N'était-elle pas chanceuse ? Une maison, une presque famille, une femme forte pour les protéger, le tatouage du crochet sur l'omoplate pour signifier qu'elles étaient sous la protection du capitaine. Dans le futur, ce ne sera plus nécessaire pour les nouvelles. En attendant, Annabelle évolue dans ce monde où la seule possibilité pour les femmes au Port n'était autre que la maison close. Rien de bien grave pour la Dormeuse, elle qui détestait l'idée du silence, la voilà avec la possibilité de ne jamais le laisser venir à elle.

Elle se remet doucement du chagrin qui l'a envahie en voyant ses anciens camarades lui jeter des pierres, brisant sa précieuse boîte à musique... Elle ne comprenait toujours pas comment Peter Pan avait pu aussi vite l'effacer et ne pas se soucier d'elle. Elle lui avait pourtant tant raconté, elle s'était même brisée la voix à jamais... lors de leur aventure sous l'océan, lorsqu'elle a essayé de se faire entendre de Cthulhu. Tout ça... à cause du Chambellan... au fond, n'était-il pas plus craintif que la pauvre Amnesia ?

Perdue dans ses songes éveillés, elle attend sagement assise sur un divan les yeux noyés dans l'océan qui se laissait voir par la fenêtre. Annabelle chantonnait une berceuse pour son enfant endormi sous les vagues. Peter Pan lui avait demandé s'il risquait de faire des cauchemars... elle avait répondu qu'elle veillerait à ce que ce ne soit pas le cas.

Elle s'y attelait encore. Et plus assidument puisqu'elle est si proche du Dormeur à présent.

Annabelle tortillait un des rubans présents sur sa robe pâle, mais toujours aussi coquette. Elle détonait un peu avec ses collègues plus dénudées, mais peu importait. C'était son air candide qui semblait plaire. Pour le reste, elle était tout de même devenue une dame. Son monde était si grand qu'en réalité, où se trouvait son propre corps... ça ne l'atteignait plus réellement.

Un nom venu d'une autre mélodie lointaine arracha la Dormeuse de sa contemplation presque religieuse. Son nom mort. Les yeux écarquillés, elle doit lever la tête pour voir le visage de l'homme qui semblait l'appeler en invoquant le passé.

Elle ne comprenait pas, interdite, intriguée, elle fronçait les sourcils avant de les détendre et de simplement tapoter de la main la place à ses côtés sur le divan.

Baissant le regard, elle ne vit pas d'ombre sous les pas du pirate. Un ancien perdu donc ?

Il la connaissait peut-être ?

- Miss Annabelle. C'est mon nom.

Un temps, de sa voix cassée si reconnaissable, elle ajouta en haussant délicatement les épaules :

- Dorénavant.

Le nom de Starry est donné cette fois. Cela remontait plus lointain encore qu'Amnesia. Si lointain qu'Annabelle mit un peu de temps à retrouver quelques morceaux de souvenirs qu'elle imbriquait. Lentement, le flou s'évinçait en partie. La brume se dissipait, avec peine. Elle n'aimait pas repenser au Grand Arbre aussi longtemps, mais elle trouva un visage errant.

Plus jeune.

Alors, elle dévisagea le pirate. En cherchant à recoudre ce qu'elle avait repêché, dans le regard elle put s'accrocher à un air connu. Oui, une sentinelle. Il lui semblait pouvoir encore sentir la sensation des plaies sous les doigts, ce qui lui fit observer ses phalanges en abandonnant son ruban.

Un hochement de la tête acquiesça donc à la demande. Elle se souvenait un peu.

La seconde question l'arracha à son état un peu flottant. Plusieurs clignements d'yeux se succédèrent avant de regarder les alentours à la mention de la bizarrerie des lieux.

À nouveau, elle laissa le temps en suspens. La notion de temps n'existait pas réellement sur l'Île de toute manière.

Sans pour autant se tourner vers son interlocuteur, Annabelle débuta une réponse tandis qu'elle scrutait la salle.

- C'est proche de l'océan... et ici j'ai du temps pour lire, je ne suis pas seule non plus.

Elle rendit une salutation à une collègue passant vers eux, celle-ci s'en allait avec un client dans une des chambres à l'étage.

Là seulement, Annabelle retrouva le regard de l'ancien Starry.

- Les Garçons Perdus m'ont trahie. Ils se sont tous retournés contre moi... Tu te souviens ce qui se faisait lorsqu'un enfant était banni ? Ça m'est arrivé. Alors que je n'ai jamais rien fait, je n'avais pas grandi.

Si la douceur candide et fantomatique de la fille de joie pouvait se ressentir jusque là, elle avait fini par disparaître pour un mélange de mélancolie et de haine calme. La phase de désespoir et de vide abyssal était passée depuis...

- Ici, on s'entre-aide. Elles m'ont aussi beaucoup consolée. J'ai grandi lors de mon errance dans les bois jolis. C'était peut-être la réalisation de ce qui m'était arrivé qui m'a aidé pour cela.

La touche de colère s'en alla.

- Toi, tu as évité le jugement ?