Il semblerait que le chef des Soigneurs vienne souvent à la Mercerie ces temps. Soap l’avait vu, mais il ne s’agissait pas d’une information qu’elle allait partager. Il ne s’agissait pas même d’une information. Elle se contentait de constater. De voir qu’il avait dû se passer quelque chose. Elle supposait.

Mais elle restait lointaine observatrice, l’ours en peluche entre les bras. Le regard le plus impassible possible. Alors qu’elle ne faisait que se forcer d’être indifférente, elle faisait en sorte de ne pas faillir. De rester de marbre, de mettre de côté l’idée idiote qu’il puisse rester quelque chose d’Eliott. Tout lui montrait le contraire, tout lui montrait qu’un monstre avait dévoré l’aîné et s’était habillé de sa peau.

Elle avait aussi vu quelque chose de bizarre, avant. Alors qu’elle essayait de surveiller, de savoir si une once d’humanité existait encore.

Elle avait vu celle qui était aujourd’hui cheffe des Chasseurs, ainsi que celui des Sentinelles, sortir de cette cabane principale. Jamais Soap n’avait cherché à savoir pourquoi cette soudaine réunion là-bas. Elle s’en fichait. Elle n’était pas fourbe, elle ne voulait de mal à personne. Du moins, elle voulait juste être détachée de tout ça. Juste spectatrice, silencieuse.

Cependant, elle se demandait si… elle devrait juste venir vers la Gueule Cassée. Elle se demandait si, tout en demeurant dans l’indifférence, elle pourrait donner quelque chose à quelqu’un qui portait le titre de Chasseur.

Sans influencer. Juste donner un outil, utile ou non, tout dépendait ce qu’on en faisait.

La Récolteuse avait donc choisi, ce jour-ci, en revenant d’une récolte constituée uniquement d’éléments sucrés, de venir à la rencontre de Lacerate. Elle l’avait vu passer, elle avait donc suivi. C’était ce qu’un réflex lui avait fait faire.

S’approchant, demeurant fidèle à son surnom et s’accrochant à son panier d’où observait Eliott posé sur les sucreries, elle finit par faire entendre sa voix.

Les yeux beaucoup trop verts fixés sur la Cheffe, elle dû prendre un peu de courage. Parce qu’elle n’avait que rarement l’impression que les gens étaient… vrais.

Hâtant un peu le pas pour arriver à sa hauteur.

- Tu es… occupée ?

En réalité, elle n’avait aucune idée comment faire une entrée correcte dans le cercle d’une personne.

Note chronologique (à moi-même et qui veut):

Elle s’arrêta de marcher lorsque la Cheffe avait cessé son avancée. Pendant quelques secondes, les iris beaucoup trop vertes de Soap scrutèrent ce qui avait donné le surnom de Lacerate. Peut-être même le nom.

Bien vite, les lois de l’indifférence la ramenèrent sur ce qui était important.

Le genre de… bienveillance, peut-être, suffit à légèrement faire passer un vague froncement de sourcils sur le faciès de l’Indifférente. Une expression d’analyse, de recherche. C’était bel et bien ce qu’elle pensait, il ne s’agissait pas d’un monstre. Du moins, en apparence. Allez savoir si le mensonge n’était pas aussi habitant en cette personne qui venait de gentiment permettre un raccourci nominatif.

Soap supposait que… de ce qu’elle savait, que la Chasseuse en chef ne devait pas être mauvaise de base. Parce que sinon, son aîné ne se serait pas acharné à tenter d’éveiller un monstre.

La Récolteuse se fichait des apparences, elles étaient celles qui mentaient ouvertement. Peut-être que certains détournaient le regard d’un visage brisé, mais ce dernier permettait probablement de laisser entrevoir un peu de l’âme réelle.

Du moins, Soap espérait ne pas se tromper dans ses déductions, dans ses tentatives de « profiler » de son propre frère.

Et donc, que ses révélations, lourdes pour ses bras rougis par l’acharnement du savon, seraient entre de bonnes mains.

- Non, non. Il ne se passe rien.

Elle porta inconsciemment une main à son nounours dans le panier, la peau lui brûlait un peu. Elle avait beaucoup frotté cette fois.

- D’accord, Lace… Je suis Soap.

Un peu hésitante, comme si se présenter n’avait pas été dans ses plans.

- J’aimerais, enfin, si t’as le temps d’écouter, j’ai quelque chose d’important à dire. C’est… je sais qu’il s’est passé quelque chose, pourquoi le chef des Soigneurs y est allé souvent.

Elle se démenait pour garder un ton neutre, mais on pouvait sentir à quel point cela n’avait rien de naturel.

- Je m’en fiche, de ce qui s’est passé. Je sais aucun détail. Mais, ça m’a fait décider que je devais te dire des choses. Pour comprendre, sans excuser… évidemment.

Un brin de rancœur dans les derniers mots, Soap ne digèrerait jamais ce qu’il était advenu de son aîné. Elle le haïssait, le vrai lui manquait.

Accident… ? Ah oui, c’était la version officielle. Soap ne laissa pas paraître d’étonnement lorsqu’elle avait entendu ces mots, s’efforçant à rester concentrée. Elle pensait déjà aux mots, au sens qu’elle allait prendre dans son récit. Enfin… dans les précisions qu’elle souhaitait accorder à Lacerate.

Elle réfléchissait, elle tentait de remettre de l’ordre dans sa tête qui commençait à laisser éclater les bulles de souvenirs. Plus rien ne lui appartiendra un jour, un jour plus rien n’aura existé. Un jour, tout ça, le pourquoi du comment ne sera plus.

Ici, pour rien. Soap ne sera plus qu’une tache qui tenterait de s’effacer sans savoir pourquoi.

L’Indifférente avait vaguement fini par acquiescer mais d’autres mots vinrent.

Au calme.

Oui.

Ça aussi c’était vrai. Un regard un peu autour d’elle avant d’entreprendre une marche lente, bizarrement sûre. Elle n’arrêtait pas de tenter de se persuader qu’elle faisait exactement ce qu’il fallait. Il le faillait, pour avoir les moyens de ramener Eliott peut-être… ou « simplement » réussir à calmer les frais.

- Par ici, les on ne croisera pas de personne en… trop.

L’Indifférente essayait, comme toujours, de garder son ton monotone. Même si un vague changement grinçait dans sa voix.

Elle finirait par oublier ses bulles, les derniers souvenirs importants, qu’elle tentait de garder en vie, elle devait les donner à quelqu’un qui pourrait s’en servir ou non. Que les deux cas soient bénéfiques. Peu importait comment.

Quelques pas, encore d’autres, puis à l’abris… la Récolteuse se retourna vers la cheffe des Chasseurs, posa le panier à terre et ne garda dans ses mains que la peluche si précieuse et si détestée à la fois.

Encore une séance d’observation, le sol était l’intérêt des yeux beaucoup trop verts de la jeune fille. Soap se pencha pour enlever quelques restes de terre ou de boue sur l’écorce du tronc posé en travers, cela semblait être un bon moyen de substitut de chaise. Une fois installée, elle fit signe à Lacerate de venir sur le bois. Du moins, elle l’y invita, d’un geste un peu hésitant. Alors que le visage se figeait encore dans l’indifférence. L’esprit sentait pourtant le cœur battre d’inquiétudes diverses. La peur que les bulles de savon éclatent alors qu’elle essayerait de lire les images du passé en elles.

- J’ai… je sais ce qu’il s’est passé. Dans les grandes lignes, sans en savoir précisément. Mais ce n’est pas ça qui m’a fait te chercher. Et te parler…

Eliott installé sur ses genoux, elle jouait avec, parcourant les diverses coutures et rafistolages.

- Il faut que je te raconte quelque chose, qui pourrait te servir peut-être. Pour savoir ce que c’est… Le monstre qui l’a mangé…

Et Soap luttait pour garder l’indifférence. Toujours. Elle luttait. Elle soupira, serrant sa peluche contre elle.

- Est-ce que… tu veux écouter les derniers souvenirs que j’ai… ?

Là, elle avait trouvé le courage de relever les yeux sur la Gueule Cassée. Elle était décidée. Les iris aussi vertes que celle de son aîné figées sur la Cheffe des Chasseurs. N’est-ce donc pas les chasseurs qui peuvent traquer les monstres ? Il faut savoir à quoi ressemblent les traces de ceux-ci, et leurs comportements. Peut-être… elle pourra ouvrir le ventre de la bête et retrouver ceux qui furent dévorés ?

C'était évident, elle risquait de mener un malentendu sur ses intentions. Cependant, la question qui suivit permettrait au moins à Soap de tenter d'assurer de sa bienveillance. Du moins, du fait qu'elle ne comptait rien faire.

- Non. Et même si je le voulais, je ne pense pas que ça aboutirait. Ici, j'ai constaté que ce ne sera jamais la vérité qui l'emportera. Seul le rang et l'attachement de Peter Pan compte. Ainsi que les liens avec des personnes influentes. Personne n'est vrai.

Haussement d'épaules. Là, elle avait été bien plus assurée, Soap. Bizarrement, pour ça, pour parler de sa non-confiance envers les autres, elle le disait sans peine. Et pourtant, elle accordait un peu de confiance à Lacerate, non ? L'Indifférente cherchait désespérément les bonnes personnes dans ce Grand Arbre. La Cheffe pouvait bien en faire partie. Du moins, elle l'espérait.

Un soupir, puis elle joua avec la peluche amochée avant de reprendre la parole.

- Je... je me suis dit que tu faisais peut-être partie des gens auxquels je pouvais donner quelques souvenirs. Du moins, c'est ce que je me suis dit en sachant ce qui s'est passé.

Les yeux beaucoup trop verts se levèrent sur la Gueule Cassée.

- Pit, il s'appelait Eliott. Enfin, mon frère s'appelait comme ça.

Elle joua avec l'ourson, comme pour illustrer.

- Mais, il a oublié et ne se souviendra jamais du nom de celui qu'il a été. Il s'est changé en un... monstre. Je ne sais pas si... tu as entendu l'histoire du "procès" mené par Peter ? Pit aurait dépecé des enfants morts, mais resta impuni pour ça.

Soap sentit un dégoût prononcé en elle en se remémorant ça. Elle tritura un peu sa peluche, un peu hésitante, comme si elle commençait à avoir peur de raconter plus.

- Bref, je sais aussi qu'il n'est sûrement pas... clean du tout sur des affaires au Grand Arbre, qu'il pourrit un peu les racines peut-être... je ne sais pas. Mais, bref, ce n'est pas Eliott. Alors, je voudrais bien au moins que le monstre aussi disparaisse. Et pour ça, j'ai encore quelques souvenirs d'avant neverland, si ça peut t'apporter quelque chose.

La Récolteuse faillit laisser couler un peu d'eau salée, mais elle se retenu et ne laissa paraître que des yeux un peu mouillés.

- Il joue sur le "savoir", le fait de connaitre les secrets, ou de feindre. En partie, tu pourrais peut-être trouver une faiblesse dans le passé...

Pour au moins faire disparaitre le monstre, si elle ne pouvait plus ramener un semblant d'Eliott.

Evidemment, les réponses de Lacerate avaient tout de parfaitement logique. Rien n'était si simple.

Soap observa la Cheffe des Chasseurs, elle avait cette énorme cicatrice sur le visage. Et, à l'Indifférente, ça lui inspirait les traces de ceux qui combattaient les monstres. Comme dans les histoires, c'étaient des gens qui avaient dû perdre beaucoup pour réussir à remonter un peu sur leurs jambes fatiguées. Du moins, elle le supposait. Car dans ses bulles de souvenirs fragiles, elle se souvenait que le tatouage sur le visage de son frère n'avait servi qu'à provoquer le monstre de la maison. C'était si lointain que parfois, il manquait des détails, il manquaient des éléments importants.

La Récolteuse ne pourrait jamais se dresser contre l'Île et son pouvoir d'Oubli.

Elle semblait réfléchir très attentivement, analysant l'état déplorable de sa peluche. Puis la voix se fit entendre à nouveau.

- Tu n'es pas obligée de faire quoi que ce soit. Il ne faut pas que tu tombe. Mais, savoir les choses donne un avantage si un jour tu en as besoin. Parfois, c'est juste une information en plus qui peut changer une situation.

Soap observait toujours son ours en peluche, jouant un peu avec, bougeant les pattes puis lui tourna la tête vers Lacerate avant de faire de même.

- Je veux juste limiter un peu les dégâts du monstre qui s'est déguisé avec la peau d'Eliott.

Elle prit son ourson dans les bras avant de poursuivre, déterminée, bien qu'un peu de tristesse se trahissait dans la voix de la jeune fille.

- Avant... il n'était pas celui qui décidait. Il était un jouet, Eliott était un jeu pour les grands.

L'Indifférente cherchait comment le dire, comment traduire les souvenirs dans ses bulles de savon. Cette première tentative d'explication était celle qu'elle avait interprété au début. Quand elle était encore plus jeune et qu'elle ne comprenait pas tout.

C'était un peu comme si elle s'interdisait de dire la réalité, alors qu'elle voulait juste le prononcer un fois pour toute.

- C'était comme ça que je le disais à l'époque, je crois... Parce que l'autre mot, il m'évoque le goût du savon. C'était la seule fois que ma mère me punissait, si je disais les mots interdits sur la situation.

On lui lavait la bouche au savon, parce qu'une petite fille ne devait pas dire des choses aussi absurdes. Et ça ne devait pas s'ébruiter non plus, non ?

D'un côté, quelque chose en elle lui disait qu'elle n'était pas une bonne fille à dire ces mots, à révéler des souvenirs qui étaient pourtant destinés à disparaître un jour ou l'autre. Une bonne fille, mais pour qui ? Justement, elle savait pertinemment qu'elle ne se souciait plus du tout de la femme qui l'avait mise au monde.

Et maintenant, à l'instant présent, elle ne se souciait plus non plus de son frère. Puisqu'il n'existait sans doute plus.

Elle aurait dû parler bien plus tôt...

La question que Lacerate lui posa lui semblait presque absurde, mais ce n'était que parce Soap n'avait aucune réelle connaissance de ce monde-ci. Elle ne savait que ce qui concernait Elliott et celle qui était sa mère.

Un léger mouvement de tête à la négative.

- ... Non.

Elle n'avait pas eu à réfléchir, c'était une évidence.

Selon elle, et le peu de choses dont elle avait connaissance. Elle n'avait plus que des bulles de savon de souvenirs, fragiles, flottant dans sa caboche.

L'Indifférente faisait de son mieux pour rester détachée, mais elle peinait beaucoup, ça lui manquait un peu... son frère. Elle sait que jamais plus elle ne reverra l'original dévoré par un monstre qui se déguise en lui.

Tant pis.

La Récolteuse ne voulait pas que quelque chose se passe à nouveau à cause de Pit, surtout depuis qu'elle commençait à imaginer comment il aurait pu être si elle avait pu faire quelque chose. Malgré son âge, malgré la confiance aveugle offerte aux sourires qui cachaient une angoisse.

- Je n'avais pas vu, je n'avais rien vu, je n'avais que le goût du savon si je disais les mauvais mots. Mais je regrette de n'avoir rien dit. Maintenant... lui et moi sommes ici. Alors que peut-être... j'aurais pu éviter tout ça.

Là, malgré le visage sobre, elle ne parvint pas à cacher le fin sourire qui voulait dissimuler la peine.

- Sers-toi de ces informations, si ça peut aider dans des cas...

Les mots avaient parfois plus de pouvoir que les poings, du moins... sur certains fous. Spécifiquement ceux qui ne se soucient justement plus du tout de leur corps.

Ce que Lacerate dit était sans doute vrai, très vrai. Soap n'en douta pas un instant. quand elle y pensa, elle ressentit tout de même beaucoup de peine. Une douleur qu'elle ne voulait pas ressentir, pas pour un monstre. Son frère qu'elle aimait beaucoup avait déjà disparu, elle l'avait déjà pleuré.

Est-ce que ça ne la dérangeait pas ? L'Indifférente prit une grande inspiration. Essayant de ne pas laisser trop paraitre, elle finit pas se reprendre et de donner un sourire plus naturel.

- Ce n'est pas mon frère qui sera confronté à ça, mais le monstre qui s'est déguisé. Mon frère, il est sans doute mort dans l'Oubli. Je l'ai déjà pleuré.

C'était sorti naturellement, comme si elle se l'était répété en boucle.
C'était le cas.

- J'ai dû me faire une raison. Les restes de souvenirs que j'ai de lui ne ressemblent pas à ça. Il avait de la peine à comprendre les distance entre les gens, mais ce n'était pas aussi naturel, ni aussi bizarre. Il était juste gentil avant. Très gentil, il souriait pour pas que je me fasse de souci, il mentait pour aider. Mais dorénavant ce n'est plus rien de ça.

Soap tortilla son ourson, elle n'arrêtait jamais de le poser puis le reprendre. Cet ours de malheur.

- Merci de bien vouloir m'écouter.

Il y avait des gens qui semblaient meilleurs que les autres. Même si le mensonge semblait toujours présent partout, Soap voulait penser que Lacerate était de ceux qui méritaient mieux. Ils étaient rares, il fallait bien s'en soucier alors.

Surout que, si Soap ne le faisait pas elle-même... c'était bien parce qu'elle savait que c'était difficile, qu'il n'était pas question d'un jeu. Monstre ou non, il fallait du courage pour faire du mal. Surtout lorsque c'était profond. Des plaies invisibles. Celles-ci paraissaient bien plus effrayantes...

- C'est une "arme" que je ne serais pas capable d'utiliser, il faut du courage pour blesser. Moi je ne l'ai que sur un ours en peluche.

La chef des chasseurs était courageuse, elle supporterait mieux. Non ? Enfin, c'était ce que la Récolteuse supposait.

HRP: