C’est l’autre qui a commencé, moi j’ai rien fait !

Les paroles sont tout aussi familières que désagréables. La quête permanente du coupable, un moyen de se débarrasser de ses propres crimes ; Xen n’est pas enfant unique, il a été bercé dans cette injustice. Pas que ça la rende plus supportable. Il déteste ce miroir de sa propre faiblesse, d’un passé qu’il fait de son mieux pour évincer avec la drogue—son cerveau est déjà bousillé quoique pas assez, et il lui arrive d’avoir l’envie de le griller totalement. Les gamines sont trempées, sa vaisselle détruite—ses invités ne savent guère se tenir.

« Oh?~ Je vous voyais depuis la mezzanine. »

Un éclat rouge attire son attention, sang qui s’écoule de blessures malheureuses. Est-ce un jeu si fascinant, que de s’entre-tuer ? D’où vient une telle énergie ? Il lui semble avoir vécu une éternité entière, ne plus avoir la force d’accomplir quoi que ce soit.

« Ai-je l’air de tolérer de tels écarts ? Dis moi, sœur qui s’est offert ce titre, crois-tu que je réclame un sacrifice humain ? » Elle s’accroche à ses jambes et il tente de faire un pas de côté, l’autre attrapant le dos de ses vêtements pour la tirer légèrement loin de l’autre fille. Le sang coule toujours et sa voix de fait plus profonde, dénuée de colère apparente.

« Je suis lié à celle qui emploie Azami, en la blessant ainsi tu risques de ruiner tout ce que j’ai construit. » Une exagération qui paraît sensée vu la situation, « Si une simple insulte parvient à réduire ton esprit en bouillie, à te pousser à attaquer, alors c’est tout autant de ta faute. Pleurer n’attirera pas mes faveurs. »

Impossible de les mettre dehors, de trouver le courage de s’attaquer à ces problèmes d’un seul coup.

« Azami-kun, j’ai une trousse de secours sous les coussins sous la mezzanine, prends ce que tu désires. » Ce n’est plus tant une histoire de services rendus, de compensation pour cette visite non-voulue. Il ignore comment soigner les blessures—rien de plus que de faire les bandages, et s’il arrivait quelque chose de grave à l’enfant de Moriko—disons que Xen n’apprécierait guère les conséquences.

Qu’elle se casse et l’abandonne ici avec Slant non plus d’ailleurs.

Elle comprend rien à ce que dit Xen. Elle comprend rien putain. C’est comme si le contenu de la cruche était rentré dans ses oreilles et filtrait tout, elle entend des bruits qui ne sont plus des mots. Dans sa panique Shark se dit qu’elle a perdu la capacité de comprendre l’anglais. Ça se peut non ? Si Slant lui a cogné la tête pile au bon endroit, pour lui faire tout oublier. Elle se rend compte qu’elle pleure. Les larmes et la morve se mélangent au sang qui dégouline de son nez. Le poids qui pesait sur elle disparaît d’un coup, elle voit Xen qui traine Slant à distance. Elle chiale aussi putain elles sont pitoyables elles sont pareilles et Shark a trop honte.

« Je suis lié à celle qui emploie Azami, en la blessant ainsi tu risques de ruiner tout ce que j’ai construit. » C’est le premier truc que Shark arrive à comprendre. Moriko … Moriko… Elle essaye de se redresser sur ses jambes tremblantes. S’essuie le visage, de sa manche immédiatement dégueulasse. « Si une simple insulte parvient à réduire ton esprit en bouillie, à te pousser à attaquer, alors c’est tout autant de ta faute. Pleurer n’attirera pas mes faveurs. » Est-ce que Moriko va avoir une dette envers Xen, par sa faute ? Shark est prise d’une immense terreur.

Slant elle, est inconsolable.

« Tu m'aimes pas et tu m'aimeras jamais. Tu l'aimes elle. Moi je t'aime. Et j'ai mal, dedans. »
« Mais tu comprends rien …. Tu comprends vraiment rien », elle murmure.

Slant la terrifie. Ce qui se passe dans sa tête, son raisonnement, sa folie, tout ça est pas normal, et Shark est terrifiée. Elle voudrait prendre un de ces vases sur les étagères et lui écraser sur le crane alors qu’elle est vulnérable, gisant aux pieds de Xen – on dirait qu’elle prie. Ça mettrait fin à tout ça. Évidement Shark fait pas ça. Elle pourrait jamais.
J’ai une trousse de secours sous les coussins sous la mezzanine
Elle s’y dirige comme un robot. Elle trouve facilement l’objet en question même au milieu du bordel environnant ; par habitude. Elle est certaine que sans même l’ouvrir elle peut savoir ce qu’il y a dedans dans les moindres détails. Sans réfléchir elle revient vers les deux autres figés dans cette position étrange. S’accroupit auprès de Slant. Et sans un mot, elle sort de quoi désinfecter cette plaie qu’elle a au cou. La même qui a cicatrisé dans le sien une éternité plus tôt.

« Le dis pas à Moriko » elle dit à Xen d’une toute petite voix. « S’il te plaît ... »

L’amour, tout revient à cette théorie, concept merdique qui a ruiné sa vie et celle de tous ceux qui ont osé s’approcher. Souvenirs effacés—pour ne pas mourir, douleur écrasante qui réduisait tout sur son passage—ou bien repoussés—par culpabilité, parce que tu ne tues pas ce que tu aimes, encore moins pour les remplacer, qu’on ne répète pas ces schémas jusqu’à ce qu’ils soient ancrés dans les chairs au point de te dévorer de l’intérieur. Xen se baisse, malgré la prise sur ses jambes, pouce qui glisse sur le front de Slant, de ce démon qui désire au point de ravager ce qui est à sa portée. Ah, c’est familier, ça lui tord l’estomac. Son ton reste trop calme, venin presque indétectable et pourtant partout dans ses paroles.

« Ce n’est pas de l’amour, cette obsession, c’est de la destruction, et ça finira par te tuer~ Crois-moi, j’ai causé la mort de tant de personnes parce qu’elles ne m’offraient pas assez, que j’en suis devenu—Impardonnable. »

Ah, ça ferait un meilleur titre que l’Oublié, non ? Le moment n’est pas approprié, et Xen retire sa main pour tirer sur les bandages qui entourent sa propre gorge, les défaisant avec une habilité résultant de l’habitude. La cicatrice qui trône sur sa gorge est une preuve de tout ce qui ne va pas chez eux.

« Tu es comme moi, mais il n’y a rien de beau ou de positif dans une telle déduction. »

« Le dis pas à Moriko. S’il te plaît ... » Azami—sauf que sa voix ne va pas, qu’elle paraît étouffée, enfouie sous un désert de regrets. Ignorant les bandages qui pendent de son cou, et cette marque que Xen préfère cacher en général, il soupire.

« Il en va également de mes intérêts de me taire à ce sujet, après tout, je n’ai pas stoppé ce désastre. » Ce ne sont pas des excuses, l’Oublié n’a pas l’habitude d’en offrir, « je dois avoir de quoi te sécher dans la mezzanine, si tu veux t’y rendre après ça. Je peux prêter des vêtements propres, » une pause, « à toutes les deux. »

La trousse de secours, Shark peut s’en charger, ce n’est plus son job. En un sens, ça ne l’a jamais été.

Shark agit comme sur pilote automatique maintenant. Elle nettoie la plaie au cou de Slant comme elle a nettoyé la sienne devant son lavabo des années auparavant. Ses mains ont cessé de trembler et elle a cessé de pleurer. C’est que des éclats de porcelaine, c’est pas si profond. Slant va s’en sortir – elle sait pas si c’est une pensée qui devrait la soulager, mais elle ne veut pas non plus sa mort sur la conscience.
Elle n’est même pas sûre, de toutes façons, que la Crevette se rende seulement compte de sa présence. Qu’elle se rende compte que ce sont ses mains qui la soignent. Elle regarde Xen fixement, elle répète des trucs qui ont aucun sens.

On est pareils. On est frère et sœur. On est pareils t'as dit, je l'ai entendu, tu l'as dit. On est pareils.

La bouche de Shark se tord en une grimace. Slant a maintenant un bandage au cou, rudimentaire mais qui fera l’affaire. Elle enroule sa propre paume d’une couche supplémentaire de pansements, celle qui tenait  le tesson.

« Je vais chercher les vêtements. »

Sa voix a repris un ton un peu cassant, bien que toujours tremblante. Elle ne croise le regard d’aucun des deux alors qu’elle s’éloigne d’un pas rapide vers la mezzanine. Elle n’a l’impression de souffler que quand elle est loin de Slant. Et alors qu’elle attrape des tissus au hasard – rien ne lui inspire quoi que ce soit, dans les choses que Xen porte – elle reste quelques instants sans bouger, comme de peur de commettre une erreur.

Elle a déjà commis une erreur.
Grossière.
Elle n’aurait jamais dû amener Slant ici. Le premier truc que cette petite enflure incestueuse va faire, en rentrant au Grand Arbre, c’est la balancer. Et elle ne pourra plus jamais rentrer. Elle ne pourra plus faire semblant qu’elle a été capturée et gardée contre son gré, pas si longtemps, pas maintenant qu’on l’a vue travailler au port, avoir des amis au port.
Mais elle ne va pas tuer Slant non plus. Elle en est incapable. Revenant vers les deux dans la partie principale de la boutique, elle jette une des tuniques propres à Slant, avant de murmurer à Xen :

« Qu’est ce qu’on va faire ? »

Ce serait plus simple que lui, la tue. Mais même ça, Shark s’en voudrait. Horriblement. Même en la haïssant si fort. Elle regarde le tas roulé en boule par terre, suppliant en direction de ce frère imaginaire.

« Tu vas pas la garder, quand même ? »

« On est pareils. On est frère et sœur. On est pareils t'as dit, je l'ai entendu, tu l'as dit. On est pareils. »

C’est l’opposé d’un compliment, d’une quelconque positivité. C’est admettre être un monstre et s’en réjouir ; Xen, qui se dégoûte depuis une éternité, ne peut pas comprendre.

« Je ne suis pas un homme, encore moins un garçon » qu’il marmonne, même si personne n’écoutera dans le fond. Chacun est trop captivé par sa propre tragédie pour se soucier de celle des autres. La sienne c’est que son salon est une ruine, qu’il a gâché plusieurs tenues qui auront besoin d’être lavées et désinfectées en profondeur, et qu’en plus il doit leur en prêter derrière.

« Qu’est ce qu’on va faire ? »

Il ne vient pas spécialement à l’esprit de Xen qu’on lui propose un meurtre en bande organisée, loin de là. Ses neurones peinent à absorber la surcharge émotionnelle qui le rend sensible à tout ce qui l’entoure, incluant la voix de Shark. Pas qu’il la blâme—bien que le démon soit entré dans sa demeure par sa faute, et que tout est pénible maintenant—outre mesure, juste que c’est épuisant.

« Tu vas pas la garder, quand même ? »

En tout franchise, le regard que Xen offre en réponse à la gamine doit être édifiant. Un mélange de fatigue et d’une sorte de dégoût impossible à cacher. Bien qu’il soit incapable, encore plus dans cet état, de lire les expressions des autres, il devine que Shark a tout autant envie d’en finir que lui. Pas que ça justifie de balancer Slant dans les eaux dégueulasses du Port—l’Oublié ressent un vague désir d’étrangler quelqu’un, mais ça pourrait tout autant être lui-même que les deux filles.

« Ai-je l’air de—Non. Je veux que vous partiez de chez moi. »

Sa tête s’incline sur le côté, tandis qu’il cligne lentement ses yeux.

« Sans mon assistance. J’ai besoin de me reposer. »

Ses doigts se crispent et il attrape le bout de ses manches avec, pour se retenir de laisser ses mains se balancer dans l’air sans but. Ou bien de s'étrangler avec les bandages défaits, parce qu'il en a marre.

« Et toi, » son regard glisse vers Slant—il s’est reculé d’un pas, libéré de cette présence étouffante, « s’il arrive quoi que ce soit à Azami, je te tiendrais pour responsable. »

« Ai-je l’air de—Non. Je veux que vous partiez de chez moi. »

Shark sent une nouvelle vague de découragement envahir tous ses membres, un rappel que tout ça, au fond, n’a rien à voir avec Xen, et que tout retombe sur elle, la déserteuse qui doit maintenant gérer les conséquences de sa trahison. Il y a cette fille qui se traine sur le sol, pittoyable et mauvaise, et Shark s’en veut de ne pas juste l’avoir faite tuer, pas de ses mains, par quelqu’un d’autre, à la fumerie, tout en sachant qu’elle ne se serait pas pardonnée.

Elle détourne les yeux quand Slant se change sans aucune pudeur, regarde fixement un des meubles dans la pièce encombrée. Elle ne sait pas si la menace de Xen fera son effet. Slant est assez cinglée pour vouloir le revoir, et donc lui obéir. Mais elle est aussi assez cinglée pour s’en foutre.
Alors qu’elle attrape le bras de Slant pour la raccompagner dehors, pour ce qui lui semble la millième fois, elle secoue doucement la tête en direction de Xen et silencieusement, épelle je suis vraiment désolée.

Une fois dehors dans la ruelle, Shark se tourne vers Slant. Derrière elle, le chemin pour retourner à la fumerie. De l’autre, le port, vivant et bruyant, pleins de gens qui veulent leur mort.

« Tire toi maintenant. » Elle ne lui dit pas de faire gaffe, d’éviter de se faire choper et tuer. Ce serait hypocrite. « J’ai tenu ma parole. Tiens la tienne. »

Et malgré ses efforts pour ne pas avoir l’air désespérée, elle laisse doucement échapper :

« S’il-te-plait. »

A la seconde où elle le dit, elle sait que c’est inutile. La blessure au cou de Slant, les larmes et la morve qui repeignent son visage, un résumé du fiasco total de cette visite. Slant n’a pas eu ce qu’elle voulait, alors Shark n’aura rien non plus. Elle s’efforce de ne pas penser à la déception de Scar. Elle espère qu’il s’en foutra.
Et tant qu’elle est toujours en face de l’autre sentinelle, elle s’efforce de ne pas pleurer.