait l'air interdit, comme si elle allait à nouveau lui proposer des énormités.

La jeune femme fut incapable de cacher son hésitation alors qu'elle mentionnait Tayysan. Elle serait effectivement plus à l'aise s'ils contactaient l'Artisane en premier lieu, mais elle n'était à présent pas certaine de pouvoir le dire. Elle avait déjà l'impression de trop en demander, quand on lui soutenait que l'autre personne était bien plus adéquate à plusieurs niveaux. Surtout au vu de ses exigences ridicules.

"... Eileen..."

Voilà. Il allait lui dire que c'était impossible, que c'était une idée stupide, qu'elle ne pouvait pas demander le beurre et l'argent du beurre. C'était certain. Ce fut ces pensées chaotiques qui l'amenèrent à proposer quelque chose de beaucoup plus terre-à-terre, qu'elle savait à la portée de l'ancienne cheffe des Artisans du Grand Arbre. Après tout, si elle n'abusait pas, ils pourraient sûrement y arriver, non ? Il n'aurait pas besoin de se forcer, comme ça... Il accepterait peut-être de la garder auprès de lui, si elle se montrait plus réaliste ? Elle n'osait même plus le regarder, de peur de lire dans son regard une déception qu'elle n'aurait pas pu souffrir.

Toute la détermination qu'elle avait pu éprouver jusqu'à présent s'en était allée, remplacée par une insécurité flagrante. Elle aurait pu se demander ce qu'il s'était passé, si elle ne savait pas parfaitement ce qu'il en était : elle s'était surestimée, à bien des niveaux, sa personne et ses capacités et à présent qu'elle était mise devant le fait accompli, elle craquait.

Je n'y arriverai pas.

"Eileen."

Elle aurait dû réfléchir mieux que ça, retourner au Grand Arbre avec tout le monde et préparer le terrain, analyser les relations, ce dont il était question exactement, espionner les interactions de son aîné plutôt que de poser des questions à des gens qui ne le connaissaient pas si bien que ça et qui...

La main sur son épaule la fit sursauter doucement et elle tourna un regard embué sur son frangin. Cependant, elle se blottit presque aussitôt dans l'étreinte qu'il lui offrait. Même si elle était trop bouleversée pour comprendre exactement pourquoi elle y avait droit.

Une fois de plus, elle l'écouta en silence, sans bouger, la tête posée sur son épaule. Voilà qu'il lui disait finalement que oui, tout était possible, qu'ils feraient ce qu'il faudrait. Elle ne comprenait plus rien et elle n'aimait vraiment pas ça. Plus que toute l'incompréhension de cette situation (quel avait été le problème initial, alors ?), elle avait l'impression de ne pas comprendre son frère. Et elle détestait cela. Et si elle ne l'avait jamais vraiment compris ? Et si elle avait mal interprété tout ce qu'elle avait vu depuis le Givre, tout ce qu'elle avait entendu, tout ce qui avait amené à cette scène ?

Et s'il n'était pas si heureux que ça de son arrivée ? Oh, il avait dit le contraire, bien sûr, à plusieurs reprises, mais c'était facile de dire quelque chose puis son contraire... la preuve.

Eileen sentit l'étreinte d'Asher se resserrer et elle passa ses bras autour de son torse pour le serrer contre elle, alors qu'elle luttait contre sa gorge sèche et ses larmes. Elle resta silencieuse un moment, avant de se décider à jouer cartes sur table.

"...Je ne comprends pas." Ce simple constat était assez déroutant en soi : il était rare que la jeune Irlandaise ne comprenne pas quelque chose. "Tu n'avais pas l'air... content, tout à l'heure. A l'idée de faire tout ça, de contacter ces gens. Et d'un coup, tu... Je ne veux pas t'obliger à... Je veux t'aider, je ne veux pas être un poids pour toi."

L'émotion l'empêchait de se rendre plus intelligible que cela, mais l'essentiel était passé. Elle savait qu'elle était à deux doigts de se remettre à pleurer, comme plus tôt. Sauf qu'elle ne voulait pas. Elle l'avait assez fait pour aujourd'hui. Assez pour une vie entière, si on lui demandait son avis.

Sentir Eileen s'écraser dans ses bras de son plein gré lui procura un soulagement, une détente immédiate. Il se rendait compte qu'il avait réellement eu peur qu'elle se mette en colère, qu'elle lui reproche son comportement, et qu'elle refuse de ce fait une proximité qu'elle aurait pu ne pas trouver réconfortante du tout.

C'était très certainement cette terreur qu'il avait d'être une déception pour sa sœur qui s'exprimait. Elle constatait désormais la profondeur de la déchéance dans laquelle il avait sombré. De là à ce qu'elle perde espoir en lui, la distance était-elle si importante ?

Il ne pouvait pas répondre à cette question. Il savait qu'il n'était pas assez objectif.

Il poussa un faible soupir avant d'exprimer son avis sur la question des prochaines étapes qu'il leur fallait accomplir. Ce faisant il gardait un œil sur Eileen, inquiet de constater qu'elle ne paraissait pas se sentir beaucoup mieux malgré ses tentatives pour se montrer plus énergique et plus rassurant. Le couperet tomba finalement :

"...Je ne comprends pas."

... Merde. Il détestait quand ce genre de trucs arrivaient, d'autant qu'il n'avait jamais eu ce problème avec Eilish par le passé. Il n'aimait pas du tout que ça soit en train de se passer. Ca ne faisait que prouver combien ils s'étaient éloignés l'un de l'autre, pendant tout ce temps. Ca lui rappelait qu'il n'était plus le même, et qu'il n'était pas certain d'être jamais capable de se retrouver, qu'importe combien il essayait.

Il avait pourtant eu l'impression de ne rien dire de très ambigu, mais il se rendait bien compte que ses réactions, sa panique involontaire notamment, pouvaient aisément être mal interprétées. Il oublia quelques secondes de respirer, comme il se concentrait à fond sur ce qu'elle racontait pour saisir à quel moment elle avait cessé de le suivre.

"Je veux t'aider, je ne veux pas être un poids pour toi.
- Dis pas ça. Pense pas des choses pareilles, ça pourrait pas être plus faux. Sans toi, c'était le néant. C'est lui qui m'écrase. Toi, tu me permets de vivre. Ca a toujours été, et ça changera jamais."

Sa réponse avait été terriblement spontanée. Asher n'en revenait réellement pas qu'Eileen put penser qu'il ressentait sa présence comme une nuisance. C'était absurde. Le seul des deux dont le statut et le comportement risquait de peser sur l'autre, c'était lui. Il s'être promis de faire son possible pour minimiser les dégâts, mais vraisemblablement il avait déjà réussi à se foirer.

Oui, il avait la pression, parce qu'il craignait de ne pas être à la hauteur et de contribuer à la rendre malheureuse, mais du strict point de vue de comment il se sentait, sans considérer le sujet d'Eileen qui pour lui était pourtant absolument prioritaire... Est-ce qu'avoir cette pression était pire qu'avant ?

Pas franchement. C'était surtout différent. Des choses allaient changer. Ca faisait peur. Ca pouvait aller vers du mieux. Il espérait que ça n'irait pas vers du pire. Si ça arrivait, ça serait sa faute à lui, pas celle d'Eileen. Et puis malgré ses peurs affreuses, ainsi qu'il le lui avait déjà expliqué, il gardait l'impression de vivre un rêve complètement fou. Seulement, c'était très difficile pour lui d'être heureux plus de trois secondes d'affilée, même lorsqu'il obtenait le seul truc qu'il aurait encore pu vouloir dans sa vie.

Tout était toujours beaucoup plus facile dans les vrais rêves que dans la réalité lorsqu'elle les exauçait.

Il poussa un gros soupir et plongea le bas de son visage dans sa paume tandis qu'il se concentrait sur les précédentes questions sous-entendues. Elle avait effectivement mal interprété son comportement, et il n'aurait probablement pas dû s'en étonner. Elle ne l'avait jamais vu dans cet état. Il fallait sans doute qu'il lui explique, même s'il rechignait à le faire. Il aurait voulu lui épargner ça. Mais s'il était incapable de mieux faire semblant, et si ça devait causer des malentendus, alors ça n'était pas acceptable.

"C'est pas que j'étais pas content... En vrai je pensais à contacter Zeb avant même qu'on en parle. Tayysan m'avait échappé, mais c'est une bonne idée aussi. J'étais juste vraiment plus à l'aise à l'idée de constater sur qui et sur quoi on pourrait compter, pour en tirer le meilleur parti ensuite. T'as commencé à lister toutes ces idées et... J'ai. Je sais pas, j'ai juste eu peur. Je suis plus capable de faire des plans, d'avoir des envies aussi spécifiques. J'ai même pas l'impression d'en avoir le droit. Je me suis senti largué, incapable de suivre, alors que je veux y arriver. J'suis trop loin de tout ça. J'ai pris l'habitude de prendre ce qu'on me laissait, et tout le monde trouve que c'est normal. Moi le premier, j'imagine. Je sais que c'est pas ce que tu veux entendre et je suis pas en train de dire que les choses doivent être comme ça. J'essaie de rationnaliser, je veux vraiment y arriver, mais ce que je ressens suis pas, alors c'est pas simple."

Il avait désormais les larmes aux yeux et l'impression d'avoir un gros truc coincé dans la gorge, mais il continua quand même.

"On laisse pas les bermudons et les sans-ombres qui arrivent dormir à la rue alors en soi y a aucune raison qu'on te loge pas toi dans un truc décent. On va pas te traiter comme on me traite moi. J'ai vraiment perdu l'habitude de penser avec des standards normaux, je suppose. je suis désolé Eileen. Je voudrais que ça soit plus facile, mais ça va prendre du temps. Je veux y arriver, mais c'est dur. Je veux vraiment y arriver... Crois-moi s'il te plaît. Je sais que ça en donne pas l'air mais c'est vrai."

Il s'était promis de garder la face, mais souvent dès lors qu'il se mettait à parler de cette manière, il finissait par perdre le contrôle de ses émotions, à commencer par le ton de sa voix qui devenait plus contrasté et perclus d'artefacts frémissants.

Enfin, il leva les yeux au plafond pour constater les beaucoup trop de mètres qu'ils avaient au-dessus de la tête. En vérité, dans un bâtiment pareil, un étage n'aurait franchement pas été du luxe. Eileen aurait sans doute mieux fait de chercher à se loger par elle-même plutôt que de tenter de faire quelque chose de cet endroit pourri. Elle aurait probablement eu plus de facilités à se dégotter un lieu de vie décent, et puis il aurait pu la suivre, ça n'était pas le souci. Là, sa mauvaise réputation risquait vraiment de leur jouer un sale tour. Aurait-il dû lui soumettre cette option ou bien risquait-elle de la refuser avec véhémence ?

"... En vrai, j'espère qu'on pourra faire ce que t'as dit. Sinon ça va vraiment faire haut de plafond."

C'était probablement la phrase de trop. Ca rendait cette constatation trop concrète et avec elle, le constat du ridicule de sa situation. Il se mordit la lèvre et grimaça pour tenter de ne pas chialer bruyamment une fois supplémentaire, mais les larmes coulaient quand même.

Dans la tempête d'émotions qui la submergeait et qu'elle se détestait d'être incapable de contrôler, l'éteinte de son frère faisait office de rocher apprécié. Comme toujours. En ce monde, c'était la seule certitude qu'Eileen possédait. Et l'idée que l'inverse ne soit pas vrai, qu'elle soit une source de problème pour son aîné, la rendait aussitôt extrêmement vulnérable. Parce que ça ne devait jamais arriver, ou elle aurait la sensation d'avoir failli à son devoir de sœur.

Admettre qu'elle ne comprenait pas ce qu'il venait de dire, c'était déjà trop, à son sens. Pourtant, il fallait bien qu'elle prenne sur elle et qu'elle le fasse. Sinon, l'incompréhension amènerait aux disputes, et à des séparations amères dont elle ne voulait aucunement.

Il y en avait déjà trop eu.

Ses émotions en pagaille la firent sûrement parler plus que ce dont elle avait initialement l'intention, même si elle n'était pas capable de finir ses phrases. Elle aurait préféré qu'Asher n'ait pas accès à ses pensées-là, parce qu'elle savait qu'elle lui mettait déjà beaucoup de poids sur les épaules en le forçant à se reconstruire... même si c'était pour son bien. Elle lui avait déjà avoué avoir besoin de lui, lui avait demandé de ne pas l'abandonner... Mais c'était encore autre chose.

Cependant, la réponse de son aîné fut immédiate, et avec celle-ci Eileen sentit un poids lui alléger le cœur en même temps qu'un autre -tout aussi important, mais moins angoissant pour le moment- lui tombait sur les épaules.

"Sans toi, c'était le néant. C'est lui qui m'écrase. Toi, tu me permets de vivre. Ca a toujours été, et ça changera jamais."

Sa respiration se bloqua un instant et ses yeux s'emplirent d'eau instantanément. Sans un mot, la jeune femme resserra encore son étreinte, ne faisant pas confiance à sa voix sur le moment. Mais elle voulait le lui faire comprendre. Qu'elle était là, et qu'à partir de maintenant elle serait pour toujours à ses côtés. Qu'il était hors de question qu'elle le laisse à nouveau seul. Plus jamais.

Peut-être aurait-elle fini par le mettre en mots, si Asher n'avait pas repris la parole pour répondre à ses interrogations sous-entendues. Elle l'écouta religieusement, sans bouger, blottie dans l'étreinte de son aîné comme dans un agréable cocon. Elle respirait son odeur et même la légère senteur d'alcool qu'elle détectait ne parvenait pas à lui ôter ce sentiment de quasi-plénitude. La tempête de ses émotions se calmait au fur et à mesure et elle parvenait à entendre ce que lui disait Asher avec un peu plus de sérénité. Ce qui lui permettait également d'analyser plus efficacement ce qu'il disait et ce qu'elle ressentait.

Elle ne savait pas ce que c'était, que d'être en dépression profonde. Elle pouvait en constater les effets en observant l'image que son frère renvoyait, mais elle ne pouvait pas se mettre à sa place, comprendre ce qu'il se passait dans sa tête. En temps normal, faire de tels plans ne leur aurait jamais paru si excessif... C'était bien pour cela qu'elle se l'était permis.

Il la connaissait bien. Sans même avoir accès aux expressions de son visage il était capable de savoir qu'elle n'appréciait pas tout ce qu'elle entendait. Pourtant, elle était bien plus raisonnable qu'il ne le pensait mais... elle aurait dû le savoir, qu'il attendrait trop de lui-même.

Eileen le serra à nouveau doucement dans ses bras tandis qu'elle entendait sa voix se faire un peu plus cassée, comme s'il avait la gorge nouée. Ce n'était pas très étonnant, lui qui avait toujours tant de mal à mettre en mots ses émotions, et elle était un peu désolée de lui demander cet effort, mais elle n'avait pas réussi à faire autrement. C'était un constat d'échec, de ceux qu'elle aimerait ne pas réitérer... mais pour le moment, ils en avaient besoin.

"Je suis désolé Eileen. Je voudrais que ça soit plus facile, mais ça va prendre du temps. Je veux y arriver, mais c'est dur. Je veux vraiment y arriver... Crois-moi s'il te plaît. Je sais que ça en donne pas l'air mais c'est vrai.
-Bien sûr que je te crois."

Elle s'était retenue de parler jusque là, mais elle ne pouvait pas le laisser penser plus longtemps qu'elle n'avait pas l'impression qu'il faisait des efforts. L'idée la révoltait tant qu'elle n'avait pas pu s'empêcher de lui répondre avec véhémence. Elle se calma cependant aussitôt, tâchant de ne pas se laisse emporter à nouveau. Juste assez longtemps pour que son frère laisse échapper une dernière réplique.

"... En vrai, j'espère qu'on pourra faire ce que t'as dit. Sinon ça va vraiment faire haut de plafond."

Au contraire de son aîné, cette remarque arracha à Eileen un très léger éclat de rire. Sa tempête personnelle était passée. Pour combien de temps, elle ne saurait le dire avec exactitude, mais elle avait l'esprit plus clair concernant un certain nombre de choses, ce qui était déjà un bon début. Elle se redressa doucement -sans pour autant quitter totalement son étreinte- en répondant.

"Et au vu de nos hauteurs respectives, ce n'est pas peu dire..."

Peut-être parce qu'elle n'était pas encore habituée à voir le monde de si haut, la jeune femme trouvait la réplique de son frangin particulièrement comique. Mais elle réalisa rapidement qu'il n'en était pas de même pour lui. Observant son visage en silence, elle lui fit un sourire en levant la main pour la poser sur sa joue mouillée et essuyer les larmes à sa portée d'un pouce tendre.

"Merci d'avoir pris sur toi pour m'expliquer tout ça, Deartháir Mór. Je sais que ce n'est pas facile pour toi. Le souci c'est que..." Elle soupira. Se faire ce constat était déjà un échec en soi, mais l'énoncer à voix haute lui paraissait encore plus douloureux. "...Je ne sais pas ce que tu ressens. Je ne peux pas me mettre à ta place, même avec la meilleure volonté du monde. Et... je n'arrive pas à lire tes émotions aussi bien qu'avant."

Elle enchaîna avant qu'il ait le temps de répondre ou de s'attrister plus qu'il ne le devrait.

"Pas parce qu'on est moins proches, ou tout autre bêtise complètement fausse à laquelle tu peux penser. Mais parce que tu ne vas pas bien. Et tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais quand je te regarde, c'est tout ce que je vois, sous ton masque de mauvaise humeur constante."

Elle essayait vaguement de garder un ton un peu plus joyeux que la normale, mais ce n'était pas si facile.

"J'ai besoin... Je vais avoir besoin que tu me dises ce que tu ressens. Même si tu penses que c'est difficile à entendre, même si tu crois que ça peut me blesser. Parce que ça ne me blessera jamais autant que de mal interpréter et d'avoir l'impression que tu t'éloignes de moi. Je veux être là pour toi, je veux t'aider à remonter la pente, je veux pouvoir à nouveau lire autre chose qu'un abîme de détresse et de malheur dans tes yeux."

Cela ne lui faisait pas plaisir, de le dire ainsi, mais elle avait la sensation qu'il le fallait. Un nouvel abcès à crever, probablement.

"Evidemment que ça va prendre du temps, nous le savons tous les deux. Mais nous avons tout le temps du monde, à présent. Jamais je ne te demanderai quelque chose d'aussi impossible que de surmonter en quelques jours ce qui t'assomme depuis des années." Un maigre sourire désabusé associé à une nouvelle tentative d'humour. "Je ne suis pas assez narcissique pour penser que ma simple présence ait ce genre de pouvoir. Mais j'ai besoin de pouvoir me rendre utile. Et de savoir que je ne suis pas en train d'empirer les choses par excès de bon vouloir."

Comme elle avait pu le faire quelques instants auparavant.

"Et si je ne peux pas le lire dans ton regard, j'ai besoin que tu me le montres autrement. Si tu n'as pas envie de le dire, on peut imaginer un geste, un code, ce que tu veux. Quelque chose que tu pourras faire quand tu as la sensation que c'est trop pour toi, que tu as besoin d'une pause, d'un moment pour réfléchir, intégrer ou que ce n'est tout simplement pas possible. Et je le verrai. Je saurai, et j'attendrai. A tes côtés. Tout le temps qu'il faudra." Une nouvelle pause, le temps de plonger son regard vert dans le sien. "Parce que tu mérites tellement, tellement plus que ce que tu t'autorises à avoir. Tout le monde a droit au bonheur, Deartháir Mór, toi y compris."

Toi plus que les autres, se contenta-t-elle de penser, sachant pertinemment qu'il ne la croirait pas.

"Et au vu de nos hauteurs respectives, ce n'est pas peu dire..."

Un son de gorge ambigu lui échappa. Il y eut un bref instant durant lequel Asher n'était pas certain de savoir s'il avait envie - et s'il était en train - de rire, de sangloter, ou bien les deux simultanément. Ce qui était sûr, c'était qu'il était à deux doigts de craquer une fois supplémentaire, et qu'il détestait ça. S'expliquer lui avait demandé beaucoup trop d'énergie. Il avait épuisé son peu de réserves émotionnelles reconstituées.

Les discussions à cœur ouvert ne l'effrayaient pas tant, en règle générale, tant qu'il n'était pas question d'aborder des sujets foutrement gênants - auquel cas Asher pouvait rapidement devenir moins éloquent. A petite dose et avec des gens pour qui il éprouvait de l'intérêt, il était même capable d'apprécier ce type d'échanges. Il avait toujours mieux maîtrisé les conversations sérieuses et importantes qu'à peu près tout le reste de ce qui pouvait être discuté. Même lorsqu'il avait encore des centres d'intérêts, il trouvait mystérieusement plus gênant de les partager que de traiter de sujets plus profonds. Parfois il ne voyait simplement pas l'utilité d'en débattre. Et c'était sans compter toutes ces fois où il avait roulé des yeux intérieurement parce que les gens l'emmerdaient à ouvrir leur gueule pour le principe de le faire, quitte à sortir des banalités dont absolument personne n'aurait pu rien avoir à cirer.

C'était d'Eilish dont il s'agissait. Il n'avait jamais eu aucun mal à lui parler, même si ce n'était pas le mode de communication qu'ils favorisaient le plus souvent. Asher était en terrain connu.

Sauf que ça faisait partie de ces fois où ça devenait beaucoup plus difficile que ça n'aurait dû l'être, parce que ses émotions étaient trop lourdes, trop emmêlées, trop douloureuses, trop dures à regarder en face. Il était dans la réaction à chaud, il ne maîtrisait rien, il se contentait de subir ses propres humeurs sans forcément les comprendre complètement.

Prendre le recul nécessaire pour analyser son coup de panique et pour pouvoir l'expliquer à Eileen lui avait demandé un effort immense. Les mots n'avaient pas eu le côté cathartique qu'ils avaient généralement quand il décidait d'en faire usage. Cette fois-ci, ils faisaient juste mal.

Finalement, ce furent les larmes qui gagnèrent. Alors qu'Asher faisait de son mieux pour les rendre silencieuses, Eileen posa la main sur sa joue. Ce contact et les mots qu'elle lui adressa presque immédiatement l'amenèrent à baisser la tête pour la regarder dans les yeux.

Elle avait l'air apaisée. C'était bien. Il avait au moins réussi un truc, même s'il se sentait trop fragile et qu'il ne voulait pas être dans cet état. Ca ne ferait rien avancer. Il voulait être efficace, pas se contenter d'être une foutue serpillière constamment éplorée.

"...Je ne sais pas ce que tu ressens. Je ne peux pas me mettre à ta place, même avec la meilleure volonté du monde. Et... je n'arrive pas à lire tes émotions aussi bien qu'avant."

Un éclat de douleur passa dans les yeux d'Asher. Il n'aimait pas entendre ça. Il se sentait aussi vaguement coupable, à tel point qu'il faillit s'excuser sans même être certain de savoir pourquoi il avait envie de le faire. Ca tenait à plein de trucs, ce qu'elle racontait là. Déjà, il avait changé, et pas en bien. Ensuite il était complètement en surchauffe depuis tout à l'heure. C'était typiquement le genre de moments où il foirait parce qu'il avait l'impression d'être explicite alors que ce n'était pas le cas. Enfin, ii y avait une part d'actions conscientes.

Depuis leurs retrouvailles en pleine tempête de Givre, Asher avait passé son temps à minimiser ses problèmes lorsqu'il était avec sa frangine. Pour sa défense, la différence d'âge l'avait demandé. Si brillante et mature qu'elle fut, Eilish restait une enfant de huit ans et il aurait été tout simplement hors de question qu'il fasse peser sur ses épaules le drame existentiel d'un trentenaire complètement brisé. A son goût, il n'avait pas suffisamment bien réussi à masquer ses émotions, justement. Il n'avait jamais su faire.

Mais maintenant, elle était adulte. C'était évident qu'elle allait se rendre compte de plus de choses et qu'il ne pouvait pas non plus continuer à se comporter avec elle comme il l'avait fait avant.

Il n'y avait pas que ça qui l'avait poussé à se montrer aussi émotionnellement pudique que possible. Il refusait qu'elle subisse son malheur de plein fouet. Asher le lui avait dit : il ne voulait pas qu'elle le traîne comme un boulet à sa cheville. Elle allait en avoir bien suffisamment sur les épaules sans qu'il lui en rajoute trois couches supplémentaires avec ses états d'âme foireux.

... C'était ce qu'il s'était dit. Il pensait avoir adopté la bonne attitude : être honnête avec elle et ne rien lui cacher, mais ne pas non plus l'affliger lorsqu'il pouvait l'éviter. Désormais il n'en était plus aussi certain. Il était profondément confus. Qu'aurait-il dû faire, alors ? Que voulait-elle qu'il fasse ? Son but n'était pas de se montrer contrariant, c'était même l'inverse. Il voulait juste faire de son mieux, mais il ne comprenait plus comment faire.

"...Mais parce que tu ne vas pas bien. Et tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais quand je te regarde, c'est tout ce que je vois, sous ton masque de mauvaise humeur constante."

S'il n'avait pas déjà été en train de chialer, ça serait sans doute arrivé à ce moment là. Il fallut qu'il se fasse violence pour ne pas gémir. Asher savait qu'il n'allait pas bien. C'était même un sacré euphémisme. Mais entendre ce constat formulé en des termes aussi simples, avoir ce regard extérieur sur la situation, comprendre le point auquel ça pouvait se voir sur sa gueule... Tout ça alimentait une émotion qui venait par des canaux inhabituels, et donc plus sensibles.

Il avait pris l'habitude de se dire qu'il n'en avait plus rien à cirer. Ni de son propre état, ni de l'avis des autres. Mais dans le fond, sans que ça soit complètement faux, ça n'avait jamais été complètement vrai non plus, n'est-ce pas ?

"J'ai besoin... Je vais avoir besoin que tu me dises ce que tu ressens. Même si tu penses que c'est difficile à entendre, même si tu crois que ça peut me blesser. Parce que ça ne me blessera jamais autant que de mal interpréter et d'avoir l'impression que tu t'éloignes de moi.

Un coup d'œil aussi fatigué que peu confiant vers le bas. Il comprenait très bien ce qu'elle voulait dire. Ne partageait-il pas des peurs très similaires, après tout ? Le souci, c'est que si ce genre de situations devait arriver trop souvent, il allait finir par ne plus y arriver. Extraire tout ça de lui alors qu'il pour moitié en train d'imploser, pour moitié en train de s'empêtrer dans son propre cerveau, n'était pas quelque chose qu'il était certain d'être capable de faire tout le temps.

"Je suis désolé si je t'ai donné cette impression. C'était pas volontaire."

Car en soi, pour le coup, il n'avait vraiment pas fait exprès d'être aussi sibyllin qu'elle semblait l'avoir trouvé. Il avait tenté de la briefer aussi honnêtement qu'il en avait été capable sur l'état de cet endroit et sur son propre état. Lorsqu'ils avaient parlé marche à suivre, il avait eu l'impression de lui avoir donné le fond de sa pensée - exception faite du moment de sa fameuse perte de sang-froid. Et là il aurait eu du mal à lui expliquer ce qu'il se passait dans sa tête alors que le carambolage était en train d'arriver et qu'il n'était pas encore arrivé à tirer de conclusion. Quand la conclusion était venue, il la lui avait donnée sans attendre.

Elle était désormais en train de lui reconfirmer quelque chose qu'elle avait assuré précédemment : elle savait qu'il essayait. Elle savait que ça allait être long. Asher n'aimait pas ça. Il aurait voulu rétablir la situation aussi rapidement que possible afin de satisfaire les espoirs de sa sœur et de donner du sens au choix qu'elle avait fait. Mais ça n'était tout simplement pas possible. Ca ne marchait pas comme ça. Ca le rassurait tout de même un peu de constater la patience qu'elle semblait prête à déployer. Les épreuves qu'il avait devant lui devenaient à ses yeux un tout petit peu moins insurmontables qu'avant.

"Je ne suis pas assez narcissique pour penser que ma simple présence ait ce genre de pouvoir. Mais j'ai besoin de pouvoir me rendre utile. Et de savoir que je ne suis pas en train d'empirer les choses par excès de bon vouloir."

Il entendait, il comprenait, mais ça avait quand même du mal à rentrer, si bien qu'il eut brièvement le regard un peu vitreux. Il avait du mal à se convaincre qu'Eileen fut capable d'empirer quoique ce fut pour lui, même par excès de bon vouloir. Il la tenait en trop haute estime pour ça, et puis il avait l'impression qu'il trouverait le moyen d'aller mal quoiqu'il arrive si bien que ça ne changeait pas grand chose. C'était excessivement difficile pour lui d'essayer de se concentrer sur ses besoins, et d'accepter l'idée qu'il avait justement besoin qu'on ne le bouscule pas trop fort dans des directions qu'il ne se sentait pas (encore) prêt à suivre.

"Si tu n'as pas envie de le dire, on peut imaginer un geste, un code, ce que tu veux. Quelque chose que tu pourras faire quand tu as la sensation que c'est trop pour toi, que tu as besoin d'une pause, d'un moment pour réfléchir, intégrer ou que ce n'est tout simplement pas possible. Et je le verrais. Je saurais, et j'attendrais. A tes côtés. Tout le temps qu'il faudra."

Un véritable soupir de soulagement mêlé aux larmes. Si cette option là existait, peut-être qu'il allait y arriver, finalement. C'était plus réaliste que de penser qu'il serait capable de faire le tri dans sa tête et de s'expliquer en détails à chaque fois, le tout sans s'épuiser avant l'heure.

Parce que tu mérites tellement, tellement plus que ce que tu t'autorises à avoir. Tout le monde a droit au bonheur, Deartháir Mór, toi y compris.

Il baissa la tête. C'était encore une phrase qui amenait trop d'émotion et cette fois-ci, ça touchait à un sujet sur lequel il allait être très difficile de convaincre son for intérieur de se ranger à l'avis d'Eileen. Dur pour lui de croire qu'il méritait encore quoique ce fut. On l'avait jeté de tous les endroits auxquels il avait appartenu, et que ça ait été sur la base de bonnes justifications ou non, ça avait laissé en lui des marques indélébiles.

Et puis il restait un meurtrier, peu importe comment on le voyait. Un meurtrier qui ne regrettait qu'à moitié son crime, en plus. Ainsi qu'il s'en était souvent fait la réflexion : s'il avait dû le refaire, il l'aurait refait, quand bien même il aurait voulu pouvoir changer la direction qu'avait accidentellement pris sa lame.

"... Va vraisemblablement pas trop falloir tarder à mettre en place ce signe, hein...?" trouva t-il à répondre pour tenter d'esquiver l'écueil qu'il voyait arriver. Sa voix sortait à peine. Il se força à relever les yeux pour regarder sa sœur en même temps qu'il ajoutait :

"Mais il faut aussi que tu me le dises, si je te laisse à nouveau ce genre d'impressions et que je donne pas l'air de vouloir expliciter, d'accord ? Comme tu viens de le faire là. Parce que je sais pas si je vais forcément m'en rendre compte. Je crois que j'ai un peu trop le nez dans le guidon pour ça."

Qu'il n'ait toujours pas éclaté en sanglots à ce stade était en soi une sorte de miracle. Mais ça pouvait encore arriver à tout moment. Pour l'instant, il avait surtout envie de faire un énorme câlin à sa frangine, ce qui arriva en même temps qu'il glissait son nez dans ses cheveux.