L’Hiver s’éloignait doucement. Ce n’était pas aussi instantané que lorsque la Canicule avait laissé place à la Pluie. Le redoux était plus progressif, sensation de normalité qui devenait anormale dans ce pays où rien ne tournait jamais rond. Dawn redoutait le normal. Elle ne voulait pas s’habituer, trouver une routine, s’accoutumer.

Et pourtant, ce n’était pas la première fois qu’une voix étouffée sortait de ce tipi de fortune, posé à l’abri des arbres, à l’orée d’une clairière de taille raisonnable déjà envahie d’herbe verte -l’avantage d’être située dans l’une des régions les plus chaudes du pays de Jamais.

« As ucht Dé, Alsyd ! Pousse-toi, gros tas de poils. »

Une sorte de grognement à moitié endormi fut la seule réponse que l’adolescente obtint. Avec un profond soupir, elle poussa la patte qui lui était arrivée en plein visage et entreprit lentement de sortir de l’amas de tissus enchevêtrés qui lui servait de lit depuis… depuis quand exactement ? Quelques jours, quelques semaines ? Peu importait, ici.

D’une main, la rouquine ouvrit la toile qui les séparait de l’extérieur. Un autre grondement et un mouvement brusque de la part de son compagnon d’infortune lui faisait comprendre que la sieste du loup rouge n’était pas terminé. Elle se glissa dehors sans un bruit supplémentaire, secouant la tête avec un léger sourire amusé aux lèvres. Certaines choses ne changeaient pas. Alsyd était déjà comme ça à l’époque où ils dormaient tous les trois sous le Parapluie.

Une fois dehors, la jeune femme s’étira longuement en observant les alentours. La clairière était calme, le cheval de Capricorne parti -tant mieux !- elle ne savait où. En levant le nez vers l’arbre le plus proche, elle pouvait voir une boule de plumes qui grossissait et rapetissait légèrement au rythme d’une respiration calme typique d’un sommeil réparateur. Dawn hocha la tête. Bien. Il en avait besoin.

En silence, elle prit le chemin qui menait vers le petit point d’eau qui lui permettrait de faire un brin de toilette. Les brins d’herbe de la clairière lui chatouillaient les pieds, la faisant sourire doucement. Dawn redoutait la normalité, mais il y avait dans cette scène qui se répétait quelque chose de réconfortant, dont elle avait bien plus besoin qu’elle n’oserait jamais l’avouer.

Accroupie sur la rive d’une rivière non loin, la jeune rousse se passa un peu d’eau sur le visage, finissant de se réveiller. Elle en profita pour se nettoyer un peu, passant de l’eau sur ses bras et ses jambes avant de se relever.

« Ouch ! Ejeet… »

Jetant un œil mauvais à la branche qu’elle venait de se prendre dans la tête en se redressant, Dawn se massait vigoureusement le crâne en rebroussant chemin. La routine ne l’avait pas encore habituée à sa nouvelle taille. Ce n’était pas une mauvaise chose. Même si c’était douloureux quand même.

Le loup rouge n’était toujours pas levé lorsqu’elle revint à leur camp de fortune. Le pompon-plumeau non plus. D’une main glissée dans l’ouverture du tipi, Dawn tira ses chaussures (des sortes de Rangers qu’elle avait piquées au Camp de Réfugiés) et une vieille veste, qu’elle enfila avant de prendre son sac en bandoulière et de partir en direction des bois. Alsyd savait où elle allait, si jamais il se réveillait. C’était toujours la même chose.

Au départ, elle s’était posé plein de questions. Où s’installer, où boire, où manger, comment tenir jusqu’à la fin de cet Hiver glaçant, comment gérer la panique de ne pas avoir réussi son coup. Beaucoup de ces questions avaient été résolues grâce à des amis qu’elle ne pourrait jamais assez remercier. Sindri l’avait beaucoup aidée. Alsyd devait encore reprendre des forces (le froid l’avait terriblement affecté), mais il pensait toujours à elle lors de ses parties de chasse. Son boulot à elle était devenu de trouver baies, fruits et autres denrées alimentaires un peu partout sur les arbres et buissons qui croisaient son chemin au gré de ses balades. Elle avait grandi, s’était volontairement ostracisée, et était passée de Diplomate à Récolteuse. L’ironie n’était pas perdue.

Une fois ses sous-bois habituels explorés, elle essayait toujours de découvrir un nouveau lieu. Quelque chose qu’elle faisait déjà du temps où elle s’assurait de la bonne entente entre Perdus et Natifs. Parfois, elle avait l’impression de s’approcher du Grand Arbre. Elle reconnaissait certains arbres, certains chemins. Elle savait qu’elle pouvait encore y retourner. Elle n’était pas adulte. Elle pourrait. Mais ce constat suscitait autant en elle une colère froide qu’une profonde tristesse. Elle ne pouvait pas. Pas vraiment.

De toute façon, rien ne l’attendait là-bas.

Passant sa main sur ses yeux d’un geste rageur, Dawn continua son chemin, s’enfonçant de plus en plus loin dans les bois. Elle allait mettre un temps fou à rentrer au camp. Tant pis. Il fallait qu’elle s’éloigne.

Avançant d’un pas vif et déterminé (pour ne pas dire qu’elle laissait sa colère écraser l’herbe sous ses pieds dans le maigre espoir de se calmer un peu), il ne lui fallut pas très longtemps pour arriver dans une nouvelle clairière, pleine d’Arbraboufs. Et là, sur le côté, des buissons de baies arc-en-ciel. Il y avait même quelques champumignons. Dawn laissa échapper un gros soupir. Elle allait pouvoir faire quelques provisions dignes de ce nom.

La rouquine s’était avancée en plein milieu de la clairière, tâchant de voir s’il y avait quelques fleurs comestibles qui pourraient plaire à la bestiole à plumes qui était encore en plein convalescence, quand elle entendit un bruit, dans son dos. Subtile, mais présent. Dawn se raidit instantanément. Elle n’avait pas la moindre envie de croiser qui que ce fut. Elle n’aurait pas dû s’aventurer aussi loin de son camp, aussi près de… Trop tard. Il ne lui restait plus qu’à espérer. Elle se retourna.

« Je sais qu’il y a quelqu’un. Je ne suis pas hostile. »

Elle avait appris à ses dépends que sa taille était loin d’être devenue un atout. Pour le moment, du moins. Pour prouver sa bonne foi, elle décida de s’asseoir sur l’herbe, en plein milieu de la clairière. Elle ne distinguait toujours personne, mais elle entendait encore du bruit.

« Je vais rester là, un peu. Si tu veux partir, je ne t’en empêcherai pas. Mais si tu attends que je m’en aille, tu n’es pas au bout de tes peines. J’ai un sac à remplir. »

Au milieu de ses jambes en tailleur, ledit sac était grand ouvert… et presque vide.

Salamandre évidemment est en vadrouille. Élan n’avait pu la retenir, comme d’habitude. Mais cette fois, il n’avait même pas essayé : le Givre avait été une épreuve pour tous, et la Tenace n’y avait pas échappé. Il avait vraiment cru la perdre. Ce n’était pas l’inquiétude qu’elle se blesse dans une de ses équipées, ou qu’elle fasse une mauvaise rencontre. Ce n’était pas l’angoisse latente habituelle, non, c’était un constat : il l’avait bien vu quand Pic et cet autre garçon silencieux l’avaient ramené. Presque partie, presque envolée. Blême, gelée, et a la flamme vacillante. Sans parler des échos de ses ailes, quand elle en avait enfin eu pour cette expédition au Monde Ordinaire.

Salamandre avait changé, subtilement. C’est comme un mur invisible qui s’était évaporé. Quelque chose dans leurs échanges s’est approfondi, et elle admet ouvertement (mais pudiquement) tenir a lui. A quelque chose malheur est bon, c’est ce qu’il essaie de se dire.

Salamandre retrouve la forêt comme une vieille amie perdue de vue. Tout l’émerveille comme au premier jour, tout l’enchante. Elle court, elle bondit, elle revit. Ses retrouvailles avec les bois se font dans l’intimité de sa solitude. C’est chez elle, après tout : elle n’y est jamais seule. Son esprit galope lui aussi, a revivre les rencontres et jeux qu’elle a fait ici. Capucin Farouche, et les autres. Les jumeaux, aussi, même si son cœur n’a toujours pas cicatrisé. Peut-être qu’il ne cicatrisera jamais, ou peut-être que ce n’est qu’une impression.

Elle ne saura que bien plus tard, dans longtemps.

Salamandre vole, bondit, savoure cette joie qui revient progressivement dans sa vie. Mais elle n’a pas oublié les règles fondamentales des escapades en foret. Faire attention aux rencontres, vérifier a qui on a affaire. Alors quand elle entend du bruit non loin, elle s’arrête et en silence se tapit dans un buisson. Un pas après l’autre, faisant le moins de bruit possible, l’enfant s’approche a croupetons pour essayer d’apercevoir qui rode. Ce n’est pas aussi simple qu’elle le voudrait : le buisson est fournit et peu coopératif.

Toi, par contre, tu l’es bien plus. En entendant ta voix, Salamandre se fige. Pas hostile, pas hostile. C’est vite dit : ça pourrait être un piège. Quelque part dans sa caboche, il lui semble que ta voix ne lui est pas tout a fait inconnue. Pas familière, mais pas inconnue. Ou alors elle s'imagine un truc. C'est possible aussi.

Que faire ? Tu reprends la parole et annonces tes intentions. Tu ne sembles pas hostile. Et puis la curiosité naturelle de la gamine la titille : tu cherches un truc ? Tu parles de remplir ton sac, donc oui.

- Tu cherches quoi ?

Elle s’est redressée hors du buisson. Des feuilles et brindilles ornent ça et la sa chevelure de crépuscule, et la petite s’en moque. Ce sont les Grands qui s’énervent pour si peu. Les pauvres, un rien les déstabilise. Ça doit être fatiguant.

- Je m’appelle Salamandre Bleue. Et toi ?

C’est pas poli de poser des questions sans se présenter, Élan le lui a dit. Salamandre est égale a elle-même : imprudente, mais polie.

Oh et puis zut : t’as pas l’air méchante.

Grmbl:

Les bruits s’étaient arrêtés dès qu’elle avait commencé à parler. Dawn retint un sourire : elle était devenue assez bonne à ce jeu-là. La plupart du temps, elle ne rencontrait que des créatures qui fuyaient aussitôt. Quelques-unes étaient assez curieuses pour lui adresser quelques mots, mais elles étaient rares. La plus-tout-à-fait-Perdue, consciente d’être observée (et écoutée) continua ses explications. Non, elle n’allait pas leur faire de mal. Mais elle n’allait pas non plus partir tout de suite. A l’inconnu.e de décider de ce qu’iel voulait faire de ces informations.

Quelques instants plus tard, une question qui agrandit le sourire déjà présent sur le visage de l’adolescente. Elle reconnaissait cette curiosité-là, et ce n’était pas celle d’une créature. Elle le savait parce qu’elle avait éprouvé la même, pendant un temps bien plus long qu’il n’aurait dû. Encore maintenant, cela lui arrivait, mais c’était devenu bien plus inhabituel. Cette curiosité-là, la rouquine pourrait en parier sa seule et unique veste trouée : elle venait d’un.e enfant.

Elle espérait simplement qu’il ne s’agissait pas d’un nouveau fantôme du passé.

Le bruissement des feuilles et les branches craquantes lui apprit que son invité.e surprise avait décidé de se montrer. Dawn tourna le regard dans la direction des bruits, juste à temps pour voir sortir du buisson une petite tête aussi rousse qu’elle, couverte de feuillages et de brindilles, le visage bariolé d’une peinture bleue parfaitement assortie à son regard perçant.

Définitivement pas une Perdue, et Dawn ne pouvait s’empêcher de s’en sentir soulagée. Et un peu triste en même temps, mais elle chassa cette dernière émotion très rapidement, se concentrant plutôt sur la Papoose qui se présentait. Salamandre Bleue. Ce nom lui disait quelque chose, mais elle n’était pas certaine de pouvoir le replacer. Ce n’était donc probablement pas une Piccaninny (elles étaient bien loin du camp, de toute façon), et aux dernières nouvelles les salamandres ne volaient pas (quoique… sur cette île tout était possible après tout !). Ne restaient que les Hurons, peuple natif avec lequel la Diplomate qu’elle était avait probablement le moins devisé : ils n’étaient pas des plus belliqueux, par conséquent elle avait rarement été amenée à faire des négociations d’importance avec eux. Mais ce n’était pas une raison pour ne pas être polie.

Hochant légèrement la tête en signe de salut, la plus âgée entreprit de répondre aux questions dans l’ordre qui lui plaisait, commençant par la fin et énonçant en langue native commune.

« Enchantée, Salamandre. Je m’appelle Dawn. »

Elle avait eu une légère hésitation sur le dernier mot. Encore un peu de mal à s’habituer à ce nom qu’elle avait pourtant choisi et qui représentait parfaitement ce qu’elle essayait de devenir ici. Un lever de soleil. Un nouveau départ. Qui n’était pas moins difficile.

« Je cherche des provisions pour mes amis et moi : des fruits, des herbes à faire sécher, de belles fleurs fraîches… » reprit-elle en revenant à l’anglais -sa connaissance des langues natives avait sa limite, aussi frustrante soit-elle.

Le regard de la presque-adulte se posa sur son sac vide puis les alentours, avant de revenir sur la tête en broussaille qui s’était approchée. Elle leva un peu le sac, toujours posé sur ses jambes en tailleur.

« Tu veux m’aider ? Je suis certaine que tu t’y connais bien plus que moi. »

Il n’y avait pas d’âge pour se faire des amies.

Ses yeux s’écarquillent quand elle t’entends parler en langage natif. Le langage commun, certes, mais c’est déjà plus que.. Que tous les non natifs qu’elle a pu croiser, en fait. Ses yeux se mettent à pétiller, et elle frappe dans ses mains d’enthousiasme.

Que tu continues ensuite en anglais n’entache en rien ton exploit, et en quelques bonds enthousiastes elle est à ta hauteur. Un grand sourire lui bouffe les joues, et elle hoche de la tête.

- Vous aimez quoi comme fruits et fleurs ? Et des herbes à sécher, tu cherches quel genre ?

A aucun moment ne trouve-t-elle étrange que tu veuilles des fleurs comme aliment. Elle en a vu d’autres. Et puis des fois aussi, elle mange des fleurs. Il y en a quelques unes qui ont un goût sucrée, par exemple.

C’est une quête d’importance, de chercher à manger. Et les Hurons ne mangeant ni viande, ni poisson, ont un savoir partagés de ce que la nature offre pour nourrir.

- Ici, je suis sûre qu’on peut trouver !

Est-ce que tu aimes les couronnes de fleurs ? Ca t’irait bien, l’enfant en est certaine. Quelques unes lui viennent à l’esprit, qui complimenteraient bien ta chevelure de feu. Salamandre s’y connaît, pour ça : elle a la même !

Déjà, l’enfant bondit un peu plus loin pour voir si elle remarque quoi que ce soit qui vaille la peine d’être cueilli dans les environs. C’est qu’il y en a tellement partout, au Bois Joli ! C’est une des raisons pour lesquelles la Tenace aime s’y promener, d’ailleurs. L’endroit étant heureusement proche du camp, les occasions ne lui manquent pas pour venir ici.

Un instant, Dawn se demanda si elle n’avait pas fait une erreur... Pourtant, elle parlait encore le langage natif commun régulièrement, en plus de quelques mots de Piccaninny, et elle était presque sûre de ne pas s’être trompée... Mais à voir les yeux de la gamine aux cheveux de feu qui s’écarquillent, elle se mit à hésiter intérieurement : et si elle avait dit n’importe quoi ?

Cependant, la réaction de Salamandre devint vite identifiable comme du plaisir plus que de l’agacement, ce qui retira un sourire à son interlocutrice. Il y avait chez la native un enthousiasme et une joie de vivre qui la mettait elle-même dans de bonne dispositions, tout en lui rappelant vaguement quelque chose...

...Ça devait être les cheveux.

Dawn était contente de voir la plus jeune acquiescer et s’approcher pour l’aider à récolter la nourriture qui lui manquait. A sa question, elle hésita un instant : elle ne s’était pas trop posé la question, se contentant de manger ce qu’elle trouvait de pas désagréable. Qu’est-ce qu’ils aimaient, de quoi avaient-ils envie... ? Son regard émeraude se perdit dans le paysage un instant, avant qu’elle réponde avec un sourire dont la pointe de mélancolie échapperait probablement à la papoose.

« Tu sais où il y a des prunerises ? » Dawn haussa les épaules. « Sinon... Je ne sais pas trop. Alsyd n’aime pas ce qui est trop sucré, mais il fait sa propre chasse, alors j’essaie juste de trouver de quoi l’agrémenter... des petites épices, du poivurry peut-être ? Mais n’importe quels fruits c’est très bien, tu sais... L’important, c’est d’avoir à manger. »

La presque-Perdue n’était pas très regardante : elle mangeait de tout (sauf si c’était vraiment trop salé) et elle était surtout très consciente que sa survie dépendrait aussi du point auquel elle serait difficile... elle avait donc décidé de l’être le moins possible, tant que c’était mangeable.

« Pour les fleurs, je suppose qu’il n’y a pas de cactus, par ici ? Il y en a beaucoup dans le Canyon... Mais des fleurs qui ont pas mal d’eau, je suppose ? Et sinon, pour les herbes à sécher... Qu’est-ce que tu bois, toi, comme thé ou infusion, dans ta tribu ? »

Dawn s’était également redressée et suivait la Tenace comme s’il s’agissait de la propriétaire des lieux. C’était qu’elle avait l’air de savoir ce qu’elle faisait, certainement mieux qu’elle, d’ailleurs : le Bois Joli n’était pas la zone que Dawn avait le plus explorée sur l’Île, que ce soit maintenant ou à une autre époque. Il lui était arrivé de s’y aventurer, bien entendu, mais ses expéditions la menaient plutôt du côté de la Jungle et du Château des Singes.

Des prunerises, du poivurry.. Le poivurry elle n’est pas sûre, mais l’enfant aurait juré avoir vu des prunerisier en venant. Il faut juste qu’elle se souvienne où.

- On va trouver.

C’est décidé, oui, vous trouverez. Salamandre refuse que vous échouiez, c’est comme ça. Et elle est bien décidée à ce que vous ayez de quoi vous nourrir. D’ailleurs, quand tu dis que n’importe quoi irait, la jeune huron se retourne et te regarde d’un air vaguement mécontent.

- Ah non, hein ! Je ne vous laisse pas repartir sans des choses bonnes ! Manger bon aussi, c’est important !

Petite, la gosse, mais avec du carafon. Avec un petit soupire, elle te regarde comme s’il fallait encore tout expliquer. Ce qui est le cas : les grands, ils croient tout savoir mais en fait non. T’as pas beaucoup plus âgée qu’elle, et pourtant tu as déjà oublié les choses importantes, toi aussi.

- Si tu te dis tout le temps que même le minimum ça va, t’auras juste que le minimum. Et c’est nul. Aujourd’hui je suis là et je ne veux pas que tu aies juste n’importe quel fruit. Je veux que tu aies de bonnes choses, pour toi et tes gens !

Sans doute que si son mentor était là, il serait à la foi fier de la voir déterminée à t’aider, mais mortifié de sa façon de te parler. Salamandre Bleue a la gentillesse féroce, et ne mâche pas ses mots.

- Le poivurry je sais pas s’il y en a par ici, mais y a du pimenthe un peu plus loin. Et j’ai vu des prunerisiers et des pommelons un peu plus loin. Je crois par là bas.

Et de pointer une direction tout en regardant autour de vous si elle voient de jolies plantes comestibles. Puis de te regarder : ça lui fait plaisir de voir quelqu’un d’autre avec une chevelure de feu comme elle. Et avec un temps de retard, tu l’intimides. L’enfant elle même ne sait pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle a soudain entendu avec un peu de retard la façon dont elle t’avait gourmandé.

La détermination de la gamine faisait plaisir à voir. Même si elle ne le montrait pas forcément, Dawn était touchée. Elle qui avait déjà l’impression d’abuser de l’hospitalité (...toute relative) des Picanninys, voilà qu’elle comptait sur la gentillesse d’une petite Huronne croisée au hasard pour se sustenter. Ne souhaitant pas paraître trop exigeante, l’ancienne Perdue se contenta de quelques propositions, ajoutant qu’elle se contenterait de toute façon de ce qu’elles trouveraient.

Grand mal lui en prit.

- Ah non, hein ! Je ne vous laisse pas repartir sans des choses bonnes ! Manger bon aussi, c’est important !

Le regard de l’irlandaise s’écarquilla alors qu’elle reculait légèrement la tête, surprise. Elle ne s’attendait pas à une telle véhémence de la part de son interlocutrice, qui n’avait visiblement pas l’intention de s’arrêter là.

- Si tu te dis tout le temps que même le minimum ça va, t’auras juste que le minimum. Et c’est nul. Aujourd’hui je suis là et je ne veux pas que tu aies juste n’importe quel fruit. Je veux que tu aies de bonnes choses, pour toi et tes gens !

Prise au dépourvu, Dawn cligna des paupières plusieurs fois, la bouche légèrement entrouverte, incapable de répondre. La Tenace avait un franc-parler qu’elle était plus que capable d’apprécier, n’étant elle-même pas pratiquante de la langue de bois, mais elle n’aurait jamais pensé qu’une simple phrase anodine puisse déclencher une telle réaction.

C’était appréciable. Dawn finit par fermer la bouche pour esquisser un léger sourire.

« ...Merci. » Puis, avec un temps de retard. « Ce ne sont pas mes gens, ce sont des créatures de l’île... et mes amis. »

Elle était à la fois fière et un peu intimidée de dire ce genre de choses : après tout, Salamandre était bien mieux placée qu’elle pour dire cela. Et si elle trouvait qu’il était exagéré pour une personne de l’Ordinaire de penser avoir des amis parmi les créatures de l’île ? Elle avait tellement l’habitude du comportement défensif (...voire offensif) des Picanninys qu’elle se posait beaucoup trop de questions.

Mais la jeune fille ne paraissait pas lui en tenir rigueur. D’ailleurs, elle faisait mention des divers fruits et épices qu’elles pourraient trouver et Dawn frappa dans ses mains avec enthousiasme.

« Oh, du pimenthe, ce sera parfait ! Encore mieux que le poivurry, Alsyd sera ravi ! » Elle tourna la tête en direction de la Huronne, un léger sourire aux lèvres. « C’est un loup estival, plus c’est fort, plus il adore ! » Son sourire se fana un peu. « Il a beaucoup souffert du Givre, alors même s’il chasse seul, j’essaie de l’aider comme je peux. » Épicer sa nourriture était un moyen comme un autre pour le loup de faire monter sa température.

Alors que Salamandre Bleue la regardait sans plus rien dire, Dawn pencha la tête sur le côté, haussant un sourcil. Le fait était que le ton de la petite ne lui avait absolument pas posé problème : au contraire, plus elles interagissaient et plus elle avait l’impression troublante d’être face à une autre version de ce qu’elle aurait pu être...

...Ça devait vraiment être les cheveux.

« On va voir ? Je te suis. »

Tu ne sembles pas lui en tenir rigueur sur la façon don elle t’a parlé. Ouf ! Salamandre sait que parfois elle est un peu trop.. Vindicative. Mais non, ça a l’air d’aller. Oh, elle a bien vu t’avoir prise de court. Mais tu ne sembles pas lui en tenir rigueur, et l’enfant n’en demande pas plus.

C’est d’ailleurs pour ça qu’elle se retient de répliquer quand tu expliques que tes gens ne sont pas des gens mais des animaux. Pour elle, ta phrase n’a aucun sens. C’est comme dire qu’un pommelon n’est pas de la nourriture mais un fruit. Les fruits sont de la nourriture, et les animaux des gens. C’est pas que les humains, les gens. Sinon, quoi, les sirènes ne sont pas des gens ? Les centaures ? Les fées ? Mais Salamandre retient tout ça, parce qu’elle vient déjà de te tempêter un peu dessus et qu’elle ne veut abuser de ta patience. Vous ne vous connaissez pas assez pour qu’elle sache jusqu’où elle peut pousser sans te fâcher.

Ses yeux s’illuminent quand tu parles du loup estival. Elle n’en a jamais vu de prêt. Des loups, oui. Elle a même dormi contre eux ! Mais pas un loup comme le tien, non. Déjà, elle a envie de te poser mille questions à son sujet. Mais sage, sage, sage. Calme, Salamandre. Elle sautille un peu sur place pour évacuer le trop plein d’enthousiasme, et hoche simplement de la tête à ton explication. Puis, en quelques foulées énergiques, la voilà qui déjà repart.

Un loup estival ! Quelle chance tu as d’en côtoyer un comme ça au quotidien ? Est-ce que c’est plus gros qu’un loup normal ? Est-ce qu- Stop Salamandre, stop. Ses questions virevoltent dans tous les sens dans sa tête, alors elle décide de mettre son énergie à meilleur escient et de chercher ce qu’elle t’avait promis de trouver.

- Il vous en faut beaucoup ?

Ca mange beaucoup d’épices, un loup estival ? Tu manges épicé toi aussi ? Oh et tu parlais de fleurs, aussi. Faudra pas oublier les fleurs.

Ca aime les fleurs, un loup estival ?

Faudra demander tout ça à Elan, en rentrant, si elle n’a pas l’occasion de te poser ces questions. Peut-être qu’il saura des choses. Il sait plein de trucs, alors ça ne serait pas étonnant.

Il y avait quelque chose d’étrange dans le regard de la gamine. Comme si elle était en train de la juger silencieusement pour quelque chose, et Dawn n’avait aucune idée de ce dont il s’agissait. Si c’était ce qu’elle venait de dire, cependant, c’était tant pis pour elle, et elle s’y tiendrait : elle n’avait pas des gens, elle avait des amis.

Elle s’attendait à moitié à ce que la Tenace relance le débat (elle n’avait pas l’air d’être du genre à se taire), mais il n’en fut rien. Dawn haussa imperceptiblement les épaules. Elle avait d’autres choses plus importantes à faire que de se disputer avec une native sur des questions rhétoriques.

Alsyd et la petite boule de plumes comptaient sur elle.

La conversation revint donc rapidement sur les épices et les fleurs qu’elles pouvaient trouver pour les deux bestioles, et l’adolescente voyait bien qu’il y avait quelque chose qui brillait dans le regard bleu (si bleu...) de la plus jeune. Elle reconnaissait cette expression, bien qu’elle ne l’ait pas tant vue arborée par d’autres qu’aperçue dans des miroirs ou les reflets d’un cours d’eau : Salamandre paraissait très intéressée par l’un des points qu’elle venait d’évoquer, et il n’était pas très difficile de deviner lequel. D’aussi loin que Dawn pouvait se souvenir, Alsyd avait toujours fait cet effet. Elle ne comptait plus le nombre de questions auxquelles elle avait pu répondre lors du Givre, alors qu’ils étaient tous au Canyon et que l’animal passait la plupart de son temps près du Feu Sacré.

Elle n’aurait donc pas été surprise que la Huronne se mette à la bombarder de questions toutes plus farfelues les unes que les autres : à sa place, c’est ce qu’elle aurait fait. Et de toute façon, elle ne pouvait jamais poser de questions plus incongrues que celles de Wobbly, alors...

Et pourtant, Salamandre se contenta d’une seule question, beaucoup plus pragmatique que celles auxquelles Dawn s’attendait. Toujours en marchant en direction des prunerisiers (à moins qu’elles ne commençaient par les épices ?), l’ancienne Perdue jeta un œil vers l’autre rouquine avec une moue réflexive.

« Hmm... Pas vraiment, non. Si on en met trop, ça gâchera le goût de la viande et il ne mangera pas, ce sera pas mieux. Mais il me semble que le pimenthe se converse bien, non ? Et je crois qu’on peut même le faire sécher, comme les... »

...feuilles de thé. Dawn s’interrompit un peu brutalement, la gorge soudainement bloquée par quelque chose d’amer et de mouillé qu’elle n’avait pas envie de laisser sortir. Ça commençait à bien faire. A la place, elle se mit à tousser, comme pour évacuer, avant de reprendre avec un maigre sourire en direction de la papoose.

« Si on en trouve assez pour avoir un petit bouquet de pimenthe fraîche et un autre à faire sécher, ce sera bien, mais s’il y en a moins, ce n’est pas grave. »

Elles quittaient les alentours de la clairière où Dawn s’était posée pour s’enfoncer un peu plus dans les bois. L’atmosphère changerait subtilement et même la rouquine aux yeux verts était capable de s’en rendre compte.

« Tu te balades souvent toute seule dans le Bois Joli, Salamandre ? »

La question était emprunte d’une réelle curiosité, sans jugement annexe sur l’inconscience potentielle de ce genre de chose ou encore la jeunesse de la Huronne. Ce n’était pas le genre de la maison. Dawn avait simplement envie de faire la conversation.