La fonction d’Intendant est autant un privilège qu’une peine sévère. Tout n’est que négociation, délégation et accommodation. Les domestiques ne cessent de geindre à ses oreilles pour des motifs tous plus insignifiants les uns que les autres. Tantôt ils manquent de personnel, tantôt ne se croyant pas à la hauteur ils crient à l’impossible. Le Narcisse a parfois l’impression d’être un fermier, harcelé par une bassecour hystérique. Il ne leur demande pourtant pas grand-chose sinon de faire leur travail en concrétisant ses idées. Car c’est lui et lui seul qui accomplit la tâche la plus difficile et la plus importante : trouver des manières plus élégantes, plus folles et plus surprenantes d’égayer la vie de la Cour. Mais ces moucherons sont toujours réticents à la tâches et ingrats face au résultat. Ils devraient se sentir honorés d’être pourtant mis à contribution dans quelque chose de plus grand.

Ce jour-là ne fait pas exception. Plutôt que de s’infliger les protestations de la basse-cour, il a informé ses assistants de ses attentes et ceux-ci se sont chargés de réunir le personnel et d’exposer point par point ses attentes. Et aussitôt ces trois incapables étaient revenues la tête basses en lui parler de délais, d’économies, de répercussion de la dernière fête et du moral des sous-fifres. Ridicule.
L’après-midi, il est arrivé à la clairière s’attendant à ce que tout soit prêt mais on se pressait de toute part pour rattraper le temps perdu, sans même lui accorder un bonjour. Cette situation pourtant bien familière lui inspirait autant d’amusement que de lassitude. De bonne grâce, il leur accorda des encouragements sévère, leur rappelant que sa Majesté ne tarderait pas.

Et comme il avait cru sage de le penser, la Reine arrive, escortée par un cortège de pages et de courtisans. A l’heure, comme toujours. Mais enfin, si la reine était arrivée quelques heures plus tard, elle aurait toujours été à l’heure. Son heure.

L’aristocrate s’avance pour accueillir la reine dans une courbette élégante. Comme toujours, il la gratifie de sa présence et s’épanche sur quelques politesses mais la curiosité de la Reine coupe court aux formalités.

« Alors, mon cher, expliquez-moi. En quoi consiste cette scène que vous nous avez préparée ? »

Ravi d’avoir ainsi capté son public, Opium incline la tête et entame d’un ton mielleux :

« Connaitriez-vous le jeu de Croquet, votre Majesté ? »

S’attendant à une réponse négative de toute façon, il enchaîne aussitôt sans lui laisser le temps de répondre :

« Il s’agit d’un sport inventé par les humains, pratiqué dans toutes les sociétés civilisés. Il nécessite autant de force que de précision, de fermeté que de souplesse. C’est autant un jeu qu’une confrontation, en vérité. »

Si ça ne tenait qu’à lui, il disserterait volontiers ainsi pendant des heures, non pas pour le jeu qui n’est qu’un prétexte que pour le bonheur d’afficher sa répartie.

« Au jeu comme à la guerre, votre Majesté, il vous faut choisir votre arme. »

Il claque des doigts. A ce signal, quelques domestiques se présentent humblement, chargés de maillets de différentes couleurs.

D’un geste gracieux, la Reine balaye les maillets de la main et du regard, avant de se poser sur le jaune. Couleur royale, de toute évidence. Ce choix ne l’étonne pas mais il feint poliment la surprise. La Reine soulève le maillet dont elle estime le poids et la maniabilité. Elle semble très concentrée, déterminée à remporter la victoire. Opium sourit, tandis que les courtisans s’empressent de choisir parmi les quelques maillets restants. Lui s’est déjà emparé d’un violet, c’est sa couleur, après tout.

« Je suppose que les balles de la couleur associée au maillet sont les nôtres, donc ? Mais quelle est l'utilité de ces petites arches ? Elles semblent former un dessin bien étrange... »

Pour quelqu’un de sa qualité, on ne parle pas d’impatience mais d’empressement royal. Car c’est à la reine de donner le ton, et à l’orchestre d’essayer de la suivre.

Aussi, le Narcisse fait une croix sur le discours qu’il était sur le point d’entamer, narrant l’histoire du Croquet comme une épopée à travers le temps et les âges, en passant par les variantes régionales. Il se résigne tristement à faire ce qu’il ne fait qu’en cas de force majeur : aller droit au but.

« Chacun notre tour, à de nos maillets, nous devons faire passer la boule qui nous est associée sous les arches, et ce dans l’ordre. Au début, nous n’avons droit qu’à un tir pour passer sous la première arche mais chaque arche passée nous octroie un tir supplémentaire. »

Il marque une pause, savourant l’attention de son auditoire et ces regards qui le dévore. Et n’est-il pas à croquer ?

« Lorsque vous arrivez à la fin de votre tour, vous devrez laissez votre boule là où elle se trouve. Le concurrent suivant tentera alors sa chance. Pour gagner, il faut être le premier – ou la première (Il glisse un regard à sa Reine) – à terminer le parcours. »

Alors qu’une rumeur impatiente s’élève depuis les courtisans, Opium reprend sur le ton de l’avertissement :

« Mais prenez garde ! Il n’est pas rare qu’une boule soit croquée. »

Sur ces mots qu’il espère mystérieux, il se tourne vers la Reine qu’il invite d’un grand sourire :

« Nous feriez vous l’honneur d’ouvrir le bal, Votre Majesté ? »

De la main, il désigne une petite dalle ronde faisant office de départ de circuit.

L’air exalté, Sa Majesté consent à ouvrir les hostilités. Elle prend place au point de départ, place sa balle attitrée. Elle toise les obstacles qui jalonneront une victoire qu’elle croit assurée. Mal lui en as pris, malgré un départ encourageant, elle reste bloquée au deuxième arceau.

En bonne joueuse, elle accepte pourtant de passer la main, non sans faire l’éloge d’un jeux dont il n’est pas aisé de saisir toutes les subtilités.  

« A qui le tour ? » s’enquit-elle.

Plusieurs aristocrates armé de maillets s’avancent mais le Narcisse les double sans leur jeter un regard. A ses yeux, ils ne sont que des figurants venus étoffer le jeu : seul lui et la reine ont une chance de remporter la victoire. Opium n’a pas encore trouvé son Absinthe, les adversaires de talent sont rares.

Le Narcisse se place sur la dalle, pose une balle violette, lève son maillet assorti. Il place une main sur son front pour ne pas laisser la lumière du soleil tromper sa vision de l’espace et des distances. Ce tir doit être parfait. Il porte son index à ses lèvres et le brandit pour saisir les brises traitres. Confiant, il effectue un tir lent mais précis.

La boule passe sous le premier arceaux, puis le deuxième et termine sa course à une distance raisonnable du troisième. Quelques applaudissements plus sobres que ceux adressés à la reine récompense sa performance. Il les accueille d’un air dédaigneux mais reconnaissant comme si leur admiration lui importait peu.

Il se place près de la boule pour tirer une deuxième fois mais celle-ci ricoche sur l’un des pieds de l’arceaux et s’éloigne de quelques pas. Raté. L’espace d’un instant, son visage délicat se froisse de mécontentent mais il retrouve contenance.

« Eh bien, à qui est-ce le tour ? »

Que les tentatives maladroites de ces maladroits puissent rappeler qu’il n’a pas à rougir de son tour de jeu.

Tandis qu’un des aristocrates parvient à s’imposer pour prendre son tour, le Narcisse rejoint la Reine d’un pas nonchalant, effectue un nouveau salut moins guindé, d’un geste du bras.

« Le jeu vous plaît, votre Majesté ? »

A cette question, la reine répond par un sourire solaire, l’air sincèrement ravie par ce divertissement. L’espace d’un instant, Opium reste saisi par cette vision. Etant amené à la fréquenter, il s’habitue et oublie parfois son éclat. Mais les sourires de la Reine lui rappelle qu’elle n’a pas volé son surnom d’Etincelante. Et dans ces instants, le Narcisse sent qu’il pourrait comprendre le fardeau d’Obéron.
Mais ça lui passe vite.

« C'est tout à fait passionnant ! Je ne pensais pas que l'on pouvait trouver amusant le fait de passer de simples balles sous des arceaux, mais c'est bien plus technique et addictif qu'on ne le croit ! Où avez-vous trouvé les détails de cette pratique, mon cher Opium ? »

Le Narcisse hoche la tête d’un air entendu, glissant un regard vers ses concurrents. Si le début de la partie se déroulant sous un silence cérémonieux, à présent, elle est ponctuée de rires et de petits cris d’excitation. L’assistance retient son souffle à chaque coup donné avant de laisser éclater ses encouragements ou sa déception lorsque la balle termine sa course. Quel succès !

« Eh bien… » Il aime à donner l’impression de réfléchir avant de formuler ses réponses, et ce même lorsqu’il serait prêt à le faire au tac au tac. « J’en connaissais les rudiments après avoir observé quelques compétitions. Mais j’ai approfondi mes connaissances à l’aide d’ouvrages trouvés dans les archives de votre bibliothèque. »

Il aime parler d’archives dès qu’il fait mine d’avoir cherché plus d’une minute avant d’avoir trouvé. Cela lui donne un air intellectuel qu’il aime tout particulièrement. Comme ces professeurs d’Université en costume, toujours en recherche de nouvelles connaissances. Un professeur oui, mais en moins poussiéreux.

« Mais mes meilleurs coups, je les tiens d’un ami qui m’a tout appris. » Il ajoute d’un ton mystérieux.

Rien n’est plus plaisant à ses yeux que l’attention d’un auditoire attentif. Mais un auditoire royal… C’est une source de fierté qui nourrit son éclat. Opium répond aux sourires de la reine par d’autres, tout aussi sincères. La fierté qu’elle lui fait ressentir en le valorisant nourrissent une loyauté et une affection qu’il croit sincère. Comment ne pourraient-elles pas l’être ? Sa Reine l’a guidé alors qu’il n’était qu’un écho de rire, elle est la raison qu’il est ce qu’il est aujourd’hui : un être admirable.

Plus qu’une amie, c’est sa bienfaitrice.

« Je suis ravie de savoir la bibliothèque Royale aussi bien fréquentée. Si jamais vous avez des suggestions quant aux ouvrages qu'il faudrait y ajouter, n'hésitez pas. Je ferai parvenir la liste à mon Intendant. »

Le Narcisse lève la tête et laisse éclater un rire élégant qu’il a su perfectionner avec les saisons. Même dans les moments de pure hilarité, il sait qu’il doit maintenir son image quitte à paraitre moins spontanée. Car si la perfection lui est naturelle, la maintenir est un travail de chaque instant.

La Reine Mab s’est détournée de lui, observant le jeu. Il croit deviner dans ses gestes qu’elle trépigne.

« Oh ! S'agit-il d'un de ces amis extra-Ordinaire ? » demande-t-elle enfin.

Une lueur de pure jubilation passe dans le regard du Narcisse alors qu’il se sent la cible de la plus belle des intentions : la curiosité. Il réprime un frémissement de joie alors qu’il sent grandir son mystère, comme une ombre projetée par un soleil.

« Cela se pourrait bien…» fait-il en détournant la tête comme pour se faire prier.

Le Narcisse détourne la tête mais du coin de l’œil, il voit la Reine frémir, trembler d’impatience. Il aime cette attention soudaine qu’il sait pourtant fatalement brève et pour rien au monde il ne saurait écourter son plaisir.

« Mais qui donc ? Oh, non, laissez-moi deviner ! Je le connais ? »

Il pince les lèvres l’air boudeur ou plutôt hésitant. Peut-il seulement lui dire ? Est-elle digne de confiance ? semble-t-il signifier par un regard en coin. Opium dodeline de la tête dans un geste si imprécis qu’on ne saurait dire s’il opine ou dénègue.

La Reine finit par renoncer – pour l’instant – reportant son attention sur le jeu en cours. C’est d’ailleurs son tour. Le Narcisse redécouvre alors à quelle redoutable adversaire il a affaire quand celle-ci marque une série de coups précis. Ses gestes n’ont plus rien à voir avec ses tentatives maladroites du tour précédent. Comme si du regard, elle avait parfaitement compris et intégré les techniques de ses adversaires. Et plutôt que de les copier, elle les avait même dépassé. La Reine prenait la tête et les applaudissement polis devenaient plus sincères, plus spontanés.

Tandis qu’elle joue, l’Intendant se raidit, presque effrayé par cette performance. Lorsqu’elle se tourne enfin vers lui, sourire aux lèvres, pour l’inviter à prendre place. Il croit percevoir comme un soupçon de feu, de défi et presque de rivalité dans ses gestes. Sa Majesté veut gagner. Quel dommage d’ainsi la décevoir.

« Opium, mon cher, qu'entendiez-vous plus tôt par balle croquée ?
— Donnez moi une minute, votre Majesté et je vous montrerai », répond tout aussi aimablement le Narcisse, la menace à peine voilée.

Lui qui croyait la jouer fairplay en lui donnant un peu d’avance pour ne pas la décourager, la déception pour ses adversaires risque d’en être plus grande lorsqu’il reprendra la tête de la compétions. Peut-être aurait-été-ce moins cruel de ne pas leur donner de faux espoirs.

Opium joue et chacun de ses coups s’accompagne d’un mouvement du poignet vif et précis. Il jalonne son jeu de quelques signes de la tête à son adversaire, se retenant pour ne pas lui tirer la langue. Ce serait petit.

Mais alors qu’il la talonne, sa balle se colle à une autre, couleur pervenche. Un petit hoquet de surprise retentit dans l’assistance alors qu’une aristocrate à la besaine rebondie serre son maillet contre elle. Opium se redresse, le regard qui lui lance est d’une froideur soudaine. Cette partie ne saurait souffrir plus longtemps la présence d’amateurs.

Le Narcisse fait les cent pas tout en déclament une nouvelle leçon à son public :

« Lorsqu’une boule en touche une autre balle, et seulement dans ce cas précis, le joueur se voit octroyer un coup supplémentaire. Il gagne l’opportunité de croquer l’adversaire, l’expédier où bon lui semble pour mieux l’abandonner à son triste sort.

Son public reste muet de terreur, chacun craignant soudain pour sa vie et ses chances de victoire. La fée à la balle couleur pervenche a le teint craie et ses petits doigts se crispent sur son maillet. Mais l’Intendant reste imperturbable. Aucune pitié n’est admise en ce cercle.

« Du pied vous devez maintenir votre boule en position. Elle ne doit en aucun cas bouger. » Il s’exécute, faisant la démonstration de sa technique. « Puis vous la frappez. L’énergie du coup se répercute sur la balle de l’adversaire.

Cette explication d’une sobriété ridicule lui semble trop brève. Aussi alors qu’il se place, repère le sens du vent et semble repérer les lieux d’un regard critique, il s’empresse d’ajouter :

« Certains d’entre vous y verront peut-être un… parallèle avec le célèbre pendule de ce cher Newton : la conservation de l’énergie cinétique et de la quantité du mouvement. Des travaux fascinants que je vous invite à consulter dans la Bibliothèque Royale. »

Il lève la tête une dernière fois, glissant à l’aristocrate son sourire le plus charmant :

« Mais je ne vous apprends rien. N’est-ce pas ? »

Son coup est vif, plus puissant que tout ceux qui l’ont précédé. La boule pervenche file comme une fusée et atterrit à quelques mètres de là. Des petits cris fusent depuis l’assemblée alors que la fée Pervenche manque de défaillir, soutenue par quelques autres aristocrates.

« Elle n’est pas perdue, chère amie. semble-t-il chercher à la raisonner comme s’il avait affaire à une enfant déraisonnable. « Mais vous devrez continuer la partie depuis sa position. »

L’aristocrate se redressa, les mains crispées sur son maillet Pervenche et se dirigea d’un pas lourd vers sa balle désormais isolée à l’extrémité du terrain.

« A qui le tour ?

Sa petit démonstration achevée, Opium reprend sa place aux côtés de sa reine, la truffe aux vent et l’air tout particulièrement fier de son effet. Sur son passage, quelques aristocrates le toisent, leur regard chargé d’un mélange d’aversion mais aussi d’envie. Le Narcisse ressent ces choses-là et loin de s’en formaliser, il aime se draper de toute cette attention, quelle qu’en soit la nature.

Seule Mab lui accorde un sourire et malgré la lueur de malice dans son regard, il la sent sincère et cette affection rare lui procure un étrange bien-être.

« Très belle démonstration, Opium », le complimente-t-elle. « Vous ne décevez jamais lorsqu'il s'agit de tenir un public en haleine. »

Reportant son attention sur le jeu, l’Etincelante ajoute :

« J'ose espérer que l'ensemble de la compétition se montrera à la hauteur de nos talents. »

C’est alors que la trajectoire d’une balle est brusquement déviée sous les huées du public. La malheureuse victime de ce coup du sort se prend la tête dans ses mains en poussant un gémissement d’horreur avant de partir à la poursuite de son projectile.

« Quel dommage... »

Dans un moment de stupeur, Opium oublie son air favori d’ennui distrait et laisse entrevoir un semblant d’inquiétude. Ainsi la reine n’a pas seulement relevé son défi, elle compte l’affronter en employant tous ses talents. Sur cette pente-là, il n’est pas certain de pouvoir la suivre longtemps car ses pouvoirs le dépassent de loin.

Reprenant contenance, il se rappelle une autre vérité qui joue en sa faveur : Mab ne voudrait en aucun cas se faire prendre en train de tricher. La puissance de la reine est certes incommensurable mais dans de telles circonstances, elle n’a d’autres choix que de jouer, une main attachée dans le dos.

Il s’agit bien plus que d’un concours de magie, il s’agit de … eh bien d’une partie de croquet !

« Bien qu’il nous soit impossible de deviner l’issue de cette partie, il est fort à parier que la partie deviendra vraiment intéressante lorsque seuls les joueurs sérieux seront dans la partie. »

L’objectif est donc clair : évincer tous ces joueurs du dimanche de sorte qu’ils puissent se concentrer sur leur affrontement.

Déjà, ils remarquent que certains joueurs frappent leur balle sans grande conviction, comme découragé devant le niveau de cette partie. Le Narcisse est prêt à parier que ce n’est qu’une question de temps avant les premiers abandons.