Parfois, c'était à se demander qui pouvait s'inquiéter le plus pour l'autre. Malgré tout, provoquer ainsi l'inquiétude d'une enfant de 8 ans avait quelque chose de profondément affligeant, de rageant. Ne pouvait-il pas se gérer seul et continuer à faire semblant encore un moment ?
Où donc étaient passées son assurance et sa superbe ? Ah, les récents événements le mettaient décidément à bout. Aussi, quelle idée de décider de se lancer dans une telle expédition ? De temps à autre, Raven songeait qu'il aurait préféré qu'il ne se soit rien passé.
Qu'il n'ait pas croisé Bitter, qu'il ne se soit pas inquiété pour Seven... Cependant, décider de se forcer à oublier cela sans même accomplir l'objectif qu'il s'était fixé était trop simple, trop lâche.
Il allait tenir bon et tirer les choses au clair; il n'avait pas d'autre choix.

- Préachán, tu es sûr que ça va ?

Le Diplomate n'a même pas le temps de répondre que sa jeune collègue décide de lui prendre sa température, pour être sûre.
Louable attention, à laquelle l'adolescent répond par une moue mi-amusée, mi-boudeuse. Qui était le plus âgé, déjà ?
Lui-même se posait actuellement la question.

L'entente de son petit surnom personnel suffit à lui faire assez chaud au cœur pour faire revenir son petit sourire serein de tout à l'heure. Obtenir un surnom de la part de quelqu'un, autre que l'officiel, n'est-ce pas l'une des plus belles preuves que l'on tient à vous ?
Il y a un petit quelque chose de personnel qui fait dire à l'Inflexible qu'il a accompli sa mission, au moins avec Witted : devenir la figure fraternelle du groupe des Diplomates.
Pâle figure que celle de ces jours-ci, cependant. Mais les choses s'arrangeront bientôt.

- Tu sais très bien que je ne mettrai pas les pieds au Port. Pour toi, ce n'est peut-être pas un problème, mais je te rappelle que je n'ai absolument pas la taille ou l'allure requise.

Jugea bon de déclarer Witted, qui, en bonne Diplomate, avait évidemment toujours son mot à dire. Son collègue émit un petit rire soufflé amusé.
Tiens ? Quelle allure aurait-elle, avec une dizaine d'années de plus, environ ? C'est que l'allemand n'artivait même pas à se l'imaginer, même pour rire.
Il ne plaisante pas avec ce genre de chose.

- Les enfants sont interdits au Port. Même avec la meilleure préparation du monde, je n'ai pas l'intention de risquer de me faire tuer à vue.

- Eh bien, tu me rassures. J'avais peur que tu ne t'entêtes en pensant naïvement compter sur ta taille pour pouvoir te cacher... ou espérer que l'on te confonde avec le Renard.

Sa petite plaisanterie le fait un instant pouffer de rire avant qu'il ne se reprenne, puis ajoute, d'un ton plus grave :

- L'être humain est prêt à prendre les pires décisions lorsqu'il s'agit de se rapprocher d'un être cher, après tout.

N'en était-il pas lui-même la preuve ?
"Faites comme je dis, mais pas comme je fais", telle pourrait être sa devise. Un jour, sa trop grande assurance lui jouera probablement des tours.

Au moment où le noir Corbeau s'apprêtait à congédier gentiment l'Astucieuse, pensant ne plus avoir quoi que ce soit à lui dire, celle-ci l'interpella :

- Mais je ne comprends pas... Tout à l'heure, tu disais qu'il était hors de question d'aller voir Seven, qu'il était dangereux... et maintenant tu parles de prendre tranquillement le thé ?

Ah, quel sot. Évidemment, elle ne pouvait pas le comprendre, elle n'était pas dans sa tête. Il y a certaines choses que Raven devait lui expliquer pour éclairer sa lanterne...
Le jeune garçon se tourne légèrement pour faire face à la fillette, maintenant qu'elle s'était éloignée un peu de lui - sinon, il n'aurait pas osé bouger. Adoptant une position en tailleur, il inspire profondément, puis, appuyant les mains sur ses cuisses, il lui expliqua d'un ton solennel :

- C'est difficile à exprimer, mais j'ai le sentiment de me trouver hors de son macabre jeu. C'est comme si rien n'avait changé entre nous, vois-tu... Je revois encore l'enfant qu'il fut autrefois. Par conséquent, je pense qu'il n'a probablement pas envie d'ôter la vie de quelqu'un avec qui il a partagé un siècle de vie commune... sinon, il aurait déjà eu l'occasion de le faire.

Et le voilà qui venait d'implicitement avouer qu'il avait déjà revu son meilleur ami.
Dire que leur rencontre datait du début de cette difficile période, lorsque le vent était simplement frais et que la neige se faisait encore désirer.
Cela lui paraissait s'être produit il y a une éternité.

- Cette règle ne s'applique pas forcément à nos collègues, d'où mon refus de tout à l'heure quand tu as décrété m'accompagner lorsque je lui rendrai visite. Seul, je pense pouvoir rester maître de la situation. Mais, en ta compagnie, plus rien n'est sûr. Il ne faudrait pas tenter le Diable, tu comprends ?

Avait repris Raven, son regard cherchant à appuyer celui de la rousse.
Elle n'était pas idiote, elle devait avoir suivi son raisonnement... et elle allait probablement s'insurger en lui disant que même pour lui, cela restait dangereux, qu'il était trop sûr de lui, qu'il devrait y réfléchir par deux fois.
Reproches qui seraient évidemment légitimes.

Sans surprise, les remontrances de sa jeune collègue ne se firent pas attendre. Cependant, Raven fut malgré tout pris de court par la capitulation, tout aussi rapide, de l'Astucieuse.
Elle le laissait donc y aller si facilement ? Probablement même trop facilement. Ce revirement de situation lui fit plisser les yeux un instant, sondant Witted pour essayer de déceler le moindre signe lui indiquant qu'elle avait quelque chose en tête.
Après tout, elle n'est pas du genre à dire ou faire quoi que ce soit sans y avoir réfléchi avant, mais rien ne dit que le noir Corbeau n'avait pas fini par l'ennuyer avec ses prises de décision dangereuses.

Finalement, la dernière option semblait être la bonne, étant donné la moue boudeuse et les petites expirations vexées auxquelles le Diplomate avait droit.
Si la situation n'était pas aussi tendue, elle en serait presque mignonne.

L'Inflexible avait grandement besoin de la rassurer, autant pour lui que pour elle, mais malhaureusement, il ne pouvait rien lui promettre.
Cette pensée le fit brusquement douter de lui-même : à quoi bon se considérer comme l'aîné des Diplomates s'il n'était même pas capable de montrer l'exemple à ses autoproclamés adelphes ?

- Désolé...

Fut tout ce que Raven trouva à dire à sa collègue, plongeant un regard sincère dans le sien, accompagné d'un fin sourire empli d'une tristesse qu'il n'arrivait même plus à cacher.
Il se sentait misérable, lamentable, à un point tel qu'il ne savait même plus s'il pourrait avoir la chance de dialoguer avec Seven sans que la situation ne tourne au vinaigre.
Et s'il arrivait quelque chose sur le chemin, que Bitter lui-même ne pouvait éviter ?

- ... désolé, je vais devoir me retirer. Cela ne sert plus à rien de continuer sur ce sujet, je ne veux aucunement risquer de hausser le ton face à toi une nouvelle fois. Tu devrais aller te reposer, toi aussi.

Ajouta l'allemand en se relevant, époussetant vaguement ses vêtements par pur automatisme avant de tourner les talons et s'éloigner sans demander son reste. Il n'arrivait plus à penser clairement et en oubliait même sa politesse, congédiant sa jeune collègue comme s'il s'agissait d'un Perdu lambda.
Il devait réparer les erreurs qu'il avait pu commettre par le passé - il pensait toujours que les agissements de son ami étaient en partie dûs à lui - mais en même temps, il désirait ardemment que quelqu'un le retienne.

Raven savait qu'il  se lançait à l'aveugle dans un projet qu'il ne maîtrisait pas aussi bien qu'il tentait de se le persuader. La fatigue, ses pensées chaotiques et contradictoires ainsi que la période particulièrement dure qu'ils traversaient actuellement et qui paraissait n'en plus finir le fragilisaient plus qu'il ne l'avait imaginé.
Finalement, tout ce qu'il avait pu prédire, dire, ressentir, penser ou faire était donc basé sur des a priori ? Sa belle perfection n'était donc qu'un filtre, une carapace dont il se servait pour se protéger, et qui en même temps n'avait fait que blesser et décevoir son entourage jusque là ?
Tout cela... n'était-ce donc que du narcissisme, en fin de compte ?

C'était trop simple, trop bas, trop indigne de lui.

Faire du mal à autrui pour assurer sa propre sécurité n'avait jamais été son but !
Et le pire dans tout cela, c'était qu'un coupeur de têtes et une gamine de 8 ans le lui avaient fait comprendre.
Gamine qu'il avait fui à l'instant, laissant son livre derrière lui dans sa précipitation. Une gamine de 8 ans avait plus de plomb dans la cervelle que lui et lui avait fait la leçon ! Ce n'était pas logique, pas acceptable.
Mais au point où il en était, que pouvait-il encore considérer d'acceptable, ou non ?

- Scheiße !

Jura tout haut l'adolescent dans sa langue natale, une fois qu'il fut assez loin pour que Witted ne puisse l'entendre.
Il repensait à toutes ses défaites personnelles, tous ces Diplomates qu'il n'avait su protéger et qui avaient fini par partir, d'une manière ou d'une autre.
Il se remémora aussi tout ce qu'il avait fait "en faveur du groupe", profitant du fait que Bow partage son avis pour appuyer les décisions de celui-ci, alors qu'il ne s'agissait en fait que de conserver son efficacité en éliminant les problèmes se dressant sur sa route.

La conclusion qui en découlait ne lui plaisait guère mais il devait se rendre à l'évidence : il n'avait rien d'exceptionnel, rien de bon, rien qui ne mérite qu'on l'admire.
Il n'était qu'un faible et un raté, comme avait pu le marteler un homme qu'il ne connaissait que trop bien, il y a plus d'un siècle de cela.

L'Inflexible longeait le Camp en recherche d'une Sentinelle. Son pas était vif, pressé, alors qu'il tentait désespérément de retrouver une contenance, la respiration saccadée et le cœur battant trop vite, trop fort.
Il n'avait pas vécu cela depuis le départ de Seven. Et, comme pour lui rappeler ce douloureux souvenir, son esprit lui indiqua qu'il venait plus ou moins de craquer, comme ce jour-là.
Portant alors l'index à son œil gauche, le Diplomate recueillit une larme sur son gant, qu'il s'empressa d'effacer en frottant énergiquement ses mains l'une contre l'autre.

Les grands garçons ne pleurent pas.