La tête de Freckles est tournée vers le mur, ou du moins ce qui leur sert de mur dans le tipi, un pan de toile épais couvert de motifs colorés. Il ne peut que les deviner dans l’obscurité, tout comme il devine la vapeur d’eau que forme sa respiration dans l’air. Ils lui servent de distraction avant de s’endormir des fois. Là ça marche pas trop. Mais pour être honnête il n’essaie pas très fort.

- Hey, Freck.

Il partage sa « chambre » avec Lace. Ils ont emmenagé dans le même tipi sans réfléchir, comme si c’était la chose la plus naturelle à faire. Ce n’est qu’après que Freckles s’est rappelé que Lace, c’était plus tellement sa meilleure pote. Enfin, il est plus sûr. Le changement, le Givre, ça les a rapproché de nouveau. C’est difficile de savoir où ils en sont, parce que ni l'un ni l'autre ne veut poser la question.

- Tu dors ?

Il est tenté de l’ignorer du coup.

« Ouais », il dit, gardant les yeux fermés.

Mais forcément comme réponse ça marche pas très longtemps.
Il pivote de l’autre côté pour faire face à la chasseuse, enroulé dans sa couverture comme dans une chrysalide.

« Qu’est ce qu’il y a ? »

- J’arrive pas à me rendormir. Ça fait chier.

Freckles lui, n’a pas dormi du tout. Ça fait des heures -pour peu qu’on puisse compter ce genre de trucs ici – qu’il fixe le vide.

- Y a pas assez de bruit, il élucide.

C’est juste eux deux dans la tente. Nuwala dort par intermitence avec d’autres livreurs, les plus petits, comme un ours en peluche qui protège des menaces imaginaires. Il a l’habitude de plus de respirations pour le bercer. Et puis en réalité, c’est sans doute le stress de cette expédition qui l’empêche de dormir. Il connaît des gens qui sont partis, y a Vain, et Scar, et puis Poncho, et plein d’autres. Tant qu’à pas dormir, peut-être qu’il aurait du y aller.
Non, décide-t-il finalement. Le Monde Ordinaire, il l’a assez vu.

- Comment tu fais, toi, quand t’arrives pas à dormir ?
- J’sais pas. J’attends j’imagine.

En tout cas, c’est ce qu’il faisait dans la maison souterraine, quand personne lui répondait (ou alors d’un « ta gueule Freckles »). Ça fait une éternité.
Réveillé tout à fait, il s’extirpe de sa couverture pour s’assoir sur le bord de son lit.

- Mais bon, si tu dors pas non plus ... Il hausse les épaules.  T’as pas un jeu de cartes ?

« Je dois en avoir un, oui. Attends, je regarde. »

Lace s’empresse de fouiller dans ses affaires, bondissant presque de son lit. Elle devait vraiment pas avoir envie de dormir, pense Freckles avec un petit sourire fugace. Après quelques instants, elle lui lance un petit sachet qui épouse la forme rectangulaire de ce qu’il contient.

« Elles sont là dedans. Je ne sais pas si le jeu est complet. »

Il défait la petite ficelle et laisse les cartes tomber dans ses mains. Elles sont abimées et un peu collantes, signe qu’elles ont servi, beaucoup.

« Je vais faire un feu. Tu veux un truc à boire ? »
« Rien », il dit, instinctivement. Et après une seconde de reflection : « Juste de l’eau. »

Pendant qu’elle allume le feu, baignant leur chambre de lumière, Freckles examine le jeu de cartes. C’est un fait maison, du Grand Arbre. Chaque carte est soigneusement peinte à la main, décorée de créatures fantastiques, il y a au moins six différentes familles de couleur, des cartes qu’on a rajouté sur un caprice, des numéros qui ne se suivent pas. Bref.

« On fait un chaos ? »

Le chaos est un jeu de cartes prisé au Grand Arbre, un amalgamme batard de tout un tas d’autres jeux réunis en un seul, aux règles multiples et variables. Il y a des points à compter, des cartes à frapper quand elles apparaissent, des échanges, des jeux de main, du bluff, tout. La partie s’arrête le plus souvent quand un des joueurs enragés quitte la table, au point que personne ne sait vraiment comment on gagne autrement. Lace et Freckles jouent avec les règles de la Maison Souterraine bien sûr, qui mettent plus ou moins tout le monde d’accord, jusqu’à un certain point.

Freckles se pose sur le sol du tipi, recouvert de plusieurs couches de tissu pour les protéger du froid glacial de dehors, et commence à distribuer, douze cartes chacun, et puis une pioche. Il n’est pas très bon perdant, mais il n’est que rarement celui qui se barre, frustré. Il se contente de bouder. Mais cette fois, ils ne jouent pas pour gagner, pas vrai ?
Ils jouent pour que le temps passe.

Lace s'assied en tailleur face à lui, leur ramenant deux tasses d'eau glacée. Par les temps qui courent, Freckles suppose que n'importe qui préférerait une infusion fumante, mais il a toujours aimé les boissons froides, Givre ou pas. En plus quelle flemme il a, rien que d'imaginer se lever pour aller jusqu'aux braseros se réchauffer une tasse de thé. La chasseuse lance les hostilités en découvrant deux de ses cartes face à lui, qu'elle annonce à haute voix comme pour leur laisser le temps de se rappeler les règles (règles qu'ils vont sans doute finir par inventer au fur et à mesure).

« Un Peau-Rouge et un 4 bleu. Tu dois me citer 4 noms de Garçons Perdus qui commencent par... S. »
« Facile. »

Facile, il dit, pour gagner quelques secondes.

« Scar », il commence. Son cerveau siffle le son S en continu pour lui donner de l'inspi. « Soul », rajoute-t-il, après une hésitation. « Stealth. »

Un blanc. Merde, la lettre S. Heureusement que Lace a pas tiré un sept.

« Et Samurai », il termine.

Deux portés disparus, une aussi élusive que les rayons de soleil, et le dernier, à qu'il n'a probablement pas adressé la parole depuis qu'il veille sur le Brasier de Peter nuit et jour, comme sous l'effet d'une espèce de transe.
Belle brochette, non ?
La main sur la pioche, Freckles attend que Lacerate lui annonce combien de secondes il a mis pour énumérer sa liste, pour savoir combien de cartes il doit ajouter à son jeu.

« Il est parti non ? Scar. A l'expédition. »

C'est dit un peu trop doucement, comme pour éviter de réveiller quelqu'un qui dormirait à coté d'eux.
(Il n'y a personne d'autre).

« 11 secondes. »
« Putain », il commente avant de commencer à piocher ses cartes.

C’est plus qu’il pensait- mais c’est vrai qu’il a un peu séché sur ce dernier nom. Ça aide pas de plus voir une grande majorité de ceux qu’il a cité. Ceci dit, il se rend compte que tout n’est pas perdu et qu’il a pioché de sacrées bombes.

« J’arrive pas à l’imaginer au milieu des Fées. »

Freckles lève les yeux vers Lace pour estimer si elle dit ça sur le ton de la blague – et oui, un peu, on dirait. Mais en même temps non. Faut dire que c’est pas un truc à prendre à la légère, cette expédition – ni leur absence de participation à cette dernière.
Mais bon c’est vrai qu’imaginer Scar transformé en fée, c’est un peu marrant quand on y pense.

« Moi non plus. T’imagines s’il reste coincé comme ça ? Ce serait trop mignon. »

Un sourire alors qu’il l’imagine – une petite fée des feux sérieuse et colérique – mais toujours à son rôle de chef évidement.

« On lui fabriquera un petit hamac. Et une mini lance. »

Bien sûr il sait que ce ne serait ni mignon ni marrant, si ça arrivait en vrai. Mais bon, ça ne va pas arriver, alors c’est une blague qui se risque. D’une main distraite, il trie ses nouvelles cartes, une suite presque parfaite mal mélangée du quatre au huit de pique, un changement de couleur de uno, et plusieurs cartes à collectionner dépareillées représentant des animaux fantastiques entourés de leurs points de vie et d’attaque.
C’est une de celles là qu’il pose entre lui et Lace, plus le sept de pique. Le combat commence.