Fin d'après-midi. Le soleil commençait à rougir, de même que le ciel qui annonçait l'arrivée du crépuscule. Ca aurait pu être une vision agréable pour Sinner si cela n'avait pas signifié qu'il allait bientôt falloir s'entasser dans la Cabane à Manger avec tout le monde. Avant, c'est le genre de trucs dont il se serait volontairement passé, à moins d'avoir envie - ce qui n'était actuellement pas le cas. Passer un repas n'était pas un truc qui lui faisait peur. Au pire, on trouvait des moyens de se remplir l'estomac autrement.

Désormais, cependant, ça l'aurait foutue mal qu'il échappe volontairement à ce rituel. Il était dans le collimateur de pas mal de monde et il était plus ou moins obligé de montrer patte blanche pour éviter qu'on remette en question le statut qu'il s'évertuait à garder pour bloquer l'éventuelle prise de pouvoir de diplomates qu'il jugeait vraiment trop dangereux. Dans le fond, Sinner était terrorisé par ce qui pourrait arriver s'il ne parvenait pas à satisfaire les attentes de ceux qui avaient le pouvoir de le faire jarter.

Honnêtement, il étouffait. Il se sentait plus enchaîné qu'il ne l'avait jamais été au préalable - ce qui n'était pas peu dire.

Mais il s'accrochait à ses objectifs pour tenter de mieux respirer. Doucement mais sûrement, Sinner avait mis en place un certain nombre de stratégies par lesquelles il se donnait l'impression de réussir à faire quelque chose d'approximativement positif. L'organisation des missions lui fournissait une source de divertissement intellectuel qui lui permettait d'oublier son mal-être. Se plaçant largement en opposition de ce qu'il avait connu au préalable, le relâchement volontaire dont il faisait preuve au moment des rapports du début d'après-midi faisait sens. Se balader pour essayer d'avoir une meilleure idée des besoins réels de chacun allégeait la culpabilité qu'il éprouvait à se trouver dans un rôle qu'il jugeait détestable. Mécanisme de survie comme un autre : ce n'était pas une question d'attaches personnelles, considérant qu'il y avait pas mal de gens dans le lot dont il n'avait - au minimum - strictement rien à cirer. C'était de lui à lui. Il se détachait des personnalités de chacun et ne voyait plus en eux que son propre reflet déformé. Il s'imaginait à leur place et se demandait ce qui lui aurait permis de mieux supporter les règles de merde qui leur était à tous imposées. Discuter avec d'autres gens lui permettait aussi de se changer un peu les idées, même quand c'était pas forcément des interactions passionnantes, ni même très agréables selon les individus abordés.

C'était une stratégie instable, impliquant qu'il fasse considérablement l'autruche pour que ça fonctionne. Mais faire l'autruche, c'était un truc dont il était plus ou moins spécialiste. C'était ce qui lui avait permis de supporter Bow. C'était ce qui lui permettait aussi d'ignorer les relents de ce qu'il n'avait pas assez Oublié, malgré la façon dont son passé inconnu lui pourrissait la vie. Pour le moment, ça fonctionnait pas trop mal. Ca allait nécessairement moins bien marcher la prochaine fois qu'il y aurait un procès.

Y a un moment où il allait quand même falloir qu'il s'arrête et qu'il se décharge les nerfs autrement, genre en retournant faire chier les personnes qu'il pouvait pas saquer - par exemple - mais pour le moment il tenait à peu près le coup.

L'après-midi, il préférait largement aller voir les gens qu'il appréciait pour de vrai. Ce qui faisait un peu chier, c'est qu'un certain nombre d'entre eux ne l'accueillait plus de la même façon, désormais. Ca lui foutait un cafard difficilement descriptible. En ce début de soirée, Sinner était fatigué. Isolé. Il avait le spleen. Peut-être une lointaine envie de pleurer qu'il retenait, de même que tous les souvenirs désagréables qui voulaient remonter pour l'occasion. Plus vraiment envie d'aller chercher les gens. Il s'était peu à peu éloigné et voilà qu'il se baladait seul, appréciant pour une fois le silence et le calme. Il avait déjà grillé trop de clopes, dont les mégots finissaient systématiquement au sol, un peu comme les cailloux qu'aurait pu laisser le petit poucet derrière lui.

La Fripouille s'arrêta alors qu'elle avisait une silhouette assise quelques mètres plus loin, dont elle venait de repérer la présence. On n'avait jamais l'assurance de rester seul bien longtemps, sous le couvert de l'Arbre et de la zone qu'il protégeait...

Sinner reconnut immédiatement Ink. C'était un nouveau venu dans sa team. On aurait pu se dire que ça n'allait jamais matcher entre eux, parce qu'ils avaient franchement pas grand chose en commun à première vue. Et pourtant... Étonnamment, Ink faisait partie des diplomates que Sinner préférait.

Une nouvelle tête, c'était rafraîchissant. Puis le Gribouillé n'était pas comme beaucoup des membres de ce fichu groupe. Il était différent - Sinner avait toujours eu un faible pour ça, même quand ça se présentait pas de la manière dont il incarnait la dite différence. C'était un gars honnête à qui on pouvait parler sans trop masquer sous peine de se mettre en danger - même si la Fripouille pouvait quand même pas tout dire non plus. Sinner n'avait plus grand monde avec qui il pouvait faire ça, et ça lui manquait atrocement.

Après une brève hésitation, Sinner décida de s'approcher du diplomate tout frais. C'était bien l'un des rares membres de ce groupe dont le nouveau chef se souciait réellement. Incidemment ce n'était pas juste le besoin de mieux se comporter que ses prédécesseurs qui le poussait à se montrer bienveillant à l'égard de son collègue - il se refusait à voir les autres diplomates comme ses subordonnés, même s'il devait faire comme si c'était le cas. C'était foutrement agréable de faire quelque chose parce qu'il en avait envie, et pas parce qu'il s'y sentait obligé.

"Hey... Je te dérange, ou je peux te rejoindre un peu ?" demanda t-il après s'être suffisamment rapproché d'Ink pour ne pas le surprendre avec une question venue de nulle part - genre de derrière lui. C'est que Sinner n'avait pas spécialement envie de lui faire des farces. En tous les cas pas ce genre de farces. Il aurait mal vécu de se mettre à dos une personne de plus parmi celles pour lesquelles il éprouvait un peu d'affection. De toute façon, la Fripouille n'était actuellement pas dans une humeur très facétieuse. L'épuisement se lisait sur sa tronche.

En fin d'après-midi, il n'est pas rare de trouver Ink isolé dans un coin. Ou de ne pas le trouver, c'est selon. Malgré le fait que les cabanes soient bien plus des dortoirs que des chambres, il n'a pas perdu ce réflexe de s'y réfugier comme s'il pouvait être seul sur son petit territoire sans danger, et... pour le moment, il n'a pas l'air parti pour arrêter. Il y a rarement du monde pendant la journée dans la cabane où il dort.

Il commence juste assez à s'habituer à la vie à Neverland pour développer des habitudes, mais clairement pas encore assez pour encaisser sans ciller la masse de Garçons Perdus qui vivent, travaillent et jouent entassés les uns sur les autres. Tant qu'il a un objectif en tête, en général ça va. Si quelqu'un le distrait, en général ça va. Mais quand il se retrouve seul, il a tendance à saturer très vite. Il est plus à l'aise posé sous un arbre à écouter le mélange un peu curieux des chants d'oiseaux et des cris et rires d'enfants étouffés par un simulacre de distance.

Quand des bruits de pas s'approchent, Ink lève la tête. Il a juste le temps de reconnaître Sinner avant que celui-ci ne lui demande s'il peut rester.

–  Pas de souci, tu ne déranges pas du tout ! s'empresse de répondre Ink, son sourire sincère.

Si on lui avait dit au départ, il n'y aurait pas cru, mais il aime bien Sinner. Qui est son Chef, mais pratique un numéro d'équilibriste assez spectaculaire pour à la fois garder son autorité et se présenter en égal. Ink ne sait pas trop si Sinner le considère comme un subordonné, un collègue, une charge, un ami, ou un mélange de tout ça, mais il se sent en sécurité avec Sinner et c'est déjà quelque chose de positif.

(Il espère juste que Sinner ne le voit pas trop comme le boulet qu'il est bien trop souvent.)

Puis Ink réalise que l'attitude de Sinner cloche, par rapport à d'habitude. Son sourire se fragmente alors que la prise de conscience lui tombe dessus. Sinner a l'air... éteint. Épuisé.

– Ça va ? demande Ink, inquiétude hésitante mais réelle.

Hey... Se faire accueillir par un beau sourire sincère, y avait pas à dire, c'était agréable. Même si la Fripouille avait pour passe-temps favori de faire chier le monde (et donc de provoquer des expressions faciales profondément différentes de celle qu'il constatait actuellement), il entretenait aussi un profond besoin de partage simple et sincère avec les amis qui répondaient aux critères nécessaires pour qu'il leur fasse vraiment confiance.

Il avait perdu beaucoup de gens. Des gens importants. Ca n'avait pas attendu qu'il devienne chef et ça faisait un moment que ça le travaillait, mais cette nomination lui avait infligé une sorte de coup de grâce. Noyade sociale critique. Sinner regrettait ses relations passées et se sentait en décalage complet avec son nouvel environnement.

Heureusement qu'il lui restait quelques points d'attache. Et heureusement qu'Ink était là. Sinner était reconnaissant d'avoir au sein de son groupe au moins une personne avec qui le courant passait vraiment. Il lui rendit son sourire, son cœur alourdi se réchauffant du même coup.

Rapidement, le Gribouillé fronça les sourcils, ce qui amena les traits de Sinner à se déformer pour afficher une perplexité qu'il ne cherchait pas à masquer.

"Ça va ? " demanda le nouveau venu.
... Oh.

Rictus narquois aux lèvres - classique, à cela près que la Fripouille adressait sa moquerie à elle-même. L'heure était vraisemblablement à l'autodérision.

"... Ah ouais. Ca se voit sur ma gueule ? On est pas dans la merde..."

Le commentaire fut suivit d'un rire dépité qui accompagna Sinner tandis qu'il se posait lourdement à côté d'Ink, qui lui en avait donné l'autorisation. Il soupira... Que pouvait-il lui dire ? C'est pas parce qu'il appréciait le Gribouillé et qu'il se sentait en confiance avec lui qu'il pouvait tout admettre. Certaines choses étaient trop taboues. En plus le pauvre gars venait d'arriver et était plein de ses propres insécurités... Sinner n'avait pas envie de lui infliger les siennes, ni de l'entraîner dans ses dangereuses arrière-pensées.

"C'est pas facile de s'adapter à un nouveau rythme, avec tous les changements que ça implique. Je suis vanné. Mais bon, la journée est finie, hm ?"

Il disait pas tout, mais il mentait pas non plus. Est-ce qu'il était prêt à creuser si Ink cherchait à en savoir plus ? Ouais... Prudemment, sans doute. Un peu pour se protéger lui, et beaucoup pour éviter à son collègue de se prendre la tête plus qu'il ne le faisait déjà au naturel.

Sinner n'avait plus de cigarettes prêtes en stock. Il sortit son tabac et ses feuilles. Assis en tailleur, il commença à rouler une nouvelle clope.

"... Je t'en proposerais bien une mais je suppose que c'est inutile, à moins que tu te sois mis à fumer depuis la dernière fois ?" dit-il avec au coin des lèvres une ombre de sourire un peu taquin. Non, malgré l'image de serpent tentateur qui collait à sa peau autant qu'à sa personnalité, il n'essayait actuellement pas vraiment de corrompre la jeunesse (qui avait le même âge que lui soit dit en passant). Mais si Ink voulait s'y mettre un jour il saurait sans mal à qui il pouvait gratter.

Une fois son œuvre achevée, Sinner passa la flamme d'un zippo à son extrémité pour l'allumer. Il inspira une longue bouffée de tabac. Force était de constater que ça le détendait bien plus maintenant qu'il était posé, et en bonne compagnie.

"... Et toi ? C'était une journée comment aujourd'hui ?"

Ils en avaient sans doute causé rapidement au moment des rapports, mais pour ce qui était d'entrer dans les détails, c'était toujours mieux de le faire dans d'autres conditions. Isolés. Tranquilles. Dans un cadre informel. En plus, entre le début d'aprem et la soirée, il pouvait s'être passé plein de trucs. La question n'était pas inutile.

Sinner tente d'en rire alors qu'il s'assied à côté de Ink, ce qui en vérité ne rassure pas vraiment ce dernier. Mais au moins il admet être épuisé. C'est mieux que de nier tout problème, non ?

Ink aimerait savoir comment aider Sinner, mais il est à peine installé dans son rôle à lui, alors réfléchir à comment soulager quelqu'un d'autre de tâches dont il n'a pas la pleine mesure ? Ce n'est pas pour aujourd'hui, ni même demain.

Il peut au moins faire de son mieux dans tout ce que Sinner lui confie, à défaut de mieux.

Ink observe comment Sinner roule sa cigarette, curieux malgré lui. Il n'est pas du tout intéressé par la consommation, mais il y a quelque chose de fascinant à voir une feuille et un tas de miettes devenir un cylindre propre entre des mains expertes.

– ... Je t'en proposerais bien une mais je suppose que c'est inutile, à moins que tu te sois mis à fumer depuis la dernière fois ?
– Ah, non... fait Ink en secouant la tête, un peu gêné.

Est-ce qu'il a donné une fausse impression à regarder comme ça ?... Puis il remarque le sourire de Sinner et se traite d'imbécile. Évidemment que Sinner le taquinne. Le pire, c'est que maintenant qu'il a compris, il apprécie. Son sourire est encore teinté d'embarras timide et il le sait, mais ça va passer. La familiarité de Sinner est agréable et Ink aimerait que ça soit clair pour Sinner.

– ... Et toi ? C'était une journée comment aujourd'hui ?
– Hmm, je dirais une bonne journée ? La matinée était un peu fatigante, mais en bien...

Ink change légèrement de position et repousse machinalement une mèche derrière son oreille.

– J'en ai pas parlé tout à l'heure parce que c'était hors sujet, mais mon trio de papooses qui veulent apprendre l'anglais m'a encore embusqué. J'ai pu m'en tirer rapidement aujourd'hui parce qu'un adulte a fait diversion au bout d'un moment mais c'est toujours un peu stressant d'avoir cette responsabilité ? Mais en même temps ils sont tellement contents... Ça en vaut la peine, je crois...

Ink lance à Sinner un sourire un peu plus assuré que le précédent.

– Et cette après-midi je me suis planqué, donc rien à signaler !

Puis l'hésitation revient à la charge. Il ne sait pas trop si la question est déplacée ou bienvenue, mais elle lui brûle les lèvres.

– Est-ce que... tu veux parler de ta journée ? Tu n'es pas obligé ! s'empresse-t-il d'ajouter. Mais juste... si tu veux.

Ça lui paraît la moindre des choses de proposer, mais il a quand même peur de déranger. En auto-pilote, il arrache un brin d'herbe et se met à le découper en fines lanières qui tombent une à une sur ses genoux.

Le sourire de Sinner s'élargit légèrement tandis qu'il entendait Ink répondre à sa proposition avec un sérieux qui n'était qu'à moitié de circonstance. La Fripouille était prompte à s'amuser des réactions des autres mais ici ce n'était pas vraiment de la moquerie. Il n'y avait aucune forme de malveillance non plus dans son expression. Au contraire, on y trouvait un soupçon de camaraderie taquine.

Sinner s'était attendu à la réponse d'Ink mais le refus opposé par le Gribouillé n'était pas hors sujet puisque la Fripouille lui aurait refilé le cylindre fraîchement roulé avec plaisir s'il avait montré un soupçon d'intérêt, peut-être une envie d'essayer. C'était certainement pas demain la veille qu'une telle chose arriverait. Cela dit, Ink allait (sans doute) finir par s'habituer aux propositions de Sinner.

On pouvait être sûr que dès que La Fripouille fumerait devant Ink, elle chercherait à partager ses consos par le biais d'une formule approchant celle qu'elle venait d'utiliser. Sinner jeta un coup d'œil aussi bref que complice à l'autre diplomate avant de retourner à ses moutons - il n'avait pas complètement fini son œuvre.

"Zut. C'est pas aujourd'hui que je réussirai à te pousser au vice alors..."

L'instant passa, et Sinner en vint à poser une question qui revenait souvent désormais quand il parlait avec Ink. Pas qu'avec lui d'ailleurs, mais avec les autres, c'était rarement aussi sincère.

"... Et toi ? C'était une journée comment aujourd'hui ?
- Hmm, je dirais une bonne journée ? La matinée était un peu fatigante, mais en bien..."

Pensif, Sinner tira une longue taffe, puis la laissa s'échapper vers le ciel avec une certaine indolence. Ink était quelqu'un qui prenait son rôle à cœur, parfois même un peu trop aux yeux de la Fripouille qui n'aimait pas le voir s'autoflageller quand il considérait n'avoir pas suffisamment bien rempli son office. Il prenait toujours garde aux missions qu'il filait à Ink et vérifiait avec lui en amont comment il le sentait. Il préférait modifier ses plans prévisionnels plutôt que de l'envoyer au casse-pipe, ou que de le fatiguer les jours où il n'était pas assez bien dans ses bottes.

"Hm..." commenta t-il sur le ton d'un "tant mieux" un peu tiède, mais sincère.

La Fripouille n'aimait pas l'idée que le Gribouillé se crève à la tâche pour une raison X ou Y, mais il fallait se concentrer sur le positif. C'était une bonne chose que ça soit l'un de ces jours où ça s'était bien passé. Puis Ink avait bien vécu la situation. Il avait le moral. Au sein du Grand Arbre, c'était déjà pas mal. Tout le monde pouvait pas en dire autant.

Soudain très attentive, la Fripouille se tourna toute entière vers son homologue alors qu'Ink partait dans des explications inédites à base de papooses trop enthousiastes qui couraient après le Gribouillé pour lui demander de faire des heures supps sous forme de cours d'anglais. Ca laissait à réfléchir. Est-ce que c'était une bonne ou une mauvaise chose pour Ink, cette histoire ? Le contact avec ces gamins semblait lui apporter quelque chose de positif, mais les cours de langue le stressaient. Et il faisait tout de même en sorte d'esquiver.

"Et cette après-midi je me suis planqué, donc rien à signaler !"

Cette fois, le sourire vaurien de Sinner envahit irrésistiblement son visage au point de le fendre en deux et ses yeux se mirent à briller de malice. Il émit un éclat de rire ravi et répondit sans la moindre retenue - il en avait pas grand chose à foutre que ça colle ou non au rôle qu'il était censé incarner :

"T'as bien eu raison."

Il aurait voulu revenir sur l'histoire des papooses mais Ink le prit au dépourvu en lui renvoyant la balle. Plus vulnérable qu'il n'avait l'habitude de l'être, Sinner jeta un regard surpris dans la direction du Gribouillé, qu'il détourna presque aussitôt pour fixer un arbre et prendre une nouvelle très longue bouffée de tabac. Calmer son stress. Se laisser le temps d'assimiler.

C'était super sympa de la part d'Ink de s'inquiéter, de chercher à se renseigner, et de lui laisser une porte de sortie au cas où il ne voudrait pas causer. Sinner lui en était reconnaissant. Ce n'était pas parce qu'il le jugeait intrusif qu'il avait ainsi fui le contact oculaire. C'était surtout que... Sinner était pas sûr de savoir ce qu'il voulait répondre. Ce qu'il pouvait répondre. Il avait l'impression d'être face à un champ de mines qui risquaient de péter à sa propre gueule autant qu'à celle d'Ink. Quoi admettre ? Quoi garder pour lui ?

L'adolescent soupira encore et se frotta le front, ce qui était le signe d'une profonde confusion. Il hésitait. Il savait pas.

"... Merci. C'est vraiment sympa de ta part. J'apprécie. Autant te le dire honnêtement... Je sais pas encore exactement ce dont j'ai envie de parler ou pas. Je... Faut que j'y réfléchisse un peu. Je pense."

Le silence risquait d'être gênant s'il s'éternisait. Sinner fit de son mieux pour rebondir rapidement, et pour poser la question qui lui brûlait les lèvres au préalable.

"... En attendant, j'peux te demander autre chose ? Concernant tes trois papooses là... Tu sais ce qui te fous la pression comme ça ? Je veux dire... Pourquoi ça te procure un tel sentiment de responsabilité ?"

Question réelle, parce que c'était un stress qu'Ink se mettait plus ou moins tout seul, certes avec l'aide des gamins qui avaient l'air particulièrement insistants. Sinner aurait aimé mieux comprendre le Gribouillé. Ca ne serait que comme ça qu'il pourrait mieux l'aider.

Il y a comme un blanc. Sinner regarde avec obstination dans une direction où le bref coup d'œil de Ink ne révèle rien de spécial. Évidemment que la proposition de Ink était déplacée, qu'est-ce qu'il lui a pris ?

– ... Merci. C'est vraiment sympa de ta part. J'apprécie. Autant te le dire honnêtement... Je sais pas encore exactement ce dont j'ai envie de parler ou pas. Je... Faut que j'y réfléchisse un peu. Je pense.

... oh. Pas déplacée, finalement. Et... oui, forcément, si Ink a ressenti un tel besoin de demander, ce n'était pas pour rien. Il a l'habitude de voir Sinner insouciant, rieur, ou très sérieux lorsque son rôle l'exige, mais aujourd'hui c'est la première fois qu'il voit Sinner... fatigué. Las ? Et maintenant c'est de l'hésitation qui ponctue sa voix de pauses.

Sinner porte un masque, et Ink est partagé entre surprise et... tristesse, peut-être. Parce qu'il sait que si l'on doit se forcer à sourire, c'est qu'à l'intérieur tout est beaucoup plus sombre. Et il aime bien Sinner. Il n'a pas envie que tout soit sombre pour lui.

(Une petite voix au fond de lui a envie de hurler que ce n'est pas juste. Ink mérite ses problèmes. Pas Sinner.)

– ... En attendant, j'peux te demander autre chose ? Concernant tes trois papooses là... Tu sais ce qui te fous la pression comme ça ? Je veux dire... Pourquoi ça te procure un tel sentiment de responsabilité ?
– Oh, euh... bafouille Ink, pris au dépourvu par le changement de sujet.

Il se force à inspirer pour marquer une pause et rassembler ses mots.

– Je dirais qu'il y a plusieurs facteurs, commence-t-il, enroulant une mèche de cheveux autour de ses doigts sans s'en rendre compte. Déjà, je n'ai pas encore l'habitude de donner des cours d'anglais. Je sais que ça fait partie de nos tâches mais j'ai aucune expérience là-dedans pour le moment. Du coup j'ai peur de ne pas être à la hauteur, et je ne veux pas leur apprendre des choses fausses. Ça leur créerait plus de problèmes que de ne pas apprendre du tout pour le moment et d'avoir un bon professeur plus tard. Donc... oui, je me sens responsable.

Ink hésite, et cette fois ses doigts vont chercher un stylo qu'il fait tourner avec la distraction de l'habitude. Mais c'est Sinner. Il comprendra, non ?

– L'autre chose... C'est peut-être un peu... je sais pas, déplacé ? vue la vie qu'on a à l'Arbre...

Ink soupire. Il doit arrêter de tourner autour du pot, bon sang.

– Les papooses, ils sont jeunes, mais pas au point d'être plus jeunes que des Perdus. Mais c'est pas pareil. À l'Arbre on est entre enfants, alors que là leurs parents sont dans le village. Du coup m'occuper de petits comme ça, ça ne me donne pas l'impression d'être face à un camarade qui se trouve être plus jeune, ça me donne l'impression que je suis temporairement dans le rôle de la personne responsable d'eux. C'est pas le même poids, psychologiquement.

Le stylo cesse son mouvement alors que Ink lève un regard nerveux vers Sinner.

– Mais je sais que les parents sont là et que je ne suis pas vraiment... si, amende-t-il, je suis responsable d'eux mais...

Ink se mordille la lèvre un instant.

– Est-ce que c'est mal ? Trop... adulte ? De penser comme ça ?

Sinner s'était dit qu'il était moins dangereux de parler des autres plutôt que de parler de lui et des doutes dont il était perclu, lesquels pouvaient aisément le mettre en difficulté, surtout qu'il l'était déjà un peu faute à son passif qui le rendait illégitime en tant que chef aux yeux de pas mal de gens.

Ce dont il ne s'était pas douté... Ou plutôt ce qu'il aurait préféré éviter, c'est que les préoccupations d'Ink le ramènent aux siennes. Cela dit, avec le thème de la responsabilité - et de son sentiment - la Fripouille avait un lourd background. Genre un background qu'il ignorait la plupart du temps, parce que ça le ramenait à ces moments qu'il ne comprenait pas. Ces moments où il réagissait comme s'il n'était pas lui. Comme si quelque chose, ou quelqu'un d'autre prenait les commandes de son corps et de son cerveau pour pallier à une urgence transcendante.

Ces moments qui avaient foutu une des meilleures facettes de sa vie sur l'Île en l'air, ce qu'il était incapable d'avaler même à ce jour. Il n'en parlait jamais, mais l'époque d'avant la Canicule lui manquait perpétuellement. Être devenu chef rendait tout pire. Du sel constamment versé sur une plaie ouverte, frottée avec du citron, quand des interactions avaient lieu avec lui. Et il y pensait encore quand c'était pas le moment...

"Je dirais qu'il y a plusieurs facteurs.
- Hm hm."

Simple interjection, calme et posée, pendant qu'il fumait et fixait les arbres devant lui. Il indiquait au Gribouillé qu'il l'écoutait patiemment. Plusieurs facteurs, hein ? Avec Ink, le contraire l'aurait étonné. La Fripouille s'était déjà fait la réflexion que ça rendait les discussions avec lui super intéressantes, cet aspect multiple, parfois ambigu, qui demandait à traiter plusieurs problèmes et parfois à prendre une balance virtuelle pour peser le poids de chacun, en prenant en compte les interactions qu'il y avait - ou pas - entre eux.

"Déjà, je n'ai pas encore l'habitude de donner des cours d'anglais. Je sais que ça fait partie de nos tâches mais j'ai aucune expérience là-dedans pour le moment. Du coup j'ai peur de ne pas être à la hauteur, et je ne veux pas leur apprendre des choses fausses. Ça leur créerait plus de problèmes que de ne pas apprendre du tout pour le moment et d'avoir un bon professeur plus tard. Donc... oui, je me sens responsable."

Légère moue réflexive tandis que Sinner jouait avec la cigarette qu'il avait entre les doigts. Il ne remettait pas en question le fait qu'Ink se sente responsable. En revanche, il considérait qu'il ne l'était objectivement pas. Les diplomates étaient censés apprendre l'anglais aux nouveaux perdus qui arrivaient. Les papooses ? Ils avaient d'autres moyens de s'y prendre s'ils en avaient envie. Les natifs adoptés, anciennement garçons perdus. Leurs aînés qui avaient déjà appris la langue. C'était pas la mission d'Ink de s'occuper de ça, même si Sinner considérait qu'il pouvait bien s'en charger si ça lui faisait plaisir, si ça lui donnait envie. Mais il n'aimait pas que ça le stresse. Qu'il y voie une obligation qui n'existait pas. Déjà que l'obligation implicite aux missions qu'il refourguait aux diplomates le saoulait profondément - et il tentait d'en réduire l'impact au maximum.

Il lui en toucherait deux mots plus tard, en essayant de respecter son point de vue. Pour le moment, Ink n'avait pas fini. Alors Sinner continuait d'écouter. Et de fumer, par taffes de plus en plus longues.

"L'autre chose... C'est peut-être un peu... je sais pas, déplacé ? vue la vie qu'on a à l'Arbre...
- Oh... Si tu veux parler de choses déplacées, t'as frappé à la bonne porte." commenta Sinner avec une ombre de sourire pour essayer de mettre le Gribouillé juste un peu plus (mal ?) à l'aise. Ca pouvait difficilement être plus déplacé que les choses que Sinner cachait (ou bien qu'il ne cachait pas du tout selon les cas. Bref. Ink pouvait y aller).

"... ça me donne l'impression que je suis temporairement dans le rôle de la personne responsable d'eux. C'est pas le même poids, psychologiquement."

... Et Sinner comprenait. Et ça le faisait grincer des dents, car il n'aurait pas voulu comprendre. Il s'était jamais senti responsable d'autre chose que du bien-être de ses amis, avant que toutes ces catastrophes tombent sur la gueule du Jamais. Mais il y avait eu trop de morts, et Sinner s'était senti obligé de faire du zèle pour participer, à son échelle, à limiter la casse. Pour des gens dont il n'avait souvent rien à foutre. Pour certains qu'il méprisait et qu'il aurait dû avoir envie de laisser patauger dans leur merde, parce que c'était pas son problème à lui.


... Il avait fait des choses qui parfois ne servaient strictement à rien, en plus. Des négociations plus lourdes que l'objectif visé juste par besoin de ramener plus, de fournir plus... Même quand ça sauvait personne.

Et puis maintenant c'était encore différent. Sinner, coupable d'avoir pris ce rôle de chef qu'il abhorrait, se sentait responsable parce qu'il avait entre les mains un pouvoir qui n'aurait pas dû s'y trouver. Et ça l'amenait à faire le même genre de conneries. S'en servir non seulement pour lâcher son privilège et aplanir la hiérarchie du groupe des diplomates - ça, c'était son but initial, qu'il ne lâchait pas de vue.

... Mais aussi pour traîner un peu partout et voir s'il pouvait pas rendre la vie plus facile aux uns et aux autres, mû par le besoin de s'excuser d'avoir pris la place des ordures qu'il avait passé sa vie à détester. Pourquoi je fais ça pour eux ? Ils méritent pas. Sinner le savait et ne le savait pas en même temps. Et voilà qu'il se prenait littéralement la tête, en proie à ses propres démons.

... Répondre à Ink. Revenir aux préoccupations d'Ink.

"Mais je sais que les parents sont là et que je ne suis pas vraiment... si je suis responsable d'eux mais... Est-ce que c'est mal ? Trop... adulte ? De penser comme ça ?"

Ah punaise... Ca allait demander un gros effort à Sinner pour répondre correctement à ça, sans dépasser de ligne, sans froisser son tout nouveau pote et collègue. Il soupira, pas parce qu'il était saoulé, mais parce qu'il avait les neurones qui tournaient dur, et qu'il souffrait encore de ses propres doutes et questionnements.

Bon. Déjà. Point numéro un.
"... Déjà je voudrais mettre un truc au clair. Mais je veux que tu comprennes que quand je te dis ça, c'est pas pour nier ce que tu ressens. On... On choisit pas de se sentir responsable." Il en savait quelque chose, malheureusement. "... Par contre de manière tout à fait objective, tu sais que ça fait pas vraiment partie de tes attributions n'est-ce pas ? Les cours de langue c'est pour les nouveaux perdus arrivants. Les papooses ils ont d'autres recours comme tu viens de le dire... Après ils t'aiment bien, tu les aimes bien, pourquoi pas ? Mais ça a rien d'obligatoire. C'est quelque chose que tu devrais faire que si t'en as vraiment envie je pense... Ca m'embête que ça te foute mal. Après... A moins que tu leur apprennes vraiment de grosses conneries, genre à dire 'Je t'emmerde' à la place de 'Bonjour', je doute que ça leur soit vraiment néfaste. Même si ton apprentissage comportait des lacunes, ça leur ferait une petite initiation, ça leur donnerait quelques outils pour communiquer. Tu penses que ça peut vraiment mal tourner ? Moi j'ai pas l'impression, mais je peux me planter. En plus ils ont du monde sur place pour les corriger... Les anciens perdus par exemple."

Un long instant de silence entrecoupé par une nouvelle bouffée de tabac qui s'envolait vers le ciel.

"Après pour ton autre problème... C'est une question un peu complexe je suppose. Mon point de vue serait pas apprécié par beaucoup, mieux vaut sans doute que tu répètes pas ça trop fort... Mais des trucs d'adultes, j'ai toujours considéré qu'on en faisait un paquet à l'arbre, même si on dit l'inverse."

... Faire le chef, par exemple. Surtout à la façon d'un Bow. Mais il avait pas envie d'en parler.

"... Regarde les mères. Elle ont pas le choix que d'être hyper responsables. Et une mère à la base c'est censé être une adulte, hors du Grand-Arbre. Alors on pourrait dire qu'elles jouent à faire semblant... Mais c'est pas le cas je crois. C'est un comportement accepté. Attendu d'elles, même."

Encore une pause.

"... Des trucs que les gens d'ici considèrent comme réservés aux adultes j'en ai fait un paquet. Pourtant je suis toujours là. J'ai pas honte. C'est moi, je suis comme ça. Tant pis pour ceux à qui ça plaît pas. Tu veux des détails ?" plaisanta t-il en se tournant vers Ink avec ce fameux sourire narquois qui le quittait rarement sur le long terme.

"... Blague à part. Est-ce que c'est mal ? Ca dépend des points de vue j'imagine, mais en tous les cas c'est plutôt bien vu par pas mal de monde dans le coin d'être responsable, même si c'est ironique pour une communauté de gamins qui crachent sur les concepts adultes. C'est plutôt quand tu prends rien au sérieux que les gens t'ont dans le collimateur... Je peux en attester.

Je pense que c'est tes relations persos... et que personne a le droit de te juger là-dessus. Après est-ce que tu fais quelque chose de dangereux ? Là-dessus je crois qu'il y a que toi qui a la réponse. J'sais pas... Est-ce que t'as l'impression d'être différent quand t'es avec ces gosses ? Est-ce que tu te sens plus grand, ou bien c'est juste ton toi actuel qui réagit à une situation qui lui fout la pression ? Un peu comme les autres fois où ça arrive et qu'on en parle... finalement."

Léger sourire encore... Punaise il avait causé longtemps. Il espérait que ça parlerait un minimum au Gribouillé, toutes ces conneries qui étaient sorties de sa bouche.

Il y a un silence, qui se prolonge alors que Ink tente d'analyser tout ce que Sinner vient de lui dire. Il ne veut rien oublier d'important, rien comprendre de travers. On pourrait croire qu'il fixe l'arbre en face de lui, mais en vérité son regard ne voit que le vide. Le stylo entre ses doigts a cessé de bouger, toute nervosité mise entre parenthèses pendant que sa concentration se replie entièrement à l'intérieur de lui-même.

– Je suis conscient que c'est pas mon job d'enseigner l'anglais aux papooses, répond finalement Ink. Mais c'est... similaire à mon job. Parce que concrètement, que ce soit un papoose ou un Perdu en face de moi, si c'est un enfant de cinq ans qui ne parle pas un mot d'anglais, il va falloir que je fasse la même chose pour réussir à lui apprendre. Et... pour le moment on ne m'a pas demandé de faire ça, à l'Arbre. Mais ça pourrait arriver un jour. Ça arrivera sans doute un jour, même, à moins que d'ici là on récupère un amoureux de linguistique ou un passionné d'enseignement. Du coup... c'est vrai que ça me stresse, mais je me dis aussi que c'est toujours moins stressant de gagner de l'expérience comme ça, en donnant quelques cours quand je vais au village, pas très longtemps à chaque fois, avec comme tu dis d'autres personnes pour rattraper le coup si besoin, plutôt que de devoir tout apprendre directement le jour où j'aurai un Perdu en face de moi et l'obligation de gérer ça le plus vite possible. Une légère pause. Et puis ils sont super motivés. Ça aide, parce que j'ai l'impression de faire quelque chose de bien tellement ils sont contents à chaque fois.

Ink lance un bref coup d'œil vers Sinner et se remet à jouer avec son stylo, rougissant d'embarras.

– Et je sais pas dire non aux très jeunes, avoue-t-il, voix rendue un peu plus basse par la honte.

Si seulement les papooses étaient les seuls à avoir (a priori) accidentellement trébuché là-dessus. Mais non, le Grand Arbre aussi est rempli de petits, et il fallait bien que ça arrive tôt ou tard. Plus qu'à espérer que l'information ne se répandra pas, sinon Ink va passer bien plus d'une après-midi à se planquer.

Ink inspire à fond pour chasser le malaise qui essaie de prendre ses aises dans sa poitrine. Ce n'est pas idéal de céder à toutes les demandes des petits, mais ce n'est pas non plus la fin du monde. (Tant que ça n'entre pas en conflit avec ses tâches de Diplomate, en tout cas.) Et puis il a encore des choses à dire, et c'est important.

– Ça me rassure que tu dises tout ça sur les tâches d'adultes et les attentes des gens, dit-il, se forçant à relever les yeux vers Sinner. J'avoue que j'ai du mal à comprendre les limites. À mes yeux tout ne colle pas, il y a des contradictions et ça me perd totalement. Ça me paralyse. Mais si tu dis que c'est vraiment comme ça, que c'est pas juste dans ma tête... ça ne rend pas la chose plus simple à comprendre, mais au moins je sais que c'est pas que de ma faute.

Ink réfléchit en se mordillant la lèvre.

– Je ne pense pas être différent quand je suis avec eux, non, du moins pas comme ça. Je veux dire, je me sens différent selon les gens en face de moi de toute manière. C'est pas pareil si je suis face à un Chef que je connais à peine de nom ou une gamine de cinq ans avec un regard suppliant, et pas besoin de sortir de l'Arbre pour ça. Je suis pas pareil quand je suis avec toi que quand je suis avec Maxeen, c'est encore différent avec Avocado, et cetera. Je pense que je suis juste comme ça.

Il se fige alors qu'un fragment de souvenir lui revient d'un coup.

– Une fois je me suis fait punir par mes parents parce que je n'étais pas allé me coucher à l'heure normale parce que je voulais finir quelque chose que j'avais promis à quelqu'un, raconte-t-il. Il ne se souvient de rien d'autre, mais... Je pense que prendre des responsabilités plus à cœur que ce à quoi on s'attendrait pour quelqu'un de mon âge, c'est de naissance.

Il n'a pas assez de souvenirs de l'Ordinaire pour en être totalement certain, mais ça sonne juste.

– Oh, et... les gens qui pensent que tu ne prends rien au sérieux, ils te connaissent pas vraiment, ajoute Ink.

La Fripouille se concentrait pour tenter de comprendre toutes les explications que lui fournissait le nouveau diplomate. Pendant ce temps, elle se la bouclait. Et évidemment elle fumait quasi non-stop. Sa clope n'allait littéralement pas faire long feu.

Ce que Sinner comprenait, c'est que même si Ink se foutait la pression avec les papooses, il aimait ce qu'il faisait, et il en usait comme d'une stratégie par laquelle il s'habituait au rôle de professeur qui pouvait effectivement lui incomber dans le cadre de son taf de diplomate. Cela même s'il était en train de parler au mec qui était censé distribuer les missions, et qui se montrait toujours extrêmement souple et arrangeant lorsqu'il était question de le faire.

Bon. Ca avait l'air plutôt positif pour le Gribouillé ces histoires au final. Il avait l'air de savoir ce qu'il faisait, indépendamment de ses peurs et des heures supps qu'il s'imposait tout seul. C'était tout ce dont Sinner avait besoin pour être rassuré.

"Et je sais pas dire non aux très jeunes"

Demi-sourire, mais Sinner n'insista pas, même s'il trouvait ça mignon. Il avait entendu l'embarras de son nouveau pote et n'avait pas envie de retourner le couteau dans la plaie. Pas avec Ink. C'était pas le bon genre de farce à lui faire, à moins que Sinner souhaite se montrer blessant - ce qui n'était pas le cas.

"Tu aimes les enfants on dirait ? C'est pas plus mal pour vivre ici. Mais d'accord. Je comprends, je pense. Si c'est ce que tu penses être le mieux pour toi, de faire comme ça, c'est cool. C'est toi qui voit."

Après une hésitation - il allait dire un truc qui sonnait un peu chef et il aimait pas ça - il rajouta :

"... Tu sais qu'on trouvera toujours un arrangement hein ? Je te filerai pas une mission de professorat tant que tu te sentiras pas assez prêt pour ça. Merci de me l'avoir dit, d'ailleurs. Et même quand tu te sentiras de le faire, si jamais ça se passe pas aussi bien que tu voudrais... Garde pas ça pour toi, ok ? On en parle, et on trouve un truc, comme d'hab."

Sinner espérait qu'Ink dans une telle situation ne prendrait pas les choses à cœur au point de vouloir insister à faire un taf qui le détruisait de l'intérieur parce qu'il se sentait dans l'obligation de réussir. C'est qu'il avait bien le profil de faire ce genre de bêtises... Ah lala. (Sinner était vachement bien placé pour penser ça tiens. Chut. C'était pas le taf qui le motivait, mais toujours la question de savoir qui le prendrait si jamais il partait.).

On passait à un autre sujet. La question de la responsabilité et de ce qu'elle avait d'adulte. Et des choses qui "faisaient" adulte en règle générale à l'Arbre, qui pouvaient l'être trop et ne justement pas être perçues comme telles, ou bien qui ne l'étaient pas forcément tant que ça et qui étaient mal vues quand même. Pour les petits gosses c'était moins difficile de doser que pour eux. Les grands adolescents étaient déjà entre deux mondes. C'était pas quelque chose de simple à gérer.

Il y avait des absurdités qu'il fallait tout de même pointer du doigt, ce que Sinner n'hésita pas à faire. Il considérait qu'il pouvait faire confiance à son interlocuteur pour ne pas poucave.

"J'avoue que j'ai du mal à comprendre les limites."
La phrase résonna fort, profondément, en Sinner, qui avait souvent eu du mal à les capter aussi à sa manière. Ink et lui pensaient probablement pas tout à fait à la même chose... Reste que ça l'avait saisi au point qu'il cessa brièvement de fumer, le ventre serré par une compassion que le point commun - même léger - amplifiait.

"Mais si tu dis que c'est vraiment comme ça, que c'est pas juste dans ma tête... ça ne rend pas la chose plus simple à comprendre, mais au moins je sais que c'est pas que de ma faute.
- ... C'est pas juste dans ta tête. Content d'avoir pu te rassurer un peu... Même si je sais. C'est pas idéal, surtout quand on a un regard un minimum critique sur ce qu'il se passe dans le coin."

Sinner voulait naïvement le meilleur pour Ink. C'était vraiment un type bien, sincère, gentil, qui réfléchissait au lieu de juger bêtement. Néanmoins il n'allait pas lui mentir en lui racontant que l'Île et surtout le Grand Arbre étaient parfaits. Il n'aurait pas voulu qu'on lui fasse le coup, à l'époque, quand il était arrivé. En quoi ça aurait aidé Ink alors qu'il se posait déjà des questions, hein ? Il aurait potentiellement juste été déçu que Sinner le prenne pour un con en essayant d'édulcorer la situation.

"Je ne pense pas être différent quand je suis avec eux, non, du moins pas comme ça. (...)"

S'en suivit un discours rassurant, qui fit sourire Sinner et qui le défigea. Clope au bec à nouveau. Il en oubliait de fumer... La blague.

"Je pense que prendre des responsabilités plus à cœur que ce à quoi on s'attendrait pour quelqu'un de mon âge, c'est de naissance.
- Nickel. Dans ce cas j'ai envie de dire que ça donne l'impression que tu risques rien. Tant que tu grandis pas tout va bien. T'auras pas de problèmes."

"Oh, et... les gens qui pensent que tu ne prends rien au sérieux, ils te connaissent pas vraiment"

Le sourire de Sinner s'élargit, un peu attendri par cette marque d'appréciation ouverte - car il comprenait bien que c'en était une. Il ne le prenait pas mal car il savait qu'il se montrait tout spécialement prévoyant avec Ink. Il lui jeta en revanche un regard malicieux.

"... Tu dis ça parce que je t'aime bien et que je t'emmerderai jamais comme j'en emmerde d'autres. Et tu m'as pas connu avant aussi... Quand je pouvais me permettre de rien prendre au sérieux."

... Ink était-il seulement au courant des accusations qui planaient sur Sinner même à ce jour ? Les vols d'herbe au camp du Canyon pendant le Givre... Il s'était pas fait avoir, mais on l'avait désigné coupable quand même. ... A raison.

Sinner était en train de sortir son matériel pour rouler une nouvelle cigarette, car la précédente aurait tôt fait d'être terminée.

– ... Tu sais qu'on trouvera toujours un arrangement hein ?

Ink hoche la tête à l'explication de Sinner. Il sait, oui. Il fait confiance à son Chef, même si des fois il se demande s'il mérite vraiment tous les efforts que Sinner fait pour lui. Il les fait quand même. Au début, Ink s'est demandé s'il allait se lasser, mais apparemment non. Du coup... c'est étrange, oui, toujours, mais Ink s'y est habitué, quelque part. Il s'attend à ce que Sinner agisse comme ça.

Ink se crispe un bref instant sur le "Garde pas ça pour toi, ok ?" avant de tenter de camoufler ça par un sourire. Sinner le connaît trop bien. Ink pense régulièrement à garder des choses pour lui. Parce qu'il est déjà un bien trop grand poids sur les épaules de Sinner, et que ce n'est pas juste de lui faire ça alors qu'il se démène déjà pour tout le monde. Mais si Ink fait confiance à Sinner, il a aussi l'impression que quelque part l'inverse est vrai aussi, et il ne veut pas risquer de perdre cette confiance qu'il ne peut concevoir solide. Sur ce point au moins, il parlera à Sinner si la situation le demande.

(Sur le reste... à voir au cas par cas.)

L'échange continue, et comme toujours Sinner écoute, vraiment. (Ink ne pense pas qu'il cessera un jour de lui en être reconnaissant.)

Puis Sinner tente de minimiser l'observation de Ink.

– ... Tu dis ça parce que je t'aime bien et que je t'emmerderai jamais comme j'en emmerde d'autres.

Ink se sent rougir et baisse la tête, pour une fois ravi que ses cheveux refusent catégoriquement de rester sagement dans leur queue-de-cheval. Ce n'est pas souvent que quelqu'un lui dit qu'il l'aime bien. Et en plus c'est Sinner, qu'il aime drôlement bien aussi. C'est... bien. Tellement bizarre, mais bien.

– Et tu m'as pas connu avant aussi... Quand je pouvais me permettre de rien prendre au sérieux.

Ink réfléchit à l'affirmation, les yeux agrippés à l'herbe.

– Je vais peut-être dire une énorme bêtise mais... tu n'as pas grandi, non ? Donc tu n'as pas changé, pas d'une manière fondamentale en tout cas. Tu avais déjà le potentiel pour prendre les choses au sérieux. C'est juste les circonstances qui étaient différentes. Donc... peut-être que c'était plus dur de te connaître en profondeur, avant, mais je pense que mon assertion se tient quand même.

Il relève finalement le regard vers Sinner, hésitant, cherchant un signe dans son expression. Est-ce qu'il voit juste, ou est-ce qu'il est en train de profondément s'enfoncer dans une incompréhension totale ?

Sourire tranquille aux lèvres Sinner ne regardait Ink que du coin de l'œil. Incidemment il ne voyait pas grand chose, si ce n'est la barrière de cheveux derrière laquelle l'autre diplomate se planquait. Le Gribouillé semblait embarrassé par son précédent élan de sympathie, mais Sinner avait l'impression de lui avoir fait plaisir quand même. Il espérait que c'était le cas, toujours.

Alors qu'il allumait sa cigarette fraîchement formée, son interlocuteur s'essaya à.. Euh. Ce qui était sans doute une sorte de compliment maladroit, disons. C'était pas trop le genre d'Ink d'attaquer sciemment Sinner sur ce qui faisait mal. Ce garçon était trop gentil pour ça et n'aurait certainement jamais fait preuve de tant de sournoiserie.

La Fripouille aurait eu l'envie de grimacer si elle n'avait pas été très claire avec elle-même quant aux points dont il était question. Heureusement pour Sinner, il en fallait plus pour qu'il doute de lui-même, si bien qu'il ne mit pas longtemps à répondre :

"On peut difficilement grandir sans changer... En revanche je crois qu'on peut changer sans grandir. T'en penses quoi ? Enfin... C'est pas exactement ce dont il est question, ici."

Sinner avait-il changé ? Sans doute un peu. Il se payait quelques balafres mentales de plus, trophées de batailles très largement perdues. Il était rempli d'amertume plutôt qu'insouciant comme il l'avait été à son arrivée sur l'Île de Jamais. Il était effectivement amené à interagir avec les autres dans des circonstances devenues très différentes de celles qui avaient été les siennes.

Il pensait cela dit avoir préservé l'essentiel. Il luttait pour faire de cet essentiel l'objectif à maintenir. Écho lointain d'une époque perdue dans l'absence de temps, un phrase lui revint, comme cela arrivait régulièrement.

Ils peuvent pas changer qui tu es. Ils peuvent rien contre ça. D'accord ?

Se serait-il lancé dans cette mésaventure s'il n'avait pas continué d'y croire, indépendamment de l'avis actuel de la personne qui lui avait lancé ce mantra ?

"... Je pense pas avoir beaucoup changé, dans le fond. Et tant mieux. Mais le potentiel c'est une chose... L'envie en est une autre. Ca me manque un peu, l'époque où je me prenais pas le chou."

Léger ricanement.

"Mais eh... Merci pour ce que tu essaies de faire. Tu t'arrêtes jamais aux apparences, c'est agréable."

Après tout, c'était l'une des raisons pour lesquelles Sinner appréciait autant le Gribouillé.

– Ça me manque un peu, l'époque où je me prenais pas le chou.

... Ah.

Ink n'est pas en train de se tromper, mais il n'est pas en train d'avoir raison non plus. Il a complètement raté toute une dimension de la question.

Heureusement, Sinner enchaîne sur un remerciement et un compliment avant que Ink puisse commencer à s'auto-flageller pour son manque de discernement. D'un autre côté, Ink se sent rougir de plus belle, et ce n'est pas dit qu'il puisse le cacher à Sinner.

(Il n'a vraiment, mais alors vraiment, pas l'habitude des compliments. Il ne sait pas comment réagir.)

– Euh, je, euh... bafouille Ink avant de se forcer à respirer à fond. Merci, dit-il finalement, d'un ton hésitant, plus bas que d'ordinaire. Et euh... désolé ? Je... j'avais pas réalisé que c'était quelque chose qui te pesait. Je voulais pas... t'obliger à y repenser. Ça me paraît tellement quelque chose de positif que je n'ai pas réfléchi plus loin, explique-t-il, mais j'aurais dû. Je suis désolé, répète-t-il. Je ferai de mon mieux pour ne pas refaire ce genre de gaffe. Avec personne.

La seule chose qui empêche Ink de trop culpabiliser, c'est que Sinner ne semble pas lui en vouloir. (Bien évidemment, il culpabilise tout de même. Juste... raisonnablement.)

Une nouvelle volute de fumée s'envolait vers le ciel alors que le regard de Sinner se perdait dans le lointain, son esprit tendu en direction de tout ce qu'il avait abandonné. De tous ceux qu'il avait perdus, bien souvent sans le vouloir, juste parce qu'il réfléchissait pas assez avant d'agir et qu'il alignait les conneries aux conséquences désastreuses.

... Et c'était tout ce dont il avait besoin pour glisser de l'autre côté du miroir déformant dans lequel il tentait de regarder la réalité pour qu'elle lui paraisse plus supportable. Exit le filtre antalgique.

C'était à croire que son cerveau était pourri. Il n'en sortait que des idées de merde, sauf qu'il ne s'en rendait toujours compte que trop tard. Et il persistait dans ses choix malheureux, en plus.

Parfois parce qu'il y avait été poussé par une nécessité incompréhensible qui lui venait d'avant, et qu'il détestait au même titre que son incapacité à supporter la vue du sang. C'était aliénant, ces réactions irrationnelles, dont Sinner ne comprenait ni la nature ni l'origine. Il aurait voulu être maître de lui-même, mais il avait perdu cette capacité. Il était le pantin de son propre putain de subconscient. Ou d'inconscient. Qu'est-ce qu'il en savait ? Comme s'il connaissait la différence entre les deux notions.

Et en ce moment ? Il persistait parce qu'il savait pas ce qu'il pouvait faire d'autre. Il avait tout perdu. Tout le monde. Ses meilleurs potes l'exécraient, le méprisaient. Sa vie actuelle était encore pire que ce qu'elle avait été quand il avait Bow sur le cul. Pourtant, il continuait d'être terrorisé par l'idée qu'une des enflures de son groupe le remplace et se transforme en nouveau tyran. Il avait besoin d'une alternative qui n'existait pas. Bordel si seulement il avait vu une vraie porte de sortie... Mais l'avenir inexistant était aussi sombre que ses idées. Sinner évoluait sans perspectives, sans espoirs. Rien n'irait jamais mieux. Pas sur l'Île de Jamais, changeante mais immuable. L'adolescent galérait à maintenir l'illusion de "toujours mieux qu'avant" qui lui avait permis de tenir jusqu'à présent. Sa seconde chance était en train de se transformer en cauchemar éveillé. Il y avait un poison diffusé dans l'atmosphère, qu'il ne pouvait que respirer.

Sa nouvelle vie de chef qui tentait de cheffer le moins possible l'asphyxiait alors qu'elle ne venait que de commencer. Il croyait même pas vraiment en ce qu'il faisait. Il essayait juste de s'en convaincre, quand il s'assommait pas la tête avec la logistique pour éviter de penser à ce qui fâchait. Tel un putain d'équilibriste jongleur trop bourré pour tenir droit il tentait d'agir au moins pire de ce qu'il pouvait, il essayait de réparer une situation complètement pétée, sur laquelle il n'avait aucun réel contrôle, avec un cintre et trois bouts de ficelle. Il essayait de créer une foutue bulle d'oxygène et d'offrir leur liberté d'action à un gang qui n'était presque constitué que de connards à la botte du système que Sinner avait espéré court-circuiter. Et lui, il était même pas en mesure de profiter de cet air frais. Le seul intérêt de la démarche, c'était de respecter le peu de principes personnels que Sinner n'avait pas bafoués. Ca l'aidait à se détester un peu moins. Ce qui lui aurait permis de se détester encore moins, ça aurait été de tout lâcher. Rendre la médaille. Arrêter de faire semblant d'être un mec qu'il n'était pas et qu'il ne voulait pas être. Mais il y arrivait pas, parce qu'il était un putain de trouillard et que le Givre l'avait habitué à l'agréable sensation de ne plus avoir d'enfoiré au-dessus de lui pour se croire meilleur que tout le monde et donner des ordres à qui mieux mieux. Est-ce qu'il aurait la force de supporter ça à nouveau ? Se faire aboyer dessus ? Se faire forcer la main ? Est-ce que ça serait pire que maintenant, franchement ?

Avec le soutien de personne, ça ne serait sans doute qu'un autre type d'enfer. Sinner se sentait piégé par ses propres décisions. C'était trop tard pour faire marche arrière, non ? Il arrêtait pas d'y penser. Pas un jour ne passait sans qu'il ait envie de tout envoyer se faire foutre. Sauf que ça aurait eu quel sens qu'il sabote son existence pour finalement tout laisser tomber ? Et ça avait quel sens de continuer si ce qu'il faisait était à peu près aussi efficace que de foutre des coups d'épée dans l'eau ?

"Et euh... désolé ? Je... j'avais pas réalisé que c'était quelque chose qui te pesait. Je voulais pas... t'obliger à y repenser. Ça me paraît tellement quelque chose de positif que je n'ai pas réfléchi plus loin, mais j'aurais dû. Je suis désolé. Je ferai de mon mieux pour ne pas refaire ce genre de gaffe. Avec personne."

La voix d'Ink coupa court au monologue interne insoutenable que Sinner s'infligeait, voyant tout en noir et oubliant ses maigres - insuffisantes - victoires. Savoir si le jeu en valait la chandelle ou non était compliqué, surtout lorsque dans le fond on avait l'impression du contraire, et que tous les arguments en faveur de l'inverse ne servaient qu'à endormir cette certitude rampante.

Positif ? Qu'est-ce qui était censé être positif déjà ? De quoi ils parlaient juste avant ? Ah, ouais. De responsabilités, du sens qu'on pouvait s'en faire, et de l'envie de les avoir, ou de son absence.

Sinner se rendit compte qu'il avait plongé le front dans sa main libre. Sa clope était en train de se consumer toute seule. Il avait les yeux mouillés. Il redressa la tête trop vite. Le con. Il aurait mieux valu qu'il commence par éponger tout ça. Ink était écarlate... Super. Tout le monde se sentait mal, maintenant, et Sinner en s'oubliant comme il venait de le faire n'aurait rien arrangé à la situation.

"Hey... C'est rien. On discute juste et c'est tombé comme ça dans la conversation. C'est moi qui ai amené le sujet en plus." Ok Ink avait choisi de rebondir dessus au milieu de tout un tas d'autres informations mais... "C'est pas ta faute, tu pouvais pas deviner. J'y pense tout seul de toute façon."

... Positif. Positif ? Un ricanement gêné plus tard, Sinner s'essuya les yeux - sans que son maquillage ne coule et ne transforme son visage en serpillière gothique pour une fois, miracle.

Positif... ?
Voilà qu'il fixait Ink comme s'il le voyait pour la première fois. Ink, tout fraîchement arrivé, qui n'avait jamais connu le règne douteux de ses prédécesseurs. Ink auquel Sinner essayait de rendre la vie plus supportable... Et il avait l'impression d'y arriver, au moins un peu. L'un des seuls diplomates droit dans ses bottes. Trop sage, trop rangé pour qu'ils soient parfaitement sur la même longueur d'onde, mais Ink qui pensait pas comme tout le monde, et ça c'était cool. Qu'est-ce qui se passerait pour lui si Sinner lâchait l'affaire ? Mais et sa vie à lui, bordel ? Ok inutile d'y songer, il l'avait déjà foutue en l'air.

C'était bien la preuve que tout n'était pas complètement vain, nan ? Sa démarche avait... une vague efficacité, même si l'équilibre était précaire. Trop. Beaucoup trop précaire. Le négatif pesait lourd dans la balance. Ce que Sinner considérait comme réellement positif peinait à faire le poids.

Oubliant que le Gribouillé n'était pas nécessairement très tactile, il lui tapota brièvement l'épaule.

"... Ca va peut-être te paraître bizarre que je te dise ça mais... T'es un des rares qui m'aide à tenir. C'est... pas facile. C'est vraiment dur. J'avais pas imaginé que ça le serait à ce point... Je suis comme un putain de rat dans un bocal à poissons."

... Est-ce que c'était prudent de lui en dire autant ? Il aurait sans doute eu mieux fait de se la boucler. Trop tard. Il renifla et se frotta nerveusement le nez, avant de ressortir ses feuilles à tabac pour les proposer maladroitement à l'autre diplomate. La clope dans sa main était encore quasiment intacte.

"... Tu veux rouler ? T'as déjà essayé ?"

Il était entendu qu'Ink ne fumait pas et qu'il n'avait pas envie de s'y mettre, mais plus tôt Sinner l'avait bien vu lorgner sur ses mains en action. Et puis il avait vraiment besoin d'une excuse pour changer le sujet de la conversation...

Oh. Merde.

Sinner... pleure. Pas à chaudes larmes, pas de gros sanglots, même pas de bruit, mais... réellement. Ink a vraiment, vraiment mis les pieds dans le plat et voilà qu'en plus l'autre abruti essaye de le rassurer !

C'est rien.

C'est tombé comme ça.

C'est pas ta faute.

Ben voyons ! Personne ne pleure si ce n'est rien. (Sauf peut-être Ink.)

Ça fait mal. Ça fait mal parce que Ink tient à Sinner, et ça fait d'autant plus mal parce que c'est sa faute... mais en vrai, ça fait encore plus mal parce que Ink ne s'y attendait absolument pas. C'est un réveil brutal : Sinner n'a que 16-17 ans. Ink le savait, intellectuellement, mais là il le sent dans ses tripes. Sinner, malgré ses airs assurés, parfois dans la moquerie et parfois dans l'organisation la plus totale, est tout autant un gamin paumé que n'importe quel Perdu.

Ink l'a un peu trop mis sur un piédestal. Il pensait que voir Sinner comme un ami et pas seulement un Chef c'était assez, mais il se rend compte qu'il s'est planté. Le piédestal est toujours là, et il faut qu'il arrête ça. Non pas parce que Sinner ne mérite pas l'admiration, ou le respect, ou ce genre de choses, mais parce que personne ne mérite d'être placé de force dans une position où on oublie son humanité.

Sinner tapote l'épaule de Ink, et quelques instants plus tard Ink ne sait pas trop s'il est tendu à cause du contact qui l'a pris au dépourvu ou à cause de la surprise provoquée par ce que Sinner lui dit. Surprise que Sinner se confie à lui comme ça. Surprise que Sinner vive aussi mal sa situation. (Surprise, peut-être par-dessus tout, que Ink l'aide à tenir.)

Ink... ne sait vraiment pas quoi répondre. Il veut aider. Il a peur de juste empirer les choses.

Mais Sinner choisit pour lui en changeant le sujet de manière abrupte. Message reçu, dans ce cas.

Ink force un sourire qu'il sait maladroit (mais peut-être n'est-ce pas plus mal en l'occurrence) et attrape les feuilles que Sinner lui tend.

– Jamais essayé, non, répond-il. Il va falloir que tu m'expliques. Et je suis pas Artisan, c'est pas forcément gagné !

Pas sûr que la tentative d'humour aide, mais Ink veut tenter malgré tout. Et puis il se rappelle que contrairement à lui, Sinner est plutôt tactile, et après un instant d'hésitation Ink se rapproche un peu de lui. Pas jusqu'à le toucher, même un bête contact d'épaule à épaule serait beaucoup d'un coup, surtout alors que Ink est déjà assez secoué par la situation, mais il espère quand même que l'intention passe.

Je veux être là pour toi.

"Jamais essayé, non. Il va falloir que tu m'expliques. Et je suis pas Artisan, c'est pas forcément gagné !"

Un pâle sourire apparut sur les lèvres de Sinner malgré ses yeux encore humides - et donc brillants. Il avait remarqué l'approche subtile du Gribouillé, dont il était capable de percevoir la chaleur désormais.

Il remarqua aussi la modération dont son ami faisait preuve. Cela lui rappela qu'Ink n'aimait pas forcément qu'on le touche. Puis de fil en aiguille Sinner se souvint qu'il s'était oublié et qu'il l'avait justement touché quelques instants plus tôt. Ink n'avait rien dit, mais ça l'avait sûrement dérangé.

Ca ne servait à rien de se flageller, surtout si le Gribouillé avait décidé de ne pas commenter. Sinner décida qu'il lui fallait seulement constater : il avait fait une erreur et il essaierait de ne pas recommencer. La Fripouille était habituellement incapable de contrôler son flot d'émotions dans ces situations, mais là, c'était étrangement facile, peut-être parce que Sinner était autrement préoccupé et qu'il avait déjà défoncé ses propres limites, si bien qu'il avait l'impression d'être anesthésié concernant tout ce qui n'était pas en lien direct avec le craquage nerveux qu'il avait difficilement tenu à distance.

"Ah... C'est rien. C'est normal, ça. On y arrive jamais bien du premier coup, ça s'apprend ! Dans tous les cas ça se fume, on est bon."

... Avec plus ou moins de facilité et de coups de briquets nécessaires pour rallumer la flamme, mais c'était anecdotique.

Nouveau sourire en coin qui tenait lieu de clin d'œil, puis Sinner sortit son tabac pour en placer une dose correcte dans la feuille que tenait Ink, puis dans celle qu'il avait sorti pour lui-même.

"Ok alors... Une fois qu'on a mis le tabac au centre, faut faire en sorte de lui donner la bonne forme, de le tasser correctement. Tu pinces comme ça avec le pouce et l'index et... Tu roules de cette façon. Tu vas sentir, au bout d'un moment, quand ça le fait. L'un des bords de la feuille passe sous l'autre..."

Il en faisait la démonstration en même temps qu'il parlait.

"... Puis à la toute fin tu lèches le bord de la feuille du dessus pour que ça tienne... Et le tour est joué ! Dans la théorie. Ca peut avoir l'air facile quand on regarde faire mais c'est pas si simple au début. Mais eh... ça le sera plus pour toi que pour moi déjà, tu pars avec un avantage : t'es pas complètement torché comme je l'étais à chaque fois quand j'ai appris."

La plaisanterie autodérisoire améliora son humeur. Son sourire devint plus franc, même s'il était toujours de travers. Roublard, comme Sinner l'était presque continuellement.

L'expression s'éteignit comme la flamme d'une bougie alors que le diplomate réfléchissait, son cylindre parfait dans une main, et les yeux potentiellement rivés sur le travail qu'était en train d'accomplir Ink.

"... Hey. Juste, pour tout à l'heure... Hm. Je pense que tu t'en doutes mais... Garde ça pour toi, ok ? C'est pas le genre de choses à ébruiter par ici. Désolé, j'aurais peut-être pas dû t'en parler..."

Et de détourner les yeux avec une certaine maladresse qui ne lui ressemblait pas. Il revint bien vite à lui, et à la contemplation du cylindre sans-doute-moins-parfait dont Ink était censé achever la création.