Bambi avait quelque chose sur les bras et sur le bout du hachoir qu'elle tenait des deux mains. Ça avait giclé et c'était collant comme de la résine. Elle resta là, les jambes plantées dans la vase, le visage ruisselant de larmes et la bouche ridiculement entrouverte alors que Lacerate achevait proprement le monstre.
Achevait son travail.

Elle serra ses phalanges si fort sur le manche qu'elle eut peur de perdre ses bras à son tour. Les coups de la chasseuse étaient propres, nets et choisis. L'arbre hurlait et de cette distance il semblait beaucoup trop humanoïde. La résine collait. Ça collait sous ses doigts et sur sa veste. C'était comme son sang.
La créature disparut sous l'eau et Lacerate finit par se retourner vers elle, l'air étrangement calme.

- Merci.

Comme s'il s'agissait d'un signal de départ Bambi éclata en sanglots. Des vrais, bruyants, désespérés, qui font se tordre la bouche et se noyer les yeux.
C'était détestable.
Elle brassa de l'air avec ses bras, comme pour se ventiler et arrêter d'en rajouter à l'humidité ambiante, agitant son arme dangereusement.

« J'ai failli te toucher ! » couina-t-elle.

Comme si c'était le seul problème.
Elle avait un peu de mal à savoir faire le tri dans l'amas de problèmes évidents, en réalité.
Le principal, peut-être, c'est qu'elle avait failli crever d'angoisse. En l'espace de quelques secondes, elle avait assisté à l'agression, aussi brutale qu'inattendue, et avait eu la certitude que Lacerate allait mourir.
En la laissant seule dans le marais.
Bambi devait bien avouer que cette préoccupation avait quelque chose d’égoïste.

Elle fit un nouveau geste qui la fit lâcher le hachoir dans l'eau, et elle se précipita pour le repêcher à l'aveugle, se redressant trop vivement.

« T'as failli mourir ! » fit-elle sur le même ton, insistant comme pour mieux le réaliser.

Savoir si la perspective l’attristait, c'était encore une autre histoire. C'est compliqué, disons.
Elle se frotta les yeux du revers du bras, reniflant.

« Il pourrait y en avoir d'autres. Qu'est-ce qu'on fait s'il y en a d'autres ? » réalisa-t-elle, paniquée. Avant d'ouvrir de grands yeux. « Et puis ! T'es pas blessée ? Ta gorge ! Tu vas pas faire un malaise ? »

Elle avait presque tendu les bras comme si elle s'attendait à ce que Lacerate tombe dans les pommes à la seconde.

Tous les contrecoups de la panique, respiration hachée, tremblements et genoux en coton lui tombaient dessus comme une nappe d'eau glacée. Et Lacerate, devant elle, elle bougeait pas. Elle hochait la tête tout doucement, avec un calme royal, exemplaire. Elle hochait la tête. Bambi gesticulait, bafouillait, s'inquiétait, Lacerate hochait la tête. Est-ce que se faire étrangler avait bloqué l'irrigation de son cerveau en la rendant apathique ?
Pourquoi elle ne paniquait pas plus que ça ?
C'était ça, le chemin qu'elle avait encore à accomplir si elle voulait faire partie de l'île ? Ne plus paniquer en frôlant la mort ?

La cheffe s'approcha finalement d'elle pour lui poser fermement les mains sur les épaules. Bambi se figea net, serrant les lèvres pour tenter de bloquer un énième sanglot et eut probablement l'air stupide.

- Du calme. Respire.

Elle obéit, lâcha un hoquet et respira.

- Je vais bien, j'ai rien, ok ? Regarde-moi.

Elle respira encore une fois et se força à regarder Lacerate comme celle-ci l'exigeait. C'était bizarre, cette soudaine gentillesse. Pas inattendu, parce qu'elle venait de la sauver, mais ce n'était pas une émotion qu'elle voyait beaucoup sur le visage de la chasseuse. Elle ne put pas s'empêcher de détailler ses cicatrices de part en part en retenant une grimace. A part ça, elle constata qu'effectivement, elle n'avait rien.
C'était bizarre, comme situation.
Elle se faisait réconforter alors que c'était elle la mère, et que ce n'était pas elle qui avait failli mourir.

- S'il y en a d'autres, on s'en occupera. Mais à mon avis, on leur a fait assez peur pour être tranquille.

Comment elle pouvait le savoir ? se demanda Bambi. Mais elle ne répondit rien. Ça lui allait, comme réponse, pour le moment. Elle n'avait pas l'intention de lancer un nouveau débat idiot.

« D'accord. »

Elle respira encore, une grande respiration qui lava un peu ce qui restait de frénétique dans son attitude. Elle ne pouvait pas dire qu'elle se sentait mieux, mais au moins prête à repartir.
Elle fixa Lacerate de nouveau.

« J'ai paniqué, excuse moi. »

Puis elle se dégagea, avec douceur, en reculant simplement de deux pas. Les mains de Lacerate glissèrent de ses épaules.

« Si Careless est passé par là, je ne sais pas quelle chance il a eu de survivre », elle dit.

Et elle garda le menton et les yeux levés pour ne pas pleurer rien qu'en disant ça, parce que c'était factuel. Parce que si à deux, dont une chasseuse expérimentée, elles avaient eu du mal à se débarrasser d'une créature, il n'y avait pas de raison qu'un petit garçon leur échappe. Mais elle ne voulait pas abandonner pour autant. Pas se résigner. Ça aurait été une chose affreuse et désespérante à faire.
Alors elles reprirent leur route, dans la même direction.

- Je vais pas me résigner, et je pense que toi non plus. Il fait encore clair, je crois. On a encore le temps de le retrouver.

De l'eau jusqu'aux genoux, elles scannaient les alentours, Bambi plissant les yeux dans la brume. Elle était encore un peu à cran, et avait l'impression de sentir des trucs lui frôler les jambes sous l'eau. Elle s'efforça d'avancer sans baisser les yeux, tant qu'elle ne risquait pas de se vautrer.
La remarque de la cheffe la fit grimacer. C'est vrai qu'elle avait eu l'air sacrément pessimiste.

« J'ai pas dit que je voulais abandonner. » marmonna-t-elle à contrecœur.

Parce que non, elle ne voulait pas, pas vraiment. Mais un moment où un autre, la nuit tomberait, et elles devraient bien se rendre à l'évidence : elles n'auraient plus aucune chance de retrouver Careless.

- Et c'est pas grave, pour tout à l'heure. Bambi s'arrêta pour tourner la tête vers elle. Les trucs violents, ça met toujours mal, au début. Enfin, j'imagine.

Elle hocha la tête. D'abord pour dire oui, qu'elle avait compris, et qu'elle la remerciait. C'était plutôt rare que Lacerate valide ce qu'elle disait ou ressentait. Surtout quand c'était de la peur. Un truc de fille fragile. Puis elle secoua la tête en signe de dénégation.

« Non, j'aurais pas du réagir comme ça. Je suis désolée », répéta-t-elle.

Bambi avait un peu l'habitude, maintenant, des trucs violents, tout comme elle s'était habituée à la fantaisie de l'île. Elle avait arrêté de vouloir la rationaliser, et ne l'idéalisait plus non plus. Bref, elle n'était pas censée paniquer comme ça au moindre problème.
Elle sentit qu'elle devait rajouter quelque chose, sur la beauté de l'île, ses miracles et leur liberté, comme pour la défendre, mais elle n'aurait pas été ni très crédible, ni très sincère.

« Je pense pas que t'étais comme moi, au début, si ? »

Elle sourit avec malice. Sourire qui disparut un peu en se rendant compte de sa gaffe. Elle n'avait pas eu d'arrière pensée en disant ça, mais ça les ramenait un peu à leur dispute originelle. Une conversation que Bambi ne tenait pas à reprendre, à vrai dire.
Peut-être un jour.
Mais pas maintenant.

Dans la brume, elle entendit un bruit.
Elle fit volte-face, manquant de heurter Lacerate avec sa tresse, regardant frénétiquement autour d'elle.

« Tu as entendu ? »

C'était une voix, il lui semblait. Un cri. Elle espérait ne pas l'avoir rêvé : si c'était le cas, sa question ressemblerait à une pathétique tentative pour détourner la conversation.

Ouais, dit Lacerate, lui confirmant qu'elle n'avait pas rêvé. Elles écoutèrent. Bambi espérait l'entendre de nouveau, cette voix, espérait que c'était Careless, à en crever, mais sans oser faire quoi que ce soit. La cheffe osa à sa place, gueulant dans la brume :

- Careless, c'est toi ?

Un instant de silence.

- ... ace ? A... aide !

D'un mouvement unanime, elles se tournèrent l'une vers l'autre – étrange réflexe- comme pour bien vérifier qu'elles l'avaient bien entendu.

« C'est lui » souffla Bambi, inutilement.

Lacerate avait déjà dégainé une arme et s'avançait vers la source du bruit. Elle se contenta de la suivre, dans des bruits d'éclaboussures.
Elles fendirent la brume et arrivèrent au devant de la scène : le perdu, échevelé, aux prises avec une des mêmes créatures végétales qu'elles venaient de combattre. Il leva la tête vers elles.

« Lace ! » son expression soulagée se teinta de surprise. « Bambi ? »

Sans surprise Bambi se sentit très prête à fondre en larmes, de soulagement cette fois.
Jusqu'à ce qu'une nouvelle créature surgisse de l'eau et s'attaque à Lacerate.
Elle eut un cri de surprise, recula, et se sentit tout d'un coup désespérée.

- Dégage !

Pendant une fraction de seconde Bambi eut l'impression que c'était à elle que Lace s'adressait. C'était absurde. Mais étrangement, c'est ce qui lui donna l'impulsion de bouger.
Elle était seule. Elle avait les mains libres.
Lacerate se battait avec l'autre créature. Elle s'en sortirait. Mais pas assez vite, pour sauver son gosse. Elle était sa seule chance de survie, peut-être.
Elle l'avait déjà fait. Elle pouvait le refaire.
Elle pouvait y arriver.

Presque sans y réfléchir, elle serra dans son poing le hachoir, contournant les combattants pour se diriger vers Careless et son assaillant. Elle croisa le regard stupéfait de celui-ci avant de l'abattre sur la créature en hurlant (pour exorciser, probablement ; Angelina lui apprenait que hurler réglait beaucoup de problèmes).
Il y eut un grand bruit de craquement, quelque chose gicla, puis Bambi attrapa le manche des deux mains, pour élever et rabaisser son arme encore et encore, prenant parfois appui sur son ennemi avec le pied pour réussir à retirer la lame du bois. C'était un peu difficile. C'était la seule chose à laquelle elle pensa, que c'était un peu difficile.
Elle ne se rendit pas compte tout de suite que la créature hurlait et se rendit compte beaucoup trop tard qu'elle était tombée dans l'eau.

Careless la regardait, avec des yeux grands comme Jupiter comme s'il venait de lui pousser une deuxième tête ou quelque chose comme ça.

« Bambi ! » il répéta.

Son expression était une étrange mixture d'incrédulité et de soulagement. Puis tout son visage se tordit dans une grimace et il se mit à pleurer. Chasseur ou pas, Bambi se souvint qu'il avait huit ans et que c'était normal, et ouvrit les bras, dans lesquels il sauta prestement.
C'était pas un truc qu'il faisait devant les autres. Aucun d'entre eux, en fait.
Mais habituellement, elle ne tuait pas de trucs devant leurs yeux.

Derrière la première couche d'horreur, Bambi se sentait ridiculement fière.

« Chh, tout va bien. C'est fini, on est là. On est- », elle se coupa, fit volte-face, le petit chasseur pendu à son cou, l'air inquiète. «Lacerate, ça va ? »

Quel joli petit portrait de famille, pensa Bambi avec un étrange détachement. La cheffe, débarrassée de son propre assaillant, s'approchait d'eux. Elle la regardait d'un air étrange, peut-être impressionné, à moins qu'elle ne se l'imagine. Careless, en tout cas, gigotait dans ses bras et levait des yeux brillants d'admiration vers elle, comme s'il n'arrivait pas à croire ce qui venait d'arriver.
Elle non plus, en fait.

- Tout va bien ?

Peut-être que c'était dans sa tête aussi, mais Lacerate paraissait sacrément émue. Bambi espérait qu'elle ne se mette pas à pleurer cette fois-ci. Elle répondit à son sourire.

- Oui. dit-elle en même temps que Careless.

C'était un peu bizarre.
Elle avait l'impression d'avoir débloqué quelque chose, en plantant sauvagement cette pauvre créature. Le respect de Lacerate, peut-être. Est-ce qu'elle en voulait toujours ? Est-ce qu'elle avait vraiment quelque chose à prouver à cette fille ?

- Bien joué, au fait.
- Toi aussi.
- C'était DINGUE !

Le gamin gigota encore, ce que la mère prit comme une envie d'arrêter là les effusions. Elle le lâcha et le regarda sauter dans l'eau, qui lui arrivait à mi-cuisse. Il se tourna de nouveau vers Bambi, l'air de se rappeler de quelque chose soudainement.

- J'ai perdu ma chaussure.
- C'est pas grave.
- J'en avais qu'une paire.
- On t'en trouvera d'autres. Dis, Careless.
- Quoi ?

Il était déjà à moitié parti pour se jeter dans les bras de sa cheffe et n'écoutait pas. Bambi soupira, cherchant un brin de soutien dans les yeux de l'autre fille.

- Est-ce que Wire et Smoky ont fait exprès de te laisser là ?
- Oui. Il gonfla les joues, sembla réfléchir, et rajouta. J'ai perdu mon bonnet aussi.

Il avait l'air affligé.
Elle soupira de nouveau, et regarda la brume autour d'eux.

- Restons pas là.

Le retour fut beaucoup plus calme. Careless était monté sur le dos de sa cheffe, et Bambi ne pouvait pas s'empêcher de le regarder avec tendresse alors qu'il s'endormait, la tête ballottant sur son épaule.

- J'ai hâte de voir la gueule de Smoky et Wire.

Elle leva les yeux vers Lacerate, qui brisait un silence confortable. Un soupir échappa ses lèvres, et elle fronça les sourcils.

« Sois pas trop dure avec eux. »

Elle se rendit compte, en le disant, qu'elle n'était pas convaincante du tout.
Ni convaincue.

« Oh, si, en fait. Ils le méritent. »

Elle eut un rire sans joie. Elle se doutait que Lacerate ne laisserait pas passer quelque chose comme ça, elle avait bien vu son expression lorsque Careless avait répondu. Wire et Smoky allaient prendre cher. Et Bambi ne pouvait pas avoir de la peine pour eux. Ni essayer de convaincre la cheffe d'être clémente. C'était des brutes. Et ils méritaient d'être punis. D'ailleurs, est-ce que ce n'était pas son rôle à elle ?

« Moi j'arriverai jamais à les punir », regretta-t-elle. « Ils ne m'écoutent pas de toutes façons, et c'est pas comme si j'étais plus forte qu'eux. »

Elle agita le hachoir couvert de sève, l'air pensif.

« Quoique avec ça, peut-être.... »

Elle éclata d'un rire charmant comme si la situation s'y prêtait. Puis reprit son sérieux.

« Tu penses à quoi ? Cachot ? »

Lace avait acquiescé, le regard sombre.

- Le cachot, des corvées. On recommence à chaque fois qu'ils refusent, mais... ça suffira peut-être pas.

Bambi hocha la tête. Elle était d'accord. Certains ne pouvaient pas être ramenés sur le droit chemin par toutes les punition du monde. Impossible de s'assurer que Wire et Smoky ne recommencent pas. Cette pensée était plutôt désespérante.
Lacerate continua.

- Le problème, c'est que j'ai pas forcément envie de leur faire du mal. Enfin, je... bien sûr qu'ils m'énervent, mais... j'ai un peu de peine à doser, encore.

La mère lui jeta un regard curieux du coin de l’œil.

- Enfin, on verra. S'il faut que je leur fasse peur, je le ferai.
- Leur faire peur, ça devrait suffire, fit-elle doucement.

Non, ça ne suffirait pas.
Mais cette phrase particulière de la cheffe l’interpellait.
Ne pas savoir doser.

Qu'est-ce qu'ils faisaient, au juste, dans les gangs, pour punir ? Pas de belles choses, à coup sûr. Et si Lacerate n'était plus qu'un gang d'une personne, elle risquait de faire mal. Elle pourrait les tuer. Au fond d'elle Bambi se demandait si la violence n'était pas la seule solution, face à des garçons comme ça ; ils n'écoutaient plus personne et n'avaient peur de rien. Elle se dégoûta elle-même de souhaiter que Lace leur fasse du mal. C'était que des enfants.

« Si jamais tu as besoin de mon aide ... »

Elle ralentit un peu la cadence de ses pas, parce qu'elle réfléchissait, mesurait ses paroles.

« Si tu ne sais pas quoi faire, ou que t'as peur que ça dégénère. Je sais pas … Je sais pas si je peux être utile. Mais je serai là. Je sers à ça aussi. »

Elle se fendit d'un pauvre sourire, mal assurée. Elle n'était pas certaine que Lacerate vienne vers elle pour lui demander de l'aide. C'était contre ses principes. Mais il fallait qu'elle propose. Qu'elle se sente, d'une certaine façon, importante.
Careless leva une tête endormie de l'épaule de sa cheffe.

- On est bientôt arrivés ?
- Bientôt.

La brume se dissipait doucement et elle commençait à voir apparaître des arbres derrière.