Depuis quelques temps, Bitter n'allait pas bien. Comprendre : encore moins que d'habitude, car cela faisait depuis longtemps que le chasseur avait du mal à garder le moral, son quotidien au Grand Arbre lui étant de plus en plus pesant pour des raisons auxquelles il tentait de penser le moins possible. Il savait ce qu'il risquait s'il n'arrivait pas à en faire abstraction. Grandir. Tout perdre.

Son dernier séjour aux Cachots avait laissé des marques indélébiles. Il datait de cette fois où il s'était mêlé d'une prise de bec entre Stern et Dandy. Pour éviter au second de se faire massacrer à l'Arène par le premier, Bitter avait improvisé une stratégie basée sur l'effet de surprise pour foutre la brutasse de sentinelle à l'Infirmerie pendant un bon moment. Il avait évidemment fini au trou. Dandy lui avait rendu visite, et ça l'avait étonné autant que ça l'avait touché. Même s'il ne comprenait pas pourquoi ça le touchait autant.

... Puis tout était parti à vau l'eau. Un véritable cauchemar. Une dispute abominable, percluse d'incohérences et d'incompréhensions mutuelles qui n'avaient pas été expliquées ni résolues. Peut-être qu'elles ne le seraient jamais. Dandy avait bien fait comprendre à Bitter qu'il ne voulait pas revenir dessus. Désormais que de l'eau avait coulé sous les ponts, le rouquin lui-même commençait à croire que ce n'était plus récupérable. Il n'aurait même pas su par quoi commencer, parce qu'il ne savait de toute façon pas ce qui avait déconné en premier.

On aurait pu se dire que ça allait s'apaiser avec le temps. Que la blessure allait se refermer sagement, et qu'il passerait à autre chose. Mais non. Une altercation de cette ampleur ne s'effaçait pas si facilement, sauf peut-être pour des perdus plus touchés par l'Oubli de leur vie sur l'Île que Bitter ne l'avait jamais été.

Il gambergeait, tous les jours. Même pendant ses missions de chasse (ce qui en disait long, parce que normalement pendant les missions il était si concentré que rien n'aurait pu le détourner de ses objectifs et des stratégies qu'il mettait au point pour les réaliser). Un bout de l'affreuse discussion lui revenait et paf, ça y est. Le film tournait dans sa tête. Voilà qu'il se demandait s'il avait bien interprété tels propos, s'il n'aurait pas dû réagir autrement à tels autres... Il cherchait ses erreurs et n'arrivait jamais à les trouver. Pas toutes, du moins. Il y avait trop de doutes. Trop de choses qu'il ne comprenait toujours pas.

Cette période de réflexions maussades sur base de pensées intrusives durait depuis un bon moment. Toujours très paumé, il en était néanmoins arrivé à plusieurs conclusions certaines :

1 - Il refusait de laisser les choses en l'état. Ce n'était pas possible. Ca ne pouvait pas être bon, ni pour lui, ni pour Dandy.

2 - Son mutisme de confort ne marchait pas. Lorsqu'il écoutait dans son coin sans rien dire, lorsqu'il faisait attention aux détails et lorsqu'il agissait ensuite en fonction, mais sans jamais vraiment l'ouvrir parce que c'était plus facile pour lui de rester en retrait, on ne comprenait pas nécessairement ses intentions. En tous les cas, Dandy ne les comprenait pas. Il fallait donc que Bitter change de mode de communication. C'est ce qu'il avait essayé de faire et ça avait été catastrophique. Il fallait donc qu'il en change ENCORE (et qu'il prie pour en trouver un qui soit efficace, cette fois).

3 - Pour la première fois de sa vie de perdu, il avait envie d'aller vers un autre enfant (qui n'était pas Witted) et d'interagir avec. Genre, de façon amicale. Peut-être que Dandy n'était pas intéressé par Bitter. Après tout, sur le plan social, le rouquin n'avait pas grand chose pour lui. C'était peut-être arrogant de sa part d'espérer qu'il était possible pour un gars comme lui de nouer le moindre lien avec quelqu'un d'aussi intéressant que ce récolteur. Mais pouvait-il au moins se permettre d'essayer ? Si on ne voulait pas de lui, il n'insisterait pas.

4 - Dandy n'avait pas l'air de penser qu'il méritait l'amitié de quiconque non plus et il réagissait de manière pas super agréable quand on lui affirmait le contraire. Bitter l'avait appris à ses dépends. Ca lui faisait mal que le récolteur ait une pareille image de lui, au point de ne pas croire en les qualités que les autres lui trouvaient. Il allait devoir se montrer prudent lorsqu'il aborderait ce sujet à l'avenir, parce que ça ne leur avait pas réussi la première fois. Mais bordel que c'était frustrant.

5 - ... Bitter n'avait absolument aucune idée de la manière dont il aurait dû s'y prendre pour aborder l'autre garçon après ce qui était arrivé la dernière fois. C'était awkward as fuck. Pendant des jours, il avait cherché une solution, en vain. Et puis il en était arrivé à la conclusion qu'il ne pouvait pas faire de miracles : l'action était son mode de communication premier et même si c'était pas super efficace, il allait avoir du mal à ne pas en faire une étape intermédiaire.

... Alors il avait eu une idée con. Il voulait faire un pas dans la direction de Dandy mais il ne savait pas comment le réaliser. Si on modifiait un peu la formulation ça donnait : il voulait faire quelque chose pour Dandy. Une chose pouvait être un objet. Il allait commencer par faire un objet. Un cadeau. C'était pas si bizarre, nan ? Après tout Dandy s'était pointé avec de l'aspirine et des gâteaux la dernière fois.

Très vite, il s'était dit qu'il fallait que l'objet soit adapté à la personne qui le recevait. C'était peut-être l'occasion de prouver qu'il était plus attentif aux autres qu'il n'en donnait l'air avec ses airs grincheux et son tempérament taciturne. Il ne disait rien mais il écoutait beaucoup. C'était probablement l'une des choses les plus évidentes qu'il aurait pu trouver, mais tant pis : il savait que Dandy aimait lire. Le récolteur avait tendance à faire ça un peu partout, et puis c'était un goût qu'il partageait avec Witted.

Bitter avait eu l'idée de lui faire un marque-page. Mais pas n'importe quel marque-page. Il fallait encore que ça soit un truc qui lui plaise. Il allait prendre le sujet d'un des auteurs dont il avait souvent vu le nom sur les couvertures dont il lisait le titre du coin de l'œil. Jules Verne. Le chasseur n'y connaissait rien en bouquins. Ou pas grand chose. (En vrai, sa sœur lui parlait souvent de ses lectures. Bitter en savait de ce fait plus qu'il ne le pensait). Reste qu'il n'était pas un expert, surtout pas sur l'auteur en question. Il se rappelait d'une histoire de lune... Il s'était renseigné auprès de sa sœur, à droite à gauche, il avait fini par avoir quelques infos sur De la terre à la lune et Autour de la lune, et de fil en aiguille l'idée d'un motif lui était venue.

C'était là qu'il était allé voir les artisans. Il s'était directement adressé à Harmony. Il la connaissait déjà : il arrivait qu'il vienne observer son taf avec sa frangine. C'était quelque chose qui le fascinait. Lui qui ne tenait pas en place habituellement était capable de les regarder faire pendant des heures. Ca l'apaisait et ça nourrissait quelque chose en lui. Chaque nouvelle étape de conception soulevait de nouveaux problèmes auxquels il tentait de répondre dans sa tête. Il était content quand ça se passait comme il l'avait imaginé, mais il était tout aussi curieux de découvrir des techniques dont il n'avait pas idée.

La cheffe artisane avait écouté sa requête très attentivement : il voulait faire un marque-page en bois, gravé dans plusieurs fines couches teintes et superposées les unes sur les autres. Et il voulait le faire lui-même. Est-ce que c'était possible ? On l'avait laissé faire. On l'avait aidé à trouver les bonnes techniques... Et il était arrivé à quelque chose de plutôt joli, dont il était assez fier. Le marque-page était taillé dans un bois clair, recouvert de vernis transparent. Certaines couches avaient été teintes dans un camaïeu de divers bleus élégants. L'ensemble représentait la lune et un vaisseau en forme d'obus sur fond de ciel étoilé. Le ciel était bleu foncé. L'obus bleu clair. Les étoiles, la lune, le cadre n'étaient pas teints. Enfin Bitter s'était fait chier à rajouter un télescope en bas à droite de l'image, parce qu'il trouvait la composition trop simple en l'état. Ce motif là était plus alambiqué, mais il s'était appliqué très fort, il avait recommencé plusieurs fois... Et il y était arrivé. Achievement unlocked.

Il avait emballé son présent dans le plus joli papier bleu qu'il avait pu trouver (et qu'on avait daigné lui donner), et puis voilà. Il était prêt.

... C'est à dire que non. Il n'était pas prêt. C'était là que ça se corsait. La trouille au ventre, il avait remis l'échéance au lendemain durant plusieurs jours. Jusqu'au moment où il s'était énervé sec contre lui-même.

Nous étions donc l'après-midi. Il avait fini le taf. Il s'était lavé, changé, histoire de pas être complètement dégueu plein de sang et de tripes dans les cheveux. Et puis il s'était foutu une baffe littérale (et il s'était même fait mal. Aie. Le con). Puis il s'était foutu un coup de pied au cul moins littéral (pour des raisons anatomiques évidentes).

Il cheminait donc en direction de la Distillerie, le cœur battant à toute allure. Il avait peur de se faire recevoir méchamment. Dandy lui avait dit "A plus tard", la dernière fois, mais Bitter ne savait pas s'il voulait vraiment le revoir, ou bien si ça avait juste été une façon de prendre congé de lui sans que ça sonne trop sec. Le Cadeau bien rangé dans une poche de sa cape, il avançait avec aisance malgré les systèmes de tyroliennes et autres moyens de locomotion pas toujours très pratiques qu'il lui fallait emprunter pour arriver rapidement du côté des cabanes des Récolteurs. Bitter était athlétique, il avait au moins ça pour lui.

... Il était donc arrivé à bon port. Il louchait devant la Distillerie qui était à quelques mètres de lui. Il faillit avaler sa salive, puis décida qu'il ne voulait pas avoir l'air con à ce point. Si ça se trouve, il allait la trouver vide et... eh bien ça serait une issue terriblement anticlimatique, mais ça pouvait toujours arriver.

Bon. Merde. Depuis quand était-il aussi trouillard ? Nouveau bottage de cul virtuel. Il avança jusqu'à la porte ouverte et aperçut une tête brune dans l'angle. Ah. Merde. Ca fait tout froid dans la poitrine. Rythme cardiaque qui partait encore en steak. Au moins, le climax attendu était au rendez-vous.

"Euh... Hm. Euh... Salut. Je..."

Oh qu'il avait l'air con. Pitié, dites lui qu'il n'était pas en train de rougir. Non, ça devait être bon, il avait surtout chaud aux oreilles. Est-ce que ses oreilles étaient bien cachées sous ses cheveux ?

"... Est-ce que je te dérange ? Ou bien.. ? Hm."

Éloquence/20, bravo Bitter. Et en même temps, on aurait dû savoir à quoi s'attendre.