La pluie, elle, était plus agréable que le froid. Bien que cela ait pu engendré quelques immondices fées de sels. Peu importait, ces temps avaient évolués en une nouvelle épopée. Celle des vents d'hiver, et un hiver particulièrement mordant. Peter Pan malmenait tant son Île, et par extension le peuple des Fées. Absinthe sentait ses poètes frissonner, mais toujours ils trouvaient de nouvelles manières de créer, de perdurer leur art. Aussi variés puissent-ils être.

C'est d'un manteau d'un coton particulièrement doux et moelleux que la Fée Verte s'était habillée en plus d'une éternelle robe flottante. Il fallait bien trouver quelque chose pour se protéger du froid. Elle soupirait de ne pas réellement pouvoir se baigner où bon lui semblait dans ces conditions. Mais elle pouvait encore parler à son beau reflet. Ainsi, elle s'était éloignée des Beaux Quartiers. La fée aristocrate avait choisi le chemin d'une marre qu'elle avait enchantée. Dans les Bois Jolis, la lueur verte contrastait avec les couleurs refroidies. L'odeur anisée se faisait de plus en plus forte, bien que cette odeur ne soit plus qu'un vague souvenir pour Absinthe. Elle ne sentait pas sa propre senteur.

La marre se dévoilait parmi les branches dénuées de feuillage, parmi les flocons, parmi le terne. Un peu de glace flottait sur la surface calme, cela faisait-il une glace à l'absinthe ? La Fée Verte se pencha au-dessus de la petite étendue, croisant son reflet flamboyant. Un sourire satisfait apparu. N'était-elle pas une perfection ? Les doigts plongèrent et attrapèrent un petit morceau de glaçon jade qu'ils portèrent à la bouche colorée de la fée. Le goût plaisait, anisé, un peu brûlant, un peu sucré.

Voilà donc encore l'hiver clément, mais parmi le silence et chant du vent, quelques branchages faisaient claquer leurs os asséchés. Absinthe resta flottante dans les airs au-dessus de la marre verte. Y aurait-il un nouveau pari ? Un nouveau poète ? Ou un nouveau moyen de se distraire ? Elle-même ne le savait pas encore. Elle ne devinait pas ce que son reflet murmurait. À qui irait-elle chuchoter les mots d'une nouvelle oeuvre ? Il suffisait souvent d'un tout petit coup de pouce. Juste un souffle au creux de l'oreille pour engendrer de grandes choses.

Burst n'avait jamais froid.



Du moins était-ce ce qu'il parvenait encore à raconter à qui voudrait bien l'entendre ou lui suggérerait pour la dix-septième fois de la journée d'aller enfiler un bonnet, un manteau, des gants ou quelque autre insanité. Quand il n'était pas trop occupé à les ignorer.

Qui que soit la personne qui avait eu Burst à charge du temps où il habitait le monde ordinaire, cette personne n'avait jamais eu ni les moyens ni l'attention de le pourvoir d'un manteau. Il avait toujours fait avec le froid, parce qu'il n'avait pas le choix, parce qu'il était un dur, parce qu'il emmerdait tout le monde. Le vent frais qui s'était installé depuis quelques semaines sur l'île n'aurait été qu'un souffle de bébé s'il n'avait duré qu'une matinée. A présent, Burst ne sortait plus les mains des poches de sa culotte courte usée jusqu'à la corde, serrait les dents, et traçait sa route plus renfrogné que jamais. Plutôt crever que d'admettre qu'il avait froid, il en avait fait un principe personnel, absurde et absolu comme le sont souvent les principes des enfants.

Il allongeait les pas en progressant à travers le bois. Ses pensées l'engloutissaient tout entier et il ne faisait que peu attention à là où il allait, simplement désireux d'un peu de calme et de solitude. Il finit par sortir ses feuilles et son tabac pour rouler une cigarette sans filtre, machinalement. Rapidement un filet de fumée s'élevait au-dessus de lui, remplaçant progressivement la buée qu'il avait crachée jusque là. Peut-être l'odeur de tabac fumant eut elle l'effet de masquer pour un temps celle de l'anis, enivrante, vers laquelle ses pas aveugles le guidaient. Toujours est-il que tout vint à la fois : la vision de la mare verte et la senteur persistante, enivrante, qui lui monta rapidement à la tête. Burst chancela et son rythme ralentit drastiquement. Il se tint donc à distance respectueuse de l'étrange flaque à la couleur entêtante et demanda abruptement à la fée qui volait là :

Tu fais quoi ?

Burst n'avait jamais vouvoyé qui que ce soit de sa vie. Et surtout pas une fée. Parce qu'Absinthe était une fée, cela allait de soi. Il jaugea intensément le visage et l'allure de la Fée Verte avant de tirer une énorme taffe sur sa cigarette, les yeux plissés et les sourcils froncés. Il pointa de la main qui tenait le mégot, avec méfiance, le liquide sirupeux qui stagnait aux pieds de l'enchanteresse.

C'est radio actif, ça ?

Une silhouette d'enfant se présentait parmi les hachures que créaient les troncs d'arbres endormis pour l'hiver. Absinthe se contentait de laisser l'humain approcher, s'arrêter, puis demander. Les enfants perdus portaient chacun une allure bien propre à leur passé, sans ombre ni nom, et bientôt juste des jouets de Peter Pan. Sans souvenir d'avoir un jour été autre chose. Certains fantasmaient leur origine, leur but, les raisons de leur manière de penser. Les racines de leurs plants prêts à fleurir et mourir... effacés par l'Oubli si avide. La Fée Verte voleta doucement un peu sur la droite, puis la gauche, pour mieux observer la dégaine du garçon. La politesse n'avait jamais été une chose bien commune aux suivants de Peter Pan, mais qu'importait ? Cela ne faisait que donner déjà un trait de caractère intéressant. Ce petit-là, était-il du genre à vouloir se faire une place sans se soucier des autres ?

Ce fut donc avec un sourire tout naturel à la fée aristocrate, qu'une réponse s'envola dans les airs.

- Je goûte mon oeuvre en partie glacée.

Absinthe se posa ensuite sur un petit caillou qui perçait le liquide par endroit gelé, un petit rire s'était élevé au même instant.

- Non, ce n'est qu'une fontaine d'absinthe.

Elle croqua dans son petit morceau brisé, le froid se propageant jusqu'au coeur des dents. Mais le chaud alcoolisé reprenait vite le dessus. Elle appréciait.

- Et le froid en crée des morceaux de glace.

Absinthe, d'un geste délicat, s'assit à même la roche en présentant d'une main la surface de la marre.

- Veux-tu y goûter ? Ne t'en fais pas, ce n'est pas dangereux. J'en mange bien devant toi.

Cette marre ne constituait qu'un caprice de la créature féérique, elle n'empoisonnait pas. Elle se trouvait bien plus maline que cela.

Ce petit être, enfin, cet enfant avait ces airs adultes mais immatures à la fois. On aurait dit l'un de ses poètes noyés dans les paradis artificiels. La Fée Verte aimait cela. Au Diable la raison, il fallait laisser le surréalisme l'emporter dans les torrents anisés.

Peut-être que tous ces adultes ressemblaient à ce petit garçon perdu, et non l'inverse. Absinthe elle-même hypnotisée par son vert, ne se mettrait pas au travers du chemin de la convoitise.

Elle avait acquiescé à la première question, et avait souri à la décision qui avait suivi.

La scène était rythmée par le vent dans les branches décharnées, par la fontaine qui brassait le breuvage qui ne gèlerait jamais complètement. Les alcools ne gelaient vraiment pas comme les autres liquides.

La Fée Verte recueillit un peu du liquide au creux de la main avant d'en boire, elle l'avait déjà faite un peu sucrée et savourait encore la sensation qui coulait dans la trachée.

- Sers-toi autant que tu le souhaites, dis-m'en des nouvelles. Je peux la faire plus sucrée ou moins, plus forte ou plus douce.

La tête reposée dans les mains, Absinthe observait la surface de son oeuvre. Avant de finalement poser le regard sur le visiteur.

- Je suis la Fée Verte après tout.

Elle aurait presque voulu dire qu'elle était un paradis.

Sous l'ombre des arbres qui entouraient la mare couleur acide, Burst n'avait de cesse d'observer la fée. Méfiant mais captivé. Distant mais attiré.  Au  bord de l'absinthe comme on est au bord du gouffre, les orteils dépassant légèrement la rive. Comme à deux doigts d'être happé par l'étrange substance. Ce qui était un peu le cas, si on y réfléchissait. Il abaissa les yeux vers l'étang, conquis déjà. Son reflet pris dans une glace verdâtre lui rendit son regard. Un regard sombre, fiévreux, plein de défiance, que la surface mate rendait vitreux également. Il se laissa enfin tomber à genoux et tendit la main vers la surface alcoolisée. Ses doigts trop pâles transpercèrent facilement la couche gelée trop fine encore pour arrêter quoi que ce soit. Il les ressortit, en coupe, emplis d'absinthe.

Ses yeux fusèrent une nouvelle fois vers la fée verte. N'y subsistait plus aucune colère, plus aucun de ces sentiments négatifs que Burst portait souvent en bannière, se protégeant comme il le pouvait des agressions du monde extérieur. Il n'y avait là que pure excitation, cette folle liesse qui prenait les enfants au moment d'accomplir quelque chose d'interdit. L'ivresse était déjà présente avant même qu'il porte la main à la bouche et avale l'absinthe par longues lampées.  Le liquide lui brûlait la gorge, lui empoissait les dents, lui faisait tourner la tête, mais, avide, il refusa d'écouter son corps et absorba tout jusqu'à la dernière goutte, jusqu'à même se pourlécher les doigts.

Il éclata de rire brusquement. Un rire saccadé, aigu, joyeux. Enivré.

- Ha ha, v-vous.. tu...

Il  bredouillait bêtement. Tâchant de se relever mais n'y parvenant pas vraiment. Tout content mais déjà dans un sale état. Des étoiles dansaient la gigue devant ses yeux et il s'abîmait dans leur contemplation, un gros sourire au bord des lèvres. Il ne se rappela que tardivement de la présence de la fée. Burst était singulièrement mal élevé, parce qu'il s'était élevé tout seul, et à la dure. Pourtant, certaines valeurs subsistaient peut-être là dessous. Des valeurs de réflexe. Son autre main tenait toujours sa demi-cigarette, petit point rouge fumant doucement. Sans plus de manière, il la tendit vers Absinthe.

- Tu veux une taffe ?

Un donné pour un donné. C'était sa manière de dire merci. Pas sûr qu'il apprécie qu'on lui dise non, surtout l'alcool qui l'imbibait.
Burst avait-il l'alcool triste, joyeux ou agressif ?
C'était le bon moment pour le découvrir !

Et voilà que l'enfant goûtait à la seule véritable saveur du monde. Du moins, c'était ce que pensait Absinthe. Sa marre n'avait pas toujours exactement le même goût, mais cela demeurait une bonne fée verte. Toxique ? Un peu trop de méthanol ? Voyons, la magie adoucissait tout. Sûrement.

Quoi qu'il en fut, Absinthe était satisfaite que l'on daigne avaler son oeuvre fabuleuse. Même trop vite, même si l'alcool demeurait un facteur intéressant chez les Hommes. Puis le rire perça les airs. La Fée Verte s'avança en volant au-dessus de la surface mi-gelée. Observatrice, souriante, pleine de curiosité sur la suite des événements. Malgré les peines de l'enfant pour se relever, malgré son état distrayant, voilà que l'Alias offrait une chose en retour.

Une bouffée de fumée loin d'être aussi enivrante que l'opium, cependant... cela ressemblait à un genre de reconnaissance. Un petit rire charmé, un index sur les lèvres, comme pour signifier qu'elle ne dira pas à Opium avoir laissé du tabac venir à elle.

La cigarette pouvait paraître un peu grande pour la chère muse, mais ce n'était pas bien lourd heureusement qu'elle était déjà bien entamée.

- Je veux bien y goûter, on ne refuse pas une gratitude.

Seulement, après avoir approché la cigarette, Absinthe s'arrêta.

- Laisse-moi un instant, je vais plutôt me mettre à ta taille.

Et elle s'éloigna un peu, se posant sur le sol froid, elle entama le processus de l'elvicere. L'hilaris perpétuellement diluée dans le nectar facilitait bien des choses depuis la Réforme. Absinthe brilla d'un vert presque doré, et doucement elle grandissait jusqu'à être enfin à taille humaine. Elle était enfin elfe, ses ailes touchaient encore ce satané sol glacé mais tant pis. L'odeur de l'anis s'était intensifiée.

Après s'être assurée d'être toujours aussi parfaite qu'elle l'était forcément, elle se pencha vers l'Alias et prit doucement le fameux objet.

Elle en aspira une bouffée qu'elle laissa ensuite lentement s'envoler dans les airs. Elle regardait le chemin élégant et rendit le présent à son propriétaire. Elle aimait jouer avec les fumées, cela ne la rendait-elle pas plus parfaite en muse ?

- Merci à toi... Ce n'est pas un paradis artificiel, mais c'est parfaitement distrayant.

Absinthe plissa les yeux cherchant le nom. Nom qu'elle n'avait pas.

- Comment t'appelle-t-on ? Tu connais mon nom, quel est le tien ?

Souriante, mais juste ce qu'il fallait. Sous cette forme, elle ressentait les émotions plus fortes, et elle n'avait pas l'habitude.