Comme une sensation de déjà vu.
Souffle court, il sent les graviers lui poinçonner la joue alors qu'une semelle crade vient s'abattre sur l'autre côté de son crâne. Ce n'est pas grave, en un sens - c'est pas la première fois. Pourtant cette pensée ne rend pas la situation plus agréable, loin de là.
- Hé mec, lâch-- Je t'ai dit de fermer ta gueule.La voix est impérieuse et clairement hostile alors que la pression s'accentue sur sa joue. Bima grimace : ce serait moche, de finir là, la tête éclatée contre le bitume, tué par un type clairement plus beau que lui. Son regard dérive de côté, rencontre celui des deux filles qu'il a tenté d'aborder. L'une d'entre elles - cheveux bicolores, coupe au carré et maigre à en crever - a les mains sur la bouche et semble vouloir dire quelque chose, sans pour autant pouvoir se résoudre. Même à terre, Bima lui adresse le même sourire que lorsqu'ils étaient voisins de pallier et allaient à l'école ensemble.
Comme si l'expression l'avait décidée, Mina - c'était son nom là-bas et ça n'a pas l'air d'avoir changé ici - s'anime. Fait un pas vers eux, la main tendue.
- Attends...- Rentre, Mina. Ça te concerne pas.Un mélange de peur et d'hésitation tord les traits de la fille, qui se laisse finalement entraîner par sa pote. Avant que Bima n'aie le temps d'inspirer une nouvelle fois, le type qui le maintient se décale et la pression s'enlève. Un début de soupir soulagé, coupé brutalement par un coup de botte dans les côtes.
- Aaaaaaah... Qu'il laisse échapper, faiblement. Avant de porter la main à son flanc.
Putain.Son cri du coeur n'a pas vraiment l'air d'émouvoir l'autre mec. Un peu dans les vapes, Bima sent qu'il le soulève pour le plaquer contre le mur. Un peu trop violemment, sa tête heurte les briques : un carré de ciel californien l'éblouit avant qu'un crochet du droit ne vienne le cueillir, noircissant sa vision. Nouveau soupir, accompagné d'un éclat de douleur. Certains en crèveraient de peur, lui... ça l'ennuie.
Faiblement, il lève ses deux mains.
- Temps mort, steuplaît. Temps mort.C'est geint, mais ça vient du coeur : c'est quand on abîme son beau visage que Bima commence vraiment à avoir peur. Le type ricane mais cesse de le frapper : c'est déjà ça, Bima apprécie - sans pour autant le lui faire remarquer. Quelques secondes passent avant que son interlocuteur ne lance :
- Putain, c'est fou ce que t'es faible.Le dégoût suinte de sa voix, mépris forcené qui fait grimacer l'adolescent, toujours maintenu contre le mur. Son regard, auparavant fixé au sol, finit par remonter vers le visage de son tortionnaire. Une très belle gueule, sauvage et ciselée, qui lui donne des envies qu'il n'ose identifier. Bima se mord la lèvre, tente de ne pas le fixer dans les yeux trop longtemps : ce mec a des pupilles d'acier trempé et un regard tout aussi tranchant.
Le coup à l'estomac le cueille, le laissant hors d'haleine. Bima profite que le mec l'aie lâché pour se laisser misérablement tomber au sol, en quête désespérée d'un souffle.
- Je t'avais prévenu de plus chercher à la contacter.Il tousse, des larmes machinales aux yeux. La panique n'est pas montée : il ressentira peut-être un coup de stress, plus tard. A la place, il sent sa main se crisper.
- Tu comprends pas. Sa voix est rauque, il ne la reconnait pas.
Je veux pas la ramener, je veux juste lui parler... voir si elle va bien. - Elle survit.A travers sa vision embrumée, Bima voit que le type s'est éloigné. Il s'étonne, parle sans réfléchir :
- Tu vas pas me tuer ?- Je veux pas salir mes nouvelles pompes.Quelques secondes. Pantelant, il se relève et se passe la main sur la joue. Le type se retourne, lui fait face.
- Si je te revois traîner autour de mes filles, je te bute. Bima ignore pourquoi son sourire revient à ce moment-là.
- Même si je paie ?- Je suis sérieux.Son corps tremble, lui envoie des signaux inquiétants et il s'en fout, comme d'habitude. Se rapproche un peu : le type le surplombe, mais il n'arrive pas vraiment à en avoir peur. Il ne va pas le tuer maintenant, non ? Il le lui a dit.
- En fait... t'as peur qu'elle parte.- Pardon ?Regard d'avertissement, que Bima ignore avec allégresse.
- T'as peur que je lui rappelle qu'elle vaut mieux que comment tu la traites.Cette fois, le type s'avance et Bima se rend compte que c'était vraiment idiot, de le provoquer. A nouveau dos au mur, il envisage la fuite mais n'ose pas s'y risquer encore : et s'il avait un flingue ? C'est bien connu, tous les membres de gangs ont un flingue.
La paume du type vient s'appuyer à côté de son crâne, et Bima frissonne un peu.
Merde, il a vu trop juste et maintenant il va en crever. L'adolescent se crispe, ferme les yeux. Attend un coup.
Et pourtant, il n'y a qu'un souffle. Lorsqu'il rouvre les yeux, le visage de l'autre est assez près pour qu'il en sente la chaleur. Ses préoccupations, d'un coup, changent du tout au tout : si ça se trouve, il est en train de rougir.
Ça devient le plus gros de ses soucis.
- Tu crois vraiment que je la traite mal ?Ces yeux, cette mâchoire, ce sourire de loup. Bima se sent très perturbé, peine à identifier la sensation : il devrait pas ressentir
ça, maintenant, pour un type qui veut le buter.
(Et pourtant).
- Heu...La main froide de son interlocuteur lui cueille le menton et pendant quelques secondes, Bima est persuadé qu'il va lui rouler une pelle. A la place, le type rétorque :
- Je ne traite jamais mal celles qui me plaisent. Bima déglutit. Il ne sait pas pourquoi la remarque lui fait un peu mal.
- O... ok.Et d'un coup, le mec s'écarte. L'Indonésien retrouve son espace vital et respire alors que l'autre se marre avec une cruauté assez moche. Avant de lui désigner l'extrémité de la ruelle - sa porte de sortie.
- Casse-toi maintenant.Bima obéit sans demander son reste. Derrière lui, le mec rit toujours.
- Pédé, va.Ça ne le blesse pas, il ne comprend pas trop, à vrai dire. Il sait juste que son coeur bat dans ses joues, qu'il a sans doute un lacet défait et que - malgré le fait que ce soit la troisième fois qu'il le rosse - il ignore le nom du mec au regard qui coupe.
# # #
Quand ils se revoient, ce n'est pas par coïncidence - même si Bima a essayé de se convaincre du contraire. Il faut dire, s'il ignore l'identité du proxénète en charge de Mina, il sait de quel gang les deux font parties et c'est bien assez. Ce n'est pas si difficile de retracer les agissements de la Meute, quand on connaît les bonnes personnes : c'est un camarade de classe très fêtard qui lui a dit qu'il y avait de fortes chances que des membres du gang soient présents à la rave à laquelle il comptait se rendre. Bima l'a donc accompagné et se retrouve, logiquement, au milieu de sons et de formes qui le laissent un brin perplexes.
Il ignore, en réalité, ce qu'il fout là : si on lui demandait, il dirait sans doute qu'il cherche à retrouver Mina - ou le nom de son mec. L'idée de faire la fête ne le dérange pas non plus, à dire vrai : le camarade qui l'a amené là, en tous cas, a l'air particulièrement déterminé à passer du bon temps. Nonchalant, Bima le suit : c'est difficile de se concentrer, avec toutes ces lumières noires et la musique qui assourdit tout.
Et au milieu de ce bordel, d'un coup, il apparaît.
Le mec à Mina, accompagné d'une fille avec le même regard que lui et d'un type noir qui semble occupé à vendre un truc à quelqu'un - même si Bima se doute très bien de quoi, il ne voit pas grand chose.
Quand le mec qui l'a tabassé trois fois le remarque, il y a comme 3 secondes de stupéfaction, avant qu'il lui fonce dessus et le saisisse pour fendre la foule et l'entraîner hors de l'entrepôt, visiblement vénère. C'est tout juste s'il ne le jette pas dehors avant de suivre en faisant claquer la porte derrière eux.
- Tu fous quoi, là ? Tu me cherches, c'est ça ?- Non, mec, attends... Bima bafouille.
C'est pas ce que tu crois. Regard mauvais. Par réflexe, l'Indonésien lève les mains.
- Sérieux... je cherche pas à te provoquer, vraiment. La réflexion n'est pas son point fort et quand l'autre le fixe, c'est encore pire. Bima cherche ses mots et finit par abandonner :
- J'avais juste envie de te revoir.Silence stupéfait. A l'intérieur, les basses se font sourdes, sinueuses. Bima s'en veut, avant de décider que même s'il se prenait un râteau, ce ne serait pas si grave.
Le mec finit par éclater de rire et venir lui saisir l'épaule.
- T'as aimé que je te casse la gueule, c'est ça ?Nouvelle volée de frissons, Bima aimerait se fustiger d’être en chaleur à cet instant précis mais il ne va pas se mentir : ça lui plait, quelque part. Le mec lui sourit, il ignore si c'est bon signe ou non.
Et lui tend la main.
- Je vais faire semblant de te croire.Bima se sent con mais la lui serre quand même.
- ... moi, c'est Bima.- Tu peux m'appeler Steel.# # #
Ils se revoient, assez pour pouvoir se dire potes, réellement. Pas assez, par contre, pour que Bima connaisse son véritable nom, mais ce n'est pas grave : il s'en contente. Steel est gravement occupé, souvent à courir et faire des trucs dont l'Indonésien n'a pas vraiment envie d'entendre parler. Ils se voient de temps à autre, chez l'un ou l'autre, c'est égal. Il n'y a pas grand monde, chez Steel : il vit dans un bel appartement, mais qui sent le vide. C'est là qu'ils boivent, jouent à des jeux vidéo ou s'occupent parfois chacun de leur côté, sans se parler.
Bima ne sait pas grand chose de Steel : il sait qu'il a une soeur plus jeune, de son âge à lui à peu près, et des parents relativement friqués. Lui-même ne tient pas la comparaison avec sa grosse famille et son père fleuriste : de toute façon, Steel lui parait toujours plus beau, plus fort et plus impressionnant que lui, Bima n'aime pas trop mais il fait avec.
La première fois qu'ils s'embrassent, tous les deux ont bu. Ils sont seuls devant l'appart de Bima et ça se fait sans vraiment qu'ils s'en rendent compte. C'est comme un jeu, quelque part : Steel se fout de la réputation de
lover de son pote et lui demande quel genre de réplique il utilise pour draguer, ce à quoi Bima répond par la démonstration, en lançant que quand même, il n’a pas trop à se forcer avec Steel. C'est comme un jeu, une provocation : quand ils se détachent, Steel sourit avant de se rendre compte et de tirer une tronche de 3 mètres de long.
Ils se séparent, c'est gênant. Bima est un peu alcoolisé, un peu euphorique : il rentre, se fait bousculer par ses soeurs et ne prend même pas la peine de râler. Certains seraient au septième ciel, lui est content.
C'est déjà beaucoup, le connaissant.
# # #
Steel s'appelle Hakeem en vrai, mais Bima préfère dire que c'est son amoureux. Ce qui a tendance à l'énerver, il lui en a déjà collé une d'ailleurs. Ce qui se passe entre eux (ils n'ont jamais employé le terme "relation") n'a rien d'officiel ni d'exclusif : Hakeem se tape sans doute toutes les filles de son gang et Bima apprécie l'idée de pouvoir flirter avec qui il veut sans contraintes. Quand ils se retrouvent, pourtant, c'est chouette et Bima a réellement l'impression qu'ils sont ensemble, qu'il y a une forme d'amour entre eux. Steel lui répète souvent qu'il n'est pas gay et l'Indonésien ne dit rien : il s'en fout, quelque part, de ce qu'il se raconte pour se rassurer. Il s'en fout que ce qu'ils font tous deux lorsqu'ils sont seuls ne laisse aucune place à l'ambiguïté, réellement. Tant qu'ils se voient, il est content.
Même en secret.
Sa vie - contrairement à celle de son amoureux - n'a rien de réellement palpitant : à l'école, il oscille entre plusieurs groupes de potes et produit des notes limites tandis qu'à la maison, les tableaux de sa mère s'empilent. C'est souvent un joyeux bordel chez lui, qu'il subit avec la nonchalance de ceux qui ont l'habitude. Les mois passent, la ville change. Les affaires de la Meute ne le concernent pas, c'est tout juste s'il entend 2-3 rumeurs, quelques fois. Mais Bima a l'intelligence de se tenir à l'écart. Il se contente d'être disponible quand Steel l'appelle, de profiter au max des moments qu'ils passent les deux. S'il est amoureux ? Sans doute. Il est content en tous cas et ne se pose pas trop de questions. Tout en sachant bien, quelque part, que rien de tout cela n'est voué à durer.
# # #
La dernière fois qu'ils se parlent, ils ne sont pas chez eux. C'est en terrain neutre qu'ils se voient, dans un resto glauque, dont les pizzas sont si dégueulasses qu'elles en deviennent bonnes, par un effet étrange. Ils ont l'habitude de s'y rendre,
entre bros, et ce soir ne fait pas exception. Steel fixe Bima qui mélange sans aucune gêne Redbull et lait fraise dans un même verre, avant d'en avaler une gorgée avec un sourire serein.
- T'es vraiment dégueulasse.- C'est pas ce que tu disais hier soir.Un demi-sourire lui répond. Bien que Bima ne soit pas particulièrement attentif, il faudrait être aveugle pour voir que ce soir, Steel n'a pas la forme.
- Ça va, mec ?Il ne lui répond pas directement, joue un peu avec sa tranche de pizza avant de répliquer :
- ... des fois, je me demande si je serais pas allé trop loin.La discussion risque de s'annoncer sérieuse et profonde. Bima grimace un peu intérieurement devant cette perspective, mais fait un effort.
- Tu veux dire quoi par là ?Nouvel instant de silence entre eux, agrémenté de bruits de couverts et autres conversations. Des rires, plus loin, un bébé qui pleure. Hakeem a l'air fatigué, ce n'est qu'à ce moment-là que Bima le remarque réellement.
- C'est juste que.. je sais pas. Ça t'arrive jamais de te demander ce que ta vie serait si tu avais pris d'autres décisions ?Bima se cale dans son siège et prend une gorgée d'immondice. Avant de répondre :
- Franchement ? Non.Steel ferme les yeux et prend quelques secondes avant de rire.
- ... bien sûr que t'y as jamais pensé.Bima ne relève pas et hausse les épaules à la place. Le reste de la conversation est poissé de gêne jusqu'au moment où Hakeem finit par se lever.
- J'y vais. Qu'il lance, un peu bêtement. Bima acquiesce.
- Tu vas au boulot ?- Pas vraiment. Il ramasse sa veste, l'enfile prestement et sourit légèrement.
Ce soir, on fait la fête. On a réussi un coup risqué et j'espère vraiment que ça va nous porter chance.L'Indonésien hoche la tête : il ignore quel est ce coup qui vaut bien une fête, ne cherche pas à le savoir. Alors que Steel passe à côté de lui, il y a contact. Sa main dans la sienne, qu'il serre trop brièvement avant qu'ils se séparent. Parce que ce qu'il y a entre eux, c'est pas public. C'est pas une
relation.Et c'est la dernière fois qu'ils se touchent.
# # #
Bima n'a pas de nouvelles et ça finit par l'inquiéter. Bien entendu, il met un moment. Des jours, peut-être même des semaines à vivre sa vie comme avant, sauf qu'il y a comme un trou.
Se rendre chez Hakeem serait tentant, mais il y a de fortes chances qu'il ne soit pas à la maison et que cela ne veuille rien dire. Alors Bima tourne, Bima attend, avec l'impression d'avoir loupé quelque chose. D'avoir fait un faux pas, peut-être. Il s'en veut un peu, ça passera. Mais sur le moment, c'est embêtant.
Et un jour, la nouvelle lui tombe dessus.
C'est drôle, parce que ce n'est pas dans les grandes nouvelles qu'il l'apprend. Au contraire, c'est durant un journal du matin que l'info passe : on parle d'une fusillade, d'un affrontement terriblement sanglant et de plusieurs corps qu'on a retrouvés sans vie - des membres de la Meute, comme de juste. Alors qu'il entend l'information, son corps réagit plus fort que son coeur : sa vue se brouille, les sons semblent très lointains. Bima doit se concentrer, froncer les sourcils. Et comprendre que si on n'en parle, ce n'est pas parce que les victimes comptent réellement, non : c'est parce que, parmi eux, il y avait une fille blanche, chrétienne et de bonne famille. Et que c'est elle qui est le véritable sujet du reportage. Pas Hakeem, pas sa soeur, non.
L'adolescent passe les jours suivants comme sous l'eau : tout est engourdi, tout est lent. Son état n'échappe pas à ses parents, qui le questionnent mais en vain. Ses nuits sont soit trop courtes, soit sans rêves et passées avec un sommeil lourd comme du béton. Les fois où il ne dort pas, il se tourne, se retourne et finit par sortir. De la chambre, de l'appart, de l'immeuble et de la rue, jusqu'aux lieux du crime. La place est condamnée et même pas toute nettoyée, les premières fois où il y traîne. Il n'y a plus de corps mais le sang est toujours là. Bima ne s'y connait pas en gangs mais il se demande si ce ne serait pas un coup des autres, de ralentir les formalités. Juste en guise d'avertissement.
Bima ne se souvient pas avoir pleuré mais, en même temps, il ne se rappelle de plus grand chose.
# # #
Plus tard - des semaines, peut-être des mois - il tombe face à une apparition. Il est avec des potes en train de bouffer une glace quand l'image le frappe comme une baffe. Bima pile alors, s'arrête très brutalement devant les deux portraits, mis côte à côte. La ressemblance est frappante, sauf que l'une est salement défigurée. L'Indonésien se souvient avoir grimacé : dans le reportage, ils avaient parlé d'une survivante, sans la mentionner. Il sait désormais que c'est elle.
A côté, un fantôme au regard dur le fixe et Bima sent d'un seul coup la nausée le prendre. Son corps réagit, il fait bêtement tomber sa glace. C'est pourtant dit : Hakeem et Raïra ne sont pas morts. Juste disparus.
WANTED.Ça ne suffit pas à guérir le truc qui s'est ouvert en lui, dont il n'a pas conscience et pourtant, qui ne cesse de l'engourdir.
# # #
La vie de Bima n'est pas insoutenable. Elle est, pour ainsi dire, presque retournée à la normale. La famille est la même, les potes sont les mêmes : les amours sont superficiels et ne durent souvent que quelques semaines, l'adolescent les enchaîne, insatiable, parfois plusieurs dans la même nuit, de tous les genres ou non. Rien ne va mal, rien ne va bien. Bima est presque sûr d'être sorti de l'eau, mais il n'est pas sûr que cela lui suffise vraiment. Il manque quelque chose.
(Heureusement qu'il n'est plus retombé sur les affiches.)
C'est peut-être pour ça que, le soir où une ombre passe devant sa fenêtre, il ne se questionne pas. Ne questionne pas non plus l'enfant qui vole et lui promet des trucs qui le tentent un peu, quand même. Et parce que Bima est superficiel, il accepte sans trop réfléchir. Ne pense pas à ses frères, ses soeurs, sa mère, ses amis ou ses flirts. Et saisit la main de Peter.
T'as qu'à m'emmener là où je pourrais oublier.Et comme de juste, c'est ce que Vain a fait.
- bonus:
Je mets cette scène là parce qu’elle est secrète, et optionnelle. Parce que c’est la nuit, parce que c’est tout feutré, et que quelque chose d’important s’y joue mais rien d’essentiel en réalité pour comprendre le personnage. Mais j’en suis vraiment fière, alors je la fous là, voilà. Je vous en voudrais pas si vous la lisez pas.Son visage lui fait mal.
Dire qu'il est emmerdé pourrait sembler faible, mais c'est pourtant vrai : comme à leur habitude, ses sentiments ne sont jamais aussi forts que ce qu'ils devraient l'être. C'est sans doute tant mieux, au vu du sale quart d'heure qu'il vient de passer.
L'idée de rentrer chez lui le traverse, mais il l'écarte vite : si Tirto et Vina le voient comme ça, ils ne pourront pas s'empêcher de poser des questions que Bima ne pourra esquiver. Mais du coup, son nombre d'options se réduit.
Il s'arrête, masse ses bleus avec une grimace : rien que dans cette rue, il a partagé le lit de trois personnes qui, peut-être, pourraient l'accueillir juste le temps de maquiller les dégâts. Il les passe en revue mentalement, finit par secouer la tête : Sharon peut-être serait assez gentille, mais rien ne garantit qu'elle sera à la maison, et puis si ça se trouve son copain sera avec elle. Bima reprend sa marche éclopée : de toute façon, il préfère rester en surface dans ce genre de relations, les réduisant à un échange d'orgasmes dans le meilleur des cas - pourquoi compliquer les choses ?
Tu te mens à toi-même.L'adolescent s'arrête, soupire.
Il sait très bien
chez qui il aimerait se rendre, même si c'est une foutue mauvaise idée.
Il y a des éclats de voix, non loin. Bima n'a pas l'impression d'avoir peur, mais son corps s'anime avant son cerveau, le poussant à s'éloigner à pas rapides. Tant pis, il va y aller. C'est sa pire idée, il s'en fout : si son corps ne lui faisait pas autant mal, nul doute qu'il sentirait physiquement à quel point
il a envie de revoir ce sale type. Il trébuche, sent la douleur irradier de ses hématomes. Ah, merde.
Vivement qu'il soit arrivé.
***
Quand il compose le code, ses doigts tremblent : il n'a pas l'impression d'avoir perdu du sang, mais c'est souvent comme ça : son corps accuse le coup de son manque d'émotions. Inutile de parler à l'interphone, il ne veut pas savoir si Hakeem sera à la maison. Dans le pire des cas, il tombera sur sa soeur et inventera un bobard. Il ne la connaît pas mais il l'aime bien, de toute façon : de ce que son frère dit, elle a l'air de quelqu'un de bien.
Enfin, par rapport aux standards de la fratrie.
Arrivé au quinzième étage, il titube dans le hall et finit par arriver devant l'entrée. Il presse sur la sonnette une fois, deux, n'a pas le temps de tenter une troisième que la porte s'ouvre sur Hakeem et sa belle gueule, au comble de la surprise.
- ... Bima ? Mais que...
Il est concentré, Bima. Assez pour lui adresser un petit sourire et le bousculer légèrement en entrant - il fait pas exprès, son coeur bat dans ses bleus et le déconcentre. Bêtement, Hakeem met deux secondes à se reprendre et le guider vers la salle de bain, là où il garde la trousse de premiers secours familiale, utilisée régulièrement par le frère et la soeur. Est-ce qu'elle est là, d'ailleurs ? Bima ne voit personne mais elle est peut-être dans sa chambre, avec la fille blonde. Ah, c'est pas le moment d'y penser,
reste concentré.- Il t'est arrivé quoi ??
Bima rit, s'assied sur le rebord de la baignoire. Avec des gestes d'une maladresse qui contraste avec la rudesse de son apparence, Hakeem sort une série de produits.
- Y'a pas que toi qui vit une vie dangereuse, chéri.
Il tique au dernier mot, et Bima rit encore un peu - même si ça lui fait mal. Hakeem et lui ont dès le départ été très clairs sur leur relation : il s'agissait de sexe et rien d'autre, pas besoin de petites attentions ou de sentiments, surtout.
Et le voilà qui foutait tout en l'air en débarquant au milieu de la nuit avec cette gueule. Oh, Bima en est sincèrement désolé mais voilà : pas le choix.
- Sérieusement... il t'est arrivé quoi ?
Il insiste, le con. Bima fait la moue, et finit par balancer :
- Disons qu'à l'école, y'a des garçons qui n'aiment pas les garçons qui aiment les garçons.
Il n'a pas spécialement envie d'en parler, ni de revivre le moment où il s'est fait coincer et tabasser par ces raclures, mais bon : difficile de résister quand Hakeem lui lance
ce regard-là. Mais il ne s'attardera pas sur les détails : son
partenaire - à défaut de trouver meilleure expression - n'a pas besoin d'en savoir plus. Et Hakeem ne le cherche pas non plus : à la place, son expression se durcit et un
"fils de pute" bien senti franchit ses lèvres. Bima aimerait rire, mais son coeur bat trop fort.
- Déshabille-toi.
- Je t'excite même dans cet état ?
Il se retient de sourire et soupire à la place, avant de croiser les bras. Sentant qu'il n'y coupera pas, Bima sourit et obtempère, se débarrassant de ses pantalons fluo et du sweatshirt trop grand qu'il lui a sans doute piqué. En dessous, les hématomes ont éclot sur sa peau comme des fleurs d'encre, faisant concurrence avec les roses tatouées sur ses omoplates. Hakeem serre la mâchoire et - avec une délicatesse inattendue - lui palpe les côtes, posant des questions que son propre docteur a dû lui poser plus d'une fois. Et alors qu'il applique un baume miracle - supposément - sur ses bleus - Bima frissonne et ne peut s'empêcher de lancer :
- Tu les insultes, mais je parie que tes potes sont comme eux.
Il se raidit, ses gestes se font moins doux mais il y a un éclat, dans ses yeux, qui indique à Bima que ses affirmations ont été entendues. L'espace d'un instant, Hakeem a même l'air pathétique, mais il se reprend vite. L'adolescent sourit, malgré la douleur qui irradie, et lui pose une main sur l'épaule.
- De toute façon, c'est pas grave.
- Dis pas ça...
Il y a quelque chose de conflictuel, sur l'expression de son partenaire, et Bima s'en veut d'avoir provoqué cela - même si c'est de bonne guerre. Et à chaque grimace que ses bleus lui tirent - malgré le baume qui fait du bien et sent même plutôt bon - il voit le visage de son interlocuteur se durcir, ses traits comme taillés au couteau.
(La situation l'excite un peu, mais bon - Bima a la décence de ne pas le signaler.)
Quand chaque hématome a été soigné du mieux qu'ils pouvaient, Bima utilise le téléphone familial pour prévenir ses parents que la fête s'est éternisée et qu'il ne rentrera pas. Vina semble n'y croire qu'à moitié, mais elle finit par l'autoriser à rester, croyant savoir où il est. Puis Hakeem lui refile un t-shirt pour la nuit. Ils ne tardent pas trop à dormir ensemble - Bima fait d'ailleurs la remarque que d'habitude, ils baisent avant.
Hakeem en temps normal ne se gêne pas pour lui frapper le crâne, mais cette fois il soupire et se contente de lui caresser les cheveux.
- J'aurais peur de te casser, il murmure dans le noir, et Bima se marre - ce qui lui fait mal, aussi.
- Tu sais que je peux endurer plein de trucs de ta part.
- Chut.
Ils restent ainsi, collés l'un à l'autre dans l'obscurité et maintenant que son coeur ne bat plus dans ses bleus, Bima se surprend à penser qu'il se sent plutôt bien, surtout que l'autre n'arrête pas de passer la main dans ses cheveux et que c'est étonnement agréable.
(Même si trop tendre.
Tu le regretteras.)
(Chut.)Un temps passe, puis la voix de Hakeem brise le silence.
- Ces mecs... il faut que tu me donnes leurs noms. Ou au moins que tu me dises où ça s'est passé.
Bima sourit dans le noir.
- Pour que j'aie trois morts sur la conscience ? Laisse tomber, bébé.
La main de son partenaire se crispe, tire sur ses tifs. Inspiré par la sensation, Bima retient ses propres mains d'aller explorer un peu : ce n'est sans doute pas le bon moment. Et le frère Sayed reprend :
- Je suis sérieux. Dis-le moi.
Il insiste, et Bima finit par céder ; en réalité, il n'a aucune idée de pourquoi il veut garder ces informations secrètes. Qu'est-ce que Hakeem pourra y faire, de toute façon, hein ? Ils ne sont pas
ensemble, à l'exception de quand ils baisent, il n'a aucune raison de le protéger ni de faire quoique ce soit pour lui - rien que ce qui s'est passé est problématique ce soir, à ce niveau.
Bima soupire. Ses côtes lui font mal quand il se tourne sur le côté.
Tant pis.***
Il a le sommeil lourd, pourtant il sent quand Hakeem quitte le lit et s'éloigne dans la nuit. Une part de lui veut réagir et l'appeler, mais la fatigue reprend le dessus - il faut toujours que son corps accuse le coup. Il ne se réveille qu'un temps inconnu plus tard, quand son partenaire le rejoint et reprend sa place auprès de lui.
Avec lui, Hakeem apporte une odeur de froid et de sang. Quand il la reconnaît, Bima ouvre les yeux dans le noir et lui fait face, le coeur battant.
- Qu'est-ce que tu as fait ?
Deux mains se placent de pars et d'autre de son visage. Rafraîchi par le contact, l'adolescent se tait. Et Hakeem murmure :
- Ils t'emmerderont plus.
- ... oh.
Son coeur fait quelque chose de bizarre, comme s'il descendait dans son corps ou se balançait à l'intérieur, il n'est pas sûr. Désorienté, il parvient à balbutier :
- T'aurais pas dû...
Mais Hakeem l'enserre, lui intime de se taire. Et Bima acquiesce, balaie le négatif pour mieux profiter de cette chaleur éclore entre ses poumons, se répand dans ses membres. Oh, il met quelques temps à reconnaître l'émotion qui point sous sa surprise, mais quand il l'identifie...
... il se dit
merde. C'est pas le bon moment, ni la bonne personne. Surtout pas
la bonne personne.Mais le sommeil l'emporte, et Bima remet le problème à demain. Il n'a qu'à ne jamais rien en dire, enterrer la chaleur et tout ira bien.
Il suffit d'y croire, hein ?