Les doigts appuient et glissent avec la précision de l'habitude sur la peau. Le geste est mesuré, sûr, solide, il ne tremble pas malgré le coeur qui bat. Qui bat dans tout le corps, des oreilles aux orteils.
L'Osselet enduit la peur de peinture blanche et noire, n'oubliant aucun morceau de peau, aucun morceau de peur.
Voilà.

L'Osselet se lève, observe son reflet qui tremblotte dans l'eau de la bassine. On dirait vraiment un masque, un vrai masque. Il lui permettra de quitter l'enceinte du camp entière, fière, et fixe, à l'inverse du reflet.
Aujourd'hui, l'Osselet n'a pas le droit à l'erreur. Et surtout pas le droit d'être faible.
Aujourd'hui, il y a Lacerate.

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Elle a parcouru les allées, les ponts et les plateformes sans s'arrêter, sans se hâter, concentré sur son but comme lorsqu'on chasse. Elle n'a répondu à aucun appel, n'a rencontré aucun regard, n'a laissé aucun corps interrompre sa marche égale.
Arrivée devant la Réserve, elle s'arrête. Elle n'entrera pas. C'est la seule faiblesse qu'elle s'autorisera.

— Je suis là, dit-elle de sa voix un peu rauque, au cas où Lacerate l'attende déjà.

Lacerate a mal partout.

Depuis son retour de la ville post-apocalyptique, son corps entier la lance. La faute aux dizaines de cicatrices, plus ou moins profondes - certains avaient nécessité du fil et d'autres pas - qu'ont laissé les éclats de verre sur sa peau. Sa jambe aussi râle - les premiers jours, elle boitait et devait utiliser une béquille qu'ils lui avaient prêtées, à l'Infirmerie, et qui était un peu petite pour elle.

Mais ce matin, elle partira sans.

Elle boite toujours un peu, la Gueule Cassée, mais ça se voit moins. Elle s'est levée de bon matin, a vérifié que tout allait bien avant d'aller se préparer. Récupérer ses armes préférées, les lister : de quoi dépecer, de quoi tuer. C'est une mission dangereuse qu'on leur a attribué, du genre d'expéditions risquées qu'elle multiplie, ces temps, comme moyen de laisser libre cours à la violence qui pulse sous sa peau et n'arrête pas de se réveiller depuis qu'elle a sauvé Apache.

Cette fois, c'est plus compliqué, pourtant. Elle n'est pas seule, a quelqu'un à protéger.

Et c'est ce quelqu'un qui, justement, l'appelle au-dehors.

- Je suis là.

Blood ne rentre pas dans la Réserve, et Lacerate ne le lui a jamais reproché. Crochant ses armes à sa ceinture, elle passe une peau sur ses épaules - c'est qu'il fait froid, quand même - et sort. Adresse à l'Osselet un sourire chaleureux, de quoi faire comme s'il y avait un peu de soleil, quand même.

- Salut. T'es prête ?

Ces jours de repos l'ont assez frustrée. Quelque part, elle a hâte de bouger.

— Salut. T'es prête ?
— Salut, répond Blood d'un ton moins naturel, car la désinvolture familière de Lacerate, et de beaucoup de Perdus, la perturbent encore un peu. Oui, j'ai affûté mes armes et demandé des précisions aux Éclaireurs. Les Monstres à fourrure vivent plus au Nord et ils vivent par clans de trois à cinq individus. Ils dorment beaucoup.

Blood n'est jamais allé à la Contrée.
Grizzly Funeste disait que la terre n'appartient à personne, mais qu'il ne sert à rien de fouler celle qui accueille un autre peuple que le sien à moins d'avoir des intentions pures et honorables. Jamais les Natifs n'avaient pensé à déloger ou envahir les habitants d'une région de l'île, pas même les Pirates. Les Monstres étaient un peuple, Blood en était presque sûr, et jusqu'alors elle n'avait jamais eu à les rencontrer. Elle tente de se convaincre que son intention est pure et honorable.
Car Grizzly Funeste disait aussi qu'on ne peut blesser autrui qu'à condition que la survie des siens en dépende.

Blood ne peut pas s'empêcher de remarquer que sa Cheffe n'est pas au meilleur de sa forme. Son pas est moins assuré, son regard moins vif, un peu luisant. Elle... elle boite ? Blood déglutit.

— Nous pouvons marcher lentement. Il nous faudra certainement deux jours de marche, de toutes façons.

Elle regrette que les Perdus n'aient jamais pensé à dresser des montures. Une fois, elle avait entendu un Garçon suggérer l'idée à Peter Pan, mais celui-ci avait répondu : « Monter sur un dos de cheval ? Mais pourquoi donc ? Quel est le but du jeu ? Est-ce qu'après, il faudra que le cheval monte sur notre dos ? ».
Elle avait trouvé cela un peu idiot, et aussi un peu beau.

En voyant la peau qui couvre les épaules de la Gueule Cassée, Blood tire sur les pans de son capuchon-loup. La chaleur du Grand Arbre les préserve encore du froid qui sévit dans les régions plus excentrées, où la vie est moins jeune et puissante.

— Tu as été blessée.

Elle se demande si c'est prudent, alors, mais elle n'aurait jamais l'audace d'exprimer ses doutes à voix haute.

Lacerate acquiesce et note mentalement les précisions de Blood. Comme à son habitude, l'Osselet est volontaire : comme compagne de mission, la Gueule Cassée aurait pu tomber sur bien pire.
La façon dont sa Chasseuse la regarde, pour autant, lui échappe : après tout, Lacerate a tellement l'habitude qu'on fixe ses blessures.

- Nous pouvons marcher lentement. Il nous faudra certainement deux jours de marche, de toutes façons.

Si l'idée de s'offusquer la traverse, ce n'est vraiment qu'une histoire de fraction de seconde : il faut dire que Lacerate est loin d'être fière. Alors elle hoche la tête se passe la main sur sa jambe blessée. L'étire un peu, teste et sa jambe coopère, même si elle sent toujours la douleur qui en émane. Rien de grave, pourtant : elle peut marcher, ignorer les signaux. Elle n'a plus envie d'être alitée.

- Tu as été blessée.

La remarque l'étonne un peu, pas pour sa signification mais plus parce que Blood ne lui semble pas du genre à formuler ce genre de choses à voix haute. Un peu machinalement, Lacerate sourit et réplique :

- Je suis toujours blessée, Blood. Faudrait que tu sois plus précise.

C'est lancé sur le ton de la taquinerie. Pour autant, la Cheffe ne laisse pas le silence qui s'ensuit durer trop longtemps : le but n'est pas de mettre l'Osselet mal à l'aise.

- J'ai roulé dans du verre brisé, dans la Ville Post-Apo. J'ai aussi fait tomber une armoire sur ma jambe le même jour. Elle rit, un peu amèrement. Je sais, c'est sacrément con.

Elle ne mentionne pas le rôle que Freckles a joué là-dedans : ce n'est pas parce qu'ils se sont battus qu'elle va balancer le rouquin. Elle a quand même un certain sens de l'honneur.

- On y va ?

Enthousiaste, Lace adresse grand sourire déchiré à sa cadette.

Blood écoute Lacerate avec un respect teinté de solennité. Elle n'ose pas dire qu'elle ne comprend pas tout. Par exemple, elle croit savoir ce qu'est du «verre brisé» mais est quasiment sûre d'ignorer ce que signifie : «armoire». Lacerate ne s'en rend pas compte.
Quant au mot «con», Blood l'a appris assez rapidement.

— On y va ?
— Oui.

Elle aimerait répondre aux paroles de sa cheffe, et à son sourire, savoir faire la conversation comme Augur sait le faire, ou même Sharpy. Elle aimerait être comme Sharpy.
Le temps que Blood trouve quelque chose à dire, elles sont pratiquement dans les bois qui cerclent le Grand Arbre.

— Peut-être qu'on peut prendre un long bâton pour t'aider à marcher ? Mon frère Sa...

Son visage se fige, cela ne se remarque pas sous le masque de peinture.
Son silence seul la coupe, l'écrasant de tout son poids, sans qu'aucune pirouette ne lui vienne à l'esprit. Seulement le silence, le poids du silence.

— Je ne sais pas ce que c'est, une armoire.

Ça tombe de nulle part, comme un maigre rempart face à l'implacable silence, comme une mouche sous l'averse.
C'est une petite confession qui n'a rien à voir avec la faute, mais Blood s'accroche plus aux illusions que ce qu'elle voudrait admettre.

Elles se mettent un route, dans un silence matinal. Lacerate marche d'un pas rapide, bien qu'un peu inégal. Le temps d'arriver à l'orée des bois et Blood lance :

- Peut-être qu'on peut prendre un long bâton pour t'aider à marcher ? Mon frère Sa...

Et s'interrompt.
C'est brutal, comme pause. Assez pour que la Cheffe jette un coup d'oeil à sa Chasseuse qui tout d'un coup s'est tue. Commenter, ne pas commenter ? Elle se tâte, la Gueule Cassée.
Elle n'a plus à choisir lorsque Blood reprend :

- Je ne sais pas ce que c'est, une armoire.

Lacerate sourit doucement. L'idée de se raccrocher à ce que l'Osselet a pu dire précédemment la traverse, mais elle l'écarte : peut-être qu'une fois, ce sera le moment. Mais pour l'instant, elle ne va pas insister.
Elles ont le temps.

- C'est un grand meuble, où on met des habits.

Ses gestes accompagnent ses paroles, traçant une silhouette carrée dans les airs. Elle se reprend, pourtant :

- Mais en vrai, c'est pas exactement une armoire qui m'est tombée dessus. C'est plus des étagères... - elle précise, soudain consciente de son vocabulaire : ... je sais pas si tu vois, mais un peu comme les meubles qu'il y a entre les lits, à l'Infirmerie. En plus gros.

Le soin avec lequel elle détaille sa description la fait rire un peu. Toujours tout sourire, elle hausse les épaules et reprend :

- Bref, c'est pas important. L'essentiel, c'est que ça m'a fait bien mal mais que ça va mieux maintenant.

Elle ne cache pas la douleur : avec un visage comme le sien, les gens y pensent de toute façon.
Un regard aux alentours : elles progressent, même si la contrée des Monstres est encore loin devant.