Nur a jamais fait son age.
Dès ses sept ou huit ans elle se conduisait et se ramenait toute seule de l’école. A treize ans, elle faisait ses courses, sa bouffe, et puis la vaisselle. Si elle avait été plus jolie, ou plus aimable, peut-être que Peter en aurait fait une mère. Comme elle n’était aucune de ces deux choses, elle l’a échappé belle.
Elle n’a jamais fait son âge, toujours un peu plus. Toujours un peu trop grande, pas en taille, non, juste quelque chose dans l’attitude, le regard. Pourtant un jour, au Ranch, elle s’est regardée dans le miroir et elle n’a pas reconnue la gamine de treize ans qu’on a appelé Shark. Elle a vu que la veste d’aviateur de son père, dont elle ne s’est jamais séparée, ne flottait plus sur ses épaules comme un parachute. Qu’elle pouvait sortir ses doigts des manches. Elle s’est examinée pendant un petit moment et elle a compris que son corps venait juste de rattraper le temps perdu. Le reste lui, était déjà adulte depuis longtemps, peut-être même depuis le début.

Nur se conduit toujours avec une certaine raideur, une tension, comme si tout le monde autour d’elle lui voulait du mal. Ses yeux envoient des fléchettes qui ricochent à tous les coins des pièces dans lesquelles elle entre, déjà à la recherche de toutes les sorties. Nur a les yeux très noirs, avec des paupières lourdes et des cils très longs, si longs que parfois ils l’emmerdent, surmontés de sourcils souvent froncés. On lui a parfois dit qu’il faut qu’elle arrête de dévisager, que ça met mal à l’aise. D’autres fois, on dit simplement qu’elle a un regard qui voit les choses pour de vrai. Nur observe bien, avec insistance, c’est son attitude de suricate, doublée d’une propension à paraitre intimidante sans vraiment avoir de quoi le prouver qui l’a envoyée chez les sentinelles. Alors elle peut paraitre dure, inapprochable. Méchante, même. Ce n’est pas entièrement faux.

Quand on débarque dans un monde rempli d’enfants en parlant à peine anglais, ce qu’on apprend en premier, ce sont les gros mots. Une fois les bases acquises, Shark les distribuait à tour de bras. L’attaque est la meilleure des défenses. Ce n’est qu’au Port, en vivant sous la tutelle de Moriko, que Nur a appris la politesse – bien contre son gré. Mais il ne faut pas confondre politesse et dignité. De la dignité, elle en avait déjà. D’ailleurs, Nur s’imagine qu’il vaut encore mieux mourir qu’être indigne, même si elle n’est pas bien sûre de ce que ça veut dire. Elle veut que les gens la trouvent forte et surtout utile. Elle veut ne rien vouloir à personne, jamais, et elle tient les comptes de toutes ses dettes avec minutie, même des dettes imaginaires, s’inventant des manières encore plus imaginaires de les éponger.
Nur ne veut pas qu’on l’aime, elle veut qu’on la respecte.
C’est ce qu’elle se dit.

De toutes façons, elle a pas l’habitude, qu’on l’aime, elle sait pas bien y répondre, elle devient maladroite et un peu paniquée. Ça l’angoisse, et quand Nur est angoissée, elle devient agressive.

Mais elle travaille là dessus.
Elle travaille sur beaucoup de choses. Déjà, elle s’est mise à sourire. Forcée, d’abord, et puis maintenant ça vient un peu plus facilement. L’humour aussi. Elle n’en a toujours pas, mais elle le comprend de temps en temps, quand d’autres personnes en font. Et puis elle travaille sur son image. Ses cheveux ont poussé, ont perdu du volume en s’alourdissant, et au lieu de les couper, elle les attache. Elle met d’autres vêtements que ces t-shirts sales et informes qu’elle cachait sous son blouson. Elle prend soin d’être propre, présentable, de s’éloigner de cette gamine un peu sauvage qui cassait des tasses de thé. Quand Nur se regarde dans un miroir elle se dit que son appareil photo lui manque. Elle arrivait à regarder plein de choses, surtout les choses qu’elle n’aimait pas voir, à travers son appareil photo.

◭ Elle a trois cicatrices effilées qui lui partent de la base du cou et terminent vers son menton. Elle est arrivée avec au Grand Arbre, et quelqu’un a fait remarquer qu’elles ressemblaient à des branchies de requin, ce qui lui a valu son nom tout de suite.

◭ Elle est sujette au vertige.

◭ Elle a fouillé ses souvenirs pour trouver un nouveau prénom qui vienne de chez elle. Pour le nom de famille, elle a fait l’inverse, choisissant quelque chose qui fasse pirate, le plus pirate possible. Quand au nom que lui a donné Moriko, Azami, elle n’aurait pas pu le garder, sans continuer de travailler pour elle. Mais elle le garde dans un coin, au chaud, comme un deuxième prénom que personne ne lui demandera.

◭ Elle a une sainte horreur de l’alcool, le gout, l’odeur, être en compagnie de gens qui en boivent, tout.

◭ Par contre elle aime le thé. Elle en prend toujours avec beaucoup, beaucoup de sucre, et parfois elle se dispute avec San sur la façon de le préparer, même si ça lui tient sans doute plus à cœur qu’à l’autre jeune femme.

◭ Elle parle arabe couramment, mais elle a toujours un peu peur de perdre l’habitude. Quand elle a l’occasion de le parler sur l’Île (au Grand Arbre, c’était avec Love) elle est très contente.

◭ Elle dit qu’elle n’aime pas les animaux, mais la vérité c’est que ce sont les animaux qui ne l’aiment pas.

◭ Parmi les quelques possessions qu’elle a trimballé jusqu’au Port, il y en a trois auxquelles elle tient beaucoup. Le blouson de son père, un carnet dans lequel elle dessine (pas très bien), et son appareil photo polaroid, qui a la lentille cassée depuis bien longtemps et pas de pellicule, mais qu’elle garde quand même au cas où.

◭  Elle a amassé aussi une collection de couteaux, aimant en avoir à peu près un par poche à tout moment, ça la fait se sentir en sécurité comme un doudou. Elle rend des visites régulières aux forgerons du Port pour y dépenser un peu trop d’argent de poche – c’est ses seuls écarts, il faut lui pardonner.

Nur n’a jamais été très sensible à la poésie, à la magie, à l’imagination, aucune de ces choses, et elle voit l’Île avec beaucoup trop de rationalité. Ce qui ne l’empêche pas de se contenter de son sort. Oui, c’est un endroit dangereux, rempli de choses dangereuses, où chaque jour apporte une nouvelle horreur à surmonter. Mais Nur s’adapte à tout. Elle peut pousser n’importe où comme une mauvaise herbe.

L’Ordinaire était quelque chose qu’il fallait fuir, de toute urgence. Elle n’a pas beaucoup réfléchi quand elle est passée par la fenêtre. Mais même maintenant, elle ne regrette pas. Il n’y avait plus rien qui la retenait là bas.

Ses sentiments pour Peter Pan étaient ambivalents, au mieux. Il l’avait sauvée, mais trop tard. Elle le respectait, mais elle ne l’aimait pas. Et de toutes façons elle ne le comprenait pas. Quand elle a participé à l’expédition de la Canicule, pour tenter de le faire pleurer, ces sentiments ont laissé place à de la terreur. Peter Pan lui fait peur, et elle le sait maintenant, s’il le voulait il les tuerait tous.

Le Capitaine fait peur aussi, mais ça c’est normal. C’est l’ordre des choses. Quasi tout le monde, au Port, est d’accord avec ça. Nur ne rêve pas de croiser son chemin.

Arrivée du Maroc, dans le Monde Ordinaire, dans la fin des années 80. Envoyée chez les sentinelles et elle y reste.
Pendant la Pluie Salée, se fait capturer par des pirates et sauver par Moriko, la gérante de la fumerie d’opium. Elle travaille chez elle pour éponger sa “dette”, sous le nom d’emprunt Azami.
Elle se retrouve coincée au Ranch pendant le Givre, et grandit petit à petit.
Au retour du printemps, elle décide pour de bon de ne pas rentrer au Grand Arbre et s’installer au Port.

Il faut qu’ils changent l’ampoule de la salle de bain. Elle n’a pas claqué, elle marche encore, mais elle clignote et elle pend à son fil au plafond de façon un peu sinistre, et toute la pièce baigne dans une lumière faible et jaunâtre qui lui donne l’air malade.
Zahra se regarde dans le miroir. Sa peau est crayeuse, une couche de sueur rend ses joues brillantes, elle se dit qu’elle ressemble à une statue de cire mal faite, on dirait qu’elle va s’évanouir. Elle a une main agrippée au rebord du lavabo, et l’autre qui presse trois couches de papier essuie-tout à son cou. Au début elle en avait mis une feuille, qui s’était aussitôt gorgée de sang, ça lui avait donné envie de vomir, elle avait vite jeté la feuille dans la poubelle et en avait pris d’autres pour cacher les plaies sur son cou qui n’en finissent pas de saigner.
C’est évident qu’il ne l’a pas fait exprès. D’habitude ça ne va pas si loin.

Il faudra qu’elle descende, qu’elle sorte et qu’elle achète une bouteille de désinfectant et des pansements. En bas de la rue, il y a une boutique qui est tout le temps ouverte, et le type qui bosse là ne lui posera sans doute pas de questions. S’il en pose, elle dira qu’elle s’est ratée en se coupant les cheveux avec une grosse paire de ciseaux. Elle est très maladroite : elle ne fait que tomber de vélo, se couper avec l’épluche légume, se cogner contre les coins de porte. Oui elle achètera du désinfectant, s’occupera de ses plaies toutes neuves, et puis quand ce sera fait, elle ira se dénoncer à la police, décide-t-elle. Et ensuite elle ira sans doute en prison. L’idée de mentir ou de s’enfuir n’effleure pas Zahra, peut-être qu’elle ne se sent pas trop en état de réfléchir à un plan compliqué.

L’ennui dans tout ça c’est de descendre de l’appartement. Si elle prend l’escalier, le grand escalier en spirale qui lui donne le vertige, elle devra passer devant le corps désarticulé tombé tout en bas par sa faute.

Peut-être qu’elle pourrait passer par la fenêtre de sa chambre. Il faut qu’elle prépare quelques affaires, juste quelques vêtements, de l’argent caché dans la boite à thé (pour les pansements), et puis son appareil photo. Elle espère qu’ils vont la laisser le garder, mais elle n’y croit pas vraiment.
Oui, c’est une bonne idée la fenêtre.
En cette saison elle la laisse toujours ouverte.


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Elle savait qu’Earl s’était réveillé un matin en ayant pris cinquante ans. Elle s’imaginait que grandir était toujours quelque chose de brutal. Mais la vérité c’est que pour elle c’est arrivé très sagement, au jour le jour, des grains de sable dans un sablier.
Un jour une autre des filles qui bossait chez Moriko l’avait surprise en train de laver frénétiquement un drap, elle lui avait souri d’un air tout à fait désolé et complice, et Shark avait cru qu’elle mourrait de honte. Elle avait refusé son aide d’abord, puis cédé en se disant que si elle n’y parvenait pas, Moriko l’engueulerait d’avoir encore foutu du sang sur quelque chose qui ne lui appartient pas. L’autre fille avait bavardé tout le long, lui avait appris qu’elle aussi venait du Grand Arbre et qu’elle avait été recueillie ici.

- Mieux vaut ça que la Maison Close.

Shark, qui alors se faisait appeler Azami – une identité dont elle comptait se débarrasser aussi vite que possible - était bien d’accord. Elle demanda pourquoi l’autre fille était partie.

- Bannissement. Toi aussi ?

Non, elle répondit. Non, juste un accident de parcours. Elle retournerait au Grand Arbre dès qu’elle le pourrait. Elle avait réfléchi à ce qu’elle dirait pour s’expliquer. Plus le temps passait et plus c’était difficile, bien sûr, mais elle trouverait bien quelque chose qui convienne à ceux qui se seraient inquiétés de sa disparition (il ne devait pas y avoir tant que ça).

- Et bien bonne chance alors, avait dit l’autre fille.

Elle aussi portait un nom d’emprunt, offert par la gérante de la fumerie. Elle avait regardé Shark avec un sourire un peu triste que celle-ci ne comprit pas.


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Moriko ne lui signala jamais qu’elle avait repayé sa dette. En fait, Moriko avait sans doute oublié cette histoire là, ayant simplement accepté Shark comme son employée à plein temps, obéissante et pleine de gratitude. Pendant ce temps là, Shark faisait ses petits comptes dans sa tête, et élaborait ses futurs mensonges avec beaucoup de soin, entre des changements de draps, des services de thé, des virées chez Earl, des emprunts de livres chez Annabelle. Et puis il y eut le Givre. Tout ce monde là fuit sagement au Ranch, pour y rester pendant très très longtemps. Shark avait suivi sans y réfléchir.
Et puis comme au Grand Arbre, et comme au Port, elle s’était habituée. Elle s’était rendue utile, elle avait adoré ça. Elle avait assisté Earl et ses deux ombres d’apprentis, elle avait porté des planches pour Zeb, elle avait regardé Moriko s’éloigner tout doucement de tout, et elle avait pris racine jusqu’au début timide du printemps, quand il avait fallu réfléchir de nouveau.

Après sa conversation avec Sky, Shark retourna dans sa chambre et pleura très longtemps. Peut-être même une heure entière. Et puis quand elle s’arrêta de pleurer, elle se mit à réfléchir aux milliers d’opportunités qu’elle avait laissé passer de rentrer chez elle.

Elle put en compter une dizaine, entre ce premier jour, où elle s’était échouée dans les armoires de Moriko, et ce jour là, au Ranch, parfaitement libre de ses déplacements, et sachant exactement où retrouver le reste des perdus si elle le voulait.

Oui, Shark réfléchit, et elle se rendit compte qu’elle avait tout simplement attendu patiemment qu’il soit officiellement trop tard, pour enfin le dire à haute voix.


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Cher Scar.

Elle barre le cher. Ça se voit encore, qu’elle l’a écrit, ça la fait rougir, elle déchire soigneusement le haut de la feuille, juste une petite bandelette, renonce à l’idée du nom, et elle recommence.

Je ne sais pas si tu te rappelles de moi, et peut-être que c’est très bizarre, mais je ne savais pas à qui d’autre écrire. Je pense qu’il y a des chances que les autres perdus qui me connaissaient m’aient oublié ou soient partis. Il y a longtemps, j’étais sentinelle.

Je ne sais pas ce que Slant a pu te dire sur moi, quand elle est rentrée du Port, mais elle ment. Je n’ai pas trahi le Grand Arbre. Je n’ai même pas choisi de partir.

Après une mission, avec un autre garçon, on s’est fait capturer tous les deux. Je crois qu’il a réussi à s’enfuir. Moi, quelqu’un au Port m’a recueilli alors que j’étais blessée. J’ai eu beaucoup de chance.
Je voulais rentrer après la Pluie. Je n’ai pas pu. Les choses sont toujours plus compliquées qu’on imagine.

Elle a une hésitation, fait tourner sa plume entre ses doigts.

Love aussi est ici. Elle va bien. Je ne crois pas qu’elle voudrait que beaucoup d’autres gens le sachent.
Moi non plus. Mais je voulais que tu saches que c’était un honneur que tu sois mon chef, et que je ne veux pas qu’on soit ennemis.

Au fond elle n’a rien d’autre à dire. Qu’est ce qu’elle pourrait dire ?

Shark, elle signe.
Ce nom lui est déjà étranger.

- Quelle idée, elle murmure.

Elle fait mine de froisser la lettre dans son poing, en faire une grosse boule de papier, et se ravise. Elle la relit une deuxième fois. Elle va voir voir Sky, qui se prépare à partir sans en avoir l’air, pour lui dire que ce n’est pas la peine finalement de transmettre sa lettre.

- Tu es sûre ?
- Oui. C’était idiot. Pas la peine de leur dire quoi que ce soit.

Sky hausse les épaules. Comme tu voudras.
Mais au dégel, quand il part pour de bon, peut-être que Nur glisse la lettre dans ses affaires, sans lui dire, l’air de rien.
Elle arrivera si elle doit arriver.