"Désolée, si j'ai fait remonter de mauvais souvenirs et si j'ai rappelé quelqu'un de désagréable."

Interdit, Prisme oublia provisoirement qu'il cherchait avant tout à fuir cette situation devenue trop dangereuse pour lui et pour son anonymat parmi les pirates. Il n'était pas en mesure de masquer sa perplexité, sa surprise, lesquelles débordaient de ses grands yeux clairs actuellement remplis d'eau.

Ether ne s'était jamais excusé, lui. C'était comme s'il n'était jamais en tort. Prisme n'avait pas l'habitude qu'on considère ses émotions comme valides. Il n'y avait que très peu de personnes qui y avaient accès, et encore moins qui faisaient preuve de ce genre de considération. Il y avait eu Absinthe, encore assez récemment, et sans laquelle Prisme serait peut-être encore perpétuellement enfermé dans sa chambre au Palais.

Pas son mentor. Jamais. Surtout pas. Tout à l'inverse, plus le temps passait, plus Prisme avait l'impression qu'Ether faisait tout ce qui était en son possible pour ignorer son existence et ses états d'âme. Pour le décrédibiliser indirectement aux yeux des autres fées - et pour se dédouaner de toute responsabilité ce faisant.

"La vérité, c'est que.. Cette situation m'a aussi rappelé une personne insupportable..."
Insupportable

L'Irisé cacha avec un succès très relatif le frémissement que lui inspira cette déclaration. La gorge douloureusement nouée, il était à deux doigts de revenir à ces questions qu'il s'était promis de ne plus se poser. Est-ce qu'il était intrinsèquement détestable ? Est-ce que c'était pour ça que..? Bref. Non.

Absinthe avait dit qu'il ne fallait pas qu'il se rende responsable des bêtises d'Ether. Il essayait de s'y tenir, même si ce n'était pas facile tous les jours. Encore moins tandis que Carmine alignait les déclarations qui piquaient un peu. Il était certes entré sans permission - il n'avait pas vraiment eu le choix, mais est-ce que ça l'aurait arrêté, en temps normal ? Il avait déjà volé du tissu sur le Port à de nombreuses reprises, donc là encore, touché. Si Prisme respectait mieux les humains que la plupart des fées, il avait tout de même de nombreux biais - leur voler des choses, ce n'était pas très grave. Si ? Enfin, ça les contrariait probablement autant que tout le monde, mais il y avait bien des objets de leur confection qu'on ne pouvait pas vraiment se procurer autrement - encore moins dans l'Ordinaire. Bon d'accord. Une fois, il avait même failli voler du tissu au Palais. C'est parce que c'était du tissu. Il en avait tellement envie ! Il fallait qu'il prenne, il en avait besoin ! Il ne s'était jamais vraiment posé la question de la moralité de la chose. C'était si mal que ça ?

En tous les cas et en revanche, elle ne pouvait pas l'accuser de ne pas avoir écouté. Il s'était plié à tout ce que Carmine lui avait demandé de faire pour prouver sa bonne foi. Et il ne l'avait pas insultée. Les gros mots, il avait assez vite décidé en grandissant que ce ne serait pas assez élégant pour son standing. Même lorsqu'il était contrarié, il n'en disait désormais plus aucun. Il se vengeait autrement.

"Est-ce qu'on veut vraiment les laisser nous pourrir la vie une fois de plus alors qu'ils ne sont même pas là ? Ce serait leur faire très plaisir, quand même, non ?"

Il redressa un regard devenu relativement fuyant. Carmine venait de dire quelque chose qui lui parlait et ça se voyait. Ether ne méritait effectivement pas d'être dans toutes ses pensées, et de peser sur son moral au quotidien comme il le faisait encore bien trop souvent. Absinthe aurait très certainement été d'accord, elle aussi. Faisant de son mieux pour oublier l'absence de son bijou, Prisme lâcha son doigt malmené. Il le triturait tellement que la peau allait rougir.

Il avala sa salive pour être certain que sa voix sortirait approximativement claire. Prisme restait très méfiant. Carmine avait certes réussi à le distraire de ses priorités, mais il n'oubliait pas qu'elle avait aperçu ses ailes.

"... Dans ce cas, qu'est-ce que vous proposez ?"

Puisqu'elle ne semblait pas vouloir le laisser partir, elle avait certainement quelque chose en tête, n'est-ce pas ?

"Je vous ai dit la vérité. Je ne suis pas en capacité de vous apprendre à manipuler les couleurs."

Il avait perdu l'espoir qu'elle se contente de ses services grâcieux en échange d'un apprentissage, et lui-même n'était pas bien certain que ce soit très prudent qu'il continue à négocier avec une humaine devenue si proche de découvrir son identité.

Prisme contint son étonnement alors qu'il levait les yeux sur l'humaine, hésitant. Elle était la première à avoir proposé d'enterrer la hache de guerre. Il n'aurait donc pas dû être aussi surpris par ce revirement soudain, mais voilà : pour un revirement soudain, il était tout de même particulièrement... intense. Il avait quelque chose d'inespéré.

C'était presque trop beau pour être vrai. Et si la couturière avait effectivement aperçu ses ailes ? Et si elle n'attendait que le moment où il serait inattentif pour soulever sa cape, et vérifier ? Qu'allait-elle lui faire si elle découvrait qu'il était une fée ? La plupart des pirates étaient malveillants avec son peuple. Accepter de négocier avec Carmine, considérant cette nouvelle situation dans laquelle ils étaient, correspondait pour l'Irisé à prendre un risque considérable.

... Oui, mais désormais, les choses se concrétisaient. Il y avait juste sous son nez une chance pour lui d'apprendre la couture à la façon des humains. Carmine semblait savoir ce qu'elle faisait. Sa chambre était pleine d'étoffes intéressantes et de très beaux prototypes. Combien de temps cela lui prendrait-il d'identifier un autre humain qui savait s'y prendre, et de le convaincre de devenir son professeur ? Et s'il lui fallait encore dévoiler ses pouvoirs à quelqu'un d'autre ? Ca lui avait déjà paru être une mauvaise idée la première fois, il n'avait pas envie de devoir recommencer.

Anxieux, mais plein d'un espoir mal assumé, il hocha la tête avec conviction. Il était très, très, très sincère. Depuis le début. Il avait vraiment envie que Carmine le comprenne. Il était de très bonne volonté ! Il était prêt à faire beaucoup d'efforts, et à lui apporter autant d'aide que possible sur tous les plans qui touchaient à l'une ou l'autre de ses compétences. Il serait un allié très investi ! Tant qu'elle lui apprenait à coudre.

"Bien sûr. Je l'ai promis. Pas de couture pour d'autres gens, juste moi et ma soeur." ... les fées n'étant pas dans la clientèle visée de Carmine, ce n'était pas "d'autres gens" qui comptaient. "Je ne sais pas comment je peux le prouver, mais s'il existe un moyen, je suis prêt à le faire."

Il était curieux d'entendre le marché que l'humaine avait à proposer. Qu'avait-elle en tête, désormais qu'elle savait qu'il ne pourrait pas lui transmettre son don de manipulation des couleurs ? Elle commença à s'expliquer, et Prisme porta une main à son menton. Il baissa les yeux sur le sol et, avec un léger pli entre les sourcils qui trahissait son effort de réflexion, il commença à retourner le problème  qu'elle lui présentait dans tous les sens possibles et imaginables.

Ce n'était vraiment pas facile, ce qu'elle lui demandait. Il fallait certainement qu'il le lui explique en détails pour qu'elle comprenne en quoi.

"... Je ne sais pas si je peux faire ça. A vrai dire la couleur reste, elle ne s'en va pas. Sauf sur le vivant où elle finit par s'estomper, mais je ne sais pas si je peux contrôler ça... Je n'ai jamais essayé. Je ne suis pas sûr du tout."

Quant à la seconde option qu'elle lui proposait... Ce n'était pas bien moins problématique. D'où partait-elle du principe qu'il avait les moyens de se procurer assez de tissu pour que cela fasse l'objet d'un marché ? Une vague angoisse le submergea.

Est-ce qu'elle sait vraiment qui je suis ?

... Mais ce n'était pas parce qu'il était fée qu'il pouvait tout faire non plus. Tous ses tissus à lui, il les avait volés aux humains. Et puis il était hors de question qu'il les donne, c'était ses trésors, qu'il avait eu bien du mal à réunir. De toute façon, avec le Givre, sa Caverne aux merveilles était inaccessible.

Il ne pouvait pas piocher dans les tissus du Palais incessamment. Prisme avait un tempérament excessif et parfois un peu sans gêne, mais il avait tout de même ses limites - il avait de plus en plus de limites, au fur et à mesure qu'il grandissait et qu'il comprenait mieux celles des autres.

Puis il aurait pu aller en voler dans l'Ordinaire, mais il n'était jamais allé dans l'Ordinaire. Ca non plus, ce n'était pas une solution très sûre. Il ne savait pas où il lui faudrait aller pour trouver des rouleaux, qui seraient trop lourds pour qu'il les ramène tout seul. Les gens ne prenaient déjà pas le temps de jouer avec lui, alors il ne savait vraiment pas s'il trouverait quelqu'un pour l'aider de manière régulière à organiser des expéditions pour ramener ces étoffes.

"Je veux bien partager..." Un peu. Pas trop. "... ce que je trouve mais le Givre rend la tâche compliquée à tout le monde, alors je ne sais pas si c'est ce que j'ai de meilleur à donner. Peut-être que... Je ne sais pas si je peux rendre les couleurs impermanentes à l'envie ni contrôler leur durée. Mais si je m'applique vraiment, je peux faire bien mieux que tout à l'heure. Est-ce que ça pourrait aider ?"

Il releva le nez dans la direction des tissus divers. Prisme en trouvait certains très jolis, mais c'est vrai que par rapport à ce qu'il avait déjà vu - et volé - ça manquait un peu de variété. Voilà quelque chose à quoi il pouvait remédier durablement.

"Je peux rendre la couleur éclatante au point qu'elle donne l'impression de briller. Mélanger les teintes, jouer sur les impressions, faire illusion de sorte à ce que le tissu donne l'effet de devenir tout à fait autre chose que ce qu'il était au départ. Travailler des motifs, aussi, ou des textures colorées. Beaucoup de choses sont possibles. Je vous montre, si vous voulez..."

Avec une boule dans la gorge, il était en train d'espérer que sa démonstration ne finisse par paraître trop magique pour être humaine. C'est que c'était quand même un peu gros, la façon dont il avait justifié ses pouvoirs. Si Carmine ne s'en faisait pas la réflexion elle-même, quelqu'un risquait de lui demander si une fée lui fournissait ses tissus.

Mais il ne savait toujours pas exactement ce qu'elle avait déjà compris.