Quelques rayons de soleil diffus étaient parvenus à passer l'opaque barrière du Givre et faisaient timidement scintiller la neige fraîche. Aucun flocon dans l'air pour le moment, chose rare qui ne durerait pas. Déjà on pouvait voir le blizzard à l'horizon qui les glacerait tous. Mais pour l'instant la scène avait quelque chose de paisible, d'émouvant.

Du bout de sa botte, le Chef éparpilla la couche blanche pour découvrir la pierre rouge du canyon. Sous la beauté immaculée, la mort d'un hiver sans fin.

Cela faisait longtemps que Scar ne s'était pas éloigné de plus de quelques mètres ou quelques minutes du brasier où gelait Peter Pan. C'était à la fois libérateur et insoutenable. Comme des hameçons dans les entrailles qui auraient tenté de le faire revenir à sa place, à monter la garde près du tombeau de feu de son maître.

Mais il fallait cette distance momentanée, c'était même lui qui avait choisi cet endroit pour le rendez-vous. Le Rouge savait qu'il devenait fou et pourtant, futilement, ne voulait pas que le russe s'en aperçoive trop. Au campement il y avait trop de témoins de sa déchéance, ici il saurait peut-être garder la face. C'était con, de vouloir prétendre. Il avait trop honte de la réalité alors il essayait, même s'il au fond il savait qu'il ne trompait personne.

Les couches de vêtements et le manteau épais masquaient un peu son physique fondu. Ce qui était plus difficile à cacher, c'était les joues creusées et les cernes foncées sous son oeil droit. Peut-être aurait-il du avoir la gueule entièrement cramée pour bien jouer le jeu, ça aurait été marrant.

Il fit quelques pas en avant et inspecta le bord de la falaise, embrassant du regard le canyon en contrebas, les quelques créatures qui y marchaient. Rien d'anormal. D'ordinaire il aurait sans doute passé les jours qui auraient suivi la découverte du lieu à superviser la chose du haut de la vallée. Peut-être en aurait-il même fait l'un de ces relais avec juste quelques provisions, de quoi faire du feu, un couteau peut-être...

Et quel Chef il faisait à présent ; le manque de nourriture et de sommeil l'affaiblissait de jour en jour. Il avait le dégoût de manger et lui qui ne dormait d'ordinaire déjà que quatre ou cinq heures par nuit depuis aussi longtemps qu'il s'en souvenait, à présent ne dormait plus du tout ou presque. Et lorsqu'il ne pouvait plus lutter, alors il s'assoupissait à même le sol, enroulé dans son manteau et toujours faisant face à son Roi. Glorieux.

Non vraiment ce n'était plus viable, il allait crever à force. Scar le savait bien mais sans parvenir à changer. Des fois quand il marchait sa vision se brouillait de noir, et il devait se rattraper au premier objet à portée pour ne pas tomber. Il se trouvait risible mais se sentait le devoir de maintenir son rôle au moins en apparence. Pour quand ils retrouveraient leur vie d'avant. S'il réussissait à arriver jusque-là.

Le Rouge ne s’était pas retourné quand le crissement des pas dans la neige était parvenu jusqu’à lui. Son oreille entraînée avait reconnu le rythme de ceux-ci. Il resta encore quelques secondes le regard dans la vallée, observant le morceau de camp qu’il pouvait apercevoir depuis là et feignant d’ignorer l’appréhension au fond de son ventre.

Une rencontre c’était différent de quelques lettres échangées de son écriture maladroite et pleine de fautes, là il serait difficile de garder façade et de prétendre que les choses n’étaient pas si graves.

Quand le russe ne fut plus qu’à quelques mètre, Scar fit enfin volte-face et lui rendit son salut d’un signe. De le voir approcher il constata qu’il était sincèrement content de revoir son ami. Fouillant d’une main dans la poche de son manteau il lança un morceau de viande séchée au corbeau avant que celui-ci ne s’envole. Il avait pris l’habitude de remercier le messager par un petit en-cas quand il venait lui porter ses lettres.

Ça m’a étonné, que tu choisisses un endroit pareil.

Le Chef haussa les épaules, jetant un coup d’œil derrière lui en direction du campement.

J’avais besoin de m’éloigner un peu je suppose, mais d’ici je peux quand même voir s’il se passe quelque chose d’important.

Il avait placé deux de ses gamins près du brasier, ceux-ci devaient l’avertir avec des signaux de fumée si son aide était nécessaire.

Et puis je me suis dit que tu n’aurais peut-être pas envie de venir au camp. ajouta-t-il en regardant Tool.

Les sans-abris de l’Ossuaire…lui-même était plutôt opposé à la séparation des enfants perdus sur l’Ile. Il les pensait plus en sécurité rassemblés et puis cela risquait de créer des problèmes de cohésion le jour où ils retourneraient tous au Grand Arbre. Dans le lot, plusieurs de ses Sentinelles manquaient à l’appel. Si, au début, le Rouge s’était inquiété, il savait au moins maintenant qu’ils étaient vivants et devinait bien où ils devaient être même si personne ne le lui avait vraiment confirmé.

Si j’avais pu, je serais peut-être venu te rendre visite. Mais j’ai dans l’idée que je n'aurais pas forcément été le bienvenu.

Il s’agissait davantage d’une constatation qu’autre chose, c’était dit sans accusation particulière. De toute manière il n’avait pas l’énergie pour s’y intéresser davantage ; son temps et sa vie étaient désormais consumés par sa garde éternelle auprès du brasier.

Sans doute qu'il ne se serait pas fait attaquer mais peut-être qu'il préfère aussi ne pas savoir, il a déjà suffisamment de choses à gérer en l'état. Et puis il aime mieux voir Tool ainsi sans qu'il soit accompagné de tous ses amis, ça l'aide à prétendre qu'ils ne se retrouveront pas un jour en adversaires.

C'est vrai. Jusqu'ici c'est déjà une avancée je suppose. il dit avec un demi-rire dénué de joie mais qui compense en ironie.

Le Rouge n'a pas dit au russe pourquoi exactement il souhaite le voir ; au-delà du simple plaisir d'une réunion il se sent le besoin de se confier envers quelqu'un qui n'hésitera pas à lui dire les choses telles qu'elles sont. Sans le ménager. Gentiment il sort de sa torpeur et a besoin d'être secoué.

Se rapprochant d'un pas un peu douloureux, pas trop pour ne pas se faire enfumer, il baisse légèrement l'écharpe qui le couvre jusqu'au yeux, exposant brièvement son nez contusionné et recouvert d'un pansement épais. Il est cassé mais ce n'est pas trop grave et définitivement pas la première fois.

Tu vois ça ? Ça n'aurait pas du arriver. J'ai aussi le genou explosé et on m'a presque ouvert le bide. Pourtant il était tout seul.

Il ne cherche pas la compassion ou le réconfort, paraît peut-être brusque dans sa façon de le dire mais il ne lui est pas si facile d'exposer sa honte ainsi.

Je t'ai fait venir égoïstement mais je sais pas à qui en parler. Il y a quelques jours le camp a été attaqué par deux pirates, ils ont emmenés une Peau-Rouge et l'un d'eux a presque réussi à atteindre Peter. J'ai rien vu venir, sur le moment j'ai tout donné et ça a pas suffit, si du renfort était pas arrivé...

Le Sentinelle ne finit pas sa phrase, il n'ose pas imaginer ce qu'il serait arrivé si le pirate état parvenu à tuer Peter. Aurait-il seulement réussi à entrer dans le brasier et eu le temps de le poignarder sans être consumé ? Mieux valait ne pas savoir. C'est son rôle qu'on ne sache pas et il avait presque failli à sa tâche.

C'est ma faute, hein ? J'ai vraiment merdé, depuis le début de ce foutu Givre, tu crois que je devrais résigner en tant que Chef ?

Il n'est pas sûr de vouloir entendre sa réponse mais s'y prépare, inspirant longuement – par la bouche et carrant les épaules. La question tourne en boucle dans sa tête depuis l'incident et il n'a encore osé la poser à personne d'autre.

Ça ne sert à rien de te complaire dans ce que tu estimes être une erreur. Il y a encore des gens qui comptent sur toi, ce n'est pas en démissionnant que tu pourras te racheter.

Scar est sûr que l’erreur en est une, que ce n’est pas juste une question de point de vue, mais est-ce qu’il s’y complaît ? Il ne voit pas vraiment comment mais peut-être bien que sans en éprouver de plaisir il a besoin de quelque chose envers quoi se sentir coupable. Un rachat permanent pour se motiver à avancer. Surtout maintenant car en l’absence de l’Enfant Roi il n’y a personne pour lui donner des ordres et une direction à suivre.

Creusant la neige du bout de sa botte pour avoir quelque chose à faire, il médite encore quelques instants sur la phrase du russe. L’idée de la complaisance lui fait faire la grimace mais il n’ose pas le contredire. Ce n’est sûrement pas entièrement faux et il n’a pas envie de donner l’impression de se justifier.

Tu me connais, la hiérarchie... me dépasse un peu. Mais si tu te résignes, quelqu'un te remplacera et ne fera sans doute pas mieux que toi.

Sans doute pas mieux. Le Rouge laisse échapper un petit rire jaune qui tient plus du soupir. S’il a bien compris Tool ne l’encourage pas à démissionner mais sans avoir vraiment foi en lui ou ce qu’il fait. Ca pique un peu mais il l’a cherché, c’est lui qui a posé la question après tout.

Ok, je suis moins pire, j’imagine que c’est déjà quelque chose.

Le Sentinelle observe celui qu’il considère comme son ami bien qu’ils soient très différents, plus que ce qu’il avait pensé au départ lorsqu’ils avaient premièrement appris à se connaître.

Ca te dépasse mais qu’est-ce que tu proposes à la place ? Je vois pas comment une bande de gamins pas éduqués pourraient survivre sans une certaine structure.

Il ne comprend pas. Pourtant il a déjà essayé d’y réfléchir mais il n’arrive pas à concevoir comment ça pourrait marcher. Cependant il veut bien faire l’effort de tenter de comprendre le point de vue du russe.

Frissonnant un peu, il ajoute On marche un peu ? Ca nous réchauffera

De plus c’était mieux qu’il ne laisse pas son genou abîmé à froid trop longtemps au risque de vraiment douiller à la descente.

Sa jambe le fait souffrir mais Scar a décidé de reprendre des forces, et vite, alors il se force à marcher et à détendre ses muscles contusionnés. Le Pirate l’a bien amoché, ça ne s’était pas joué à grand chose, une hésitation ou un faux mouvement et il se serait fait buter. Pourtant il pourrait presque le remercier, sans ce combat il serait peut-être encore avachi devant Peter, à se laisser mourir d’impuissance.

Je n’ai pas toutes les réponses, tu sais. Mais je ne crois pas que ce soit nécessaire.

Leurs regards se croisent, feu et glace aussi différents qu’ils le sont l’un de l’autre. Et peut-être que différents, ils le sont encore davantage que ce que le Rouge a pu penser par le passé.

Si on choisissait de déconstruire la hiérarchie et la remplacer avec les idées d’une seule personne, ça ne changerait rien. Dans l’idéal... il faudrait que tout le monde puisse décider. Mais je ne sais pas si c’est faisable.

Le Chef hausse les épaules, il n’est ni philosophe ni politicien, ne prétend pas avoir l’intelligence nécessaire à aucun des deux.

Peut-être que c’est possible, peut-être que c’est ça qu’ils font dans l’Ordinaire maintenant. J’étais trop jeune pour me rendre compte et je me souviens plus comment c’était à mon époque.

Il jette un coupe d’oeil au contrebas de la falaise.

Mais ici ce n’est pas pareil. Ici il y a surtout des enfants souvent pas capables de discernement et surtout dans notre monde Dieu tout-puissant existe et on est tous tributaires. Tu voudrais faire quoi, tuer Peter et tous nous détruire ? Le laisser dans son sommeil gelé et vivre dans le Givre pour toujours mais libres quitte à tous crever  ?

Scar ne pense pas que c’est réellement ce que souhaite le russe, il le provoque en partie parce que les grands idéaux sans substance ça l’agace.

Il laisse l'Artisan changer de sujet, l'écoute distraitement tout en laissant son regard dériver le long de la falaise.

J'ai une dette envers Peter, jamais je ne lui voudrais du mal. Le Rouge se dit qu'il devrait se sentir soulagé de cette réponse mais il ne sait pas trop quoi penser de la conversation dans son ensemble. Un quelque chose qui sonne faux, étrange.

Un éclair de douleur dans son genou coupe court à sa réflexion, lui arrachant un grognement.

Je te l'ai dit, je n'ai pas de réponses définitives. Tout ça... c'est un exercice de pensée, rien de plus.

Peut-être que Tool a raison, qu'il vaut mieux laisser tomber et qu'ils ne sont pas faits pour avoir ce genre de discussion.

Un exercice de pensée... il secoue légèrement la tête Disons ça, ouais.

D'une des grandes poches intérieures de son manteau, il sort un thermos qu'il tend au garçon.

J'ai pas de soupe mais ça si tu veux.

Un geste de paix de son côté également. Si le ton est monté un peu avant, il n'est pas fondamentalement venu là pour s'engueuler avec le russe.

C'est du thé noir aux épices. Il est sucré.

Il précise parce que d'ordinaire il boit essentiellement du thé vert très amer mais il paraît qu'il doit reprendre masse et énergie alors la Mère qui le lui a préparé a forcé sur le sucre.

Et comment ça va à l'Ossuaire ? Pas trop de malades ? Vous avez encore des provisions ?