Apache lui avait répondu d’un grand sourire soulagé, qui trahissait son propre ras le bol de patauger dans l’eau froide. Satisfait, Zeb s’était alors détourné du garçon pour se glisser un peu plus loin sur le surplomb, hissant ses jambes sur le rebord rocheux. La cavité, qui ne faisait pas plus de trois ou quatre mètres sur deux, était sombre: elle était entièrement surmontée par une saillie de la paroi, d’où pendait un épais rideau de lianes qui laissait à peine passer la lueur de l’eau phosphorescente. Cependant, ce même rideau de lianes préservait le renfoncement de l’humidité, et le sol étaient bel et bien sec. Zeb ne devina aucune anfractuosité assez profonde pour dissimuler une créature plus grosse qu’une fée, ce qui lui parut un point de départ satisfaisant: il prendrait bien sûr le temps de vérifier que les racines au fond du surplomb ne cachaient rien, mais à première vue, le lieu semblait...

Les pensées du pirate furent brusquement interrompues par un choc sourd derrière-lui, marqué d’une expiration sèche et bruyante qui lui évoqua quelqu’un qui s’est pris un coup dans le diaphragme. Zeb se retourna avec un léger sursaut, pour découvrir avec un mélange de surprise et d’exaspération que Apache avait tenté de sauter jusqu’au rebord sans le lui dire. Et que maintenant, bien entendu, il était en galère.

“Oh c’est pas vrai... Mais préviens, je t’aurais aidé, couillon!”

Ronchonnant contre ces garçons qui ne tiennent jamais en place et ne sont pas fichus de réfléchir avant d’agir, Zeb pivota rapidement sur lui-même pour se retrouver à genoux au bord du surplomb. Sa main valide alla immédiatement agripper le bras droit du métisse pour l’empêcher de tomber, tandis qu’il baissait son avant-bras ganté à hauteur de la paume intacte du gosse:

“Faut que tu t’accroches, cette main-là ne marche pas.”

Au moment où il disait cela, Zeb réalisa qu’il tendait à Apache le bras que le Perdu avait mordu jusqu’au sang, à peine quelques heures auparavant. L’image était tellement caricaturale qu’elle lui tira un grognement - oui Tijl, oui, je sais.

Pourtant, quand Apache se cramponna à son avant-bras handicapé, en appuyant évidemment en plein sur la plaie encore fraiche, Zeb ne laissa pas échapper la moindre plainte.

D’un coup de reins qui fit hurler son dos jusqu’à ses épaules et résonna longtemps aussi bien dans ses côtes cassées que dans son crâne malmené, la Rouille hissa le Perdu jusqu’à ce que ses genoux atteignent le rebord rocheux. Puis, relâchant le petit punk, il se laissa retomber contre la paroi toute proche, le souffle juste un peu trop court et le teint juste un peu trop pâle. Il porta brièvement sa main valide à sa tempe, avant de la laisser retomber: il n’avait rien à faire, de toute façon, à part attendre que cela passe. Mais entre sa propre escalade et l’épaulé-jeté de hérisson, il avait conscience qu’il en avait demandé beaucoup (trop) à son corps amoché. Il allait devoir être un peu plus vigilant, s’il ne voulait pas aggraver ses blessures au-delà d’un point de non retour.

Toujours un peu vaseux, Zeb posa un regard critique sur la flaque d’eau qui se formait sur la pierre là où l’impossible pantalon léopard du gosse dégorgeait toute sa flotte - oh bien, voilà qui expliquait pourquoi cette demi-portion était soudain devenue aussi lourde que certaines de ses vannes. Soupirant, ne sachant plus trop s’il était dépité ou amusé, la Rouille fit un signe du menton vers la paume ensanglantée d’Apache:

“Ca va ta main?”

Il tirait sur ses bras, encore et encore. Mais rien n'y faisait, rien ne bougeait. Il restait juste la, immobile, agrippé à la paroi. Mais pour encore combien de temps ? Il se sentait déjà trembler de fatigue. Comme un frisson incontrôlable et donc incontrôlé. Il serra les dents. Mais heureusement, son saut pas si raté mais en fait si quand même un peu avait attiré l'attention du pirate qui était illico revenu sur ses pas, vers le gosse en difficulté.

"Oh c’est pas vrai... Mais préviens, je t’aurais aidé, couillon!"

Cela avait été dit avec tellement de naturel qu'Apache se senti bête de ne même pas y avoir songé.
Il l'aurait aidé.
Evidemment.
Est ce que c'était si évident que ça ?
En tout cas dans la voix du plus vieux, c'était clair que ça sonnait de cette façon la.
Bizarre.
Un peu étrange ouais.
Mais c'était pas trop le moment de s'attarder la dessus, pas vrai ? Zeb lui avait déjà fermement agrippé le bras droit, et dans le même geste, lui avait tendu son autre main à porté de sa gauche.

"Faut que tu t’accroches, cette main-là ne marche pas."
Et l'adolescent n'hésita pas, ne se faisant pas prier, lâchant le rebord pour mieux chopper le bras mordu tendu, s'agrippant comme le perdu qu'il était. L'adulte ne cilla pas, démontrant que même s'il était sévèrement diminué, ca ne l'empêchait pas d'avoir encore de la ressource.
Increvable, le type.
Du moins il semblait.
Et le dit immortel tira l'iroquois de sa galère, littéralement, le ramenant vers l'intérieur jusqu'à ce que ses genoux atteignent la roche.
Bingo !
Sauvé.
Et il le relâcha non sans essoufflements.

L'Hérissé resta un petit instant à genoux, le temps de se remettre de sa petite mésaventure imprévue, et puis, il se redressa sur ses guiboles, jetant un regard au nouvel endroit.

C'était....


Sec.


C'était donc chouette.

Un sourire lui remonta même les lèvres, mais celle inferieure tremblait, trahissant à quel point il était gelé. Avoir pataugé dans la flotte glacée pendant tout ce temps ne lui avait pas trop fait du bien.
La Rouille aussi encaissait difficilement. Ca se voyait à sa mine détractée, pâle comme un cadavre. Est ce que c'était son teint naturel ça ? Les rouquins ca pouvait virer aspirine rapidement pour ce qu'en savait l'ado. Mais à ce point la ? Ses réflexions lui tira une grimace qu'on aurait pu considérer comme inquiète alors qu'il dévisageait l'adulte sans doute un peu trop longtemps.
Et puis qu'est ce qu'il regardait, lui, d'abord ?
Cherchant naturellement réponse à sa question intérieure, son regard noir suivi celui de Zeb, l'amenant à... Ses jambes. Ou plutôt; son baggy léopard. Trempé et lourd de flotte qui dégorgeait à mort, inondant le sol sous ses pieds.
Une nouvelle grimace, mais cette fois plutôt dépitée, suivi d'un reniflement.

"Ca va ta main?"
La question surpris le punk, qui releva la tête un peu rapidement.

"Euh..." Une hésitation, et un regard vers sa main. Il n'y pensait même plus, mais ca brulait à mort. Ca faisait un mal de chien et ça pissait le sang. Saloperie de lame. Elle tranchait bien cette connasse. "Ouais ca va." Il mentit tout en haussant les épaules. "Je sens presque plus rien. Merci !" Avec un sourire... Sincère. Qui tranchait avec le mensonge qu'il venait de balancer sans sourciller. "Et merci pour le coup de main, aussi." En passant.
Il était sympa, ce pirate, qu'il se disait.
Trop sympa, même, en vrai.
Mais bon, c'était pas une raison pour lui avouer qu'il s'était en fait assez salement blessé. Il le connaissait pas assez pour ca. On savait jamais, hein... Si ca s'trouvait c'était juste un type qui cachait super bien son jeu !

Mouais... Même lui il peinait à y croire. Mais en même temps, c'était aussi assez difficile à avaler, un pirate aussi...Gentil.
Bienveillant.

Bref.

Pour se changer les idées, pas trop réfléchir à ça, Apache se pencha, tentant d'essorer son froc à l'entrée histoire de pas tout inonder à l'intérieur.
Ca marchait.

Un peu.
Des trombes d'eau s'échappait du tissu léopard qu'il tordait entre ses mains mais...

Non en fait on aurait dit que ça changeait que dalle.
C'était peine perdue.

Il se redressa en soupirant, la bouille un peu désespérée de se peler le cul encore trop longtemps, et puis, son regard se posa sur les lianes qui pendaient ça et la. Il s'en approcha, les testant de sa main pour en apprécier leur aspect sec.

"On pourrait peut être essayer d'faire un feu avec ça ?" Il avait proposé ça mais sans grande conviction, d'une voix mal assurée, jetant un regard vers le pirate, espérant qu'il allait embrayer sur l'idée.
Juste après, il avait de nouveau sondé l'endroit, cherchant des yeux un quelque chose qui pourrait les aider à créer l'étincelle.

Fallait de quoi se réchauffer.
Et vite.
Ca urgeait, en fait.

Apache ne semblait pas faire grand cas de sa blessure à la main, mais Zeb n’était pas dupe : il avait vu de près l’épée dorée, il se rappelait encore la façon dont elle s’était plantée dans l’écorce d’un arbre si profondément que le petit punk avait eu du mal à l’en retirer. Cette lame était aiguisée, il ne faisait aucun doute qu’elle avait dû bien taillader la paume du métis. Et si le pirate avait eu besoin d’une preuve supplémentaire, il lui suffisait d’un regard au pansement improvisé d’Apache, si gorgé de sang qu’il avait laissé une trace rouge sur l’avant-bras de Zeb, là où le gosse l’avait attrapé en montant sur le surplomb.

“Je sens presque plus rien. Merci !”

La Rouille haussa brièvement un sourcil, mais le grand sourire que Apache lui adressa alors le dissuada d’insister : d’accord, le couillon préférait gérer tout seul, Zeb pouvait comprendre. Les doigts tatoués semblaient fonctionner normalement, ou en tout cas assez bien pour lui permettre de s’agripper et de se hisser, donc la blessure n’était sans doute pas trop grave. Mais Zeb se promit quand même de tenter d’y jeter un coup d’oeil, si l’occasion se présentait : il savait que certaines plaies pouvaient se faire vilaines assez vite si on les négligeait, et pragmatiquement, ni Apache ni lui ne savaient combien de temps ils allaient rester coincés dans ce trou.

“Et merci pour le coup de main, aussi.”

“Je t’en prie.”

Zeb fit un geste de sa main gantée, comme pour dire que ce n’était pas grand chose. Puis, alors que le garçon entreprenait d’essorer son drôle de falzar à rayures (effort louable mais voué à l’échec), la Rouille prit le temps d’examiner un peu plus attentivement leur environnement immédiat. Apache avait pu se lever, lui, mais le plafond de pierre n’était pas très loin au-dessus de ses crêtes détrempées et le charpentier ne préféra pas forcer sa propre chance : il se déplaça à genoux, lentement pour ne pas brutaliser davantage sa tête douloureuse, et alla examiner les racines de la paroi du fond.

“On pourrait peut être essayer d'faire un feu avec ça ?”

Apache tenait une poignée de lianes, que Zeb considéra d’un oeil critique. Fatigué comme il l’était, il ne songea pas à noter que ce porc-épic impulsif et revêche s’était adouci au point de lui demander une forme d’approbation.

“Mmmh peut-être pas celles-ci, elles ont l’air bien vivaces et humides. Essaie peut-être de couper celles qui sont plus à l’intérieur, loin de la lumière ? Mais si elles ne sont pas sèches, ne te fatigue pas pour rien, le feu ne prendra pas. En plus j’ai l’impression qu’on a quelques racines mortes, ici ; ça sera déjà mieux que rien.”

Dégainant son coutelas, Zeb entreprit de récolter quelques unes des racines qu’il venait de désigner, en regrettant de ne pas avoir pris le temps de fouiller davantage leur point de chute pour tenter de retrouver sa hache. Heureusement, le bois était relativement tendre et en amasser un petit tas ne lui prit pas bien longtemps.

Avec la tranquille expertise d’un homme qui sait faire démarrer un feu depuis sa plus tendre enfance, Zeb organisa les racines en un petit monticule garni d’un peu d’écorce et de lichen. Puis il releva la tête vers Apache :

“Alors, chanceux ?”

Plongeant sa main valide dans sa poche, il en retira un briquet tempête cabossé.

“Parce que je ne sais pas ce que t’en penses, mais moi je commence à bien me les geler.”

Les adultes, ça avaient beaucoup de défauts.
Directifs, chiants, moches, autoritaires, je-sais-tout alors que ça-sait-rien et ça-comprend-rien, méprisants, fatigués et fatigants, ridés, ringards, vantards, droitards, réacs, en retard... Et bien d'autres encore auxquels Apache ne pensait pas mais que ça lui reviendrait au fur et à mesure, c'était sur.
Pas pour rien qu'ils étaient détestables et détestés, en tout cas par l'immense et écrasante majorité des garçons perdus.
Pourtant, en cet instant, le punk ne pu se résoudre à ignorer qu'un adulte, ça avait aussi quelques avantages, dont un qui brillait maintenant en tout particulier :

L’expérience.

Le chasseur n'était pas le meilleur des campeurs, mais il savait à peu près allumer un feu. Pourtant, avec Zeb Skelton, la tache s’avéra plus rapide et simple que jamais ! Le rouquin avait l’œil pour trouver les bonnes brindilles, les lianes assez sèches pour rendre les conditions de prise du feu au plus optimales.
Mieux encore...

Il possédait un super briquet !

Lorsque le charpentier le dégaina, les yeux noirs du plus jeune s'allumèrent d'une lueur d'admiration mêlée à une pincée de convoitise, réveillant chez le punk ce vieil instinct de chipeur de briquet.

"Parce que je ne sais pas ce que t’en penses, mais moi je commence à bien me les geler.
- La même !"

Le son typique de la roulette se fit entendre deux ou trois fois avant qu'une petite flamme ne se libère, rapprochée du tas de combustible. Doucement, le feu prenait, accompagné des craquements des brindilles.
La lumière s'en vint, éclairant les visages, faisant briller les mirettes et réchauffant les cœurs et les corps. Derrière eux, seule une ombre était projetée sur la paroi, celle du plus jeune ayant été volé il y avait bien longtemps.
Apache lâcha un soupire profond de bien être, passant de la position légèrement inconfortable genoux repliés assit sur ses mollets à celle plus relaxe, les fesses glissant sur le sol juste à coté.

"Cool ton briquet !" Il commenta avec un sourire.
L'ambiance n'avait encore jamais été aussi détendue que jusqu'alors.
L'iroquois n'avait plus peur, maintenant. il avait fini par comprendre que la Rouille ne lui voulait bel et bien aucun mal.
Ça avait mis du temps, c'était vrai. Et quelques péripéties bien senties. D'ailleurs, avec lenteur et une grimace, l'adolescent retirait le tissu de sa main, le décollant et libérant la plaie ensanglantée. Mais c'était bien normal que l'Hérissé n'ai pas donné sa confiance directement au plus âgé.
Zeb était bienveillant. Ok.
Mais Zeb était une exception, et Apache ne comptait pas l'oublier.
Il ne devait pas l'oublier.
Il en était question de survie.

"Comment ça se fait que toi..." Il hésita une seconde sur comment formuler sa question. "T'es pas comme les autres ?" Il demanda finalement, fixant son attention toute entière sur l'adulte, le dévisageant de ses yeux noirs, comme s'il cherchait à lire quelques chose de plus dans les yeux clairs océan. "Comme les autres pirates."
Cruels.
Tueurs.
Fous.
Tortionnaires.
Violeurs.

Comment c'était possible ?
Pourquoi c'était possible ?
L'idée, bien que pas désagréable, bousculait quelques-chose dans les conceptions d'Apache. Dans le fonctionnement même de l’île. Son regard et son analyse d'un ensemble.
Les adultes, et plus encore les pirates, avaient toujours été rangé dans la case "ennemi" jusqu'alors. Et jamais ils n'avaient trahis cette position d'antagoniste... Jusqu'à maintenant.
Et pourtant, le punk en avait croisé, des flibustiers.
Beaucoup.

Si au départ, le petit chasseur n'y avait pas cru, désormais, il acceptait l'information.
Il y avait des exceptions.

Zeb Skelton.

Mais ce n'était pas pour autant qu'il la comprenait complètement.
Il avait besoin de décortiquer ça.
Besoin d'explications.