Opium n’était encore que la graine de la belle plante qu’il deviendrait un jour mais déjà, il se trouvait quelque chose de différent des autres. Quelque chose de spécial. Un je-ne-sais-quoi d’enchanteur qui le rendait adorable.

La fée se penchait au-dessus d’une flaque d’eau admirant son reflet avec un mélange de fascination et de timidité. Il portait sa robe blanche et vaporeuse qui lui faisait ressembler à un croisement entre une ballerine et une graine de pissenlit. Ses cheveux argentins encadraient son visage rond et juvénile. Il se trouvait réellement mignon et un peu honteux devant son culot.

Il se mit sur la pointe des pieds et tenta une arabesque maladroite. Il faillit tomber la tête la première dans la flaque boueuse qui lui servait de miroir mais en agitant les bras, il retrouva son équilibre. Le Narcisse jeta des regards inquiets autour de lui : il priait que nul témoin n’ait assisté à ce pitoyable spectacle. C’est à ce moment là que son pied glissa et que la fatalité s’abattit sur lui.

A quatre pattes, le visage à quelques centimètres de la surface de l’eau, il se redressa sur les genoux. Lorsque son regard croisa celui de son reflet, il sentit ses joues lui brûler de honte. Quelle ballerine ! Sa coiffure était à demi-défaite, sa robe était tout éclaboussée de boue. Se redressant maladroitement, il se sentit comme un canard boiteux et la fierté qu’il avait ressentit un peu plus tôt lui revint en pleine figure comme une gifle. Il se sentit laid, ridicule.

Au moins, il n’y avait personne pour assister à cela.

La Fée remonta les pans de sa robe et rejoignit le bord dans à grandes enjambées. Lorsqu’il redressa la tête, il se retrouva nez à nez avec une autre fée.

Une fée qui ne semblait pas plus âgée ni plus jeune que lui, le visage lumineux, des boucles blondes truffées de branches et d’herbes et un sourire de canaille pour compléter le tableau.

« Wouhou ! »

L’inconnu ramassa son butin éparpillé dans l’herbe fraiche et lui lança :

« Bonjour l'ami ! Un en-cas, ça te tente ? »

Opium le fixa avec de grands yeux consternés. Il s’attendait à des moqueries, un regard plein de jugement. Mais voilà qu’il tombait sur quelqu’un dans un état presque aussi pathétique que le sien. L’ironie et la surprise le prirent de court et il éclata de rire.

« Ce n’est pas de refus. » Puis il s’empressa d’ajouter vivement : « Bonjour ! »

L’inconnu se laissa tomber découvrant son butin : fruits, tartelettes, un petit festin quelque peu écrabouillé mais l’air toujours aussi appétissant. Opium s’assit sur les genoux, comme pour tenter de sauver les apparences, mais sa coiffure désordonnée et ses vêtements boueux contrastait avec ses manières soignées.

« Servez-vous donc très cher ! » l’invitait l’inconnu, prenant un air faussement solennel.

« Je vous en suis gré, très cher ! » fit le Narcisse en reprenant le même ton.

Il saisit une tartelette qui s’effritait sous ses doigts et plaça son autre main en coupelle pour récoler toutes les miettes qu’il tombait en chemin.

« Au fait, moi c'est Ether, nouvellement Messager Royal. Et toi ?
— Je m’appelle Opium. Je crois que je t’ai vu plusieurs fois de loin, tu voles
vite ! »

Lui, il s’était toujours trouvé pataud dans les airs. Jamais assez rapide, jamais assez gracieux. C’était sûrement la faute de ses ailes, beaucoup trop courtes et larges à son goût. Ce ne sont pas avec ces ailerons rabougris qu’il pourrait espérer rivaliser avec des voltigeurs comme cet Ether. On lui disait qu’il ne s’agissait pas de cela, que seul un mauvais travailleur se plaignait de ses outils et que ses ailes était tout à fait normales. Mais c’était sûrement des mensonges.

« J’étudies au Palais mais la Reine m’a pas encore confié de travail. Mais elle dit que j’ai du potentiel ! » Il ajouta avec un brin de fierté.

Il en oublierait presque qu’il était décoiffé, couvert de boue et qu’il partageait le butin d’un voleur.

Le compliment avait fait mouche. Torse bombé, truffe levée, Ether se redressa fièrement, ses ailes remarquables frétillaient comme dotée d’une vie propre. Opium se surprit à les admirer longuement, ses pensées fixées sur les siennes qu’il trouvait décidément bien disgracieuse en comparaison.

« Je suis le plus rapide du Royaume, c'est pour ça que la Reine m'a choisi comme Messager. Mais tu n'as pas encore vu mes pirouettes aériennes ! » fit le Séraphin en lui décochant un clin d’œil qui le fit un peu rougir.

« Tu as une idée de ce qui te plairait comme travail ? Tu étudies quoi ? Qui est ton précepteur ? Tu habites où ? Tu as combien de saisons ? C'est quoi ton fruit favori ? J'espère que tu aimes les tartelettes aux baies, en pointant celle qu'il a dans ses mains. »

Tant de questions lui suscitaient un tournis délicieux. Il aimait cette attention soudainement portée sur lui car il y voyait déjà l’occasion de montrer qu’il avait tout autant de raisons de se vanter.
Il savoura l’attente quelques secondes, lissant le bord de sa robe tachée, replaçant une mèche argentée derrière une oreille bleutée avant de se lancer :

« Je ne suis pas certain de ce pour quoi je suis fait. Il parait que j’ai de bonnes idées et que je m’exprime très bien, alors je pourrais divertir sa Majesté en lui organisant des fêtes et des jeux ! »

L’idée lui plaisait même s’il n’avait pas la moindre idée du travail que cela pourrait lui demander. Certes, il avait assisté d’autres aristocrates dans leurs préparatifs et pouvaient se représenter les démarches. Mais de là à savoir par quoi commencer et comment en venir à bout ? Cela restait compliqué pour lui de se figurer à ce poste.

« Dans cette ambition, j’étudies tout ! Par exemple, je dois savoir comment les fées des eaux façonnent la rosée si je souhaite leur en commander pour décorer le Palais. » poursuit-il sagement.

Et un jour, il saurait tout. Tout ce qui est beau, bon et agréable, pour lui comme pour Sa Majesté.

« J’étudies aussi l’administration, mais ça n’a rien d’amusant. » concèda Opium avec une moue boudeuse.

A quelles questions n’avait-il pas encore ? Il n’était pas certain. Les fruits peut-être ?

« J’adore les bleuets et les myrtilles et pour le reste, je suis un mystère à percer ! » affirma-t-il en savourant sa poésie.

Sur ces mots, il porta une tartelette à ces lèvres dont il prit une minuscule bouchée, prudemment, pour ne pas s’en mettre partout.

Opium mâchait lentement avec délice, tant pour faire durer la saveur exquise de la tartelette, que pour ne pas laisser lui échapper l’expression odieuse d’un mâchouillis grotesque. Tantôt, il serrait les lèvres pour vérifier la présence d’une miette collée à ses lèvres et se réjouissait de ne pas en détecter. Tantôt, il balayait de la mains la poudre du biscuit qui tombait sur sa robe boueuse. En tout circonstances, il était presque parfait.

« J'adore les fêtes ! J'ai hâte d'assister à une de celles que tu organiseras ! »

Qui n’aimait pas cela ? Mais le Narcisse prit le compliment, ses ailes tremblèrent comme parcourue d’un frisson de pur orgueil. Ses fêtes… Il organiserait les fêtes les plus grandioses, un jour. Il serait le grand maitre des festivités !

Sa rêverie fut coupée par un numéro de jonglage de son interlocuteur. Opium ajusta sa tartelette de manière à ne la tenir que du bout des doigts et, sa paume ainsi libérée, il la tapota de son autre main pour l’applaudir discrètement.

« Tu connais la Reine personnellement ? Mab est une très bonne amie, si tu as besoin d'être introduit je serais ravi de t'aider. »

Cette conversation lui avait prodigué tant de plaisir mais voilà qu’il ressentait un bien vilain sentiment. Le mélange de peur et de honte qu’il ressentait parfois lorsqu’une fée des étoiles brillait un peu fort ou qu’une fée des jardins sentait trop bon, plus bon que lui. La peur d’être à la traine, la honte de n’être rien face à l’autre.

« Je connais la Reine, bien sûr. Nous sommes de supers amis mais ton aide est précieuse, je te remercie. ». Son sourire restait doux mais son regard trahissait une tension palpable, proche de la panique. « Si je peux faire quoi que ce soit pour t’aider, cher Ether, tu ne dois pas hésiter ! »

La reine le saluait quand il la croisait, cela voulait dire quelque chose. On lui confierait de grande responsabilité, il était important ! La Reine ne saluait pas tous ceux qu’elle croisait, si ? Il était important. Il était quelqu’un.

A sa proposition, le messager imperturbable se contente d’un haussement d’épaule, accompagné de son sourire malicieux habituel. Opium serre les lèvres pour ne pas grimacer. Il est presque certain d’avoir fait mouche mais son interlocuteur n’en laisse rien paraitre.

« Ne t'en fais pas, je suis débrouillard. »

Opium opine. Loin de lui d’en douter.

« Tu as combien de saison ? Tu as des amis ? Combien ? »

Ether n’en démord pas, sa curiosité ne connait aucune limite et bien qu’Opium apprécie être le centre de l’attention, il se soudain plus mal à l’aise. Il n’est pas face à un spectateur béat d’admiration. Il est face à une autre personne, tout à fait à même de le prendre de haut ou de le juger s’il se trouve en position de faiblesse.

« J’ai déjà deux saisons. », il commence avec un brin de fierté.

Il est encore bien jeune, bien plus qu’il n’en a conscience. Sa voix trahit encore le rire qui l’a vu naitre, il y a peu. Mais pour Opium, deux saisons, c’est déjà une éternité.

« Et pour ce qui est de mon cercle de fréquentation… J’ai beaucoup d’amis ! »

Le Narcisse s’humecte les lèvres. En vérité, il ne s’en est fait aucun. Au château, tous les aristocrates qu’il a rencontrés se montrent aimables mais distants. Sur son passage, il les entend parfois murmurer et rire. Opium ignore beaucoup de choses mais il a vite appris la différence entre les rires de joie et les autres. Ceux de mauvais augure, ceux qui lui donnent envie de disparaitre.

Opium dévisage Ether, pensif. Le messager ferait un premier ami tout à fait épatant. L’ennui, c’est qu’il lui a déjà trop menti pour relâcher sa garde. Qui sait si ça se retournerait contre lui ?

« Tellement ! », soupire Opium. « J’ai arrêté de compter ! Qui fait ça en plus ? »

Lui. Lui, il le ferait mais il aurait vite fait le tour de la question.

« Et toi alors ? Tu as des amis, j’imagine. »

Opium réprime l’envie que menace de trahir sa voix. Bien sûr qu’Ether a des amis. Il a de l’assurance, un beau visage, et un boulot confié par la reine. En plus, c’est un criminel. Il a probablement beaucoup de succès.

Opium pince les lèvres, soutient du mieux qu’il peut le regard d’Ether. Il craint que son interlocuteur n’insiste. Pris de court, le Narcisse n’est pas sûr de pouvoir se dépêtrer dans ses mensonges. Mais fort heureusement, son camarade se contente d’un haussement d’épaules.  

« D'accord, j'attendrai alors. Ils doivent être haut placés pour avoir un emploi du temps si chargé. Mab aussi est souvent occupée, c'est la reine après tout.
— Oui, c’est vrai… », fait Opium en essayant de dissimuler son soulagement.

Sur le moment, il ne saisit même pas la vantardise de son interlocuteur, trop heureux qu’il est de mettre fin à l’interrogatoire.

« Tu veux des fruits ? De l'ambroisie peut-être ? », demande encore Ether en lui tendant les deux en même temps.

Comme il n’est pas certain de pouvoir ingurgiter les deux en même temps, son regard va et vient, hésitant. Finalement, il saisit l’énorme cerise à deux mains (dont le poids le surprend un peu et manque de l’entraîner en avant.

« C’est très gentil de partager ton butin… »

Il tourne la cerise entre ses mains, à la recherche de la partie la plus adéquate pour la manger sans risquer de s’en mettre partout. Mais ça lui parait impossible. Il pince les lèvres car il ne peut certainement pas refuser ce cadeau mais il n’a pas envie de se couvrir davantage de ridicule.
La gourmandise finit par l’emporter sur la honte.

Quand Opium lève le nez, du jus rougeâtre macule ses joues et le bout de son nez.

« Ch’est ekchellent ! », il déglutit. « Elle est mûre à point ! Où tu l’as trouvée ? »