C’était une sortie de routine. Un tour de chauffe sans prétention, en eaux familières. Pas de prise de risque, pas d’exploration. Juste une petite promenade en tête à tête entre un navire et un équipage qui apprenaient encore à se connaître. Et pour l’instant, la balade amoureuse se passait à merveille.
Le temps était clair, le vent frais gonflait les voiles et la récemment baptisée
Zorra filait sur les vagues à une allure impressionnante. Il avait fallu du temps pour la remettre à flots, après que Zeb l’eût découverte échouée dans une anse des Atolls. Le chantier avait été éprouvant pour la Rouille, dont la jambe gauche doublement fracturée se remettait à peine. Mais le pirate ne regrettait pas la moindre goutte de sueur laissée sur ce cotre à hunier : le navire, qui avait certainement un siècle de moins que le
Roger, s’était avéré un trésor d’ingéniosité et d’élégance, dont le vieux maître charpentier ne pouvait que soupçonner les performances. Le voir en action était un délice sans nom.
La trentaine d’hommes qui s’activaient sur le pont semblaient ressentir l’excitation du moment, eux aussi. Pourtant, au début, Zeb n’y croyait qu’à moitié : comment allait-il faire un équipage de ce tas de ruffians bigarré ? Mousses et vieux loups de mer, pirates originels et Bermudons, marins de carrière et anciens Perdus qui n’avaient jamais vu la mer dans l’Ordinaire... Rien n’allait ensemble, dans ce recrutement.
Mais après un entraînement appliqué et quelques sorties en mer, cette petite troupe hétéroclite semblait trouver son rythme. Zeb avait vu leurs gestes se faire plus précis, les officiers plus aguerris, les manoeuvres plus harmonieuses. La Rouille lui-même s’était surpris à se faire à ce “capitaine” dont on le saluait sur le pont. Lentement, la
Zorra et ses hommes commençaient à former un tout, une entité fonctionnelle et légitime. Zeb n’avait rien ressenti d’aussi exaltant depuis... depuis...
Kit.
Oh. Peu importait.
Presque malgré lui, le charpentier reporta son regard vers la silhouette de l’Île, distante mais toujours aussi immuable.
Puis, soudain, un cri dégringola du mât : l’un des gabiers tendait le bras, désignant un amas de débris balloté par les flots. Zeb donna aussitôt l’ordre de virer et d’amener les voiles. Il n’eut pas à s’expliquer pour que l’équipage s’exécutât avec diligence : si près du Triangle, les épaves n’étaient pas une rareté, et plusieurs membres de l’équipage se rappelaient encore avoir été repêchés in extremis dans de semblables ruines. Il semblait essentiel à tout le monde d’inspecter les lieux.
Ils n’eurent pas à chercher bien loin. Par ce beau soleil et cette mer calme, difficile de rater autant de tissu blanc au creux des vagues.
L’équipage resta un instant muet, saisi par l’image de cette jeune femme inanimée sur son étrange lit de métal, de sa peau sombre drapée de dentelles déchirées et de satin clair, de son dos auréolé de rouge par ses longues tresses autant que par l’hémoglobine.
“Elle est morte, tu crois ?”“C’est une Sirène ?”“Avec une robe et des jambes en plein jour ?...”“Oui enfin ce que j’en dis, moi...”La Rouille ne participait pas aux murmures, trop occupé qu’il était à se pencher par-dessus le bastingage pour évaluer la manoeuvre d’approche. Willy One Eye, ami de longue date promu bosco et alors encore pourvu de ses deux mains, s’approcha pour l’imiter :
“Vous en pensez quoi, cap’taine ?”“Pas le temps d’armer la chaloupe, on va la dépasser. Fais descendre deux gabiers par l’échelle de tribord, avec des gaffes et des bouts. On va tenter de la récupérer directement.”Le sauvetage était hasardeux, mais l’Océan avait décidé d’être clément : aucun remous traitre ne vint contrarier la manoeuvre des pirates, qui parvinrent sans trop de peine à attirer le pitoyable radeau et sa pauvre passagère jusqu’à la coque du navire. Quelques instants et de nombreux efforts plus tard, ils déposaient le corps inerte de la jeune femme sur le pont, avec une étrange délicatesse presque un peu craintive.
C’est qu’elle était amochée, la donzelle. Voir qu’elle respirait encore, sous cette sinistre croûte de sel et de sang qui poissait sa peau et sa robe, cela rappelait à plus d’un les zombies du Bayou, ou de sombres histoires de malédiction contées au coeur de la nuit. S’il avait été à bord ce jour-là, nul doute que Keith aurait hurlé à la damnation immédiate et éternelle.
Zeb, cependant, avait autre chose en tête : sa proximité avec le médecin du bord lui avait conféré un certain pragmatisme en matière de premiers soins, qui prédominait sur ses propres superstitions de marin. Son premier réflexe fut donc de poser un genou à terre à côté de la jeune femme pour l’examiner de plus près.
Les yeux clairs du pirate glissèrent sur les lèvres gercées par l’eau de mer, la peau desséchée par le soleil. Le sang, délavé mais reconnaissable, qui auréolait la dentelle d’une manche de la robe blanche. Inquiet, Zeb toucha l’épaule de l’étrange rescapée dans l’idée de la tourner sur le côté pour examiner son dos. Mais avant qu’il pût achever son geste, les paupières de l’inconnue se mirent à frémir. Sa tête roula sur le côté, elle entrouvrit les yeux. Croisa son regard.
Et sourit.
“Dieu est donc roux...”Le filet de voix était ténu, mais dans le silence qui s’était abattu sur l’équipage, il était parfaitement compréhensible. Le temps d’une seconde ébahie, personne ne sut quoi dire. Puis, d’un coup, un sourire incrédule s’afficha sur les lèvres de Zeb. Et comme si c’était un signal, un grand rire soulagé parcourt l’attroupement.
“Vous v’la promu, cap’taine!”La Rouille se laissa contaminer par les rires, même si le sien restait un peu nerveux :
“Dieu, je ne sais pas. Satan, en revanche, c’est très possible.”Il releva la tête :
“Vic, au lieu de baver tes conneries, apporte-moi de l’eau. Et ne restez pas tous plantés là comme une foutue bande de mouettes sur leur rocher, vérifiez qu’il n’y a pas d’autre rescapé !”Puis, alors que les pirates se dispersaient brusquement, il revint à la jeune femme et chercha à nouveau son regard. Un instant, il ne sut pas quoi dire : lui-même n’en revenait pas vraiment qu’elle soit bien vivante et capable de parler, si bien qu’il finit par se rabattre sur une rassurante banalité :
“C’est bon. Tout va bien, maintenant. Tout va bien.”Frenchy Vic, dont les jambes étaient heureusement aussi vives que sa langue, revint avec un godet d'eau douce. Zeb s'en empara de sa main valide, avant de glisser l'autre avec précaution sous la tête de la jeune femme pour l'aider à se redresser assez pour boire.