Freckles sent qu'il est en colère. Il sait aussi que cette colère qui monte est pas dirigée contre les bonnes personnes, pourtant il fait aucun effort pour l'arrêter. Il est énervé contre Scar, contre Lace, et même contre Yell, et puis contre cette bouteille qu'il a dans les mains, qu'il est allé chercher lui-même alors qu'en plus il avait même pas bu jusqu'ici.

« Il y a eu des bannis pour moins que ça. C'est juste parce que vous l'aimez tous et que vous protégez tous son cul qu'il est encore là. »

Putain, se dit Freckles intérieurement, en écho à l'injure du chef des sentinelles. Il le regarde avachi dans son siège avec son nez enflé et n'arrive pas à ressentir autant de compassion qu'il devrait.

Pourtant Scar a un peu raison.
Et le problème c'est que Freckles n'arrive pas à être en colère contre Apache. Il n’y arrive pas. En fait il essaye même pas. Il est juste confus. Il se repasse tout en boucle jusqu’à ce que ça devienne une bouillie de mots sans sens.

« J'ai eu honte., reprend Lace. « Je venais d'être nominée, je me suis dit que je pourrais régler ça seule. Et puis… il s'est passé des trucs, encore. Plus le temps passait, plus ça devenait compliqué. Je me suis laissé marcher dessus, ça n'arrivera plus. »

Un regard s’échange entre eux deux alors qu’elle s’explique, qu’elle fait un vague geste de la main pour évoquer les trucs qui se sont passés et Freckles met le doigt sur ce qui le dérange. Le pirate, c’était après. Les choses se sont réglées, toutes seules, sobrement, hors de leur vue à tous. Lacerate et Apache sont redevenus amis, au moins en apparence. Freckles voudrait lancer à la chasseuse un de ces regards interrogateur, un truc qu’ils comprendraient tous les deux, qui lui assurerait qu’elle lui expliquerait tout en détail plus tard, sans être retenue par la présence de Scar et Yell.
Mais c’est plus lui qu’elle regarde maintenant, et l’ombre d’un sourire furtif passe sur ses lèvres.

« T'as raison, je l'ai couvert. Mais va pas dire que je l'aime. Ou alors visite-le à l'Infirmerie et reviens me dire que à quoi ressemble mon amour. »
« Y a vraiment un truc qui va pas chez toi », lâche Freckles.

Comme s’il suffisait de cette dernière phrase qui ressemble à s’y méprendre à de la fierté d’avoir ravalé la façade d’Apache, l’effet de surprise de sa révélation s’envole, l’envie de la comprendre avec. Freckles se laisse tomber à son tour sur un siège, prend une gorgée amère, dégueulasse – l’alcool a du prendre un coup à force de croupir sous la terre pendant une éternité.

« Non mais vous avez raison je sais pas pourquoi on se fait chier avec le cachot et l'arène et les procès et je sais pas quoi. Alors qu'on peut juste trainer qui on veut dans un coin sombre pour les tabasser. C'est plus simple en fait. »

Il sent confusément qu’il devrait fermer sa gueule. A la place il se tourne vers Scar, le regard brulant :

« On fait ce qu’on veut, c’est bien ça Scar ? Tu veux pas qu’on défonce les autres qui étaient sur scène aussi ? Tant qu’à faire ! Tu t’occupes de Just, et puis comme Grumpy est sans doute mort on a qu’à se répartir les deux autres. Puisqu’apparemment on gère l’indiscipline comme on veut maintenant. »

C’est seulement après ça qu’il la ferme, en sentant les accents de frustration dans sa voix, et qu’il prend une autre gorgée de sa bouteille pour se donner une contenance, et s’empêcher d’avoir l’air coupable.

Le rhum est dégueulasse, il lui a déchiré la gorge et laissé une trace brûlante le long de son œsophage. Scar déteste ça mais pour une fois il accueille volontiers l'engourdissement que celui-ci lui procure.

T'as raison, je l'ai couvert. Mais va pas dire que je l'aime. Ou alors visite-le à l'Infirmerie et reviens me dire que à quoi ressemble mon amour.

Le Rouge hausse les épaules avec un certain fatalisme. Il n'a pas grand chose à ajouter et n'a pas particulièrement envie d'aller contempler leur oeuvre. Ce qui est fait est fait il pourrait lui dire. Et qu'Apache l'a bien cherché mais ça ils le savent tous.

Au final c'est Freckles qui reprend la parole, presque immédiatement.  

Y a vraiment un truc qui va pas chez toi.

Scar hausse un sourcil mais décide de ne pas relever la remarque qui ne le concerne pas. Ils auraient pu tous en rester là si le Livreur n'était pas revenu à la charge d'un ton acerbe.

Non mais vous avez raison je sais pas pourquoi on se fait chier avec le cachot et l'arène et les procès et je sais pas quoi. Alors qu'on peut juste traîner qui on veut dans un coin sombre pour les tabasser. C'est plus simple en fait.

Comme s'il en avait pas déjà assez fait, le gars se tourne vers lui et le prend à parti, lui crachant presque à la gueule:

On fait ce qu’on veut, c’est bien ça Scar ? Tu veux pas qu’on défonce les autres qui étaient sur scène aussi ? Tant qu’à faire ! Tu t’occupes de Just, et puis comme Grumpy est sans doute mort on a qu’à se répartir les deux autres. Puisqu’apparemment on gère l’indiscipline comme on veut maintenant.

Scar lui rend son regard incendiaire, les doigts serrés autour du goulot de la bouteille. Sa voix est tendue, brûlante, lorsqu'il lui répond:

Et t'insinues quoi exactement ? Que je passe mon temps à tabasser les gens dans les coins ? Tu crois qu'Apache le connaît pas le cachot ? Que ça l'a calmé ? Et les procès...te fous pas de ma gueule non plus, tu vis dans quel monde ?

Il est rarement en colère contre le Lionceau mais là il aurait envie de lui faire bouffer toute l'étendue de sa mauvaise foi. Ca bouillonne trop alors le Sentinelle se relève avant de faire un geste qu'il regretterait, pose la bouteille à côté du siège champignon et se met à faire les cent pas d'un rythme rageur mais dans une trajectoire assez peu rectiligne.

T'étais même pas présent. On vient là pour avoir la paix et on prend le temps de t'expliquer. Tu casses vraiment les couilles.

Et tout à coup c'est trop. Le mal de crâne, l'herbe, le mauvais rhum et ce sale goût de sang qui lui traîne en bouche; il a envie de gerber. Un chatouillement caractéristique et de mauvais présage à l'arrière de son palais et il se met à saliver amer.

Il déglutit et, sans plus d'explication, se casse vers la sortie avec le mince espoir que personne ne le suivra.

Par chance, même si ça ne devrait pas être le cas, il n'y a pas de sentinelle à l'entrée. Une humiliation de moins alors qu'il titube encore quelques pas et vomit ses tripes entre deux racines. La pression à l'intérieur de son crâne est atroce, inouïe; il espère que son nez ne va pas se remettre à pisser le sang.

Après coup il se sent un peu mieux, du moins physiquement. Ses doigts agrippent l'écorce rugueuse du Grand-Arbre à qui il adresse une excuse silencieuse.

Incapable de rentrer immédiatement après ça mais pas en état de grimper jusqu'à sa tour, le Rouge se laisse tomber assis près de l'entrée, le dos appuyé contre la grande racine courbée qui fait office de cadre de porte. D'une main il écarte ses mèches noires poisseuses de sueur qui lui collent au front et laisse échapper un long soupir. Sale soirée.

Scar se lève, et pendant une longue seconde, Freckles se dit qu’il va le frapper. Et il a presque envie d’en avoir envie - parce que ça prouverait quelque chose - mais la vérité c’est qu’il n’en a pas envie du tout, qu’il sent quelque chose en lui se glacer rien que d’y penser.

« Et t'insinues quoi exactement ? Que je passe mon temps à tabasser les gens dans les coins ? Tu crois qu'Apache le connaît pas le cachot ? Que ça l'a calmé ? Et les procès...te fous pas de ma gueule non plus, tu vis dans quel monde ? »

Mais il le frappe pas. A la place il s’est mis à faire les cent pas dans la pièce. La scène serait beaucoup plus sérieuse s’il arrivait à marcher droit.

« T'étais même pas présent. On vient là pour avoir la paix et on prend le temps de t'expliquer. Tu casses vraiment les couilles. »

Il se casse avant que Freckles aie ouvert la bouche pour répondre - ce qui l’arrange pour être honnête.
Qu’est ce qu’il aurait pu lui dire ?
Qu’il est désolé ? Qu’il a raison ?
Que bien sûr qu’il sait qu’Apache ne changera jamais ?
Qu’il a beau savoir tout ça, il sent que s’ils commencent à laisser faire ce que Lace a fait ce soir, ce sera pire ?

Et du coup c’est un silence de plomb. Freckles se rend compte que Yell, après sa déclaration, les a laissés se crier dessus et qu’il ne reste plus que lui et Lace qui échangent un regard qui veut rien dire. Pas de désolé, pas de complicité, pas même de haine franchement. Rien quoi. Et puis le silence est brisé par le bruit de la grande porte du dortoir et la cheffe des éclaireuses qui débarque, rayonnante.

« Salut la compagnie ! Alors on m'attend pas pour festoyer ? »

Et puis en voyant leurs têtes :

« Pourquoi vous tirez ces tronches ? On dirait que vous venez de vous avouer vos pires secrets et que c'est parti en dispute. »
« C'est rien. Je vais m'allonger, je reviens après. »

Freckles doit retenir un rire nerveux. Il jette un coup d’œil à Lacerate qui joint le geste à la parole et se dirige vers son hamac. Il serait bien parti, mais il peut plus tellement. Stealth est là maintenant - Stealth qui n’a pas mis les pieds dans la Maison Souterraine depuis si longtemps que sa présence lui semble aussi absurde que celle de Yell plus tôt.
C’est vraiment n’importe quoi cette soirée, pense Freckles.

« Ouais c’est rien. T’inquiète. »

Il dévisage Stealth et se sent froncer les sourcils, comme s’il y avait quelque chose qu’il replaçait pas.

« En fait t’arrives un peu tard », il dit. Et puis après une seconde de réflexion, il lui tend sa bouteille qu’il a plus tellement envie de boire.

Et il se rend compte qu’il a rien d’autre à dire et se contente de rester assis sur son stupide fauteuil en adressant à Stealth un regard contrit.

Lui, le Chef des Sentinelles aux routines et chemins bien tracés, marche sans but autour du Grand-Arbre. Il n'y a pas grand monde; les petits sont couchés et le bruit de la fête s'est nettement atténué.

A un point d'eau, il s'arrête et s'asperge le visage et le cou, hésite un instant à plonger la tête entière dans le bidon mais se ravise à la pensée de son pansement tout neuf et se contente de boire quelques longues gorgées glacées.

Il se sent moins ivre, moins en colère et sa tête ne le fait plus autant souffrir; mais il ne se sent pas mieux pour autant.  

D’ordinaire il serait allé voir Soul, pour son conseil et sa compagnie. Le Soigneur aurait su quoi faire, l'aider à trouver comment se positionner par rapport à tout ça. C'est qu'il le connaissait depuis avant son grandissement, avant tout ça, le seul avec qui il se sentait vraiment en confiance...

Le deuil le cueille soudainement, au plus vulnérable de son ébriété, et lui coupe le souffle. Sa gorge se serre et sa poitrine le fait souffrir mais, comme toujours depuis son grandissement, il est incapable de verser une larme. Juste cette sensation horrible de perte, cette culpabilité anxieuse qui rend fou et ne trouve aucune échappatoire.

Pour une fois il n'essaie pas de changer ce trop plein en rage, ni de décharger en frappant le premier objet à sa portée mais choisit de l'endurer, d'essayer d'accepter.

Accepter la disparition de son ami, accepter qu'il aurait peut-être pu y faire quelque chose s'il ne s'était pas écroulé pendant des mois au pied du Brasier, accepter que bientôt il aura le réflexe de prendre le chemin de l’Infirmerie sans réussir à se souvenir pourquoi, de la raison exacte de l’éclair de nostalgie qui le traversera.

C'est toujours comme ça, la mort et l'oubli, s'en vouloir de n'avoir rien pu faire; mais cette fois c'est plus difficile.

Il lui semblait s'être fait à la solitude de son rôle et de qui il est, et pourtant il se retrouve là, la respiration hachée et douloureuse, avec ce sentiment d'abandon au fond du ventre.

Un petit geignement derrière lui puis la sensation d'une truffe humide sur son avant-bras.

Le Rouge ne met qu'un instant à céder, il s'accroupit face à la chienne et glisse ses doigts dans la fourrure couleur sable. Son visage contre l'épaule solide du wolfhound, il respire son odeur de sauvage et de forêt. Il laisse l'animal le réconforter par sa présence tiède et silencieuse, comme il n'a jamais été capable de tolérer de la part des humains. Du baume sur ses émotions.

Ils comprennent pas que tout ce que je fais c'est pour les Perdus et le Grand-Arbre...

Il soupire, se sent de plus en plus épuisé à mesure qu'il se calme.

Je crois que je vais rentrer dormir.

« J'étais en mission. Qui a claqué la porte quand je suis arrivée ?  »
« Scar. »

Il détaille pas plus, de toutes façons Stealth le regarde même pas, toute occupée qu’elle est à explorer la pièce comme si elle était jamais venue.

« Il n'y a rien à manger dans cette soirée de Chefs ?! »
« C’est pas une soirée. »

Il sent l’agacement lui monter. Elle est conne ou quoi ? Elle vient de croiser deux personnes, sorties en claquant la porte, et Lace, elle, est littéralement partie se coucher sous ses yeux. C’est ça l’idée qu’elle se fait d’une fête, lui, tout seul, une bouteille à le main ? Peut-être qu’elle déconne, qu’elle dit ça pour se moquer d’eux, mais là franchement Freckles est pas d’humeur à capter ou apprécier la moindre trace d’ironie.

« On est là par hasard. Je venais chercher un truc, Scar soignait son nez et puis Lace- »

Non mais qu’est ce qu’il a pas envie de tout réexpliquer à quelqu’un qui a tout raté, y a rien de plus chiant.

« Bah elle dort. »

Si elle voulait la version complète, elle avait qu’à être là pendant que Lacerate leur déballait le choc du siècle, ou même présente à la Boum, ou présente tout court, depuis leur retour, et pendant le Givre, et même avant ça.

« Si tu veux une fête faut monter à la Cabane à manger, je crois qu’il y a encore un peu d’ambiance », il dit, et pour le coup, ça suinte l’ironie. « D’ailleurs je comptais y retourner. »

Il sait pas trop pourquoi il dit ça, parce que c’est pas vrai.
Enfin, c’était vrai, avant tout ça.