Ses muscles tirent de partout lorsqu'elle s'assied, offre à ses membres meurtris un répit nécessaire. Depuis qu'elle avait recommencé ses séances à l'Arène, ce corps avait gagné en force comme une arme que l'on aurait aiguisée. Elle-même l'avait vu changer, avait contemplé plus d'une fois ses muscles dans des éclats brisés, remarqué l'éclat dans ses yeux gagner en intensité.
En fièvre.

Une attention toute particulière portée à son enveloppe corporelle pendant que, à l'intérieur, son esprit pourrissait.

Tout avait commencé après la Pluie. Les cauchemars, les souvenirs, les moments à manquer de souffle, enserrée par une peur enfantine. Lacerate avait subi sans rien comprendre, à peine consciente de l'absurdité de sa situation. Qui retrouvait ainsi ses souvenirs sur une Île où l'Oubli dévorait tout ? Son carnet précieux, qu'elle avait rêvé de brûler, avait été perdu par le Givre alors qu'ils avaient fui, pourtant son esprit, au supplice, était incapable de lâcher les souvenirs qui faisaient surface. Et si Lacerate n'avait ni les concepts - mémoire traumatique - ni les notions suffisantes pour l'expliquer, elle était néanmoins capable de s'en rendre compte :

Quelque chose n'allait pas. Quelque part dans son esprit, une porte s'était ouverte et la Gueule Cassée n'arrivait plus à la refermer.

Une expiration, le parfum ferrugineux du sang. D'un geste douloureux, la Gueule Cassée s'essuie la bouche, laisse une forme d'apaisement parcourir ses nerfs excités par le combat.

Lorsqu'elle se bat, elle oublie. Les ombres, la colère, la peur. Et ça suffit, le temps que ça dure. Mais ses journées ne se limitent pas qu'au combat.
Elle aimerait oublier plus fort.

Une gourde, qui apparaît dans son champ de vision. Lacerate tourne la tête, contemple le visage luisant de sueur de Salvo.
Nouvel adversaire, nouveau Perdu. Salvo la Flamme, grand oiseau fragile imbibé d'une odeur si reconnaissable, celle de la crasse des rues. Elle n'avait pas mis plus d'un jour à reconnaître ses manières et la violence sous-jacente de ses lubies, comme à travers un miroir déformant et déformé.

On va toujours vers ce qui est familier, non ? Elle l'avait vite approché, vite défié. Elle ne s'était pas trompée.
Les coups pleuvent, les cauchemars recommencent.

D'un geste avide, elle saisit la gourde que lui tend la Flamme.

- Alors, tu nous donnes combien sur dix cette fois ?

Un sourire.

- A ton avis ? C'était génial.

Un temps. Reprenant son souffle, elle s'appuie sur les gradins derrière elle et lève un regard vers le ciel de Printemps, magnifique et mortifère.

- On m'a dit que tu aimais les couteaux. Pas une question, une affirmation. J'en ai quelques uns aussi. Si t'as pas peur, on se battra avec.

Prendre un coup de lame ne lui fait pas peur, les vêtements qu'elle porte et qui laissent voir ses flancs le démontre sans qu'elle n'aie besoin de l'énoncer. Elle pourrait également complimenter le style de combat de Salvo, remarquer qu'il était aussi peu académique que le sien mais
(la porte baillerait, elle baillerait plus encore)
ça n'a pas d'importance pour le moment, ils ont le temps.

Quelque part au-dessus d'eux, un soleil féerique brille d'un éclat radieux. Entre deux élans d'une douleur bienvenue, Lacerate hume l'odeur de l'écorce. Ils ont le temps, nulle part où aller. Le Printemps est revenu et avec lui, les longues après-midi.

S’il ne répond pas tout de suite, elle le remarque à peine, trop occupée à sentir les hématomes qui fleurissent sur sa peau, marques de guerre qui lui font oublier le reste le temps d’une démonstration de violence. Lacerate boit une gorgée d’eau et rend la gourde à son voisin.

- Oh. Ouais. Ouais grave. Tu. Tu t’es déjà battu avec des couteaux ?

Il doit le savoir. Elle s’en doute sans avoir besoin de formuler la pensée, fonctionne à cet instinct qui ne la trompe presque jamais.

- Bien sûr.

Elle lui adresse un sourire terrible, sans développer davantage. Ça viendra plus tard, peut-être.

Salvo reprend :

- T'en as, des couteaux ?

Il la dévisage, elle s’en fout. L’habitude.
Lacerate hoche la tête.

- Ouais. Je suis pas très collectionneuse, mais j’ai mes préférés.

Un temps. Elle détourne les yeux et parcourt l’arène du regard. Il n’y a pas grand monde, quelques perdus habitués des lieux mais rien d’anormal. Elle préfère ça, elle se retient moins ainsi et la honte - quand il y en a - est moins forte après.

- Je peux pas proposer ça à n’importe qui. Elle parle d’un ton tranquille, satisfait. C’est dangereux et j’essaie d’être responsable. Mais toi, tu sais encaisser. Mieux que ça, il sait se battre pour de vrai.

Un temps. Elle ne se presse pas, Lacerate, tout son organisme est en train de récupérer. Avec un sourire, elle se dit que plus tard, elle ira immerger sa peau meurtrie dans l’eau chaude du Bassin.

- Toi aussi, tu t’es déjà battu avec. Non ?

Elle croit connaître la réponse, mais lui donne la possibilité de mentir. Elle-même n’est pas si prompte à parler de l’Avant, même quand elle se force.