Sa remarque ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, la Reine et l’Intendant complices dans la malice, savent désormais ce qui leur reste à faire. Pas de quartier.

S’il ne rate pas une miette des tours de Mab, subtils mais tout de même signés, il se cache à peine lorsqu’il se met à tousser près d’un joueur sur le point de frapper ou lorsque le bout de sa chausse traine négligemment sur le chemin. Qu’elles soient magique ou plus ordinaires, leurs ruses sont efficaces, éprouvés. Et leur statut leur offre une telle immunité que ceux qui auront remarqué leur manège se gardent bien d’émettre le moindre commentaire.

« Dame Tulipe, auriez-vous perdu un bouton ? », glisse-t-il à l’intéressée.

La fée se raidit, visage empourpré par cette humiliation. Elle préfère rentrer arranger sa toilette que de poursuivre le match.
Pendant ce temps, la Reine frappe à son tour et c’est un coup de maitre. La vitesse à laquelle elle progresse est terrifiante, presque suspecte. Mais pouvait-on en attendre autrement de la part de leur Monarque suprême ?

Lorsqu’il prend sa place, Opium ne rate pas le regard appuyé et le sourire plein de défi qu’elle lui adresse. En effet, la balle dorée de la Reine et à sa portée. Il pourrait très bien en profiter.

« Votre majesté… », murmure-t-il, « N’y voyez que le respect dû à un adversaire de valeur. »

Il frappe à son tour, sa balle file droit sur la sienne mais quelque chose la dévie, accélère sa trajectoire et l’éloigne dangereusement de l’étape. L’intendant se raidit, se retourne vers l’assemblée, un regard où flambe meurtre. Tous baisse les yeux ou font mine de s’intéresser au buffet.
L’un d’eux aurait-il choisi de s’en mêler ou… Il lève le regard sur la Reine.

Serait-ce elle ? Auraient-ils abandonné tout esprit sportif, même au sein de leur propre duel ?

Le sourire de sa Majesté comme toujours éblouissant ne parvient pas à dissimuler sa culpabilité. L’expression suspicieuse du Grand Intendant fond comme neige au soleil pour laisser placer à une froide détermination, bientôt maquillée derrière son sourire le plus aimable. Très bien, semble-t-il dire tandis qu’il effectue une révérence des plus soignée. Très bien dans ce cas nous allons jouer.

Il cède la place à sa Souveraine mais plutôt que de rejoindre le spectateur non-averti, il choisit de rester à ses côtés, à une distance inconfortable. S’il est conscient du protocole, à présent il n’en a cure car seul compte l’enjeux : la victoire absolue. Quand elle s’apprête à frapper, il éternue soudain dans un mouchoir de soie.
Par le plus grand des hasards, le tir semble dévier mais il n’y est probablement pour rien n’est-ce pas ? Il n’oserait jamais…

Comment ?

La trajectoire de la balle prend un angle inattendu, que certains qualifieraient même de… surnaturel ? Et voilà qu’elle dépasse la sienne à présent. Encore une fois sur sa route.

Toujours et encore sur sa route.
Faut-il toujours qu’elle se dresse entre lui et la victoire ?
Fatalité.
Choix.
Loyauté.
Four micro-ondes.

Opium reprend sa place. Il cherche quelques minutes la parfaite position, celle qui lui assurera un tir réussi mais surtout assuré. Il lève son maillet, se fige et se tourne vers leur public.
Tous les anciens participants devenus spectateurs baissent le regard humblement. S’ils s’étaient amusés jusqu’ici, aucun n’a envie de risquer sa réputation ou de se faire un ennemi aussi redoutable pour un simple jeu de croquet. Et ça, c’est bien leur faiblesse. Opium, lui, risquerait tout pour un jeu. Sa fierté, ses amitiés. Il n’est nulle parcelle de son âme qu’il ne vendrait pour quelques points.

Désespéré ? Non.
Déterminé.
La graine de tous les champions.

Il se tourne vers sa cible.
Majesté, cette-fois, il ne vous ratera pas.
La balle est proche, il est impossible de le manquer.

Une petite voix lui souffle que si la Reine s’est placé aussi délibérément sur sa trajectoire c’est qu’il s’agit peut-être d’un piège. Un autre lui intime que c’est un défi à relever. Quoi qu’il en soit, il refuse de laisser passer une telle occasion.

Il tire.

Et… QUOI ?!

Devant ses yeux déconcertés, un chenapan jaillit des fourrées et bondit toutes griffes dehors. Au grand soulagement de l’assistance, c’est la balle d’Opium qu’il prend en chasse. Il a tôt fait de la rattraper, dévier sa trajectoire. Désormais planté au milieu du terrain de jeu, l’intrus se retrouve encerclé de jouets colorés aussi alléchants que des friandises. D’un mouvement vif, Opium se détourne pour mieux s’épargner l’insupportable vision.

Désormais face à la reine, il ne peut échapper à son sourire, ravissant mais terrible.

« Je vous assure que, cette fois, je n’y suis absolument pour rien, mon cher.
— Une reine n’a pas à se justifier. », il répond d’un ton amer, le soupçon dans ses yeux.

C’est pour ce genre de crises qu’il a été nommé intendant.

Opium se redresse, recouvrant son petit air favori d’hôte exemplaire. Il fait signe à son assistant en chef, une fée malingre, toute en sueur et tremblements. Le Narcisse se penche :

« Nettoyez-moi ce fiasco. », il souffle, les dents serrées, d’une voix basse et menaçante.

L’aristocrate se fait la réflexion qu’il est temps pour lui de changer d’assistant en chef. Dans le petit régiment à qui il délègue ses responsabilités, il n’aura aucune peine à lui trouver un remplaçant.

Opium se redresse, une seconde fois. Sa voix comme son visage s’adoucissent alors qu’il s’adresse à ses nobles convives :

« Votre Majesté – chers amis, il semblerait que nous ayons un gagnant. »

Il glisse un regard vers sa reine. Tous l’imitent, s’attendant à ce que leur souveraine soit désignée vainqueure par forfait.  

Un rire parcourt l’assemblée alors qu’il désigne l’animal d’un geste du bras. Ce dernier ne daigne pas un regard aux fées qui l’applaudissent, ni à l’assistant en chef planté devant lui qui tente vainement d’attirer son attention.

« C’est sur cet étonnant dénouement que nous devons conclure notre jeu. Ce fut un honneur, sans commune mesure, d'affronter des adversaires aussi distingués que redoutables. », il gratifie la Reine d’une légère inclinaison de la tête puis avant de jeter un regard imperceptiblement moqueur à Dame Tulipe. « Nous avons pu découvrir ensemble de quel bois nous sommes faits. »

Il marque une pause, laissant le temps à ses convives de le célébrer d’applaudissements dûment mérités.

« Je ne vous retiendrai pas plus longtemps. Des rafraichissements et une petite collation vous attendent. Je vous souhaite à tous, une excellente soirée. »

Il s’incline. Cette fois, il faut un instants pour que ses convives pour deviner qu’il attend de nouveaux applaudissements. Avec un temps de retard, ils s’exécutent.
Dès que la foule autour de lui se disperse, Opium se détourne rageusement.

C’était une catastrophe.

Après quelques instants de solitude où l’Intendant observe ses convives célébrer leur minables efforts, la reine – en personne – se place à ses côtés.

« Voilà un événement rondement mené, Opium. »

Ce compliment fait mouche. Sa défaite et sa solitude laissent place à la fierté et l’orgueil.

« Vous me faîtes honneur, votre majesté. », lui répond le Narcisse avec un sourire, sincèrement touché.

Ensemble, ils contemplent les réjouissances, les gamineries des plus jeunes. Leurs joies et leurs amitiés lui font toujours un drôle d’effet. Ce petit pincement au cœur. Un sentiment qui le prend parfois qu’il n’a pas encore identifié : l’envie.

« Vous vous êtes démené, cela se voit. Peut-être que la prochaine fois, il vous suffira d’un tout petit plus de chance au jeu… », poursuit Mab. « Ou d’encore moins de scrupules. »

Cette remarque lui arrache un éclat de rire et lui fait oublier ses autres considérations.

« Que diriez-vous d’instaurer une partie annuelle ? Mhm ? A charge de revanche... »

Le Narcisse prend la main qu’il lui tend. Il doit lutter contre son instinct qui lui commande de s’incliner devant un être qui lui est bien supérieur, de baiser sa main en signe de loyauté en tant qu’humble sujet. Mais aujourd’hui, elle a été son adversaire et pour un temps, elle l’a reconnu comme son égal. Il serre plutôt cette main, scellant leur accord.

« Voyons c’est moi qui vous ai introduit à ce jeu. Si j’avais investi toutes mes compétences, cela n’aura pas été très juste. », puis dans un sourire tout aussi espiègle, il ajoute : « Qui plus est… auriez-vous accepté d’y rejouer si je ne vous avais pas laissé une chance de l’emporter ? »