Un matelot offrant une écaille... C'était probablement l'histoire de créatures la plus crédible qu'Annabelle lui avait rapporté jusqu'à présent, mais elle n'avait pas l'air de s'en souvenir, alors ça ne renouvelait pas vraiment la discussion. Asher voyait mal ce qu'il aurait pu répondre. Pour sa part, il n'avait jamais collectionné de trophées. Pas lorsqu'il était chasseur. Pas lorsqu'il était marin. Il ne pouvait donc pas rebondir là-dessus. De toute façon, ça n'aurait fait que remuer le couteau dans la plaie. Il ne voulait pas parler du passé.

Il jeta un coup d'œil rapide à la jeune femme comme pour indiquer qu'il avait entendu, mais il resta silencieux. Il revint vite à sa contemplation du paysage derrière la fenêtre. Il était probablement temps qu'il s'en aille. Annabelle et les patates (... autant qu'il avait pu en sauver) étaient de retour en cuisine. Il avait fait son taf.

"M'aiderais-tu ? En tant que pirate de terre, tu pourrais aider une..."

Cette réflexion eut un effet très brutal sur l'ancien marin qui eut l'impression d'être transpercé de part en part, et qui n'entendit pas la fin tardive de la phrase. Interdit, il jeta un regard blessé sur la jeune femme. Pirate de terre. C'était la première fois qu'on le qualifiait ainsi et il se rendit compte qu'il détestait ça. Il avait l'impression qu'on venait de l'insulter, et qu'on remettait en question son identité à un niveau très profond. Une nausée subite monta.

Asher ne s'était jamais considéré comme tel. Sa vie s'était arrêtée lorsqu'on l'avait jeté à l'eau. Il aurait dû mourir ce jour là. C'était un peu ce qui était arrivé, d'ailleurs. En tous les cas, c'était la sensation qu'il avait. Il n'était plus vraiment là.

Il n'était pas devenu un pirate de terre. Il était juste devenu rien du tout. Des bermudons lui avaient proposé de reprendre la mer avec leur équipage et il avait toujours refusé, mais ce n'était pas parce qu'il s'était subitement trouvé des affinités avec le rivage. C'était simplement qu'il n'arrivait plus à trouver en lui l'envie de se reconstruire. C'était aussi qu'il n'avait pas l'impression de mériter cette chance supplémentaire. Il voulait juste mourir, en fait, mais il faisait en sorte de se détourner de ses envies mortifères, conduit par le souvenir devenu lointain de l'unique responsabilité qui comptait encore vraiment. N'y aurait-il pas eu Eilish, il aurait probablement agi de façon plus radicale qu'en se bourrant la gueule quotidiennement pour émousser son esprit et sa présence au monde.

"Ne m'appelle pas comme ça."

Eplucher des patates n'était certes pas une tâche très noble, mais avant d'être maître d'armes, Asher avait été matelot. Sur le Jolly Roger aussi, il y avait des corvées. Là n'était pas le souci. Le souci, c'est que d'un coup, cette patate qu'elle lui tendait lui apparaissait comme un contrat avec la terre ferme qu'il se refusait vigoureusement à signer. Elle était aussi le symbole de sa rétrogradation forcée. Son envie de vomir ne le quittait plus. Les nerfs sensiblement fragilisés, il se détourna et trouva une excuse valable pour refuser la tâche confiée.

"On a probablement besoin de moi ailleurs, mais si t'as besoin d'aide je préviendrai ceux qui sont censés t'aider."

C'est que les tâches étaient réparties pour une raison. Il était plus efficient de se tenir au rôle que chacun était censé remplir. Au moment où il allait passer la porte, Annabelle l'arrêta avec une remarque qui concernait relativement directement ses responsabilités au Ranch, pour le coup. Il ne se souvenait pas lui avoir expliqué qu'il était en charge de protéger le cul des groupes qui s'aventuraient dans le Givre, alors peut-être que c'était une coïncidence. Ou bien elle en savait plus sur lui qu'elle lui en avait donné l'impression. Le Ranch n'était pas très grand, après tout. C'était difficile d'ignorer complètement qui était qui, et qui faisait quoi.

Sa posture avait quelque chose d'hésitant, de méfiant. Il n'était qu'à moitié tourné dans la direction de son interlocutrice et restait partiellement engagé dans la porte. La meurtrissure précédente bien qu'involontaire était encore vive, cuisante. Il ne se sentait pas super bien et il n'avait pas très envie de prolonger la discussion. Mais il avait tout de même l'impression qu'il était tenu d'en parler :

"Je m'occupe des escortes. Le Canyon est pas une destination très régulière, mais je connais bien le chemin. Y a pas nécessairement besoin d'attendre qu'un groupe s'y rende, surtout si tu veux éviter qu'on se pose des questions. Viens me voir si besoin."

Il donnait à Annabelle quelques secondes pour répondre et, sauf si la situation évoluait, il partirait.

On n'allait pas se mentir : la mention d'un groupe qu'il faudrait accompagner ne plaisait pas spécialement à Asher. S'ils ne l'avaient pas prévenu et comptaient partir sans lui, c'est qu'ils devaient savoir se débrouiller. Ca voulait aussi dire que c'était peut-être des anciens du Jolly Roger, même si il n'y en avait pas tant que ça parmi les rebelles.

"Hmm.. C'est qui, tes deux complices ?"

Pardonnez sa méfiance, mais il avait pas spécialement envie de passer plusieurs jours en la compagnie de gars qui risquaient d'être hostiles à son égard tout du long. Bon, cela dit, ce n'était pas parce que ça ne lui plaisait pas qu'il n'allait pas le faire. Asher avait le sens des responsabilités. Sa responsabilité, c'était de protéger les rebelles qui sortaient là où c'était dangereux, et il n'avait pas l'intention de s'y soustraire, fut-ce pour se protéger lui-même. Mais pour sûr, il aurait préféré que ça ne soit qu'entre Annabelle et lui.

"T'es sûre qu'ils vont pas te foutre dedans ? Aller raconter à tout le monde que tu fricotes avec les perdus ?"

Après, c'était son problème, à Annabelle. Si elle lui disait que tout était ok, il n'insisterait pas. Il se tourna plus entièrement vers elle afin d'officialiser leur accord. Il allait partir, et il nota le nom d'Ancolie dans sa tête pour lui dire qu'il y avait besoin d'aide en cuisine. Mais avant de partir, il fallait mettre deux trois choses au clair.

"Ok, je vais la prévenir. Mais il faudra qu'on parle des détails de cette expédition. Le départ est prévu pour quand ?"

Histoire de voir si il fallait s'organiser tout de suite, et si ça ne tombait pas à un moment où il avait déjà d'autres obligations.

Annabelle semblait prendre en compte les remarques d'Asher, qui apprécia cette réaction de la part de la jeune femme - ça le changeait décidément des lancers de patate dans l'eau, à tel point qu'il était prêt à oublier qu'il avait été témoin de cette scène, et qu'Annabelle parlait régulièrement de créatures qi'il espérait profondément... inexistantes.

Il appréciait lorsque les gens avec lesquels il bossait prenaient leurs responsabilités, se comportaient avec sérieux, tirant les conséquences de chaque situation et s'adaptant en fonction avec efficacité. Ils parlaient alors le même langage. Et cela diminuait les risques pour que tout finisse en eau de boudin.

Asher chercha le regard de son interlocutrice et lui répondit donc avec une considération accrue.

"Je peux faire ça sans problème."

Il n'en était pas à sa première escorte, et il connaissait bien cette route. Ca restait très dangereux - il ne fallait pas se faire d'illusion, toute excursion dans le Givre comportait son lot d'imprévu, que l'on soit ou non rodé - mais rajouter des gugusses à leur expédition  ne rendrait pas ça plus prudent, au contraire. Ca les rendrait moins discrets et probablement moins organisés, sauf si les pirates qu'Annabelle avait dégottés se montraient plus diligents, plus consciencieux que la moyenne. C'était peut-être le cas, hein. Asher ne pouvait pas en juger sans savoir qui étaient ces gens qu'Annabelle avait envisagé de suivre. Mais le pirate ne comptait jamais là-dessus : c'était fou le nombre de gens qui sortaient le nez au vent sans mesurer la réalité du danger qu'ils couraient.

"Du coup, j'irai après les prévenir. Ce ne sera pas un problème, je n'étais qu'un électron libre.
- Ok, parfait."

Elle indiquait maintenant vouloir partir dès l'après-lendemain. C'était tôt, mais ce n'était pas "trop" tôt. Ca laissait à Asher le temps de se mettre en condition et de préparer ce qui devait l'être. Il acquièsça sobrement.

"Ca me va. D'ici là... Tu dois t'en douter : c'est pas une route facile en ce moment. C'est même l'une des plus éprouvantes parmi celles qu'on emprunte encore. Ne lésine pas sur les préparatifs. Mais ne te surcharge pas trop non plus. En cas d'imprévus il faut qu'on puisse partir fissa, et qu'on ne soit pas trop voyants."

Il avait pris l'habitude de donner ce genre de conseils avant chaque départ vers une destination difficile. Certains en avaient besoin, d'autres moins. De son côté, Asher allait de toute façon être prévoyant pour deux. On ne déconnait pas avec le Givre - sauf si on voulait finir mort, ou glaçonné.

"Donc. Je te retrouve ici, après-demain, au début de la journée. D'accord ?"

C'était un point de rendez-vous plus discret que la salle principale. Mieux valait éviter que les pirates ne se posent trop de questions sur ce qui justifiait leur départ, n'est-ce pas ?