— D’après toi… quelle est la plus grande des qualités humaines ?Sa question posée, Opium pince légèrement les lèvres pour en apprécier toute la saveur. Une friandise. Cette conversation prend un tour philosophique qui ne lui déplaît pas car il a une nouvelle fois l’occasion de faire l’étalage de ses talents.
Son interlocutrice marque une pause songeuse tandis qu’elle cherche en sa mémoire les traits les plus remarquable parmi ses
poètes. Opium muselle son empressement : il meurt d’envie de lui faire part de sa propre opinion mais la galanterie l’oblige à patienter. Qui plus est, il lui apparaît évident que celui qui conclut le débat aura toujours un avantage sur celui qui introduit.
Pourtant, la réponse de sa compagne l’intéresse. Ses prises de position sont bien souvent… audacieuses.
— Je dirais… leur créativité.— Oh, fait-il mine de s’étonner pour l’inviter à développer.
— Ils se montrent toujours très inventifs quant il s’agit d’arriver à leurs fins ou bien pour exprimer leur… admiration.Sur ces mots, elle lui glisse un sourire espiègle dont il n’a aucun mal à saisir le sens. Bien sûr, cette créativité n’est jamais plus appréciée que lorsqu’elle est mise au service d’Absinthe.
— C’est une réponse très pertinente, complimente-t-il.
Mais… tu fais fausse route.— Ah oui ?La Fée Verte arque un sourcil, perplexe mais néanmoins amusée. Opium se lève, il se dresse de toute sa hauteur. Il a toujours eu le sentiment que la stabilité de sa position donnait plus de poids à ses arguments et sa prestance plus de tranchants à ses mots.
— Leur ambition.Il marque un temps pour la théâtralité avant de renchérir :
— Sans but, à quoi bon inventer ? C’est l’ambition qui arrache un Homme de la masse des anonymes, qui le place entre la fée déchue et le singe qui s’est redressé !Il sent qu’il s’emporte. A trop s’enflammer, la passion est prise pour de la sottise. Un vrai gentilhomme joue de ses mots sans être le jouet de ses sentiments. Il replace une mèche rebelle derrière son oreille et reprend d’un air plus raisonnable :
— La chute est parfois fatale, il est vrai. Mais le risque en vaut la chandelle car vois-tu… Mieux vaut cela… Oui tout vaut mieux que de mourir sans avoir vécu. La mort. Un frisson délicieux le parcourt. Jamais une idée n’a été aussi séduisante que cette faucheuse voilée dont les poètes ne cessent de rêver l’étreinte. La mort. Opium l’aime abstraite, belle et blanche comme un linceul propre. Elle qui donne un nom aux batailles et aux serments une terreur voluptueuse. Et le deuil est une mélancolie si douce sur le papier… Il serait bien curieux d’y goûter.
— Ils ne réalisent pas leur chance ! Je les envie parfois… Regarde-moi : je ne pourrai jamais m’améliorer. Je suis né accompli, c’est là mon drame. J’aimerais parfois ne pas être né si parfait, simplement pour le plaisir de le devenir. Quelle misère que la nature m’ait privé de tout espoir de goûter à ce sentiment d’accomplissement !Il esquisse un air affecté mais il rayonne.
Maudis, voilà un mot qu’il lui plairait d’entendre à son sujet sans qu’il ait besoin de le suggérer. Car cette ombre planant sur son bonheur donne à sa condition quelque chose de délicieusement tragique.
— Pauvre de toi.Absinthe lui accorde un sourire complaisant mais la lueur moqueuse dans ses yeux ne lui ment pas : elle n’est pas dupe.
— Tu peux rire de mon chagrin, cela m’amuse.Jamais il ne l’admettrait mais rien ne l’amuse moins que l’opinion qu’on porte sur lui. Il y a un plaisir à la provocation, à feindre l’indifférence face aux accusations. Mais il y a des regards qui l’atteignent plus sûrement qu’un coup d’aiguille en plein cœur.
Qu’on l’aime, qu’on le déteste. Mais par pitié, gardez-vous de rire.
— Amusons-nous tous les deux, plutôt, suggère Absinthe.
Cette proposition et le sourire malicieux de la Fée Verte balaient en un instant tous ses ressentiments. Un jeu ! Le regard d’Opium s’illumine comme celui d’un enfant le jour de Noël. Il reprend aussitôt contenance et s’installe à ses côtés. Il prête l’oreille, nonchalamment.
— Es-tu au courant des dernières rumeurs concernant le Capitaine ? Il semblerait que son autorité soit sur le point d’être contestée... — Une mutinerie ? Voilà qui promet d’être intéressant. — Le spectacle ne durera pas longtemps puisqu’ils échoueront à coup sûr.Cette dernière remarque lui arrache une grimace peu élégante. Quelle rabat-joie ! Il n’aime pas quand Absinthe lui coupe les ailes de cette façon. Mais son agacement laisse place à la jubilation : c’est une provocation délibérée :
— Parions.— Si tu gagnais, qu'est-ce que tu voudrais ?— Pourquoi pas… une danse ? Il n’a que faire de la récompense, ce n’est qu’un prétexte. La compagnie d’Absinthe est certes très plaisante mais il reste une chose qu’il préfère par-dessus tout : c’est gagner. Et qui plus est… elle ne lui a jamais refusé une danse par le passé.
— Très bien.— Et toi ? Quel sera ton prix ?La Fée Verte fait mine d’hésiter comme si elle ne s’attendait pas à se voir renvoyer la question. Il faut pourtant qu’elle veuille quelque chose pour faire autant de manières…
— Je ne sais pas encore.— Allons, rien ne te fait envie ? insiste Opium.
Tu peux demander ce que tu veux.Sur ces mots, il lui décoche un regard séducteur. Il ne se permettrait jamais de lui tendre ce genre de perche s’il n’était pas certain qu’Absinthe était trop gracieuse pour en profiter.
— Je déciderai quand j’aurai gagné, tranche-t-elle.
Quelle assurance…
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S’il est terrifié, il parvient tout de même à garder son sang-froid. Seuls le va-et-vient de ses regards nerveux et la raideur dans ses jambes trahit son angoisse. Ses revendications, ses bravades, tout ça lui semble bien loin, à présent. L’homme courageux qu’il essayait d’être s’est fait la malle lorsque les cris se sont tuent, lorsque les sabres ont été jetés à terre et que ses complices ont demandé grâce. Il était seul, debout mais vaincu. Il aimerait croire qu’à ce moment-là, c’est à cause du choc que son arme lui a glissé entre les doigts. Seulement, il a le souvenir encore vif de l’avoir lâchée à son tour en réalisant que c’était terminé pour lui.
Ne restait plus que l’attente et Son Verdict.
Un signe du Crochet. Deux anciens camarades le saisissent par les épaules et l’entraînent jusqu’au bastingage. L’un d’eux lui assène un coup de genou qui le plie en deux. L’autre l’écrase de tout son poids pour l’obliger à se mettre à genoux. Tout ça, c’est inutile car il n’a aucune intention de résister. Ce n’est donc pas pour lui mais pour les autres. Ils ont besoin d’un exemple.
On lui prend son manteau, on l’attache par les poignets, on déchire sa chemise. Les deux matelots lui crachent une dernière insulte avant de s’éloigner. Il ne répond pas. La caresse du vent marin sur son dos nu ne lui procure pas le soulagement familier qu’il espère. Un frisson d’outre-tombe lui parcourt le corps de bas en haut tandis qu’il sent un air glacé venu des profondeurs.
Il ne pouvait pas se sentir plus démuni : le dos tourné à une assistance silencieuse, son vêtement en lambeaux. D’ici, il ne voit que la charpente du Jolly Roger à laquelle il est fermement retenu, et tout le bleu au-delà. Il loue le travail appliqué du Maître Charpentier quand il pose la tête sur le plat-bord : sous sa joue, le bois est lisse. A genoux devant l’Océan, il se sentirait presque de faire une confession.
Tout compte-fait, il aurait pu se contenter de vivre sans faire de vagues.
Un pas lourd qu’il reconnaît se rapproche de lui. Le Bosco doit le maudire. En plus de les avoir tous trahis, il lui donne beaucoup de travail. Ça l’amuse d’imaginer ce connard qui aime tant soigner ses effets transpirer comme un gros porc, souffrir en silence de crampes dans les bras à force de frapper les mutins. Rien que pour ça, peut-être que ça en valait la peine.
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Les
Souffrances du jeune Werther l’avaient ému, et le duel mortel du poète Pouchkine lui inspirait des mélopées sous la lune. Pourtant, rien ne l’avait préparé à cela.
La douleur sans son manteau rouge. Ce n’est ni beau ni inspirant. C’est bruyant. C’est salissant. C’est la bassesse, la fragilité dans tout ce qu’elle a de plus répugnant.
En temps normal, Opium s’épargnerait volontiers un spectacle aussi consternant mais il n’est pas seul. A ses côtés, Absinthe surveille la moindre de ses réactions. S’il détourne le regard – ne serait-ce qu’un instant – elle le saura.
Il ne comprend pas. Qu’est-ce qui a bien pu lui échapper ? Quelle erreur a-t-il commise ? Lui qui avait pourtant donné sans compter, surveillant l’avancée de son champion, lui soufflant ses idées sans réclamer le moindre crédit. S’il avait pu – si les règles du pari ne le lui interdisaient pas – il aurait pris un sabre et se serait jeté dans la bataille lui aussi. Alors pourquoi, malgré tous ses efforts, les mutins ont-ils échoué ?
Absinthe y est sûrement pour quelque chose. Elle aussi, malgré les règles, ne pouvait pas rester en simple observatrice. C’est évident.
Elle triche toujours. Lui aussi.
Et pourtant… il a perdu.
C’est impossible.
Non. Tout ça, c’est la faute de cette… de cette petite chose rose qui se tord de douleur en contrebas. C’est elle qui n’a pas été à la hauteur. Opium serre les dents : toute l’affection qu’il ressentait pour ce matelot fond comme neige au soleil car ce dernier lui fait honte. Ses hurlements traînent son nom dans la boue, ils clament son échec à la face du monde.
Aussi, il éprouve un soulagement certain lorsque les cris cessent et que deux solides gaillards ramassent la dépouille du malotru pour le balancer par-dessus bord. Une sortie de scène bien disgracieuse, certes, mais au moins elle marque la fin de son supplice.
Ou pas.
Après un long silence durant lequel les deux fées fixent l’endroit où le corps du pirate vient de sombrer, Absinthe s’éclaircit la gorge :
— J’ai gagné, il semblerait.De toute évidence. Faut-il seulement que rien ne lui soit épargné ?
— Tu as décidé ce que tu voulais ?— C’est vrai, je n’y avais pas réfléchi. Donne-moi encore une minute…Ce qu’elle est détestable, cette manière qu’elle a de feindre l’innocence ou l’indécision pour faire durer son sale petit plaisir. Il lui serait pourtant si simple d’en finir. Pourtant, au fond, il sait bien qu’à sa place il n’agirait pas autrement. La Fée Verte veut consommer son échec jusqu’à la lie.
C’est en deux mots qu’elle atteint finalement le paroxysme de l’extase.
— Une danse ?Une danse.
Il aimerait fuir cette humiliation qui n’a que trop duré. Des effluves nauséabondes lui parviennent du pont : mélange de sueur et de sang. Absinthe sourit, lui tend la main.
Il aimerait tant partir. Mais cela reviendrait à perdre la face et il n’y a pas plus grossier qu’un mauvais joueur. Aussi, il se tourne vers elle, maquille son amertume derrière un sourire séducteur.
— Dans ce cas… Il s’incline légèrement et lui tend son bras.
— Je serai honoré d’être ton cavalier.Soit, ils danseront. Le fouet imposera sa cadence et les fées tournoieront. Ils riront de bon cœur et resteront bons amis. Mais la prochaine fois, c’est lui qui mènera la danse.