A son réveil, un soigneur lui raconte toute l’histoire au cas où il aurait raté quelque chose : c’est un abruti et il aurait pu y passer. Heureusement que Timber a pu le ramener à temps sinon il aurait perdu trop de sang. Et essaye un peu de faire une transfusion sanguine sans matériel, par un temps où l’eau gèle en un clin d’œil.

Il écoute ce sermon tout en rassemblant ses affaires. Il est las de se faire engueuler à tout bout de champ. C’était une situation désespérée et ils ont fait au mieux.
Il découvre un bandeau blanc autour de son front. On lui explique qu’il a fallu le recoudre et qu’il a pas intérêt à retirer ça avant qu’on ne le lui permette.

Quand on est si bien bichonné, on n’est pas pressé de repartir.

Une fois dehors, Just découvre un ciel noir et une lune pâlotte. Mince, il semblerait qu’il ait dormi toute la journée. Le sentinelle grimace : il a pourtant l’impression de ne pas avoir eu le temps de souffler.

Dans la pénombre, il se fraye un chemin parmi les huttes à la recherche de celle qu’il partage avec Apache. Il sait pourtant qu’il ne l’y trouvera pas : l’Hérissé est parti chercher Trouble. Encore.

Une silhouette immense apparait dans la clarté du feu de camp. Just décide de faire un détour. S’il veut relâcher la pression, il a besoin de parler pour se changer les idées.

Plus il s’approche et plus il reconnaît : Timber avec ses cheveux roux embrasés avec une bouteille pour seule compagnie. Il s’approche. D’un coup, la Chapka fait volte-face, arme à la main. Il lève ses mains désarmées.

— Ce n’est que moi.

En la voyant comme ça, prête à bondir, il se dit que Timber aurait tout aussi bien pu faire une bonne sentinelle. Il devrait lui demander si elle songe à la reconversion.

—  Je peux squatter ton feu ?

Elle décide d’accéder à sa requête, l’invite d’un signe de main à le rejoindre. Le sentinelle ne se fait pas prier et se laisse tomber à coté d’elle sur un banc qui était peut-être une jambe de géant autrefois.

— J'me sens d'humeur généreuse ce soir, t'as de la chance.

Trop aimable. Il s’étire, baille un peu. La chaleur du feu se propage en vague et lui picote le visage. Ça l’engourdit mais ça le soulage un peu de la fatigue piégée dans ses os.

— Alors, comment tu te sens, Princesse Justice, lui demande Timber.

Il glousse. Encore ce foutu surnom. Si ce n’était pas elle, il serait vexé. Mais après tout ce qu’ils ont traversé, c’est pas ce sobriquet qui va le ridiculiser. Après tout, faire de la luge, s’évanouir, se laisser rapatrier comme un sac de viande. On est plus à ça près.

— J’ai connu mieux mais je suis vivant.

A quand remonte la dernière fois où il a sincèrement répondu à cette question par un : ça va. A quand remonte la dernière fois où la ciel était sans nuage et où il se payait encore le luxe de faire la sieste. Bon sang. Il ne reste plus grand-chose de leur quotidien et pourtant… ils arrivent à se marrer. C’est un constat sombre mais bizarrement réconfortant.

— C’est un peu grâce à toi, au fait.

Un merci raisonne dans cette remarque, un merci sincère et un peu maladroit.

A ses remerciements, elle répond par unn vague haussement d’épaules, l’air pas franchement à l’aise avec les honneurs. Il la comprend, il n’est pas très porté sur ça, lui non plus. Mais Timber lui a sauvé la mise aujourd’hui et ça compte assez pour être pointé du doigt rien qu’une fois. S’il ne l’avait pas fait, ça aurait été encore plus bizarre…

— Boarf, c'est normal. On peut dire maintenant qu'on se couvrira les arrières.

— Ça marche.

Ce genre de philosophie lui convient parfaitement. Pourtant, au fond, il sait. Ça lui est arrivé de ne pas renvoyer l’ascenseur à certains. Simplement parce qu’ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Il espère pour Timber qu’elle ne commettra pas la même erreur sinon… il ne pourra plus rien pour elle.

La Chapka, insouciante, se saisit de la bouteille qu’elle brandit :

— Fêtons d'être en vie comme il se doit !

Just la regarde avec stupéfaction débouchonner ça à coups de dents. Il laisse échapper un sifflement admiratif. Sacrées mâchoires !

— Ouais je serai pas contre une bouteille ou… deux.

Une grosse lampée plus tard, Timber lui tend la bouteille. Il se sert généreusement. En d’autres temps, il se serait intimé de la faire durer. Mais à ce stade, il n’en a plus grand-chose à foutre. L’alcool descend dans sa gorge, laisse une empreinte chaude qui lui est devenu familière. Il s’habitue au goût à force. Est-ce que c’est vraiment une bonne chose ? Un jour, il va finir par aimer ça.

— Déso Princesse, mais j'ai réussi à en dégoter qu'une, faudra s'en contenter. Eh, c'est la crise !

Elle lui sourit. Lui aussi, mais il secoue la tête en soupirant. Faut qu’elle arrête sinon il va devoir lui rendre la même.

— T'aurais pas une guitare - et du talent aussi - sous le coude par hasard ? Histoire de compléter ce tableau aussi parfait que cliché.

Il lève le nez, songeur, avant de lâcher :

— … j’en ai une.

Il lui glisse un regard, son sourire s’élargit.

— Tu veux qu’on chante Kumbaya, c’est ça ?

Il ne lui laisse pas le temps de répondre, passe un bras autour de ses épaules et se balance de gauche à droite :

— Kumbaya, my lord
Kubayaaa
Kumbaya, my lord
Kumbayaa

Son chant se change en rire, il ne tient plus. C’est pas l’alcool, c’est la pression qui se relâche. Et il est content que ce soit avec une bonne pote.

Timber se met à rire, elle aussi. Quand il surprend des larmes au coin de ses yeux, il se dit qu’il a bien réussit son coup. Que parfois, c’est pas si mal de se prendre un peu moins au sérieux. Le poing de la chasseuse frappe un petit coup sur son torse, moqueur.

— Dude, t'as vraiment les pires goûts musicaux ever. Mais t'as quand même un point pour l'effort.

— c’est un classique, se justifie la Main.

Il sait que c’est une chanson de scouts. Pourtant, il ne se rappelle pas avoir déjà trainé avec ce genre de personnes. Il ne se rappelle pas non plus s’il a déjà fait de la colo.
En fait, il ne se souvient de pas grand-chose. Mais après tout, qu’est-ce qu’on s’en fout. Des bribes remontent parfois à la surface sans prévenir, fraiche comme des souvenirs de la veille, avant de sombrer une nouvelle fois.

Prise d’un sursaut bizarre, Timber s’écrit :

— Attends moi là deux secondes !

Elle bondit sur ses jambes et s’éloigne pour mieux disparaitre dans l’obscurité.

— Ah et ouvre l’œil pour moi, t'es une Sentinelle : ça devrait pas être trop difficile. Au pire tu cries, je reconnaîtrais ton appel de détresse princesse.

Faudra que je lui dise d’arrêter. Une de ces promesses qu’il n’est jamais certain de tenir.

Just attend sagement pendant trois minutes. Durant ce court intervalle de temps, laissé seul avec lui-même, il est pris de réalisation. Au début, il pense profiter de cette pause pour boire un coup mais il ne trouve plus la bouteille. Forcément, Timber l’a embarqué. Au bout de trente secondes, Just est parcouru de frissons. Il réalise alors qu’ils ont passé cette conversation collés l’un à l’autre et qu’une partie de son corps jusque là réchauffé par cette proximité redécouvre la brise glacée. Il rajoute une buche dans le feu pour se réchauffer mais la température ne monte pas. Forcément, ça ne fonctionne pas comme un radiateur. Ses doigts chauds se referment sur son nez froid. Le contraste le frappe. Sa main remonte sur son front et surprend quelque chose de rêche. Le bandeau. Il l’avait complètement oublié.

Faut pas que je l’enlève. Il se le rappelle avec le même regard sévère que lui a décoché le soigneur, quelques minutes plus tôt. C’est au cas où il oublierait. Non, en fait c’est parce qu’il a déjà très envie de l’enlever même si c’est pas une bonne idée. Ça gratte.

— Ça va ? Pas de lapins sauvage à déclarer ?

Il baisse la main et découvre Timber debout devant lui. Ses mains derrière le dos et elle a l’air de ceux qui mijotent un truc. Mais sur le coup, il n’y pense pas. Il est surtout étonné de ne pas l’avoir entendue approcher. Elle est chasseuse, d’accord, mais ça n’explique pas tout. Il finit par comprendre qu’il a sous-estimé l’effet de l’alcool et que ses sens sont embrouillés. Tant mieux, encore un peu et il arrêtera de réfléchir.

— R.A.S. Qu’est-ce que t’as ?

Timber s’avance jusqu’à venir se planter devant lui, genoux à terre, les mains toujours dans le dos. Elle est si proche qu’il sent son souffle sur son visage et il y a cette intensité dans son regard qui le mettrait presque mal à l’aise. Pourtant, c’est elle qui détourne le regard en premier :

— Un cowboy n'est rien sans... Son chapeau !!

Elle lui enfonce son couvre-chef sur la tête si brusquement qu’il tressaille légèrement. Est-ce qu’elle fait exprès de le prendre en traître comme ça ? De calmer l’ambiance pour lui faire baisser sa garde ? Le chapeau de traviole qui lui barre la vue, Just doit basculer la tête en arrière pour la garder dans son champ de vision.

— Il était tombé pendant ton vol plané, légendaire je dois dire, et j'me sentais pas le cœur à l'abandonner dans la neige.

Il a un vague sourire, pas franchement pressé de repenser à cet épisode et va pour la remercier sobrement quand elle rajoute :

— Et puis, t'es grave mignon avec.

Timber ponctue sa remarque d’un clin d’œil avant de se rasseoir à sa place. Just reste immobile, ses yeux se sont élargis et il ne dit plus rien. Le sentinelle surprend une légère chaleur passer sur son visage, il rabat le rebord de son chapeau pour cacher son embarras.

Puis, alors qu’elle se resserre un peu d’alcool, Just se reprend, il relève le bord de son couvre-chef et réfléchit. Venant d’elle et de ses tendances un peu taquines, il faut s’attendre à beaucoup. Pourtant, cette dernière remarque détonne sur tout le reste. Et puis il y a ce silence, cette manière qu’elle a de couper court à la conversation pour mieux fuir son regard.
Il glisse un regard sur le côté, épie ses gestes sans dire un mot. Est-ce que… Timber lui porte ce genre d’intérêt ? Mais ça pourrait tout aussi bien être l’alcool. Just n’a que trop goûté ses effets euphorisants et il sait comme il devient con quand il abuse de la boisson ou de la fumette. Apache pourrait en témoigner. Pourtant, elle n’a pas bu tant que ça.

C’est… trop bizarre.
Il a envie d’enquêter.

— Merci de l’avoir récupéré.

Puis il se tourne vers elle, affiche son sourire habituel, plein de désinvolture et de sérénité. Pourtant son regard est chargé d’une certaine gravité alors qu’il creuse :  

— On s’entend bien, non ?

Cette question, à première vue innocente, provoque une réaction plutôt inédite. Visiblement prise de court, Timber s’étrangle sur sa bouteille et en recrache une partie du contenue par le nez. Elle vire au rouge et l’espace d’un instant, il croit qu’elle étouffe. Mais elle se reprend, maladroitement mais vite. Timber lui assène une énième tape  dans le dos :

« C'est quoi cette question débile ? Bien sûr qu'on s'entend bien ! Regarde ce que ta question de merde m'a fait faire : j'ai gâché du bon... Mouais, pas si bon rhum, mais quand même ! »

Ça lui arrache un sourire, pas tant touché par cette amitié qu’amusé par ses mimiques. Il regarde Timber soudain accaparée par le goulot de sa bouteille. Quand on y prête réellement attention, elle n’est pas si difficile à comprendre. Mais la voir s’accrocher malgré tout à ses blagues et tenter de rattraper les apparences malgré ce changement de ton évident. C’est mignon. Timber, elle a quelque chose d’indubitablement attendrissant.

Il se détourne, un vague sourire flottant sur les lèvres. Son regard se perd dans les flammes.

« Ouais t’as raison, c’était débile comme question. »

Ils pourrait facilement oublier cet incident, plaisanter jusqu’à l’oublier et retrouver cette ambiance légère à laquelle ils se sont habitués mais c’est plus fort que lui.

« Tim. Est-ce que je te plais ? »