Au premier coup d’œil, Asher impressionne : mine revêche, très grand gabarit, musculature encore très développée malgré la longue période qu'il a passée à ne strictement rien faire si ce n'est vider les réserves d'alcool du Port. Par défaut, sans les connaître, il n'aime pas les gens, et il vous le fera comprendre. Il joue en permanence de son allure inquiétante, c'est comme ça qu'il s'est toujours protégé de tout le monde. Et ça lui évite qu'on l'emmerde.

Derrière l'ivrogne bougon se cache... Une véritable boule de nerfs. Asher a un caractère de merde, et il s'enflamme pour un rien. Impulsif et violent, il se contentera parfois de râler très fort mais est tout à fait capable d'en venir aux mains pour pas grand chose. Oui, il a un souci de gestion de la colère. Et alors. Qui peut se targuer d'être parfaitement sain d'esprit sur cette île de malheur ?

Dans le cas où vous réussiriez à vous faire une place dans son cœur, vous découvririez qu'elle est en réalité très grande (la place). Être une teigne n'empêche pas d'être un être sensible, et Asher manque désespérément d'amis. Il sait se montrer d'une loyauté sans faille : mettez le dans votre poche, et à moins de lui faire une grosse crasse, vous aurez un allié pour la vie.

Même après tout ce temps, sa sœur représente tout pour lui. Il est terrorisé à l'idée qu'il puisse lui arriver quelque chose. Eilish vit encore parmi les garçons perdus. Il voudrait la tirer de là. En réalité il voudrait qu'ils puissent tous les deux rentrer dans le monde réel. C'est une fantaisie sans réalité... Pour le moment, il se contente d'espérer qu'elle aille bien. Un jour peut-être, elle grandira, et ils pourront se retrouver... Mais il n'est pas certain de le lui souhaiter. A son goût, la vie de sans-ombre n'est pas une existence beaucoup plus enviable. "Ignorance is bliss", disait quelqu'un de probablement très bien.

On voit Asher de loin : ses cheveux sont d'un roux spécialement vif. Il les porte assez courts... Suffisamment longs, tout de même, pour que ses épis mal coiffés cherchent en permanence à se battre en duel. L'ancien pirate arbore un look négligé - et c'est pas juste un effet de mode. Heureusement pour lui, il a la chance d'être initialement plutôt bien fait/agréable à l’œil selon les critères standards : c'est ce qui le sauve (un peu). On le trouvera généralement aussi frais qu'un poisson qui aurait passé une semaine sur son étal, tartiné de cernes noires et d'une barbe mal rasée qui fait presque partie de son identité.

Ses yeux vert clairs illuminent son faciès même quand il essaie d'avoir l'air sombre. Voilà encore autre chose qui l'emmerde profondément : ils rendent son visage beaucoup trop expressif. Et du coup, impossible pour lui de cacher ce qu'il pense.

Asher n'aime pas grand chose, à part peut-être dire qu'il n'aime pas grand chose (aurait-on retrouvé le schtroumpf grognon ?). Parmi les nombreuses choses qu'il n'aime pas on trouve notamment les trucs sucrés. Les FRUITS (le seul qu'il accepte de manger, c'est la tomate). Même lorsqu'il s"agit de boisson : n'essayez JAMAIS, Ô grand jamais de lui refiler un cocktail bourré de sucre où il aurait très envie de vous le recracher à la figure.

Par extension, Asher se fout de tout (la dépression n'aide pas) et ça se voit (la dépression n'aide pas non plus). C'est une loque bougonne et bourrue qui parasite les lieux où on veut encore d'elle.

Si vous arrivez, par miracle, à l'intéresser ou à lui faire prendre conscience de l'importance d'un truc qu'on lui demande de faire, il pourra se montrer extrêmement sérieux et impliqué : un vrai bourreau de travail (bien fait). Par contre si il n'en voit pas l'intérêt, il bâclera systématiquement. Pas que ça à foutre (comment ça, si ?).

Quand ça le concerne personnellement, Asher a horreur de ce qu'il ne peut pas contrôler.

Asher ne s'intéresse pas aux femmes. Il n'est jamais allé chercher plus loin : avant, il n'avait pas le temps. Après... Il n'était pas d'humeur, et trop imbibé. (Oui, il possède aussi une impressionnante capacité à faire l'autruche).

Asher était un pirate talentueux, et il profitait d'une certaine réputation à son époque. Lorsqu'on l'a banni du Jolly Roger, il s'est reconverti en véritable pilier de taverne et passe depuis ses journées à épuiser les réserves de rhum du Port. Lorsque les bermudons se sont installés, de nombreux équipages ont vu en lui, malgré son ébriété, l'opportunité de recruter un vétéran doté de solides qualifications. Asher n'a jamais accepté une seule proposition. Il ne veut plus prendre la mer - ni faire quoique ce soit de sa carcasse alcoolisée vraisemblablement. Enfin ça, c'était avant le Givre. Rejoindre la rébellion l'a forcé à revoir un peu ses plans.

Il a un accent irlandais prononcé. Lorsqu'il est arrivé sur l'île, c'était déjà le cas, mais fréquenter les pirates et leurs dictions d'une autre époque n'a fait qu'amplifier cette caractéristique.

Quand Peter Pan leur a vendu son île prétendument paradisiaque, il a assuré à Asher et à sa sœur que le rejoindre leur permettrait de rester toujours ensemble (on était sur le point de les placer en foyer et de les séparer de force). Mais en le bannissant pour grandissement, Peter a fait exactement l'inverse : non seulement il les a séparés, mais en plus, il leur a volé leur existence et jusqu'à leur identité. Asher éprouve une haine intense à l'égard de l'enfant roi. C'est ce qui l'a conduit à rejoindre l'équipage du Jolly Roger plutôt que d'aller n'importe où ailleurs.

Lorsqu'il était garçon perdu, Asher écrivait ses souvenirs du monde réel dans un journal pour tenter de ne pas les oublier, ou du moins pour être toujours en mesure de les recréer artificiellement. Lorsque la chose a été révélée et que Peter s'est rendu compte que le journal contenait une description AGRÉABLE et NOSTALGIQUE du monde ordinaire, il s'est empressé de le faire brûler. Asher est parvenu à en récupérer deux pages. L'une racontant une anecdote quotidienne, de laquelle il a extrait le prénom et le nom de famille qu'il s'est octroyé. L'autre, remplie d'une écriture nerveuse et obsessionnelle : la phrase "Ma sœur s'appelle Eilish" y est inscrite et répétée de haut en bas, sur toute sa largeur. Asher garde précieusement ces deux reliques, la dernière lui ayant permis de se souvenir du prénom réel de sa cadette. Elle ne pourra jamais plus l'entendre, mais Asher est déterminé à la nommer ainsi et à lui rendre, au moins symboliquement parlant, ce qui lui a été volé.

Asher a tout oublié de sa vie dans le monde originel. Cela dit des bribes très fugaces de souvenir sont restées dans son inconscient. Cela peut-être des impressions, des sentiments, un déjà-vu... Dans de rares cas, des scènes très floues peuvent lui revenir sous forme de scénarios sans identité propre. Très souvent, ses souvenirs fantômes sont musicaux. Il se mettra alors à chantonner des airs et des paroles à la mode à son époque (les années 80) sans vraiment savoir d'où il tire ça. L'alcool a tendance à désinhiber sa mémoire... Raison de plus pour s'en imbiber 24h/24.

Asher chante bien. Il a un talent naturel, même si il n'en a pas vraiment conscience et ne l'assume pas beaucoup non plus. Fut un temps il l'exerçait à bord du Jolly Roger quand l'équipage se lançait dans un chant de marin. De nos jours, il lui sert surtout à chantonner les airs du monde originel qui lui reviennent à intervalle (ir)régulier.

C'est encore en lien avec un souvenir presque oublié du monde réel : il est fasciné par le son du violon ainsi que par l'instrument en lui-même. Brenna O'Flaherty, la femme qui l'hébergeait couramment avec sa sœur et est à l'origine de ses meilleurs moments dans la réalité en était une instrumentiste accomplie. Ça ne sera jamais son truc d'en jouer : il est trop bourrin pour ça, n'a pas la patience et encore moins la délicatesse. Cela dit, il ne se lassera jamais d'en écouter, même si ça risque de le rendre un peu sentimental (ou pas, il a juste pris une poussière dans l’œil). Il aura envie de le toucher, peut-être même de l'essayer si personne ne le regarde faire. Mais c'est tout.

L'absurdité de l'île l'insupporte. Il voudrait pouvoir retourner vivre dans le monde réel. Pas sans sa sœur, cela dit. S'être fait bannir à deux reprises (du Grand Arbre, puis de l'équipage du Jolly Roger) le plombe complètement et a partiellement provoqué sa profonde dépression, mais la séparation forcée avec Eilish est probablement ce qui le mine le plus. Pas un jour ne passe sans qu'il ne s'inquiète pour sa sécurité.

Lorsqu'il était chasseur chez les garçons perdus, Asher s'est lié d'amitié avec un louveteau estival nommé Alsyd. C'est cette créature qui lui a appris les rudiments de la chasse - de manière relativement peu conventionnelle pour un humain, donc. Le loup estival est une créature au poil rouge et à la température corporelle très élèvée, qui supporte très bien les grosses chaleurs et très mal les faibles températures. Il lui arrive d'éternuer des flammêches, mais à ce détail près, c'est une créature proche de son équivalent ordinaire. Depuis que le Givre s'est installé, Asher pense souvent à son ami perdu de vue. A t-il survécu ? Se porte t-il bien malgré le climat insupportable de l'île ?

... Mal. Faut vraiment que je développe ? Le jour où j'ai dit "oui" à Peter, j'ai fait la plus grosse erreur de ma vie. Dire que j'ai entraîné Eilish là-dedans... Je ne me le pardonnerai sans doute jamais. Cet endroit est au minimum crispant, la plupart du temps gerbant, et accessoirement complètement creepy. Rien n'a ni queue ni tête ici. C'est un peu comme être atteint de cuite chronique : être en permanence vaseux, rien comprendre à ce qui nous entoure et à la merci d'un environnement hostile et tout puissant.

Une nostalgie que j'arrive même plus à comprendre. Je sais juste que je veux rentrer, sans même me rappeler où je veux rentrer. Je sais que le monde réel est... réel. Tangible. Stable. Il n'y a pas de place pour toutes ces conneries qu'on subit ici en permanence. C'est un monde avec des vrais repères, où on a pas l'impression d'être h24 en train de faire un bad trip. Le peu de souvenirs que j'en ai...Ces bribes qui me reviennent de temps à autres m'appellent. Si seulement je pouvais me souvenir.

Peter ? Je pourrais difficilement détester plus ce petit despote puéril et cruel qui se permet de briser des vies comme il respire. C'est pas pour rien que j'ai rejoint le Jolly Roger. Bien sûr, maintenant, plus question de parler de "bons rapports" avec Hook. Franchement, je ne lui en veux pas - ni aux autres membres de l'équipage - pour avoir tenté de m'exécuter. Après ce que j'ai fait, c'était normal. Je respecte l'homme même si je suis pas tout le temps 100% d'accord avec... L'orbleu par contre ? Dah. Cette chienlit m'a délogé. Et ici y a plus rien à boire. Saloperie.

Asher a quitté le monde ordinaire, et est arrivé sur l'île, en 1988.

Jusqu'à l'invasion de cauchemars, il a été chasseur chez les garçons perdus. Sur la fin, Peter a décidé de faire de lui une sentinelle sous prétexte qu'il avait l'aura et le physique adéquats pour ce travail.

Lors de l'invasion de cauchemars il a été durement touché. Les mauvais rêves l'ont longuement rendu insomniaque. Son esprit a subi de gros dégâts à cette période. Les cauchemars ont précipité son grandissement et il a été banni.

Après l'invasion de cauchemars, il a donc grandi et a rejoint le Jolly Roger. Il y est resté comme matelot, puis comme apprenti du maître d'arme Aaron Aaronson, jusqu'au décès de ce dernier durant la Nuit des Horreurs.

Il est devenu Maître d'Armes sur le Jolly Roger de la Nuit des Horreurs jusqu'au début de la Pluie Salée.

Ayant "miraculeusement" survécu après avoir été jeté par dessus bord, il a par défaut été banni du Jolly Roger. Fleur qu'on lui aurait faite pour services rendus ? Simple négligence ? En tous les cas, il a aidé à la construction du Port puis s'y est installé en long et en large : aussi longtemps que cela a été possible, il y a vécu une existence de loque humaine alcoolique. On a rarement cherché son aide et il a vu la plupart des événements se passer de loin sans les subir.

Au plus fort de la Pluie Salée, l'endroit où il vivait a été inondé et il a failli perdre les pages de journal résiduelles auxquelles il tient comme à la prunelle de ses yeux. Il a commencé à prendre conscience qu'à ce rythme, il ne pourrait plus ignorer longtemps ce qu'il se passait "dehors".

Le Givre l'a forcé à "déménager" au ranch avec les rebelles et cette fois-ci, on ne le laisse plus squatter la taverne sans rien faire. Depuis, il s'est donc remis à travailler sérieusement : homme à tout faire là où il y a besoin. Garde du corps pour qui veut sortir hors du périmètre sécurisé. Il a donc repris l'entraînement et, quoiqu'un peu rouillé, retrouve peu à peu ses réflexes et son endurance de guerrier.

Aïdan Gallagher, neuf ans, était assis sur une inconfortable chaise en bois dans le bureau de la directrice de l'école primaire de St Canices, Kilkenny, Irlande. Il fronçait fort les sourcils, son air boudeur accentué par l’œil au beurre noir qui enflait progressivement sur son visage. On lui avait demandé de rester là en attendant que madame O'Malley vienne le sermonner, mais les adultes étaient bêtes : ils chuchotaient beaucoup trop fort. Il était capable de les entendre parler de lui alors qu'ils étaient dans le couloir, à plusieurs mètres de la porte entrouverte :

"C'est encore le petit Aïdan ?
- Oui. Cette fois c'est Asher qu'il a frappé. Ils se disputaient dans la cour et il a encore perdu son sang-froid.
- C'est intenable cette situation... Il paraît qu'il s'énerve en classe aussi ?
- Oui mais tu sais, c'est compliqué. Leur père est parti sans donner de nouvelles. Sept et trois ans les gosses, et il les a laissés comme ça... Tu imagines ? Et la mère... Tu sais. Je ne sais pas trop ce que fait Siobhan mais j'ai l'impression qu'elle n'y arrive pas.

Aïdan renifla. Il y avait du sang qui coulait de son nez. Les adultes étaient bêtes, vraiment bêtes. Il avait l'impression d'être un animal de foire. En quoi les histoires de sa famille les concernaient-ils ? C'était la faute d'Asher, c'est tout. Il n'avait qu'à pas se moquer de ses vêtements, même si ils étaient abîmés. Et puis c'était un tricheur. La dernière fois, il avait poussé Eilish pour gagner la course et elle s'était égratignée les genoux. Depuis qu'il avait touché à sa sœur, cet idiot était dans son collimateur.

"Tu ne crois pas qu'elle les maltraite quand même ?
- Non... Mais elle est super absente, dans tous les sens du terme. La petite va à peu près bien mais son frère a beaucoup changé depuis deux ans, il faudrait qu'ils voient quelqu'un..."

Tête baissée, lèvre mordue, épaules serrées. Les adultes étaient VRAIMENT trop bêtes. Ils ne savaient rien du tout et ils se pensaient très intelligents. Il aurait voulu que maman soit encore plus absente. Il aurait même voulu qu'elle meure.

*****

Siobhan Gallagher n'était pas juste une mère monoparentale surchargée et sans le sou. Tout cela elle l'était, mais pas seulement. C'était aussi une femme à l'esprit brisé qui, incapable de se sortir de sa situation, avait fini par en rendre responsable ses enfants. Souvent, elle hurlait : elle aurait préféré qu'ils ne naissent jamais. A ce moment là elle aurait pu être heureuse. Souvent, elle les frappait. L'aîné s'interposait entre Siobhan et sa petite sœur dès qu'il en avait l'occasion, parce qu'il était le plus âgé, et qu'il jugeait que c'était son rôle. Quand elle ne passait pas ses nerfs sur sa progéniture, Siobhan noyait son chagrin dans l'alcool. Par chance, peut-être, elle avait une voisine. Pendant que leur mère partait pour des périodes de temps étendues, les enfants vivaient chez Brenna O'Flaherty, et elle ne se doutait de rien. Pour elle, Siobhan partait en déplacement. Pour cela, il aurait fallu qu'elle ne perde pas son travail.

*****

Il y avait une bonne odeur de gâteau qui planait. Il était presque l'heure de le sortir du four. Assis au fond d'un canapé confortable, Aïdan tournait les mollettes d'une ardoise magique sur laquelle il était bon gré mal gré en train de dessiner. Il avait pris pour sujet Eilish et Brenna, installées quelques mètres plus loin. L'institutrice était en train de raconter une histoire à sa sœur. Il écoutait d'une oreille, plus intéressé qu'il ne l'aurait admis.

Dans le sable gris brun, le visage d'Eilish ressemblait à une sorte de carré difforme. Ses yeux étaient semblables à deux pelotes de fil. Ils coulaient jusqu'à une bouche grimaçante, à peine mieux qu'un trait horizontal. L'enfant tenta tout de même de lui tracer un cou mais fut trop généreux sur la mollette : voilà maintenant qu'elle ressemblait à une girafe. Ses émotions arrivèrent à saturation et sous le coup de la frustration, Aïdan poussa un cri agacé. Il jeta la tablette à l'autre bout de la pièce.

Brenna se tourna vers le petit garçon sans frémir. Ça aurait pu être pire : Aïdan aurait été capable de briser l'objet. Elle lui adressa un sourire doux et tendit sa main vers lui :

"Pourquoi ne viens-tu pas par ici ?
- C'est nul les histoires... C'est pour les bébés.
- Je suis pas un bébé !
- Si t'es un bébé."

Le frère et la sœur se jaugèrent mutuellement du regard, vraisemblablement prêts à se manger le nez l'un l'autre. Eilish fut la première à tirer la langue. Son frère l'imita bien rapidement.

"Allons les enfants ! C'est vilain de faire la grimace, soyez gentils, d'accord ? C'est presque l'heure du goûter. Aïdan, tu veux bien finir de lire l'histoire à Eilish pendant que je vais préparer un plateau ?"

Aïdan haussa les épaules. Il y avait plusieurs manières de le convaincre de venir écouter les histoires de Brenna. Lui proposer de faire la lecture en était un : il aimait montrer comme il y arrivait bien, maintenant qu'il avait appris. Et puis c'était un bon moyen de suivre l'histoire sans avoir à donner l'impression qu'il s'y intéressait...

"Les autres enfants vont arriver d'ici une heure. Asher sera là pour la soirée, Aïdan. Je crois que vous vous entendez bien maintenant ?
- Oui ! C'est mon copain, on joue ensemble."

Ah... Les Jeux et leurs pouvoirs magiques. Dans une cours de récréation, ils étaient tous puissants et pouvaient rapprocher de manière inattendue les individualités les plus incompatibles au premier abord. Aïdan et Asher s'étaient finalement rendu compte qu'ils partageaient un goût commun pour d'autres activités que celle de se rouer mutuellement de coups. Le jeune garçon prit le gros livre de conte sur ses genoux et chercha la ligne du doigt :

"Alors vous en étiez où...
- Quand Fionn lèche son pouce après l'avoir brûlé
- Donc..."

*****

C'était une situation instable et elle n'était pas vouée à durer. Un jour qui était différent des autres, Brenna remarqua les meurtrissures sur le corps des deux enfants. Ils restèrent muets malgré les questions insistantes qu'elle leur posa, mais ça ne l'empêcha pas d'agir : Brenna appela les services sociaux qui se penchèrent donc sur l'affaire. En moins de temps qu'il ne le fallait pour le dire, on retira à Siobhan la garde d'Aïdan et Eilish. Les deux enfants allaient être placés en foyer. Aîdan était terriblement en colère contre Brenna, responsable de cette situation. Il n'avait plus foi en sa mère et désormais, il n'avait plus non plus foi en son substitut. Pour les deux jeunes Gallagher, il était hors de question d'être séparés. Ils envisagèrent une fugue, mais changèrent leurs plans quand un être incroyable vint taper à leur fenêtre... Peter n'eut aucun mal à les traîner dans son sillage : Aïdan fut immédiatement convaincu par ses promesses. Eilish eut quant à elle un instant de doute, mais décida finalement de se ranger à l'avis de son frère. Douce ironie.

*****

[TW description un peu gore (chasse)]

Bitter. C'était le nom que Peter lui avait attribué. Il ne l'aimait pas beaucoup. Il avait même été assez vexé lorsque le couperet était tombé. Plus encore lorsque tout le monde lui avait dit que ça lui allait bien. Cependant il s'y était fait, et maintenant, c'était qui il était : Bitter. La vie sur l'île était bien en dessous des attentes qu'il avait eues lorsqu'il était arrivé. Ses pertes de mémoire n'allaient pas en s'arrangeant. Ça l'angoissait. Il ne voulait pas oublier le monde réel. Et puis il n'aimait vraiment pas ce nouveau nom. Bitter. Non mais quelle idée ?

Cependant, il devait faire ce qu'il avait à faire pour assurer sa survie, et celle d'Eilish. Witted. C'était comme ça qu'on l'appelait, maintenant, mais il n'arrivait pas à s'y faire.

Son job à lui, c'était de chasser la nourriture. Ça, il aimait faire. Il n'était pas mauvais dans son domaine. Être parmi les bons élèves, ça le changeait, et c'était plutôt agréable : à l'école, du peu qu'il se souvenait encore, il avait toujours été un cancre.

Caché derrière un fourré, il masquait autant qu'il en était capable sa respiration. Ses yeux perçants fixaient une biche arrêtée à une dizaine de mètres. Elle se désaltérait dans un cours d'eau. Un sourire carnassier apparut sur les lèvres de l'enfant. L'excitation de la traque.

"Tu te souviens de ce que je t'ai appris ? D'abord il faut l'empêcher de s'enfuir... Ensuite on la poursuit, et on l'achève !"

Bitter fit les gros yeux à Alsyd, caché à côté de lui dans un autre fourré. Il porta un doigt sur ses lèvres pour lui intimer de se taire. Le louveteau estival et lui étaient devenus inséparables depuis le jour où la petite créature lui était tombée dessus, au détour d'une partie de chasse. Bitter avait bien cru qu'il allait se faire croquer, mais non : Alsyd s'était contenté de lui demander son nom. Lorsqu'il avait appris le rôle que Bitter occupait parmi les garçons perdus, il s'était mis bille en tête de tout lui apprendre sur l'art de la chasse. Quitte à rendre ses méthodes parfois plus lupines qu'humaines.

Mais tout de suite, Alsyd allait faire fuir leur proie si il parlait trop fort ! Bien sûr, Bitter se souvenait. Il avait suivi toutes ses leçons avec assiduité.

Le terrain était dégagé. Trop pour qu'il puisse s'approcher plus, puis donner l'assaut à la manière d'un loup, dont il n'avait malheureusement pas la force de propulsion : il ne courait pas assez vite. Il aurait pu le faire, mais il n'aimait pas tirer à l'arc : c'était beaucoup moins drôle. D'un geste, il intima donc à Alsyd de lancer l'assaut le premier.

Le louveteau fondit sur la biche. Elle releva la tête, voulut s'enfuir, mais Alsyd lui coupa la route. Elle changea donc de direction et fonça directement sur Bitter qui, comme un diable sortant de sa boîte, lui sauta littéralement dessus. Tout canif sorti, il sectionna le ligament d'une patte. Avec ça, elle ne pouvait plus s'enfuir ! Alors qu'il allait continuer, l'animal frappa sa main. Un coup furieux, qui lui fit lâcher son arme.

"Tes dents ! Utilise tes DENTS je te l'ai déjà expliqué cent fois !
- Hey t'es rigolo ! J'ai pas tes crocs, je te l'ai déjà rappelé MILLE fois."

Mais c'était ça, ou bien chercher son couteau partout alors qu'il se battait avec une biche de belle taille prête à tout pour sa survie. Il faisait un bien piètre loup : ses ongles n'avaient rien de menaçant, et son museau n'était pas assez grand. Si il tentait de lui mordre une patte dans ces conditions, il risquait de se faire assommer.

Alors, il alla au plus efficace. De toute la force de sa mâchoire, il arracha la jugulaire de l'animal. Il avait des poils jusqu'au fond du gosier. Ses articulations étaient prêtes à se détacher, la douleur était insoutenable mais il s'en moquait : ses dents s'enfoncèrent dans la chair sans pitié. Puis, subitement, un liquide chaud envahit sa bouche, avant de gicler sur son visage, contre ses vêtements. Il insista jusqu'à ce que sa proie cesse entièrement de bouger.

"Super ! On l'a eue !"

Bitter essuya le sang sur sa joue d'un revers de bras négligeant. Pour les grosses tâches rouges qui ornaient sa tenue, il ne pouvait pas faire grand chose. Tant pis. Il trouva son couteau et commença sans attendre à dépecer l'animal.

"Une victoire de plus pour Alsyd et B... Moi !
- Hey, tu m'en laisses j'espère ? J'ai fait la moitié du travail, je veux en manger la moitié !"

Bitter regarda autour de lui à deux ou trois reprises, nerveusement. Tout le monde n'apprécierait pas forcément d'apprendre qu'il partageait aussi généreusement son butin avec une créature. Mais d'un autre côté, Alsyd le rendait autrement plus efficace.

"Vas-y, mais mange proprement quand tu t'approches de ma moitié ! Je ramène pas des trucs à moitié déchiquetés au Grand Arbre."

*****

Oh, oui. Bitter portait très bien son nom. Cette affirmation ne devint que plus évidente au fur et à mesure que le temps passait et que le garçon perdait foi en Peter ainsi qu'en ce monde prétendument merveilleux, qu'il découvrait peu à peu comme ce qu'il était réellement : un cauchemar éveillé où les jeux puérils côtoyaient de trop près des abysses de cruauté monstrueux. Il voyait les garçons perdus tomber comme des mouches, à la merci d'un monde abscons, hostile, capable de les tuer à chaque instant.  Il voyait les maltraitances de Peter. Il voyait les bannissements se succéder et chaque fois, il s'imaginait à la place de la victime. Quelque part, il savait que ça allait finir par lui arriver. Plus il oubliait le monde réel, plus ce dernier le fascinait. Il fut bientôt évident pour lui qu'il aurait préféré y retourner. Il ne pouvait pas vraiment en parler à Witted, qui vivait bien mieux que lui son existence au Grand Arbre et qui ne l'aurait probablement pas compris. Lorsque Peter découvrit son journal intime et en fit brûler presque l'intégralité, quelque chose bascula en lui. C'est à ce moment précis qu'il se mit à détester l'Enfant Roi, avec une ardeur qu'il peinait à contrôler. Bitter devint encore plus amer, plus silencieux, plus mal luné. Peter, devant son personnage intimidant, décida de le prendre aux chasseurs et de faire de lui une sentinelle. Il lui retira donc la dernière chose, à part Witted, qui égayait encore ses journées. Il n'avait presque plus d'occasions de voir Alsyd. Puis l'Invasion de Cauchemars survint. Dans ses rêves, ses pires peurs comme ses désirs les plus violents prirent corps. Il perdit ce qui le reliait encore de justesse à l'enfance. Bitter se mit à grandir, ce qui ne fut pas pour surprendre grand monde. Peter s'en rendit compte très vite et décréta son bannissement. Le cœur brisé de devoir quitter sa sœur, celui qui ne serait bientôt plus Bitter partit, n'emportant avec lui que les deux feuilles de son journal qu'il avait réussi à sauver du feu. Sans la moindre hésitation, il prit la direction du Jolly Roger, où il fut accueilli par Hook et son équipage.

*****

Asher grommela pour la énième fois en moins de trois minutes. Passer la serpillière, c'était de base l'un des trucs qu'il détestait le plus au monde. Mais passer la serpillière quand le pont était DÉJÀ propre ? Pire que tout. Il aurait préféré se pendre.

... Ou presque. Mieux ne valait pas parler de malheur car sur le Jolly Roger, c'était encore quelque chose qui pouvait lui arriver. Certes, il avait certainement plus de chances de passer par dessus bord pour avoir trop contrarié Hook.

"Cesse de te plaindre gamin... Fallait y penser avant de faire voler trois dents à Carter !
- Hey oh, c'est LUI qui m'a provoqué !
- Ouais. Il a accidentellement renversé ton godet de rhum. Terrible."

Les deux pirates éclatèrent de rire et retournèrent à leur conversation. Asher, quant à lui, sentait la moutarde lui monter au nez. Il aurait bien eu envie de décoller une ou deux mâchoires supplémentaires, mais ça n'était pas une bonne idée : il ne voulait pas qu'on lui refile d'autres corvées autrement qu'à son tour.

L'air mauvais, le jeune homme grogna donc encore et enfonça si fort sa serpillière dans le seau qu'il inonda toute la zone qui l'entourait.

"... Eh meeeeeeeeerde..."

D'autres rires, venus toujours de la même source.

"OH. ON VA SE CALMER HEIN."

Il allait effectivement falloir qu'ils calment leur joie, avant qu'Asher modifie ses priorités : finalement, ça vaudrait peut-être le coup qu'il leur apprenne à le respecter. Il jeta violemment le bout de tissu sur le sol puis s'en aida pour négligemment pousser l'eau qui débordait par dessus bord.

A plusieurs mètres d'ici, il vit Aaron passer. Pensif, il songea à ses nouvelles prérogatives : très bientôt, il allait devenir son apprenti. Il allait apprendre les ficelles du métier de Maître d'armes. Comment mieux se battre. Comment apprendre à d'autres à mieux se battre. Dans ce boulot comme dans les précédents qu'il avait occupés, quand ça devenait violent, c'était ce qu'il préférait. En un sens, il avait hâte. D'un autre côté cela dit, il se demandait comment ça allait se passer. Aaron était un type chelou, qui donnait l'air de n'en avoir rien à foutre. Il capta un sourire torve et un clin d’œil agaçant:

"... Bonne chance !"

Asher roula des yeux et souffla très fort. Une mèche de cheveux tombée devant ses yeux faute à l'effort s'envola. C'était décidé : il prenait une pause. De toute façon, ça le saoulait. On lui donnait la vingtaine, il avait grandi comme une asperge et prit trop de muscle pour se faufiler facilement dans ces foutus recoins qu'on lui demandait de nettoyer. Il recommencerait dans cinq minutes.

*****
A bord, les pirates jugèrent qu'Asher représentait une nouvelle recrue prometteuse. Lorsque c'était sportif, ou manuel, d'une manière ou d'une autre, il apprenait vite et bien. Agressif et déterminé, il se distingua notamment par ses prédispositions naturelles pour le combat, qui lui valurent à terme le poste d'apprenti sous l'égide du Maître d'armes Aaron Aaronson. Les deux pirates nouèrent une relation complexe, l'un se contentant d'apprendre à l'autre ce que son travail requérait, mais lui vouant à intervalle irrégulier, alors que le temps passé ensemble accentuait leurs quelques similitudes, une jalousie qu'Asher était bien incapable de comprendre. Puis Aaron disparut tragiquement, et ce fut au tour d'Asher d'occuper le poste de Maître d'armes. Ses responsabilités nouvellement acquises eurent un effet positif sur Asher, qui devint nettement plus raisonnable qu'au préalable. Dévoué à son travail, il acquit une réputation solide ainsi que le respect de la plupart des matelots.

Cela dura jusqu'aux prémices de la Pluie Salée, et plus exactement jusqu'au jour où les garçons perdus prirent d'assaut le Jolly Roger avec, dans leurs rangs et en première ligne, sa sœur.

Réalisant face à qui il se trouvait, Asher perdit ses moyens. Un pirate fonça sur elle, dont Asher ne reconnut même pas l'identité. Cette silhouette sans nom allait la tuer. Alors, il fit la seule chose qui avait du sens : il s'interposa. Il lui permit de fuir. Et accidentellement, dans l'acte, ôta la vie d'un homme avec lequel il riait, buvait, mangeait quotidiennement. C'est quelque chose qui restera toujours sur sa conscience, n'en déplaise aux mauvaises langues.

Face à cet acte de haute trahison, il n'y avait pas trente-six châtiments. On le fit jeter par dessus bord, attaché et lesté, bien loin du moindre rivage. Ce jour là, Asher aurait dû mourir.

*****

... Alors, c'était ça, la mort ? Lorsqu'il avait respiré la première gorgée d'eau, la douleur avait été atroce. Désormais pourtant, il n'avait plus mal. Il était somnolent. Il voulait dormir. Au travers de ses paupières entrouvertes, il n'y avait que du bleu. Ce bleu devenait noir au fur et à mesure qu'il s'enfonçait. Ou bien était-il en train de perdre connaissance ? Était-il déjà mort ?

Des mouvements, des fluctuations dans l'eau. Un voile coloré qui bouchait sa vue. Des cheveux ? Quelque chose lui caressait la joue. Puis soudain, plus rien.

**

Asher reprit connaissance d'un coup, brutalement. Il avait les poumons en feu. Toussant à s'en retourner les viscères, il cracha des tasses d'eau sur le sol. La douleur était telle qu'il lui fallait bouger, ou hurler. Comme il ne pouvait pas cracher ses poumons et crier en même temps, il avança plutôt sur un ou deux mètres, à quatre pattes. Ses muscles répondaient à peine. Sa tête tournait lourdement.

Ça n'avait pas de sens. Comment pouvait-il être encore vivant ?

Il entendit un rire lointain, provenant de derrière lui. Il se retourna brutalement et manqua de tomber à plat ventre. Il avait bien vu quelque chose, dans son champ de vision... Quelque chose qui s'était immédiatement caché.

"... Montr... Kh.. Kff kff..."

Il avait la voix complètement cassée. Pour le moment, il fallait qu'il tire une croix sur l'idée de parler. Quelqu'un jouait avec lui, et il craignait de comprendre qui. Ou "quoi", plus exactement. La créature devait certainement l'avoir détaché, puis ramené sur le rivage. Restait à savoir pourquoi. Il aurait été bien plus simple pour elle de le dévorer sans passer par un sauvetage complexe.

Il attendit longuement qu'elle se montre. Il espérait qu'elle se montre. A ce stade, il n'avait plus de raisons d'être en vie : il était censé être mort, alors qu'elle le tue, qu'on en finisse !

... Mais elle ne se montra jamais. Au bout d'un moment, il fallut qu'Asher se rende à l'évidence : aussi improbable que cela puisse paraître, elle était partie.

Si ce n'était pas une sirène, alors c'était quoi ? Aucune idée. Mais c'était certainement une sirène quand même. Ce rire qu'il avait entendu n'était pas innocent. Elle jouait avec lui. Jusqu'à quand ? Elle finirait bien par venir le bouffer. Il ne voyait pas ce qu'une sirène pourrait lui vouloir d'autre.

**

... Il n'était plus si loin du Port en gestation, mais il était dans un tel état qu'il avait l'impression d'être en train de traverser un désert. Et pourtant, il pleuvait. Il boitait plus qu'il marchait. On aurait dit un clochard... Ou un rescapé de guerre.

C'était dur, d'avancer. Pourtant si il devait choisir, il préférait crever au chaud, à la Taverne, plutôt que par terre la gueule ouverte, au milieu de nulle part. Il n'était pas en état de s'enfuir. Il ne voulait pas s'enfuir. Pitié : que quelqu'un vienne l'achever, on avait pas fini le boulot correctement, là.

Il commençait à distinguer le spectre des bâtisses en construction. Il tenta de presser le pas, trébucha, mais ne tomba pas. Décidément, il ne savait rien terminer correctement. Pas capable de crever. Pas capable de se vautrer.

Il entendit un cri furieux, au loin. Plus vite qu'il ne fallait pour le dire, une silhouette sombre fondit sur lui, le prit par le col, et lui plaqua un sabre sous la gorge. Asher voyait flou. Il lui fallut du temps pour ajuster sa vision. Il reconnut l'un de ses compagnons de galère... Un jeune matelot à qui tout récemment, il apprenait encore à se servir de l'exacte arme avec laquelle il était en train de le menacer.

"... Comment ?
- Je sais pas, Alan, je sais pas.
- Et comment tu OSES revenir ?"

Un rire cynique lui échappa.

"Tu voudrais que j'aille où ? Y a nulle part où aller sur cette île de merde. Mais vas-y, éclate toi.
- Quoi ?"

Il écarta les bras, invitation éloquente.

"Finis moi. Allez. Qu'est-ce que ça peut me foutre ? Je viens de te le dire : j'ai nulle part où aller sur cette île de merde. Tue moi, finis le travail, Hook sera content et tu me rendras service."

C'est cette exacte remarque qui sauva la vie d'Asher, contre son gré. Le jeune Alan se rendit compte que la mort n'était certainement pas le pire des châtiments, pour l'ex-Maître d'armes. Ce n'était pas son rôle de prendre cette décision. Il recula donc, en silence, puis rebroussa chemin, laissant sur place un Asher perplexe et contrarié.

*****

Plus jamais Asher n'entendit parler de cette sirène, qu'il n'avait qu'entraperçue. Parfois, lorsqu'il marche la nuit dans les rues du Port, ou du Ranch, il sent un regard dans sa nuque. Il n'a jamais été capable d'établir si oui ou non, on le suivait réellement. Peut-être est-ce juste son imagination qui lui joue des tours... Cela dit il en est persuadé : les sirènes ne font pas dans la charité. Elle joue à un jeu étrange avec lui, dont il ne comprend pas l'enjeu, et qui a son goût n'est pas spécialement drôle, mais il est certain qu'elle reviendra. Lorsqu'il la verra pour de vrai, c'est qu'elle sera (enfin) prête à le bouffer. Et il l'accueillera avec joie.

Contre toutes attentes, les pirates du Joly Roger décidèrent de laisser Asher tranquille. Il n'a jamais compris pourquoi. Peut-être ne valait-il pas la peine qu'ils s'embêtent à le buter deux fois. Peut-être en souvenir du bon vieux temps. Peut-être parce qu'il voulait mourir, et que de lui donner ce qu'il voulait faisait vraiment une sanction pourrie. Peut-être parce qu'ils avaient besoin de main d'oeuvre : il aida à la construction du Port avant de s'y installer. Très rapidement, il sombra dans l'alcool et la dépression. Il n'acceptait plus que des petits jobs, afin d'être en mesure de payer ce qu'il buvait. Avec l'arrivée des bermudons, il l'aurait pu, mais l'idée de retourner en mer lui était devenue inconcevable : le seul endroit où il voulait être, c'était à la taverne, avec un verre rempli sous le nez. Tout le reste... Ce n'était plus pour lui.

*****

Il était vautré sur la table habituelle. SA table. Généralement, on la lui laissait. On savait.

Oh, il avait déjà bu aujourd'hui. Beaucoup. Le paysage tournait un peu. Il avait vaguement envie de gerber. Il poussa un très long soupir et retint sa tête, très lourde, avec sa main. Houlà... Ça avait failli pas tenir. Le menton sur le bois, ça faisait mal. Il connaissait.

Et il buvait quand même. Quoi ? Son verre était pas fini. Il avait quelque chose sur le bout du cerveau... Un truc, une musique. Ptetre même des paroles. Ça avait l'air sympa. Dommage, il avait juste un bout du refrain.

"Sailors, fighting in the dancehall... Oh man, look at those cavemen go..."

... Un peu ironiques, les paroles, quand même. Il pouffa dans sa barbe de trois jours avant de continuer, un peu hésitant :

"... It's the freakiest sh... Hm?"

Asher se renfrogna. Il y avait quelqu'un dans le coin de son champ de vision, à droite. Quelqu'un qui était dangereusement entré dans son espace vital. Il jeta un regard noir au gêneur.

"... Quoi ?
- Asher O'Flaherty ?"

Ah. Super. Il voyait le tableau d'avance. Asher soupira encore, les yeux sur le plafond.

"Lui-même. Qu'est-ce que tu me veux ?
- Mon équipage recrute. J'ai une offre à vous f...
- Pas intéressé.
- Mais attendez que je vous expl...
- Je suis pas intéressé. T'as de la cire d'abeille dans les oreilles ?"

Quelque part à une table adjacente, une femme ricana.

"Laisse le chéri... Il est rond comme une queue de pelle. Si tu le prends sur ton bateau il aura tôt fait de passer par dessus bord. Accidentellement, cette fois."

Hm. C'était pas un tableau très glorieux, que cette inconnue dressait de lui. Ou bien la connaissait-il ? Il n'y avait pas grand monde au Port dont il ne connaissait pas l'identité d'une manière ou d'une autre. Sincèrement, il n'avait pas la force de se plaindre. Et puis elle n'avait pas tort. Il croisa les bras et renifla vaguement :

"C'est ça... Écoute la madame. Merci."

Oh fichtre, ça tournait... Si il se relevait maintenant, il allait probablement vomir. Si il fermait les yeux, pareil. Un dernier geste de la main pour inviter son indésirable à filer... Qu'il le laisse être malade tranquille.

*****

Ah, le Givre... c'est une époque bien étrange, même pour le pays de Jamais. Asher, que presque rien n'aurait pu déloger de sa taverne à ce stade, fut bien obligé de bouger ses fesses lorsque le Port fut envahi. C'était ça ou finir orbleu. Ou définitivement privé de rhum, au choix. Bon gré mal gré, il rejoignit le ranch des rebelles et s'habitua à la vie qu'on y menait. Si l'on doit être parfaitement honnête, reprendre l'entraînement lui fait du bien. Se sentir à nouveau utile aussi. Bien sûr, il ne l'admettra jamais si facilement.