La Princesse
Katy est née Finnigan. Quatrième d'une fratrie de sept. Seule fille. Autant vous dire que sa mère a failli faire une crise cardiaque à l'échographie tellement elle était heureuse. Même son père a souri dans sa barbe : ça faisait longtemps qu'il ne s'inquiétait plus pour la relève de l'entreprise familiale et une fille est toujours la princesse de son papa. Sauf que Katy ne veut pas être une princesse.
-
P'paaaa, John, Tom, Simon et Andrew veulent pas me laisser monter dans leur cabane !-
Cafarde.
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Une vraie fille !-
C'est quoi cette histoire les garçons ? gronde le père de sa grosse voix. Ce n'est pas celle qui le fait ressembler au Père Noël, mais plutôt à un ours.
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Mais P'pa, c'est une cabane pour les garçons ! Et puis de toute façon elle arriverait même pas à monter.-
Même que si je peux !-
Ah ouais ? Prouve le alors !Un regard à son père lui apprend qu'elle n'obtiendra aucune échelle du garage. Tant mieux. Katy remonte ses manches, jauge le tronc d'arbre dont elle fait à peine le cinquième de l'épaisseur et se jette à l'assaut. Cela prend longtemps, elle y gagne quelques bleus, une griffure au coude et d'innombrables échardes. Mais la victoire réside dans les visages décomposés de ses frères en face d'elle et le sourire paternel rayonnant de fierté.
Jusqu'à ce que le crie de sa mère ne vienne tout gâcher.
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Katy descends de là de suite ! Tu as vu l'état de tes vêtements ? Et tes coudes ! Tes genoux !! Jeune fille si…-
Mais M'maan, c'est même pas mes vêtements du dimanche ! Et pourquoi les garçons ont le droit de se salir eux ?-
C'est vrai Marta, laisse la petite s'amuser avec ses frères, tu peux pas la couver et la séparer du reste de la meute, c'est pas bon pour les mômes. Elle aime quand son père se joint à l'argumentaire, elle sait que la partie est gagnée. Pour cette fois.
Sa mère, un tablier rose autour de son ventre tout rond, fronce son long nez.
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On est pas des loups Gordon pour l'amour du ciel ! Et Katy est une jeune fille, pas un petit garnement comme les autres. Elle doit donc se conduire comme telle.-
Pfff, c'est de la merde, souffle l'intéressée.
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Pardon jeune fille ?! Je te prie de redescendre immédiatement, je vais te laver la bouche avec du savon, ça t'apprendra à dire de si vilains mots !-
Mais M'maaan, les autres le disent !Les fameux autres, en la présence de ses quatre grands frères, ricanent à côté d'elle.
Elle frappe le plus proche, Simon, qui pousse un cri de surprise et de douleur - il n'avouera jamais la seconde.
-
KATY !! s'égosille sa mère.
Son père ne dit rien, mais elle reconnaît le pli de sa grosse barbe : il sourit. Alors elle aussi sourit et elle se laisse glisser le long du tronc, récoltant de nouvelles échardes et griffures mais ne craignant pas sa mère.
Parce que son père est fière de qui elle est à 5 ans déjà.
La Robe Rose et Blanche
Katy est la fierté de son père : encore plus aventureuse et aussi forte que ses frères. C'est qu'elle a de la concurrence, surtout avec Simon, le plus costaud de la fratrie même si pas le plus grand - Andrew est l'aîné et le plus gentil avec sa sœur. Depuis tout petits les deux ne s'entendent pas et se mesurent dans tous les domaines. Mais surtout la bagarre. Autant vous dire qu'avec tant de frères, Katy a vite appris à se battre - au grand damne de sa mère.
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Katy arrête de gigoter, chuchote sa mère à côté d'elle.
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Mais M'man, ça gratte ! -
Ne dis pas de bêtises, et croise les jambes pour l'amour du ciel, tu es dans la maison de Dieu !La petite fille croise les jambes sous sa robe blanche et rose qui démange. Elle jette un œil derrière elle où ses frères sont en train de se chamailler plus ou moins discrètement. Ils s'amusent eux au moins.
Simon croise son regard et lève un doigt d'honneur qu'elle s'empresse de lui rendre.
Son père fait claquer sa langue, simple avertissement mais tout le monde se calme immédiatement. Personne n'est assez fou pour contrarier l'ours assoupi sur son banc, même si il a l'air presque civilisé dans sa chemise à carreaux repassée et sans trous.
Un dernier coup d'oeil à Simon : il la regarde aussi, il s'échange un geste signifiant clairement "Toi, moi, après la messe, derrière le grand châtaigner". Andrew secoue la tête, les autres s'excitent. Ils savent ce qu'il va se passer derrière le grand châtaignier.
La robe rose et blanche est toute déchirée et salie de sang et de boue. Comme le visage de Katy, mais comme le visage de Simon aussi.
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Ça suffit maintenant, ordonne Andrew.
Katy laisse retomber ses bras le long du corps, parce qu'elle respecte son frère. Mais pas Simon qui en profite pour se jeter sur elle. Elle n'a que 8 ans et lui 13 mais elle arrive quand même à l'abîmer à chaque fois. Il n'aime pas ça et il ne s'encombre pas de considérations sur leur écart d'âges : c'est rien que sa sœur.
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Ça suffit j'ai dit ! tonne Andrew, mais Simon n'écoute jamais personne. Sauf…
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Simon !! Laisse ta sœur tranquille !! Leur mère accourt vers le petit groupe qu'a formé la fratrie Finnigan, portant Mike dans un bras et entraînant Will par la main.
Simon se relève en soufflant.
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Mais M'man c'est elle qui a commencé !-
Je ne veux pas savoir ! Regardez dans quel état vous êtes… Et vos vêtements tout neufs. Mais qu'ai-je fais au Seigneur pour mériter des petits monstres comme vous ?Katy met un point d'honneur à se relever seule et essuie son nez sanguinolent avec toute la dignité qu'une enfant de 8 ans peut montrer.
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Et toi Andrew ? Tu n'aurais pas pû les arrêter ? Tu es l'aîné !-
…Andrew est grand, fort et taciturne, comme un ours.
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Katy c'est la plus forte, chuchote Will.
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N'importe quoi ! Simon l'a démoli, comme à chaque fois ! réplique Tom.
Le débat s'enflamme en quelques secondes sous les suppliques de leur mère et… Le regard pétillant de leur père, posté plus loin. Comment a-t-il pu se dissimuler durant le combat avec sa carrure ? Un véritable homme de la forêt.
Le plus beau des trésors
Katy a aussi un rapport difficile avec sa mère. Elle ne comprend même pas ce qu'elle fait avec un homme comme son père. Marta est bien plus sophistiquée qu'une femme de Northon - 216 habitants, État de Washington - devrait l'être. Pourquoi s'est elle mariée au bûcheron du village ? Non vraiment, Katy n'a jamais compris et elle en veut beaucoup à sa mère d'être sa mère. Elle n'est là que pour mener sa vie sur un chemin qu'elle ne veut absolument pas emprunter : celui de la féminité et de l'élégance. Des règles, des règles et encore des règles.
Mais malgré leur éternelle mésentente, Katy ne déteste pas sa mère.
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Tes cheveux sont ton plus beau trésor ma chérie, tu comprends ?-
Oui M'man.Sa mère brosse sa longue chevelure rousse pour la débarrasser de toutes les branches, feuilles et autres cochonneries qu'elle a récupéré pendant la journée. Comme tous les soirs.
Elle lui enduit les pointes d'une crème qui sent bon le soleil et coiffe, encore, même quand il n'y a plus de nœuds ni de cochonneries.
C'est leur bulle de paix, de calme. De tendresse.
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Tu me promets que tu en prendras toujours soin ?-
Oui M'man, j'te le promets.Ce n'est plus la brosse en poils de sanglier qui glisse dans ses cheveux mais les doigts de sa mère.
Katy ferme les yeux et sourit.
L'Érable Rouge
Katy aime son père plus que tout au monde. Il la laisse expérimenter, échouer, vivre. Il ne la retient jamais mais elle n'a pas peur parce qu'elle sait qu'il est toujours là, avec ses yeux pétillants sous ses sourcils broussailleux. Il ne le dira jamais mais elle aime se penser sa favorite et ses sourires cachés par sa grosse barbe lui donnent toujours raison. Ils la gonflent de fierté et de bonheur.
Elle sait aussi que quel que soit le chemin qu'elle ait décidé d'emprunter, il sera toujours fier et la soutiendra. Contrairement à Marta, Gordon a compris et accepté que sa seule fille ne serait pas une princesse mais bien la digne descendante des Finnigan, bûcherons de père en fils… Et fille.
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Et puis t'as vu comment j'ai repéré cette trace sous l'arbousier ? Même Tom, Mr Super Traqueur, l'aurait raté j'suis sûre ! Elle marche aux côtés de son père, son chevreuil fraîchement tué chargé sur ses épaules ; mettant un point d'honneur à ne pas se faire distancer ni s'essouffler. Sa mère va criser mais tant pis, ça en vaudra la peine rien que pour voir la tête de Tom.
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Hm hm, répond tranquillement son père, mais elle voit bien la lueur dans ses yeux.
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J'pourrais le préparer moi même cette fois ?-
Si la furie qu'est ta mère ne nous prépare pas avant.Elle rit à gorge déployée et il joint son gros rire caverneux au sien.
Il s'arrête alors et elle l'imite, attentive, comme toujours avec lui.
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C'est le moment...Elle boit ses paroles, attend la suite, croit la deviner et commence à trépigner. John lui en a parlé comme on parle d'une légende, au coin d'un feu de cheminée allumé par le bois qu'il venait de ramener. Si Tom est le traqueur de la famille, Andrew le pilier, Simon le teigneux, Will le doux rêveur et Mike l'intello : John est le digne bûcheron de la famille.
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Érable rouge ou érable à sucre ?Son large doigt levé, son père pointe une minuscule pousse à moitié cachée par les feuilles mortes.
Katy fronce les sourcils, juste une seconde, mais ne pose aucune question, ne proteste pas face à la difficulté de la tâche. Elle sait que les jeunes pousses sont toujours les plus difficiles à reconnaître mais depuis toute petite son père lui montre, de ce même large doigt, les arbres grands ou petits, jeunes ou centenaires, qu'ils rencontrent durant leurs balades. Et John lui a déjà parlé de ce fameux érable rouge-érable à sucre. Une fois, il y a longtemps.
Sans même retrousser les manches de sa chemise trop grande ni poser sa proie, Katy s'approche de la pousse et s'agenouille.
Elle l'inspecte de longues minutes dans le silence de la forêt en début de matinée. L'érable est jeune, très jeune, aucune feuille n'est encore visible et ne parlons même pas de l'écorce : ce n'est qu'une tige verte. 50/50 de réussite. La sueur commence à rouler le long de sa tempe, ses épaules à trembler. Le poids du chevreuil, ce n'est que le poids du chevreuil, rien d'autre. Surtout pas le doute.
Le silence s'éternise, elle n'arrive même plus à réfléchir, elle regarde partout sauf la pousse. Elle ne sait pas, elle ne se souvient pas de ce que lui a dit John. Et puis comment reconnaître un arbre quand on a ni l'écorce ni la feuille ?
Après ce qui lui semble une heure, elle a envie de pleurer, alors elle se mord la lèvre, se redresse et fait face à son père qui n'a pas bougé, tel une montagne. Ou un arbre.
Sa voix ne tremble pas mais elle dissimule ses mains fébriles en attrapant le chevreuil.
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Érable rouge.Son père ne dit rien, il ne hoche même pas la tête. Vous pouvez imaginer l'enfer de ce silence pour la jeune Katy, 10 ans. S'est-elle trompée ? A-t-elle déçu son papa chéri ? N'est-elle plus digne d'arborer la chemise à carreaux des Finnigan ?
Gordon se remet en route sans un mot et elle se mord la langue cette fois pour ne pas lui hurler "C'est la bonne réponse ?". Elle lui emboîte seulement le pas jusqu'à leur maison juste assez grande pour eux 9.
Sa mère a crisé, elle n'a pas pû préparer son chevreuil mais ça ne l'a même pas contrarié. Oh non, elle était au dessus de la contrariété maternelle. Katy était au fond du trou de l'angoisse. Elle s'est précipitée sur John lorsqu'il est rentrée de sa journée de travail mais avec sa description, il n'a pas pu lui dire ce qu'était la pousse. Il a bien essayé de la rassurer mais ce n'était pas trop son fort. Même Andrew, que John avait prévenu, n'a pas réussi à l'apaiser. Elle s'est rongée les ongles toutes la soirée, a à peine touché à son assiette de chevreuil, elle qui d'habitude se ressert trois fois. La nuit elle n'a réussi à dormir qu'une heure, très agitée.
Le supplice a duré plusieurs jours. 4 exactement, elle en était presque à les marquer dans le mur au dessus de son lit.
Pendant tout ce temps elle avait cherché son père mais une fois face à lui était incapable de lever les yeux et s'esquivait.
-
Tiens.Rien, juste ce mot et la hache neuve, taillée par la même main qui lui tend au dessus de la table en chêne.
Elle ose enfin lever les yeux jusqu'à ceux de son père.
-
Tu es une Finnigan, tu as le droit à ta hache, ajoute son père de sa grosse voix.
Pas de cérémonie ou tout autre artifice, ce n'est pas son genre. La table d'habitude si animée, voire bordélique, est silencieuse comme un cimetière. Tout le monde a les yeux allant de la hache à Katy qui hésite.
-
C'était un érable rouge alors ?Il ne répond rien. Et il ne répondra jamais.
Alors, les doigts tremblants, la jeune Finnigan saisit le manche doux de la hache. Elle n'est pas bien grande même plutôt petite : elle n'abattra jamais d'arbre avec.
Sur l'instant elle voit ça comme le plus cruel des cadeaux. Signifiant qu'elle ne serait jamais une bûcheronne.
Mais plus tard, dans son hamac au sommet du Grand Arbre, elle réalisera que son père savait déjà qu'elle ne désirait pas suivre cette voie.
Pourtant c'est bien la première fissure dans sa confiance en elle. La plus large.
La meilleure protection
Andrew est le deuxième homme de sa vie après son père. Il lui ressemble d'ailleurs beaucoup avec son air taciturne et bourru, mais il a une douceur toute particulière que Katy adore.
-
Pourquoi tu portes ce chapeau ridicule ?Elle est sur ses genoux et tripote le-dit chapeau ridicule.
-
C'est pas ridicule, et ça s'appelle une chapka. Ça vient de Russie.-
Tu es allé en Russie ?Un rire feutré secoue doucement les larges épaules d'Andrew.
-
Non je suis pas allé en Russie, mais ça tient bien chaud à la tête et aux oreilles, c'est pratique.Elle semble réfléchir.
-
Tom a dit que je pourrais perdre mes oreilles avec le froid cet hiver. Il dit que l'hiver c'est comme un loup qui nous mange les extrémités.-
C'est vrai, dans un sens. Tu as peur ?Elle secoue vivement la tête.
-
J'ai jamais peur.-
D'accord. Mais tu peux quand même te protéger du loup, même si t'as pas peur, comme ça c'est lui qui aura peur de toi et de tes protections.L'idée d'effrayer un loup de glace lui plaît bien et elle hoche la tête. Elle triture les boutons de la chemise fraternelle maintenant. D'un coup, elle ne voit plus rien.
-
Eh !La lumière revient et elle voit Andrew. Il tient l'avant de la chapka qu'il a posé sur sa tête trop petite.
-
Je te passe la meilleure protection qui existe. Elle protège de tous les loups du monde.-
Cool !-
Mais Katy…-
Hm ? dit-elle distraitement en triturant son nouveau couvre chef.
-
La meilleure protection c'est tes poings, tes pieds et ton cerveau.-
Mais tu viens de dire…-
On peut t'enlever, te voler ou tu peux perdre la chapka. Pas ce que je viens de te dire.Elle s'accroche de plus belle à la chapka, réfléchit et hoche finalement la tête.
-
Mon poing dans la gueule des loups c'est bien mieux !-
Voilà.Andrew est son frère favoris, le plus sage aussi. Et depuis elle se défend avec ses poings, ses pieds, sa cervelle et la chapka qu'elle n'a jamais perdu, qu'on lui a déjà volé et qu'elle a récupéré à grands coups dans la gueule.
Le pote
Katy a beau se comporter comme un garçon manqué, c'est bien une fille avec toutes les hormones qui vont avec. Sa chambre d'ado s'est donc peuplée de posters d'acteurs et de chanteurs plus célèbres pour leurs gueules d'anges qu'autre chose - sauf Bob Dylan, ne vous risquez jamais à critiquer Bob Dylan. Au petit collège de Northon aussi les hormones marchent. Et même si Katy s'évertue à ne pas traîner avec ses frères qu'elle voit déjà bien assez, elle traîne principalement avec les garçons qu'elle juge bien plus intéressants que les filles de son âge. Niaises, superficielles, faibles et autres adjectifs de ce genre.
Mais elle reste une fille, vous vous souvenez ?
-
Eh Lucas…-
Ouais ?Katy gratte le sol sa nouvelle paire de chaussures - des Timberland, son père dit que ce sont les chaussures de l'avenir - elle a mis sa plus belle chemise aujourd'hui, celle à carreaux verts. Et elle a réussi à attirer Lucas à l'écart de la bande. Elle qui d'habitude est sans gêne, là…
Elle se reprend, n'aimant pas cette nouvelle timidité :
-
Est-ce que tu veux sortir avec moi ?Elle l'a dit cash, les yeux dans les yeux. Ceux de Lucas cillent plusieurs fois, sa bouche s'ouvre et se ferme avant que le rouge colore ses joues.
-
Qu'est-ce que tu racontes Katy ? T'es mon pote, on sort pas avec son pote. Ça serait… bizarre.-
Haha, ouais, c'est clair, trop bizarre ! Oublie ce que j'ai dit ce… c'était une blague de merde, les gars m'ont mise au défis de te demander ça haha, ils sont cons.Ça sonne presque vrai.
-
Haha ouais, ils sont débiles…La gêne est aussi épaisse que le bras droit de John.
Katy regarde ailleurs, Lucas se gratte l'arrière de la tête.
Aucun des deux ne croit à cette histoire de blague, mais mieux vaut faire semblant.
Katy doit attendre le début du lycée pour que les garçons arrêtent de la prendre pour seulement
un pote.
Là commence alors les amourettes de lycée : courtes et plus ou moins intenses, plus ou moins intéressantes, plus ou moins sincères.
Mais ça a été la deuxième fissure dans la confiance de Katy.
Bières Pizzas et Caddie
La plupart des gens apprécie Katy. Certes on lui prête un véritable caractère de cochon, mais à derrière son air blasé c'est une jeune fille très vivante, amusante et franche, et sans un sous de malveillance. Ça c'est la version adulte.
Dans son lycée, Katy est la fille cool qui a le don pour se retrouver dans les bons coups, plus ou moins foireux mais toujours marrants. Ou alors elle les crée. Elle est pas prise de tête, elle fait rire et elle rit, elle a pas peur du ridicule et ça participe à cette aura cool qui la définit aux yeux des autres.
-
Steve, t'as pris le tournevis ?-
Ouais.-
Alors tu sais quoi faire.Katy s'écarte théâtralement et laisse le caddie de la seule supérette de Northon aux bons soins de son petit copain du moment : Steve.
Il bidouille l'engin pendant que les autres y chargent les packs de bière.
-
Eh Dustin ! J'te vois, recrache ça et pose la dans le caddie, taquine-elle le garçon aux triples mentons.
Dustin se fige, une part de pizza à moitié dans la bouche. Il recrache doucement, docilement dans la boîte en carton qu'il pose avec les 4 autres.
-
Berk, c'est dégueu, je toucherais pas cette boîte ! s'exclame Wendy en faisant claquer son chewing-gum de dédain.
-
Ça en fera plus pour nous, réplique Katy d'un haussement d'épaules.
Si son cercle d'amis s'est assoupli au lycée, ce n'est pas toujours l'amour fou avec les autres filles.
Wendy hausse les épaules et balance ses pieds dans le vide, assise sur le muret. Son copain Mickey se tient à côté, les mains dans les poches.
-
Bon tu bouges ton cul Steve ? On va finir par se faire choper.-
Ouais ouais c'est bon j'ai presque fini, grogne l'intéressé.
-
Relax Mickey, lance Katy, adossée à la supérette, les bras croisés et un sourire tranquille aux lèvres.
Quelques secondes plus tard, Steve laisse échapper un cri de victoire. Il a plus démoli que crocheter le mécanisme mais seul compte le résultat.
Toute la bande s'excite à sa manière, Katy fait claquer un baiser sur la joue de son copain officiellement voleur de caddie et attrape son nouveau bolide en ferraille. Elle se met alors à le pousser de toute ses forces sur le parking en rigolant avant de sauter sur les roues et le laisser finir sa course sur la route où il manque de se renverser avec elle.
-
Attention la bière !-
Attention les pizzas !S'époumonent Mickey et Dustin d'une même voix.
Katy leur lance un bras d'honneur depuis l'autre bout du parking :
-
Vous en faites pas pour moi surtout, bande de salauds !Ils accourent et ils reprennent la route un peu plus calmement. Katy s'est assise sur la pointe du chariot que Dustin pousse.
-
On va dans le jardin des Mac Dowell ? lance alors l'adolescente coiffée de sa chapka.
-
T'es sérieuse ? Tu sais que Mr Mac Dowell a une carabine et qu'il hésite pas à s'en servir ? rétorque Wendy.
Katy hausse les épaules.
-
Son terrain est trop grand pour qu'il nous calcule ! Et puis au pire jl'entendrais arriver bien avant.Mickey passe un bras autour des épaules de sa copine.
-
T'inquiète bébé, super Katy nous protège avec sa hache en plastique et sa chapka ridic… Aïe !Il se masse l'épaule que Katy vient de frapper sans ménagement.
-
Ma hache en plastique et ma chapka ridicule t'emmerdent Mickey. Si tu flippes tu peux rentrer chez ta mère.Il grogne mais il sait que des choses cools vont se passer ce soir. Alors il se tait et hausse les épaules.
Katy ne se vexe pas facilement, mais personne n'a le droit de critiquer ses artéfacts familiaux - ni Bob Dylan.
-
On… On pourrait allumer un feu de camp ? propose timidement Dustin.
-
Bonne idée Dustin ! s'exclame-t-elle en lui administrant une claque dans le dos à lui en faire cracher sa demi bouchée de pizza.
Steve, t'as amené la radio ?-
Ouaip.-
Tu gères.Ils ont bu des bières, mangé des pizzas, rigolé et même forniqué non loin du pauvre Dustin. Le tout sur fond de pop et de country et quelques cris de Mr Mac Dowell. Mickey et Wendy n'ont pas regretté de suivre Katy, ils ne l'ont jamais regretté.
L'Esprit de Meute
Katy aime bien ses petits frères : Will et Mike. Ils sont dans un monde à part, loin de la chasse, du bûcheronnage ou même des sorties entre potes. Ils n'ont pas beaucoup d'amis à dire vrai et ils traînent la plupart du temps que tous les deux. Katy s'évertue donc à passer du temps avec eux, et cela implique d'entrer dans leur bulle : les jeux de rôles. Un seul autre garçon de leur âge partage ce hobbie très peu répandu à Northon : Jonathan. La plupart du temps ils attendent le week-end pour jouer car leur ami Charlie vient de la ville d'à côté pour compléter l'équipe. Mais parfois Charlie ne vient pas et Katy comble le vide.
-
Vous arrivez devant une porte en bois vermoulue qui sent l'oeuf pourri : que faites-vous ?-
J'entre ! lance Katy en ignorant les grands cris de Jonathan et Mike.
Will reste calme et sourit, comme toujours.
-
Très bien, tu n'as pas besoin de lancer les dés, la porte s'ouvre sans problème...-
On va mourir, se lamente Jonathan.
-
L'odeur d'oeuf pourrie est tellement forte que vous avez du mal à ne pas tourner de l'oeil.-
C'est le dragon des Marais, chuchote Mike, épouvanté.
Il n'y a aucune lumière.
-
Ok j'avance, assène Katy sans hésitation. Et les cris des deux autres joueurs retentissent de nouveau.
-
Si tu meurs je n'utiliserais pas mon sort de résurrection pour toi, je te préviens ! gronde Charlie.
-
Relax, j'gère. J'lève ma hache et j'avance. Alors ?-
...Toute la table se met à hurler de frustration devant le suspens brillamment mené par Will.
-
C'est un troll des cavernes assommé par ses propres pets !Les deux garçons soupirent de soulagement alors que Katy rit à gorge déployée.
-
Les p'tits monstres : c'est l'heure ! lance une voix masculine depuis la porte qui relie le garage à la cuisine.
-
Oh non ! s'exclament les garçons.
-
Vous voulez pas que Maman débarque, croyez moi, ajoute Tom.
-
Allez on range, sinon on va vraiment rencontrer le dragon des pets, dit Katy en se levant.
-
Le dragon des Marais ! rectifient en cœur les garçons.
Elle rit et Jonathan bougonne :
-
Je préfère quand c'est Charlie qui joue avec nous, son ranger est bien moins suicidaire.-
Eh oh, si vous voulez jouer à 3 y a pas de soucis hein, rétorque Katy.
-
Non non non ! Répondent Will et Mike en cœur.
On aime quand tu joues avec nous !-
Mouais, répond-elle en lançant un clin d'oeil taquin.
Elle pose ses mains sur la tête de ses frères et frotte sans ménagement, leur arrachant des cris aussi outrés qu'amusés. Derrière ses airs de blasée Katy les a toujours férocement défendu, n'hésitant pas à aller menacer voire castagner les enfants qui les harcelaient à l'école à cause de leur différence. De toute manière, personne n'ose vraiment s'en prendre à un Finnigan, de peur de se retrouver avec tout le clan de roux sur le dos.
C'est ça l'esprit de meute ; Marta se trompait : ce sont bien des loups.
Le Vol
Katy n'a pas eu une enfance malheureuse, bien au contraire, mais ça ne fait pas tout. En plus du canyon creusé dans son estime personnelle, la jeune Finnigan ne sait pas quoi faire de sa vie après le lycée. Son père a décidé qu'elle ne serait pas bûcheronne, Tom suffit amplement à remplir les stocks du boucher du coin et son petit job de caissière à la supérette n'est clairement pas son rêve de vie. Aller à la ville alors ? Katy n'en a pas spécialement envie, elle aime sa forêt, son lac qui gèle l'hiver et sur lequel elle patine, ses amis et surtout sa famille qu'elle ne veut pas quitter. Mais son désir de vivre et d'expérimenter la poussent inexorablement loin de Northon.
-
Mais on va faire comment au collège sans toi ? Ils vont tous en profiter et nous démolir ! s'indigne Mike.
-
Faudra bien apprendre à vous battre un jour les gars, répond-elle.
Will hausse les épaules.
-
Je n'aime pas me battre.-
Et moi je suis trop nul !-
Eh relax les gars ! Tenez, j'vais vous apprendre un truc hyper important alors ouvrez bien vos oreilles.Mike hoche la tête et fronce les sourcils, sa tête de concentré. Will se contente de la fixer avec son regard toujours un peu absent. Katy s'éclaircit la gorge et dit comme on récite un mantra :
-
Vos meilleures protections c'est vos poings, vos pieds et votre cerveau.-
C'est débile, assène Mike.
Elle enfonce son poing sur son crâne et frotte pendant qu'il proteste à grands cris.
-
Il a dit qu'il reviendrait me chercher de toute façon…Ce n'est qu'un murmure qu'elle n'aurait jamais dû entendre au milieu des cris de Mike. Pourtant, elle se fige et regarde Will en fronçant les sourcils.
-
Qui ça ?-
…-
Qui va revenir te chercher Will ? insiste-t-elle.
-
…Mike ne dit rien mais il gigote comme chaque fois qu'il se retient de dire quelque chose, ou de faire pipi. Katy reporte son attention sur lui et pose les mains sur ses épaules avant de planter son regard dans le siens.
-
Qui va venir le chercher Mike ?-
Je…-
Ne dis rien, tu as promis ! s'exclame Will. Will ne s'exclame jamais.
-
Mike !-
Peter Pan ! crie Mike, très peu résistant à la pression.
-
Hein ? répond simplement Katy, complètement paumée.
-
Tu avais promis… chuchote Will.
-
Mais c'est n'importe quoi Will, Peter Pan n'existe pas, c'est qu'un Disney ! rétorque Mike, le rationnel.
Katy ne le lâche pas mais elle ne dit rien, elle ne comprend pas bien. Elle ne comprend pas pourquoi les yeux de Will brillent comme ça. Comme quand il
sait . Mais il ne peut pas savoir dans ce genre de situation, Mike a raison, Peter Pan n'est qu'un personnage que la famille aime bien pour ses cheveux roux.
Pourtant cette lueur…
-
Will… Tu veux partir ?-
Oui, tout simplement, mais ça fait un pincement au cœur.
-
Pourquoi ?-
Je n'aime pas ce monde.Il n'a que 11 ans. Katy secoue la tête et lâche Mike qui la regarde avec de grands yeux.
-
Ne me dis pas que tu le crois ?-
Si, j'le crois.Mike pousse un cri de frustration et quitte la chambre qu'il partage avec Will.
Ils ne sont plus que deux, le silence s'éternise.
-
J'te laisserais pas partir.-
Pourquoi ?-
Maman pèterait un câble.-
Maman pète toujours un câble.Elle rigole faiblement.
-
Il est venu te voir alors ?-
Oui. Il voulait m'emmener mais Maman est rentrée dans la chambre avant que je puisse le suivre.-
Ouais, ça m'étonne pas, elle a un flair de louve.Quoiqu'elle en dise.
Le silence retombe un moment et puis :
-
J'te laisserai pas partir Will.Il ne répond pas et Katy se lève du lit avant de quitter la chambre.
Ce soir là au repas Katy ne parle pas beaucoup, trop occupée à fixer Will qui prend soin d'éviter son regard. Simon profite du silence de sa sœur pour monopoliser l'attention.
Quand l'heure de dormir arrive, Katy lance :
-
J'dors avec Mike et Will ce soir, on doit discuter d'un truc sur Donjons et Dragons.-
Ah ? demande Mike mais il se tait vite sous le regard de sa sœur.
Will ne dit rien et rentre la tête dans les épaules.
-
D'accord, mais ne parlez pas trop fort et pas trop tard, demain il y a école, répond leur mère en faisant la vaisselle.
Katy prend tous les coussins du salon et de sa chambre pour les entasser par terre et y plonger avec un peau d'ours comme couverture. Juste entre le lit de Will et Mike qui restent silencieux ; l'un embarrassé et l'autre…
Les garçons finissent par s'endormir mais Katy ne ferme pas l'œil ; elle guette. Et elle réfléchit. Ce serait la plus grande connerie de sa vie si elle ratait une expérience pareille. Bien mieux que partir en ville : au Pays Imaginaire au moins il y a de la forêt.
Non vraiment, elle ne pouvait pas rater une occasion comme celle là. Et puis si tout était comme dans le film, Will ne survivrait jamais plus de 2 secondes au milieu des pirates, des indiens et des sirènes.
À dire vrai, Katy a pris sa décision juste après être sortie de la chambre, en fin d'après-midi : elle prendra la place de Will.
Elle a donc pris sa hache cachée sous les coussins, sa chapka est enfilée sur sa tête - elle dort souvent avec alors ça ne choque plus personne - et s'est couchée toute habillée - ça aussi la famille y est habituée.
La seule chose qu'elle redoute, c'est la profondeur du sommeil de Will. Mike ronfle aussi fort qu'un ours, ce qui donne à son compagnon de chambre une résistance toute particulière au bruit. Mais ce soir… Will sait que ce soir c'est spécial, alors peut-être qu'il fait juste semblant de dormir pour pouvoir s'envoler avec Peter Pan.
Katy ne veut même pas penser à ce qu'elle fera dans ce cas là.
Non, tout va bien se passer.
La fenêtre s'ouvre doucement, comme poussée par le vent toujours frais de Northon. Mais c'est un autre vent qui entre dans la chambre à coucher, un vent étincelant. Féerique.
Katy est assise au milieu des coussins.
-
Jt'attendais.-
Je suis venu pour Will.-
Will veut plus venir, moi oui.-
Qui es-tu ?-
Katy, sa sœur.-
Tu aimes les aventures ?-
Grave.Un sourire découvre les petites dents de lait de Peter Pan.
Il est tellement saisissant en vrai que Katy n'est même pas déçue qu'il ne soit pas roux et ne porte pas de collants verts.
Il lui tend la main, elle l'attrape et se relève, le domine en taille mais se sent toute petite en réalité. Comme une enfant.
Oh évidemment, Katy pensait revenir, peut être dans quelques années en considérant le décalage de temps entre les deux mondes. Comme Wendy et ses frères en fait. C'est pour ça qu'elle n'a pas déposé de baiser sur le front de ses deux petits frères endormis, n'a pas jeté un coup d'oeil à la chambre parentale, n'a pas étreint Andrew, Tom et John, ni même frappé Simon.
Le Visage à la Fenêtre
Dans son hamac au sommet du Grand Arbre, Timber en veut à Peter Pan de ne pas l'avoir ramené chez elle comme dans le film. Elle ne se souvient plus des yeux pétillants sous les sourcils broussailleux de son père, de des douces mains de sa mère, de la voix grave et chaude d'Andrew, des clins d'oeil taquins de Tom, des grimaces de Simon, des longs cheveux soyeux de John, de la tête concentrée de Mike. Timber a oublié le visage à la fenêtre quand elle s'envolait pour cette expérience qui durerait pour toujours. Le visage de Will ; déformé par la colère et la déception.
Pourtant, c'est ce visage qui a ouvert dans sa confiance la plus profonde des fissures.
Comment ne pas se détester lorsqu'on a volé le rêve de son frère ?