« Moi d'abord. », dit Scar d’une voix qui n’appelle pas vraiment à la contestation.

De toutes façons, c’était vraiment à lui que Freckles demandait.

« Apache. Et ses potes, sa petite clique. Ils ont joué quelques morceaux. Et tu le connais. »

Il laisse une pause, fixe Freckles, qui se sent immédiatement sur la défensive. Oui il le connaît. Tout le monde sait qu’il le connaît. Il se demande si Scar est en train de l’accuser d’être le pote d’Apache – parce que oui, c’est officiel maintenant, qu’ils le sont. C’était beaucoup plus simple d’oublier tout ça quand ils étaient tous éclatés aux quatre coins de l’Île.

« Il fallait qu'il provoque. Et bien sûr c'est plus marrant quand c'est moi la cible, je suppose. Je l'ai un peu mal pris mais en vrai ça va. J'ai rien dit, je suis sorti. J'ai bu un peu de liqueur pour penser à autre chose. Raisonnablement. » Un haussement de sourcils, de Freckles. Scar boit jamais. « Elle m'a accompagné. On a discuté un moment, la saleté de fée du Punk - Volt - est venu nous emmerder. Ensuite Yell s'est sentie mal alors je l'ai ramenée à l'intérieur. Et là Apache m'a sauté dessus et insulté pour aucune raison. Sauf celle de faire chier le monde probablement. Franchement ça a été la goutte d'eau. C'est pas que ce soir mais toutes les autres petites provocations accumulées. J'ai essayé de lui en mettre une, c'est parti tout seul. Il a esquivé et on aurait pu s'arrêter là s'il avait pas riposté. J'ai bloqué son coup, Lace s'en est mêlée, je lui mis une baffe, il m'a pété le nez, je l'ai jeté sur- »

Freckles, qui écoutait en silence, sent ses lèvres tressaillir quand Scar lâche un petit rire nerveux. Il se retient de rigoler aussi. C’est absurde.

« Pardon. C'est pas drôle. Donc je l'ai jeté vers deux Perdus qui prenaient des photos, ou filmaient, je sais pas on s'en fout. Et je suis parti. »

Scar se relaisse tomber dans un fauteuil. Il a l’air très très fatigué. Maintenant que son visage est propre, Freckles peut voir une sale ecchymose se former sur sa pommette, du côté qui n’a pas de cicatrice. Son nez aussi prend une couleur un peu dégueulasse. Il en a vu d’autres, mais cette blessure là a quelque chose qui retourne le ventre du livreur, peut-être à cause des circonstances.

« J'ai dépassé les limites, je sais. Lui aussi mais lui tout le monde lui pardonnera. »
« Oh je pense pas que- », il commence, pas assez fort.
« Honnêtement je sais pas si je regrette le geste, mais je regrette le public… Je sais pas s'il s'est encore passé quelque chose après. Quand je suis parti Lace était avec lui. »

Fin. C’est curieux d’entendre le chef des sentinelles parler autant, et d’autant plus curieux que Freckles n’ait tenté de l’interrompre qu’une fois. Il y aurait beaucoup à dire, en fait. Beaucoup à demander. Il se rend compte assez vite que ses questions, d’autres gens y répondraient beaucoup mieux que la personne qui a quitté la scène après s’être fait éclater le nez.

« Si t'as quelque chose à ajouter. »
« Nan, c'est déjà très clair...  »

Il y a un nouveau petit silence contrarié entre eux trois. Ça semble être un thème. Freckles cherche quelque chose à répondre à tout ça, une genre de consolation, mais avant qu’il trouve une idée, Yell lâche :

« J'en ai ras le bol de ces conneries.»

Les deux autres la dévisagent - dans le cas de Freckles, avec surprise. Elle se racle la gorge.

« Ce que je veux dire, c'est qu'on en prends plein la gueule, les gens crèvent bordel, ouais on les oublies, ouais nos souvenirs se font bouffer. »

Là c’est Scar que Freckles regarde, avec un air alarmé, genre elle nous fait quoi là ?

« Mais là, c'est tout frais, on s'en souvient encore, de tout les départs, de tout ce que le froid nous a pris, et même après ça, même après ça putain, on est pas fichus d'avancer dans le même sens, on est déjà dans la merde en étant unis, ça vous le comprenez pas on dirait. Donc non j'ai rien a ajouter, ça me déprime juste qu'on soit tous aussi bornés, j'ai bien dit tous. »

Et une nouvelle pause, la pire de toutes, peut-être.
Est-ce qu’elle engueule Scar ? Elle en a pas l’air, mais ses mots, si. Avec son « on » et son « vous » vagues, qui peuvent parler d’à peu près n’importe qui. Freckles entreprend de se ronger consciencieusement l’ongle du pouce qu’il avait jusque là laissé tranquille ce soir, sourcils un peu froncés, la jaugeant du regard.

« Tous ? », il répète, irrité. « Moi aussi ça me déprime qu’Apache aie décidé qu’on puisse pas passer une seule bonne soirée ensemble. »

En y réfléchissant un peu, il se surprend à être d’accord, avec cette espèce de frustration que Yell laisse entendre en tout cas. Oui, lui aussi, il trouve ça con, que quelqu’un décide de tout gâcher, alors qu’ils sortent d’une éternité de misère, de souffrances, de séparation. Ça le fait quelque peu redescendre de l’euphorie qu’il ressentait de voir le Grand Arbre revenu à la normale.
Y a juste des façons de dire les choses.
(Non pas que Freckles soit un expert, dans la façon de dire les choses.)

« Je suis désolé de- de pas avoir été là, enfin, d’avoir raté .... »

Son ton est un peu incertain. Est-ce qu’il aurait pu faire quelque chose ? Calmer Apache ? Sans doute que non, en vérité. Si ni Scar, ni Lace, ni n’importe lequel des vrais potes du chasseur n’ont réussi à calmer le jeu, c’est qu’il aurait pas réussi non plus. Il se sent un peu coupable quand même. Sans compter que ça c’est sans doute passé alors qu’il était dehors, à quelques pas de la cabane, et royalement inconscient de ce qui se passait à l’intérieur.

« Tu vas faire quelque chose ? » il finit par demander. « Ou laisser Lace s’en occuper ? »

Oui parce qu’il s’imagine bien qu’il y aura des représailles, pour Apache. Et il sait pas trop bien pourquoi il demande ça, puisque d’habitude il s’y intéresse pas trop, aux virées cachot du chasseur, elles regardent que lui, mais peut-être qu’ici, dans la Maison Souterraine, il se sent bien impliqué de gré ou de force. Et puis il aimerait dire à Scar qu’il le soutient, quoi, même si ces mots là restent un peu bloqués dans sa gorge pour l’instant.

Son explication terminée, Scar ne sait pas s'il est encore plus fatigué ou soulagé. Un peu des deux. Il a tenté de rester un maximum factuel et sans déformer les faits. Par honnêteté mais aussi parce qu'il sait bien que Freckles aura plus d'une version de la bagarre et il serait contre-productif de lui en donner un compte-rendu biaisé.

De toute façon peu importe comment il aurait tourné la chose ce serait resté peu glorieux. Il a dépassé les bornes.

Un silence épais s'étend entre eux. De son fauteuil le Sentinelle observe son collègue, attendant sa réaction. Il se demande si le Lionceau prendra partie ou non; s'il va le réprimander, lui dire qu'il comprend ou peut-être simplement chasser l'anecdote d'un haussement d'épaules. It is what it is.

J'en ai ras le bol de ces conneries.

Son regard ambré passe brusquement à Yell à qui il en veut subitement un peu d'avoir interrompu l'échange silencieux entre lui et le Livreur.

Ce que je veux dire, c'est qu'on en prends plein la gueule, les gens crèvent bordel, ouais on les oublies, ouais nos souvenirs se font bouffer.

L'expression de Freckles fait écho à sa propre perplexité. Le Rouge voit plus ou moins où elle va et il n'a vraiment pas envie de cette discussion maintenant. Et puis il y a plus pressant pour l'instant.

Yell...c'est pas le moment.

Il le dit doucement, la mâchoire un peu serrée mais il reste aimable. Peut-être un peu trop parce qu'elle ne semble pas l'entendre; ou l'ignore volontairement.

Mais là, c'est tout frais, on s'en souvient encore, de tout les départs, de tout ce que le froid nous a pris, et même après ça, même après ça putain, on est pas fichus d'avancer dans le même sens, on est déjà dans la merde en étant unis, ça vous le comprenez pas on dirait. Donc non j'ai rien a ajouter, ça me déprime juste qu'on soit tous aussi bornés, j'ai bien dit tous.

Ses doigts se resserrent sur les bras du siège. Les ongles enfoncés dans le tissu rembourré, il sent sa colère qui gonfle sous les insinuations et accusations de l'adolescente. Elle a raison mais il ne pense pas qu'ils ont, eux, besoin de l'entendre. Qu'elle ose sous-entendre qu'il s'en fout de la souffrance des Perdus, c'est ça qui le met hors de lui. Il lui répond d'un ton amer, caustique.

Ca suffit ! Tu crois qu'on est pas au courant ? Tu crois qu'on y pense pas tous les matins quand on fait l'appel, à tous ceux qui manquent ?

Il est sur la défensive, d'autant que Yell a été présente à chaque étape de la soirée. Elle a bien vu que c'est pas lui qui a cherché la merde. Alors oui il est bien en tort de ne pas avoir su se maîtriser mais pas dans celui de ne pas faire d'effort.

Tous ? Moi aussi ça me déprime qu’Apache aie décidé qu’on puisse pas passer une seule bonne soirée ensemble.

L'intervention de Freckles est bienvenue et Scar masque sa surprise à ses paroles; il ne pensait pas qu'il accuserait ouvertement Apache.

Je suis désolé de- de pas avoir été là, enfin, d’avoir raté ....

Lui n'est pas désolé. Des spectateurs il y en avait déjà assez eu et il n'est pas déçu que la plupart des Chefs n'aient pas été présents. Le Rouge n'est pas particulièrement fier d'avoir pété les plombs devant tout le monde. A raison ou non.

Tu vas faire quelque chose ? Ou laisser Lace s’en occuper ?

Il soupire, veut se passer la main sur le visage mais tressaille en effleurant son nez et se ravise.

Non. Non je pense que j'en ai assez fait. Je vois pas ce qu'il y a à faire d'autre. Il comprendra jamais. Il repense au regard de Lace quand elle l'a pris par l'épaule et lui a dit qu'elle s'en chargeait. De toute façon Lace m'a fait comprendre que c'était plus mon problème...

« Non. Non je pense que j'en ai assez fait. Je vois pas ce qu'il y a à faire d'autre. Il comprendra jamais.  »

Freckles ne sait pas bien pourquoi cette phrase lui fait l’effet d’une douche froide. Sans y penser, il s’attaque avec les dents à l’ongle de son index, nerveusement, mais sans quitter Scar des yeux. Comme si rompre ce contact visuel était un genre d’aveu. Il sait même pas de quoi. Il a juste une angoisse qui commence à grimper.

« De toute façon Lace m'a fait comprendre que c'était plus mon problème... »
« Ah ... »

Ça non plus, il ose pas demander ce que ça veut dire.
De son côté, Yell tente de se justifier, encore.

« Je n'accuse et ne donnerai raison a personne. J'aimerai juste Tellement qu'on soit en paix, c'est tout.
« Ah ... » répète Freckles, un peu plus faiblement.

Il est dispensé de trouver une réponse à cette incroyable platitude par l’entrée de Lacerate.
Elle porte toujours sa robe de soirée noire et fendue, qui a convaincu Freckles qu’elle a perdu un gage avec un raccommodeur marrant, mais elle est à des années lumières de l’attitude qu’elle avait en début de soirée, à papillonner d’un groupe de potes à l’autre. Elle s’est arrêtée à l’entrée de la pièce et cligne des yeux comme si elle était surprise de les voir tous là.

« Salut. Je viens juste chercher à boire et me poser. Faites pas attention à moi. »

Évidement, trois paires de regards sont fixés sur elle et tout le monde fait très attention à elle. Freckles ravale son milliard de questions sur la bagarre et sur Apache. Lace a le regard fuyant et les mains un peu tremblantes et elle y répondra pas.

« Euh … Bah tant qu’on est là ... »

A la place il se dirige vers un des coins de la pièce, trop heureux d’échapper au regard brulant de Scar qu’il imagine actuellement plein de jugement sur ses fréquentations. Avant le Givre, non, avant la Pluie, bref, avant qu’ils soient tous contraints de récupérer leurs affaires en catastrophe et débarrasser le plancher, ils avaient une réserve constituée de rhum volé aux pirates et d’une tonne de sucreries planquées dans des petites boites. Quand ils sont rentrés, il restait que quelques bouteilles qui avaient pas explosé en gelant, peut-être faute d’être complètement pleines.

« C’est vieux vieux », annonce-t-il en considérant l’une d’entre elles, et la passant à Lace.

Et puis il hésite en regardant les deux autres. Scar ne boit pas, d’habitude, mais ce soir oui. Il sait pas s’il doit lui proposer. Pareil pour Yell, il sait pas si elle est censée décamper maintenant qu’elle a fait son job, ou si elle compte se poser là. Il sait même plus si elle a le droit. Il a tout oublié.

« Yell a remis le nez de Scar en place », il décide d’informer Lace sans bien savoir pourquoi.

Peut-être juste pour meubler.

Juste qu'ils soient en paix.
Et elle pense qu'il fait quoi ? Qu'il œuvre au chaos ? Lui aussi veut la paix, il ne demande que ça, et c'est justement pour préserver cette paix relative que les types comme le punk ont besoin parfois d'être un peu secoués ou de faire des séjours au cachot.

Tous en paix. Je te laisserai leur dire la prochaine fois.

Le Rouge le dit sans animosité mais surtout pour clore la discussion. Là maintenant il n'a pas la tête à rêver d'un futur meilleur et puis il ne va pas prétendre que si on revient le chercher et le pousser à bout comme Apache ce soir il réagira forcément différemment. Tendre l'autre joue c'est pas tellement dans ses habitudes. Sauf, peut-être, avec Peter.

Un bruit de pas, celui de la porte de la Maison et puis Lace qui apparaît au seuil, toujours vêtue de sa jolie et inhabituelle robe de soirée.

Salut. Je viens juste chercher à boire et me poser. Faites pas attention à moi.

Se redressant dans son fauteuil, Scar la fixe silencieusement pendant que Freckles fait la conversation, essayant de lire les expressions de son visage et de son corps, curieux et peut-être juste un peu inquiet. Il a croisé son regard à la Boum quand elle s'est approchée de lui juste avant qu'il s'en aille; et il sait de quoi elle est capable. Mais au fond ça ne le concerne pas plus que ça.

Yell a remis le nez de Scar en place

A la mention de son nom, ses yeux glissent un instant vers le Lionceau avant de revenir à la Chasseuse. Il ne commente pas.

Finalement il se lève, ça ne tourne plus trop, et approche lentement. Il sent que Freckles est un peu fébrile mais lui de son côté est pas là pour faire semblant de rien.

T'as fait long.

Une pause. Pas vraiment une accusation mais pas une simple constatation non plus.

Merci d'être intervenue. Et désolé d'avoir foutu le bordel, je suppose. il désigne le Livreur d'un hochement de tête Je lui ai tout expliqué.

« T'as fait long », dit Scar en s’avançant vers eux deux.« Merci d'être intervenue. Et désolé d'avoir foutu le bordel, je suppose. Je lui ai tout expliqué. »

Un rappel pour Freckles que dans cette situation c’est lui qui est à la ramasse, et même pas Yell qui pourtant n’a rien à faire là. Il grimace mais hoche la tête en guise de confirmation. Scar est calme, mais direct. Ils sont tous les deux à tourner autour de Lace en marchant sur des œufs, tâtant le terrain, à crever d’envie de lui poser la question sans oser et puis-

« Tu as pu parler à Apache ? » s’enquiert Yell.

De quoi elle se mêle ?

« Je veux dire, après tout ce bordel. »
« De quoi je me mêle », murmure Freckles sans pouvoir s’empêcher, heureusement trop bas pour qu’on l’entende.

De toutes façons c’est pas comme s’il brulait pas aussi d’envie de le savoir.
Lace répond tout de suite.

« Ouais, je lui ai parlé. »

Et immédiatement Freckles n’aime pas ce ton. Il aime pas comment elle a dit parlé. Il aime pas le regard qu’elle a juste après. Il aime pas comme elle serre les poings autour du goulot de la bouteille. Au début il comprend pas pourquoi il a cette impression désagréable, il regarde Scar et puis Yell pour essayer de jauger leurs expressions à eux. C’est juste que ça lui rappelle un truc. Il se tend instinctivement.

« Laissez-moi 5 minutes, pour enlever cette robe et me poser. Après je vous raconterai. »

Il hausse les épaules, lâche un « okay ... », la regarde vaguement s’éloigner, galérer à enlever sa robe en tenant la bouteille en même temps. En temps normal il se serait foutu de sa gueule. A la place il décide de continuer ce qu’il avait commencé à faire. Il fouille encore dans la réserve, sort une autre bouteille, et une autre. Il en tend une à Yell, et puis en garde une pour lui.

« T’en veux ? » il demande à Scar après une hésitation.

Sans doute que non, mais ce soir rien ne se passe normalement.

« Yell, c’est ça ? » s’enquiert Lace. « Est-ce que tu comptes rester ? Ça m’est égal, hein. Je veux juste savoir. »

Il essaie de paraître nonchalant, demander ça sur le ton de la conversation, mais ça sort avec plus de méfiance qu’il voudrait :

« Pourquoi, y a des trucs que tu peux pas raconter devant elle ? »

Lui et Freckles ont essayé d'y mettre les formes mais la Soigneuse y va frontalement et sans aucune gêne. Il commence à cerner le personnage alors ça ne le surprend pas trop, en revanche ce qui est une surprise c'est que Lace ne l'envoie pas chier; c'est en tout cas ce qu'il aurait fait à sa place.

Ouais, je lui ai parlé.

Bien sûr que Scar est curieux, mais il ne la poussera pas aux aveux. Il espère juste qu'elle n'ait rien fait qu'elle regrette trop. Quant à Apache, quoi qu'il ait pris c'était mérité; il aura fini par récolter ce qu'il sème avec autant de passion.

Le Sentinelle sait qu'il est la victime idéale du petit punk mais il n'est pas son Chef direct - bien heureusement. Alors il ne peut que compatir avec la Chasseuse qui doit le gérer au quotidien, lui l'aurait probablement déjà abandonné dans un trou quelque part.

Laissez-moi 5 minutes, pour enlever cette robe et me poser. Après je vous raconterai.

De son côté, Scar fait un rapide aller-retour à son hamac pour y prendre une gourde d'eau. Après avoir fumé et parlé sa bouche est un désert, il peine à déglutir. Et puis il se sent déshydraté et crade maintenant que l'alcool est redescendu; demain il ira au Bassin à la première heure se purifier de cette soirée. Il est sûr qu'il doit lui rester un peu de sang séché dans les cheveux.

T’en veux ?

Le Rouge met quelques secondes à se rendre compte que Freckles s'adresse à lui, ayant trop l'habitude de voir et écouter les autres Chefs boire sans y participer. Il laisse échapper un souffle amusé.

Non. Non, je crois que j'ai donné pour ce soir.

A la place il engloutit quelques rasades d'eau, a l'impression de revivre un peu, tend la gourde à Yell qu'il n'a pas vu boire autre chose que de l'alcool non plus. Un truc de Soigneur probablement.

Yell, c’est ça ? Est-ce que tu comptes rester ? Ça m’est égal, hein. Je veux juste savoir.

En entendant la voix de Lace il tourne instinctivement la tête vers elle avant de détourner le regard en voyant qu'elle s'apprête à se changer. Ils ont l'habitude mais ça ne l'empêche pas de respecter la pudeur des autres comme il aime qu'on respecte la sienne.

Pourquoi, y a des trucs que tu peux pas raconter devant elle ?

Le ton du Livreur est un peu piquant et ça irrite Scar même s'il en devine la raison. Mais peut-être que, justement, le Lionceau devrait réfléchir un peu plus en détails à la pertinence de certaines de ses relations.

Qu'est-ce qui te prend ? Déjà elle raconte ce qu'elle veut et je vois pas en quoi ça nous concerne comment elle gère l'indiscipline de ses Chasseurs.

« Qu'est-ce qui te prend ? Déjà elle raconte ce qu'elle veut et je vois pas en quoi ça nous concerne comment elle gère l'indiscipline de ses Chasseurs. »
« Mais je pose juste une question putain ! »

En fait il penserait que Scar serait d’accord. Qu’il y a des conversations de chefs, et des conversations de pas chefs. Que c’est normal de faire la différence. Mais maintenant ce que Freckles se dit, c’est que Scar lui en veut pour quelque chose et qu’il veut juste lui foutre la honte en le reprenant comme ça.

Et puis comment ça, ça les concerne pas ?
Comment ça, gérer l’indiscipline de ses chasseurs ?
Freckles a envie de demander à Scar s’il veut que les choses deviennent pire. Que puisqu’il a tant été vexé par le petit concert d’Apache et ses potes, peut-être qu’il vaudrait mieux pas leur donner les paroles du suivant sur un petit plateau. Mais Lacerate s’est tournée de nouveau vers eux avec un tee-shirt propre et lâche un bon qui le fait taire, portant à la place la bouteille à ses lèvres (il boit un peu trop vite et le goulot en verre se cogne contre ses dents).

« Quand j’ai été nominée, au début de la Pluie, Apache est venu me voir. On a discuté, ça a dérapé, il a mis sa lame sous ma gorge et il a essayé de me buter. »

Silence de tombe.

« Quelqu’un s’est interposé, et nous a séparés. C’était Her, elle s’est mutilé les doigts pour réussir à le décoller de moi. Tu te souviens peut-être qu’elle était blessée. Il s’est passé d’autres trucs, mais rien d’aussi important... et ce serait trop long de tout vous raconter. Ce qui est important, c’est que ce soir, quand je l’ai vu pavaner avec ses potes et foutre une beigne à Scar, j’en ai eu marre. Marre de l’avoir couvert, marre d’avoir essayé de passer au-dessus de ça. Je me suis rappelée qu’on n’était plus amis, qu’on le serait plus jamais. Alors j’ai fait mon taf de Cheffe, je l’ai sorti de la Boum, on a marché et après j’ai quitté mon rôle pour lui casser la gueule. »

Freckles la fixe depuis le début de son explication, les doigts serrés sur le goulot de sa bouteille, presque sans expression. Le truc qui le fait tiquer, c’est l’espèce d’ombre de sourire sur les lèvres de Lace et puis son rire quand elle termine la phrase suivante.

« Je l’ai défoncé. Il va survivre mais si vous voyez des bleus, ça vient de moi. Pas de trace de lame, par contre, j’ai été moins sophistiquée que lui. Quelqu’un l’a ramassé quand je suis partie, j’imagine qu’elle l’a amené à l’Infirmerie. »

Voilà, elle semble dire.
Il se passe quelques secondes et Freckles se rend compte qu’il ne sait juste pas quoi répondre du tout.
Alors il prend une autre gorgée.

Et puis il fait quelque chose de rare, il remonte le fil des événements. Loin loin. Il s’accroche aux petits éléments que Lacerate a offert dans son explication, les trucs qui l’aident à compléter des souvenirs qu’il aurait pourtant dû oublier depuis le temps. Il repense à Apache. A ce jour là. C’est vrai, c’était pendant la pluie. Apache avait mentionné Her et ses doigts blessés, et il l’avait laissé le rassurer et lui dire des tas de choses stupides pour lui faire comprendre que tout ça n’était évidement pas de sa faute. Et puis il repense à Lace pleurant sous la pluie devant lui, et à Apache et sa cicatrice, et aux « tu diras rien », et « on est potes, non ? ». Au Monde Post-Apocalyptique, à la rivière, aux cartes, aux leçons d’épée. A Her à qui il a candidement dit de ne jamais lui faire de secrets. Il est presque étourdi d’à quel point on l’a laissé graviter autour des événements sans jamais lui faire part du truc le plus important, le truc qui a démarré cette espèce de bombe à retardement qui a décidé d’éclater aujourd’hui (alors qu’il passait une bonne putain de soirée).

Donc Freckles oublie complètement d’engueuler Lacerate pour avoir défoncé Apache pour un nez cassé, et il oublie d’engueuler Scar pour avoir suggéré que c’était normal et pas leur problème.

« Le début de la Pluie », il répète.

Il y a tellement à dire mais c’est à ça qu’il s’accroche.
Ça fait tellement longtemps que ça pourrait être une vie entière.

« T’as rien dit. »

Il est si stupéfait qu’il ne formule même pas ça comme une accusation.

Le début de la Pluie. Ses souvenirs sont embrumés, c'est difficile de remonter jusque là, mais ça lui revient gentiment. Il repense aux blessures de Her et à l'époque il ne s'en était pas plus formalisé que ça parce qu'il n'est pas rare pour les Sentinelles, surtout les grands, de se blesser salement. Il se souvient même plus du mensonge qu'elle avait du lui servir quand il lui avait posé la question.

Le Rouge n'a pas envie de plus d'éclat pour ce soir mais il sent la chaleur familière de sa colère qui monte. Mais c'est différent de celle de toute-à-l'heure. Pendant la Boum ça avait été une explosion, la rage, le trop-plein et sans doute, il faut l'admettre, une occasion de se défouler. Avec la mort de Soul, les autres, il est a cran et il ne se considère pas entièrement sans faute dans l'histoire.

Mais là c'est différent.

Jusqu'à maintenant Apache l'énervait. La plupart du temps il l'évitait et finalement s'il était problématique c'était surtout par rapport à lui et parce qu'il foutait un peu la merde.

Mais là c'est différent.

Maintenait Scar le hait, il le hait d'oser le provoquer comme il le fait tout en faisant du mal aux autres Perdus. Il le hait d'être ce qu'il considère désormais comme un danger pour ses gamins.

Là tout de suite il aurait besoin de prendre quelques longues inspirations mais son nez éclaté l'en empêche. Alors il fait ce qu'il peut pour calmer les battements enragés de son coeur; resserre et desserre les poings.

Ce qui est arrivé ce soir c'est une chose, j'ai été con aussi. Mais ce que tu racontes là...

Il réfléchit, pèse ses mots.

T’as rien dit.

Un coup d'oeil vers Freckles; il s'en veut un peu de l'avoir repris aussi brusquement tout-à-l'heure mais ça avait été plus fort que lui, et puis il voulait laisser une ouverture à Lace pour se taire si elle le souhaitait. Il s'excusera plus tard.

Il y a eu des bannis pour moins que ça. C'est juste parce que vous l'aimez tous et que vous protégez tous son cul qu'il est encore là. qu'il dit, avec finalement plus de fatalisme que de colère avant de se laisser tomber lourdement dans l'un des sièges champignons.

Il est à nouveau sobre et pour une fois le Rouge se dit qu'il est peut-être un peu trop sobre. Son regard glisse vers l'endroit d'où le Livreur a sorti les bouteilles de rhum.

Putain.

Ce sera juste ce soir, parce qu'il sent que demain sera plus tout à fait pareil, alors juste pour ce soir.