As light and shadow
The sun and the moon
Torn between love and hate
I've gotta get it somehow
Gaining by losing aways haunt us
To our dying day stuck in the haze

Mes pas me guident, en automate. Façonné par l'habitude, mon chemin est déjà tracé. Mes pattes sombres s'arrêtent devant le Cocon, à destination. Là où je me dois d'être. Les Veilleurs acharnés sont toujours là, ou presque. Le poste du petit soldat est vacant et je ne m'en soucierais que lorsque mon esprit se sera désengourdi.

"Qui es-tu ?"

Je fixe le feu, les prunelles agitées par son crépitement. Mon coeur boue de colère et de confusion.

"Qui es-tu ?"

Le sourire tordu de Carne flotte encore sur mes rétines. La vision de sa peau blême maculée de sang et de goudron me hantent. Les sirènes que j'ai dessinées sur sa peau se noyaient-elles dans cette poix ?

"Qui es-tu ?"

Je ne sais plus.
J'étais une soeur autrefois, c'était une des rares définitions que je pouvais m'attribuer. Mais à présent, si toi-même tu n'es plus qu'une carcasse vide, animée par un monstre, ai-je encore le droit de m'attribuer un tel titre ?
Soeur de qui ?
Nunca s'est dilué sous la Mousson.
Carne s'est perdu dans l'Océan.
Soeur de rien.
Je vous ai tous perdus.
Ma famille.
Les miens.
Jamais plus nous rirons par trois, réunis sous les cieux clémentq, gambadant sur la peau du ventre de Mère-L'Île. Elle vous a dévorés tout crus me laissant seule, déracinée.

– Nadie. Que s'est-il passé ?

Je redresse la tête, ramenée à l'instant présent par la voix vénérable de l'un de mes compagnons de Veille. Corneille Ardente m'observe et je lis, gravé sur ses rides de sagesse, une inquiétude profonde.
Je baisse le regard sur ma peau et mon pelage croutés de terre et de sang. Mes mains sont sales de cette souillure dévorante qui a pris possession de mon frère, mes joues humides d'un chagrin qui s'est frayé un sentier parmi la suie et le carmin.
Je remarque alors l'absence de Scar et les traces de lutte qui ont martelé le sol.

- Où est l'enfant-gardien ? Fais-je d'un timbre rauque et cassé, à force d'avoir hurlé. Je déglutis, traversée par un sentiment de détresse qui me ramène à la fillette que je fus, celle-là même qui tremblait sous le commandement exigeant de Grizzly Funeste. Il y a eu une attaque. Des morts. Les pirates... Je secoue la tête. Non, ce n'était pas seulement un homme, c'était bien davantage. Un Cauchemar à l'apparence d'homme est venu cherché Loutre Sage. Il est parti avec elle.

Un silence s'ensuit, lourd d'implication.

- Les Hurons n'ont plus de princesse et, je n'ai plus de frère...

– Nadie, si tu ne souhaites pas en parler, je n'insisterai pas, mais j'ai assez vécu pour savoir qu'un tel poids est souvent un peu moins écrasant en étant partagé. Je suis prêt à écouter tout ce que tu souhaiterais me dire.

Un silence s'ensuit. Je laisse à la proposition le temps d'infuser mon esprit. Je ferme les yeux. La chaleur du Cocon sèche mes larmes et cajole mon pelage frissonnant. Lorsque mes paupières s'ouvrent c'est sur une décision arrêtée.

- D'ordinaire, c'est moi qui consigne l'histoire d'autrui, mais aujourd'hui, tu te feras témoin de la mienne.

Je prends une inspiration, mes pupille fendues noyées dans le ballai des flammes.

- Il fût un temps où j'avais deux jambes et deux frères.
L'un était mon exact reflet tout en étant mon contraire.
L'autre était immaculé de peau et coloré d'esprit.
L'un partageait mon sang,
L'autre nourrissait mon inspiration.
Par trois toujours nous allions,
Fratrie d'orphelins recueillis
Comme très rares exceptions chez les Piccaninny.
L'on avait décelé en nous des âmes de guerriers,
Un avenir de gloire et, pour le clan, une source de fierté.
Et d'une certaine manière, nos destins furent exceptionnels.
Le jour de l'acquisition de notre nom véritable,
Je fis une chasse mortelle,
Qui fit de moi cette créature de fable
Je fus bannie, agonisante et dépouillée d'identité.
Mon jumeau, choisit la voie du Clan et décida de pleurer ma mort.
Mon autre frère, quitta la Tribu et se mit en quête de mon sort.
Aux yeux de tous, il devint le pirate blafard,
La pire crainte des sirènes et l'ogre des enfants,
Mais pour moi, il fut l'homme patient,
Qui ramena mon humanité du Brouillard.
Pour moi, il fût simplement Ska.
Grâce à lui, je devins la Mémoire.
Je luttais contre un mal caché,
Une gangrène sévissant en toute impunité.

L'Oubli.

Je marque une pause, la gorge sèche et l'oeil humide. Je poursuis, malgré tout mon récit.

- Si le Temps ici n'a pas prise,
La Mort n'en oublie pas moins son entreprise.
Elle dilua mon frère de sang sous les Moussons de Sel
Elle disloqua l'âme de mon frère de coeur pour l'offrir sur l'autel
D'une entité ancienne aussi imprévisible qu'un Tourbillon.
Si le premier disparut sans laisser la moindre trace
Le second agonisa jusqu'à se perdre dans sa propre carcasse.
Aujourd'hui, la Chose a pris toute la place.
Et de Loutre elle occupe aussi l'espace.

Je me tourne alors vers le vieillard avec une détresse que je n'avais plus expérimentée depuis l'enfance.

- De moi, il ne reste plus que les tatouages sur sa peau
Qui se meuvent comme de l'eau...

– Je te remercie de ta confiance.

Ma tête hoche en silence, reconnaissance entre gardiens immuables de secrets bien plus lourds que notre propre poids. Mon regard, pourtant, demeure perdu dans les flammes qui tissent le cocon. De la lumière pour mes abysses les plus opaques.
Les paroles de la Corneille caressent délicatement le pelage de mon deuil d'un effleurement de plume.

– Tu le sais déjà, mais il est trop facile de l'oublier dans ce genre de moment : tu es bien plus que ton lien avec ton frère. Ta vie est entremêlée à de nombreuses autres, et je sais que plusieurs sont dans ce campement. Cela ne diminue pas la douleur, bien sûr, mais tu es plus grande qu'elle.
— Je n'oublie pas, fais-je avec gravité. Je n'oublie rien. Je peins.

Il y a dans mon affirmation une détermination sourde, aussi brulante que le feu qui enveloppe le corps frigorifié du Premier-né.

– J'aurais souhaité que ta vie soit plus douce... Mais le fardeau du survivant ne se laisse pas déposer si facilement, n'est-ce pas ?
— Si la pierre-ponce était douce, elle n'affuterait pas la lame. Si la lame était douce, elle ne biseauterait pas le pinceau. Si les poils du pinceau étaient trop doux, ils disperseraient l'encre et dilueraient la trace. J'assène cette vérité avec une humble résignation. Mère-l'Île a un dessein pour chacun d'entre nous. La vie qu'elle a choisie pour moi m'amène devant ce brasier. Elle m'amène à jeter dans le coeur de ce feu les derniers doutes qu'il pouvait subsister en mon âme.

Je me tourne lentement vers le Sorcier, un sourire fugace fleurit sur mon masque de sang, de terre et de tristesse. Un rictus sauvage et primitif. Félin.

- Je suis Nadie. Je porte la Mémoire de notre Grande-Mère, de ses enfants et la mienne, par conséquent. Je suis son scribe fidèle et le serait jusqu'à ce qu'elle souhaite que je cesse de la servir. Si je demeurais une immuable et passive conteuse, je comprends désormais que certaines histoires doivent connaitre une fin. Je serais la Fin de celui qui porte la peau de mon frère.

Parfois, le Conteur peut prendre le contrôle de l'Histoire et rayer d'un trait de pigment le récit qu'il rapporte. Voilà pourquoi je suis à la fois ombre et prédateur. Voilà pourquoi je ne suis Personne et pourtant demeure.

Un sourire s'esquisse à nouveau sous les craquelures sèches. Il me retrousse presque les babines.

– A aucun moment, je n'ai affirmé que j'accomplirais seule cette tâche, Chaman, fais-je avec douceur. Chaque Histoire est un voyage et chaque voyage comporte des compagnons avec lesquels partager son errance, même si cela ne dure parfois qu'une escale. Mon voyage n'a-t-il pas déjà débuté, finalement ?

Car, que tu l'ais choisi ou non, tu viens d'incarner un de ces nombreux marcheurs suivant mon sillage. Que ta route s'arrête là où commence ce feu, que ta destination ne soit pas semblable à la mienne, Que la traversée n'ait constitué que quelques foulées, n'y changent rien. Ma stupeur, mon incompréhension, ma douleur, toute ces émotions brutales ont su trouver une voie paisible en moi à travers notre échange. Ta parole conjuguée à la mienne permet de consolider le socle d'une ouverture.

Tu fus, es et sera pour toujours le premier compagnon de ce récit.

- Merci.

Un silence recueilli nous enveloppe, alors.
Veilleurs, nous retournons à l'attente, là où est notre place pour l'heure, dans un mutisme confortable et désormais teinté d'une intime compréhension mutuelle. La Panthère psalmodiant des histoires oubliées et la Corneille en ardentes prières.